Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ? La dérive d'un modèle d'affaires

 
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Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ? La dérive d'un modèle d'affaires
Conférence-débat
                        Pilule d’Or Prescrire 2015                            « Prix des nouveaux médicaments :
                                                                              quelle logique ? »

                                                                              Intervention de Marc-André Gagnon,
                                                                              professeur adjoint en politique publique
                                                                              à l’université Carleton (Ottawa, Canada)

                     Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ?
                          La dérive d’un modèle d’affaires

  L     e prix de certains médi-
        caments spécialisés, dits
"de niche" puisqu’ils visent nor-
                                                Le prix des médicaments n’est
                                                pas lié à leur coût en recherche
                                                et développement
                                                                                                  la R&D interne de la firme Pfizer qui
                                                                                                  n’a réussi à faire autoriser que 9 mé-
                                                                                                  dicaments entre 2000 et 2008, mais
malement des marchés restreints,                                                                  aurait consacré 60 milliards en R&D,
est en général très élevé.                         L’industrie pharmaceutique cherche             soit un coût moyen record de 6,7 mil-
   Ce qui est nouveau est la tendance           souvent à justifier les prix élevés de ses        liards par médicament (8). Les patients
générale qui voit ces médicaments               médicaments en avançant qu’ils sont               devraient-ils accepter de payer plus
spécialisés devenir le vecteur principal        nécessaires pour financer la recherche            cher les médicaments pour cette firme
des hausses de coûts dans les systèmes          et le développement (R&D) de nou-                 parce que ses coûts sont plus élevés
nationaux de santé. Un exemple                  veaux produits (5). L’industrie fixerait          étant donné l’inefficience de sa R&D ?
récent est celui du sofosbuvir                  ainsi ses prix de manière à recouvrer                Enfin, la moitié de la somme de 2,56
(Sovaldi°, ou Harvoni° en associa-              le coût de ses investissements. Cepen-            milliards de dollars correspond à une
tion avec le lédipasvir), qui ferait plus       dant, en pratique, il n’y a peu ou pas            estimation d’un "manque à gagner"
que doubler le coût total en médi-              de corrélation entre le prix d’un mé-             dû au fait que l’argent, ayant été in-
caments prescrits aux États-Unis                dicament donné et le coût investi en              vesti en R&D, n’a pas été investi ail-
d’Amérique si tous les patients infectés        R&D par une firme, pas plus qu’entre              leurs (coût d’opportunité de l’inves-
par l’hépatite C avaient recours à ces          le prix d’un médicament et son coût               tissement). L’estimation ne tient en
traitements (a) (1,2).                          de fabrication (c).                               revanche pas compte des généreux
   Bien qu’ils ne totalisent qu’environ                                                           crédits d’impôts dont bénéficient gé-
1 % des prescriptions, les médicaments             Coûts de R&D : des estimations                 néralement les firmes pharmaceu-
"de niche" (en anglais, "specialty me-          industrielles à relativiser. Selon                tiques et qui peuvent aller jusqu’à la
dications") peuvent représenter plus            l’estimation du Tufts Center for the              moitié des coûts de R&D (9).
du quart des dépenses totales en mé-            Study of Drug Development, un institut               Au total, même en se basant sur
dicaments prescrits (1). Et il est estimé       en grande partie financé par les firmes           ces données, les dépenses réelles re-
que les dépenses pour ces médicaments           pharmaceutiques, le coût de R&D d’un              présenteraient en moyenne plutôt le
spécialisés devraient quadrupler d’ici          nouveau médicament jusqu’à l’ob-                  quart de la somme de 2,56 milliards
2020 (3). Contrairement au sofosbuvir,          tention d’une autorisation de mise                de dollars pour chaque médicament
la plupart des nouveaux médicaments             en marché serait en moyenne de 2,56               autorisé.
"de niche" n’apportent souvent qu’une           milliards de dollars US (6).
contribution thérapeutique minime. En              Cette estimation est toutefois for-
oncologie par exemple, ils ne rallongent        tement contestée. En effet, elle re-
                                                                                                  a- Après l’acquisition de la firme Pharmasset en
parfois l’espérance de vie du patient que       pose sur des données confidentielles              2011, la firme Gilead a annoncé la mise sur le
de quelques semaines, mais font courir          fournies par les firmes et porte sur un           marché du sofosbuvir contre l’hépatite C au prix
                                                                                                  de 1000 dollars US par comprimé, soit un coût
des risques d’effets indésirables graves et     échantillon de produits sélectionnés              total de 84 000 dollars par cure. Si, aux États-
peuvent coûter plus de 100 000 dollars          parmi les plus coûteux, sans aucune               Unis d’Amérique, les 3,2 millions de personnes
                                                                                                  infectées par l’hépatite C recouraient au sofosbuvir
par patient et par année (b) (4).               transparence quant aux données                    (Sovaldi°) ou à l’association sofosbuvir + lédipasvir
   Le décalage important - et grandis-          avancées. Selon le PDG de Glaxo                   (Harvoni°), il en coûterait environ 270 milliards
                                                                                                  de dollars, ce qui ferait plus que doubler le coût
sant - entre la valeur thérapeutique            SmithKline lui-même, Andrew Witty,                total en médicaments prescrits dans ce pays (réf. 2).
de nombreux nouveaux médicaments                l’idée selon laquelle il en coûterait en          b- C’est le cas de 11 des 12 médicaments contre le
                                                                                                  cancer approuvés en 2012 par l’agence étatsunienne
de niche et leur prix permet de com-            moyenne plus d’un milliard de dollars             (Food and Drug Administration, FDA) (réf. 34).
prendre pourquoi ces médicaments de             pour mettre sur le marché un nou-                 c- Le coût de fabrication des médicaments n’est
                                                                                                  pas un élément significatif du prix du produit. Par
niche se retrouvent au centre du nou-           veau médicament est un mythe, et les              exemple, dans le cas du sofosbuvir, une équipe de
veau modèle d’affaires des firmes phar-         firmes pourraient tout à fait être plus           chercheurs a estimé à environ 100 dollars (entre 68
                                                                                                  et 136 dollars) par patient le coût de production de
maceutiques.                                    efficaces (7). Par exemple, la revue              ce traitement vendu 84 000 dollars aux États-Unis
                                                Fortune a démontré l’inefficience de              d’Amérique (réf. 35).

                                Conférence-débat Pilule d’Or Prescrire 2015 • Gagnon M-A “Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ?” • Page 1
Des coûts de R&D plutôt de                    nels seront réinvestis en recherche.              faire des profits. Les prix des médica-
l’ordre de 100 millions de dollars               La concurrence créée par l’arrivée des            ments brevetés sont ainsi fixés selon
US. D’autres estimations indépen-                génériques à expiration des brevets               le prix maximum que les patients et le
dantes du coût de R&D par médica-                est en effet le principal incitatif qui           système de santé accepteront de payer.
ment arrivent à des résultats très dif-          stimule les firmes à investir dans la                L’industrie pharmaceutique a été
férents de ceux du Tufts Center. Des             R&D de nouveaux médicaments. En                   l’industrie la plus rentable en 2013,
chercheurs nord-américains ont recal-            corollaire, si les génériques ne peuvent          et elle l’est vraisemblablement restée
culé les chiffres du Tufts Center en utili-      pénétrer correctement le marché une               en 2014 (16). L’année 2014 a aussi
sant une méthodologie plus complète,             fois le brevet expiré, la nécessité d’in-         été une année record quant aux ra-
permettant d’inclure dans le calcul des          vestir en recherche pour développer               chats d’actions et aux fusions-acquisi-
médicaments moins chers ou produits              de nouveaux produits s’amenuise                   tions dans le secteur pharmaceutique
en partie avec des fonds publics ou              d’autant.                                         (17,18).
des crédits d’impôts. Selon eux, le coût
moyen serait plutôt de 90 millions                  Les profits ne sont pas associés
de dollars par nouveau médicament                à des investissements en R&D.                     Du modèle d’affaires des
et le coût médian de 60 millions de              Croire qu’une augmentation des pro-               "blockbusters" à celui
dollars (10). L’organisation non gou-            fits conduira à une augmentation des              des"nichebusters"
vernementale Médecins sans Frontières            investissements est un leurre.
considère, sur la base de 10 années                 Dans les dynamiques capitalistes de               Pour comprendre pourquoi les prix
d’expérience avec l’organisation de              l’économie du savoir, les profits sont            des médicaments ont augmenté si ra-
recherche à but non lucratif Drugs               en général redistribués aux action-               pidement ces dernières années, il faut
for Neglected Diseases Initiative, que le        naires, soit par des dividendes, soit par         s’intéresser aux particularités du nou-
coût moyen est plutôt de l’ordre de 50           des rachats d’action. Ils peuvent aussi           veau modèle d’affaires "nichebusters",
millions de dollars par nouveau mé-              être utilisés pour racheter des concur-           qui commence à s’imposer dans le sec-
dicament, ou 186 millions de dollars             rents par des fusions et acquisitions             teur pharmaceutique.
en prenant en compte les développe-              qui occasionnent souvent la fermeture
ments n’ayant pas abouti (11). Une               de laboratoires de recherche.                        Modèle d’affaires "blockbus-
analyse méthodique des publications                 Une étude comptable sur l’évolu-               ters" : dominant des années 1990
portant sur les coûts de la R&D montre           tion financière des dix plus grandes              au milieu des années 2000. Un mé-
qu’il est en réalité impossible d’avoir          firmes pharmaceutiques pendant 10                 dicament blockbuster (alias "médica-
une idée précise de ce que coûte la              ans a montré que les bénéfices nets               ment vedette") est un médicament
R&D d’un nouveau médicament (12).                d’exploitation après impôt se sont éle-           qui génère un chiffre d’affaires de plus
                                                 vés à 413 milliards de dollars, soit un           d’un milliard de dollars par an à la
   Peu importe le coût exact de                  taux de profit net (rendement après               firme qui le commercialise. Dans les
la R&D, l’objectif est de maxi-                  impôt sur l’avoir des actionnaires) de            années 1990 et 2000, ce modèle d’af-
miser les profits. Selon le PDG de               28,7 %, un taux très élevé par rapport            faires était considéré comme le modèle
Pfizer, Hank McKinnell, « c’est une              à la moyenne de l’industrie (15). Ces             dominant. Il reposait sur la commer-
illusion de laisser croire que notre indus-      firmes ont redistribué 77 % des béné-             cialisation de médicaments destinés à
trie, ou toute autre industrie, fixe le prix     fices nets (317 milliards de dollars) à           être vendus à une population-marché
d’un produit de manière à recouvrer les          leurs actionnaires sous forme de divi-            la plus large possible (d) (19).
dépenses de R&D » [notre traduction]             dendes ou de rachats d’actions, 16 %                 Dans le modèle "blockbusters", les
(13). Ainsi, peu importe le coût exact           des bénéfices nets (66 milliards de dol-          "nouveaux médicaments" étaient
de la R&D : le prix demandé vise sim-            lars) ont été provisionnés en vue de              souvent des substances de structure
plement à maximiser les profits et cor-          fusions acquisitions, et 10 % des béné-           proche des médicaments existants
respond au maximum de ce que les                 fices nets (43 milliards de dollars) ont          (alias "me-too") sans véritable valeur
systèmes de santé seront prêts à payer           été investis en immobilisations.                  thérapeutique additionnelle, mais
("willingness-to-pay" en anglais).                                                                 pour lesquels le prix était souvent ma-
   Malgré tout, certains continuent                 En somme : prix fixé au maxi-                  joré de 20 % à 40 % par rapport au
de croire qu’il est nécessaire que les           mum de ce que les acheteurs sont                  médicament précédent (19).
marges de profits de l’industrie phar-           prêts à payer. Si le prix des médica-                Le succès d’un nouveau médica-
maceutique restent des plus élevées              ments n’est pas lié à leur coût de dé-            ment reposait moins sur sa valeur
possibles, afin que l’industrie puisse           veloppement ou de fabrication et si les           thérapeutique que sur la capacité des
investir davantage en R&D. Parfois,              profits ne sont pas corrélés aux inves-           firmes à mettre en place de larges cam-
médecins et pharmaciens favorisent               tissements des firmes en R&D, com-                pagnes promotionnelles auprès des
même les produits de marque par                  ment le prix des médicaments est-il               médecins pour faire prescrire le médi-
rapport aux génériques avec l’illusion           déterminé en réalité ? La réponse est             cament au plus grand nombre de gens
d’aider ainsi à un plus grand inves-             simple : le prix d’un médicament est
tissement en recherche (14). Une at-             le résultat du rapport de force entre             d- Les catégories thérapeutiques de prédilection
titude qui s’avère être emprunte de              le vendeur et l’acheteur. Le but d’une            étaient par exemple les anticholestérolémiants (sta-
naïveté : il n’y a en effet aucune rai-          firme pharmaceutique n’est pas de                 tines), les antidépresseurs, les antipsychotiques, les
                                                                                                   anti-hypertenseurs et les inhibiteurs de la pompe
son de penser que des profits addition-          produire des médicaments mais de                  à protons.

                                 Conférence-débat Pilule d’Or Prescrire 2015 • Gagnon M-A “Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ?” • Page 2
possible. Le succès de ces campagnes              Les "nichebusters" comme nou-                   les médicaments orphelins sont desti-
promotionnelles déterminait alors si le        veau modèle d’affaires. Souvent                    nés à des marchés où n’existent que
nouveau produit devenait le nouveau            produits par biotechniques, les nou-               peu ou pas d’alternatives thérapeu-
"blockbuster" de sa catégorie (19).            veaux médicaments spécialisés sont                 tiques, limitant d’autant le pouvoir de
  Malgré l’absence de données pro-             notamment destinés au traitement                   négociation des régimes d’assurance.
bantes sur la meilleure efficacité thé-        des maladies rares et à celui de dif-              En particulier, la notion de maladie
rapeutique de ces nouveaux médica-             férentes formes de cancer. En visant               rare ou encore de cancer accorde sou-
ments, les acheteurs, en particulier           des marchés spécialisés pour lesquels              vent une plus grande acceptabilité so-
les régimes d’assurance-médicaments,           il n’existe pas de thérapie établie, les           ciale à un prix plus élevé. Par exemple,
acceptaient de les rembourser sans trop        firmes peuvent en effet exiger des prix            certains pays, dont le Royaume-Uni,
de difficulté (19).                            plus élevés que pour des marchés déjà              ont établi des fonds pour les médica-
                                               saturés de médicaments existants.                  ments anti-cancer afin de permettre
   Depuis 10 ans, essoufflement du                Certains médicaments censés être                leur remboursement même si leur ap-
modèle d’affaires "blockbusters".              "de niche", comme l’imatinib (Glivec°)             port thérapeutique ne justifie pas leur
Vers le milieu des années 2000,                et le trastuzumab (Herceptin°), ont                prix (e) (25). Finalement, puisque les
victime de son propre succès, le mo-           progressivement été autorisés dans                 médicaments "de niche" visent des
dèle a lentement saturé le marché des          de nombreuses indications thérapeu-                marchés spécialisés, les prescriptions
"me-too" (20).                                 tiques, sans que leur prix ne soit revu à          dépendent de certaines catégories de
   Avec un taux de croissance des              la baisse (22). Avec des ventes respec-            médecins spécialistes peu nombreux,
ventes plus rapide que celui de la             tives d’environ 5 et 6 milliards de dol-           requérant un moindre effort promo-
croissance du produit intérieur brut, et       lars en 2012, ils ont atteint le statut de         tionnel pour les atteindre, d’où des
avec des nouveaux médicaments qui              blockbusters. D’où la dénomination de              coûts de marketing réduits par rapport
n’apportaient souvent pas de progrès           "nichebusters" pour les médicaments                à une promotion de masse (24).
thérapeutique, le modèle n’était pas           "de niche" qui génèrent un chiffre d’af-
soutenable. Dans une période où les            faires de plus d’un milliard de dollars              Un marché en plein développe-
gouvernements cherchent à contenir             par an (19-21).                                    ment. Avec 66 médicaments désignés
les dépenses de santé, les différents                                                             orphelins dans l’Union européenne
régimes d’assurance-médicaments ont                                                               entre janvier 2006 et octobre 2014,
commencé à faire le tri parmi les nou-         Les "nichebusters" ou quand                        les politiques visant à encourager leur
veautés et à en exiger plus pour leur          tous veulent devenir "orphelin"                    commercialisation atteignent claire-
argent. La supériorité clinique face à                                                            ment leurs objectifs (23,24,26). Ces
un placebo n’était plus suffisante, les           Au cœur du modèle d’affaires                    politiques sont parfois susceptibles
firmes devaient désormais démontrer            "nichebusters" se trouvent les poli-               de favoriser de véritables innovations
la valeur pharmaco-économique du               tiques mises en place pour encourager              bénéficiant aux patients atteints de
nouveau médicament pour qu’il puisse           la production de médicaments dits or-              maladies rares. Cependant, avec les
être remboursé (21).                           phelins. Un médicament obtient le sta-             avancées des biotechniques et le déve-
   De même, un prix plus élevé se jus-         tut réglementaire d’"orphelin" lorsqu’il           loppement de tests génétiques censés
tifiait seulement par une valeur thé-          est indiqué dans le traitement d’une               permettre une médecine plus "person-
rapeutique plus élevée. Le recours de          maladie rare c’est-à-dire qui, selon les           nalisée", la frontière entre maladies
plus en plus important à l’évaluation          standards européens, touche 5 indivi-              rares et maladies communes devient
pharmaco-économique des technolo-              dus ou moins sur 10 000 (23).                      de plus en plus malléable (27,28).
gies de santé dans les différents pays
de l’Organisation de coopération et de            Des avantages significatifs, no-                   "Saucissonnage" d’indications
développement économiques (OCDE)               tamment réglementaires. Dans                       thérapeutiques. Afin d’obtenir la dé-
a été un facteur fondamental derrière          l’Union européenne et en Amérique                  signation de médicament "orphelin",
la crise du modèle "blockbusters".             du Nord, lorsqu’un médicament est                  les firmes ont intérêt, dans un premier
   En réponse à cette crise, les firmes        désigné "orphelin", la firme qui le                temps, à demander une autorisation de
dominantes du secteur pharmaceu-               commercialise bénéficie d’avantages                mise sur le marché (AMM) pour une
tique ont réagi de différentes manières,       significatifs tels qu’un processus d’au-           indication thérapeutique restreinte,
notamment par d’importantes mesures            torisation accéléré, des crédits d’impôts          correspondant autant que possible
de rationalisation (baisse des effectifs,      supplémentaires, de l’aide financière à            à une affection touchant moins de
fermeture de départements de R&D)              la recherche, et des périodes d’exclusi-           5 personnes sur 10 000. Le médica-
et par une vague de fusions et acqui-          vité plus étendues (23,24).                        ment peut ensuite être soumis à nou-
sitions (21). D’autres firmes ont plutôt          Le choix de commercialiser des mé-              veau pour une nouvelle indication
cherché à se diversifier en pénétrant le       dicaments "orphelins" apporte aussi                thérapeutique restreinte et accumuler
secteur des génériques ou des vaccins.         d’autres avantages liés à leur nature.             les désignations de médicament
Après une période de transition d’une          D’abord, les essais cliniques nécessaires          "orphelin".
dizaine d’années, le nouveau modèle            pour leur autorisation sont plus petits
d’affaires émergeant semble toutefois          et donc en général moins coûteux,
                                                                                                  e- Au Royaume-Uni, on accepte normalement de
être celui des médicaments "de niche",         même si le recrutement des partici-                rembourser environ 30 000 livres sterling par QALY
alias "nichebusters".                          pants peut s’avérer plus long. Ensuite,            (Quality-Adjusted Life Year).

                                Conférence-débat Pilule d’Or Prescrire 2015 • Gagnon M-A “Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ?” • Page 3
Cette pratique de "saucissonnage"           En somme : les "nichebusters",                    ment inabordable n’est pas plus efficace
(en anglais, "salami-slicing") des in-        un nouveau modèle d’affaires                      qu’un traitement qui n’existe pas.
dications thérapeutiques est d’ailleurs       s’avérant aussi être une impasse
devenue la norme, constituant la                                                                                     Marc-André Gagnon
principale stratégie corporative pour            Le modèle d’affaires "nichebusters"
accroître les ventes des médicaments          repose sur deux éléments complémen-               Déclaration de liens d’intérêts :
"orphelins" (24). Ainsi l’imatinib (Gli-      taires : la "personnalisation" du trai-           Marc-André Gagnon : « Je déclare ne pas
vec°) a reçu 7 autorisations de mise          tement dans des créneaux rentables                avoir de liens d’intérêts qui puissent conduire
                                                                                                à la mise en cause de mon indépendance.
sur le marché pour des indications            (alias "niches"), qui permet de surcroît          Mes travaux actuels sont financés uni-
différentes, obtenant ainsi 7 fois le         l’obtention d’une AMM sur la base                 quement par des sources publiques ou
statut de médicament "orphelin" aux           d’une évaluation minimaliste (petits es-          des organisations à but non lucratif, dont
États-Unis, et la substance interfé-          sais menés pendant une durée courte) ;            les Instituts de Recherche en Santé du
                                                                                                Canada et la Fédération canadienne des
ron, mise sur le marché sous 9 noms           et des prix si élevés qu’ils auraient été         syndicats d’infirmières et d’infirmiers. »
de marque différents, a quant à elle          impensables il y a 10 ans (f).
obtenu 33 désignations de médicament             Accepter de payer des prix déme-
"orphelin" (24).                              surés pour des médicaments ayant                  f- Cette tendance n’est pas sur le point de se ré-
                                                                                                sorber. Au contraire, les premiers traitements
  Par ailleurs, le "saucissonnage" des        obtenu le statut plus ou moins mal-               géniques, vendus plus d’un million d’euros, de-
indications thérapeutiques est aussi          léable d’"orphelins" et souvent insuf-            vraient apparaître en Europe en 2015 (réf. 36).
un moyen efficace pour obtenir une            fisamment évalués biaise les incitatifs
période d’exclusivité supplémentaire          économiques censés permettre une re-
                                                                                                Références :
en étendant la protection des don-            cherche médicale efficace répondant               1- Fegraus L et Ross M “Sovaldi, Harvoni, And
nées réglementaires, permettant ainsi         aux besoins des patients. Le re-cen-              Why It’s Different This Time” Health Affairs
                                                                                                Blog ; 21 novembre 2014 : 3 pages. (http://
de redonner de la rentabilité à un            trage de la recherche sur les médica-             healthaffairs.org/blog/2014/11/21/sovaldi-
                                                                                                harvoni-and-why-its-different-this-time/)
médicament dont le brevet a expiré            ments "orphelins" s’accompagne aussi
                                                                                                2- Lawrence EC “Sovaldi: A Poster Child
(23,24,27).                                   de l’exercice de pressions réglemen-              for Predatory Pricing” RxObserver.com ;
                                                                                                21 juillet 2014 : 3 pages. (www.rxobserver.
                                              taires visant à "adapter" l’autorisation          com/?p=2339)
   Dérive des prescriptions hors-             de mise sur le marché de manière à                3- CVS Caremark “Insights 2013 – Advancing
                                                                                                the science of pharmacy care - Specialty Trend
AMM. La désignation de médicament             réduire les exigences réglementaires              Management” 2013 (http://viewer.zmags.
"orphelin" se fait pour des indications       (développement de l’approche appe-                com/publication/6283db2d#/6283db2d/1)
                                                                                                4- Fojo T et Grady C “How Much Is Life
thérapeutiques très spécifiques, ren-         lée "adaptive licensing" ou "adaptive             Worth: Cetuximab, Non-Small Cell Lung
dant les prescriptions hors-autorisation      pathways") (20,31,32).                            Cancer, and the $440 Billion Question”
                                                                                                Journal of the National Cancer Institute 2009 ;
de mise sur le marché (AMM) d’autant             De plus, dans un contexte où les               101 : 1044-1048.
plus fréquentes sous l’influence de pra-      maladies rares font l’objet d’une "ruée           5- Rosenblatt M “The Real Cost of ‘High-
                                                                                                Priced’ Drugs” Harvard Business Review ; 17
tiques promotionnelles douteuses les          vers l’or" de la part de l’industrie, une         novembre 2014 : 3 pages.
encourageant (29). Par exemple, aux           politique de "chèque en blanc" aux                6- Tufts Center for the Study of Drug Deve-
                                                                                                lopment “Cost to Develop and Win Marke-
États-Unis, les prescriptions hors AMM        firmes pour la fixation du prix des               ting Approval for a New Drug Is $2.6 Billion”
représentent environ 50 % des pres-           médicaments de niche met en dan-                  Communiqué de presse ; 18 novembre 2014 :
                                                                                                2 pages.
criptions en oncologie (23).                  ger la pérennité des systèmes de santé            7- Hirschler B “GlaxoSmithKline boss says
                                              (25,33).                                          new drugs can be cheaper” Reuters 14 mars
                                                                                                2013 : 1 page.
   Vers une saturation du mar-                   Sans doute le modèle "nichebusters"            8- Elkind P et Reingold J “Inside Pfizer Palace
ché des nichebusters ? Les avan-              est-il en train de faire la démonstra-            coup” Fortune ; 28 juillet 2011.
                                                                                                9- Gagnon M-A “L’aide publique à l’industrie
tages consentis et les prix exorbitants       tion par l’absurde des limites de la re-          pharmaceutique Québécoise : le jeu en vaut-il
accordés aux médicaments "orphelins"          cherche industrielle organisée autour             la Chandelle ?” Interventions Economiques/
                                                                                                Papers in Political Economy 2012 ; (44): 1-17.
sont en train de complètement modi-           de la maximisation de la rentabilité              10- Light D et Lexchin J “Pharmaceutical Re-
fier les dynamiques de recherche. Par         commerciale. Il s’agit maintenant de              search and Development: What Do We Get for
                                                                                                All that Money?” BMJ 2012 ; 344 : 5 pages.
exemple, à la fin de l’année 2014, sept       se questionner sur ce pour quoi nous              11- Médecins sans Frontière (Doctors Without
médicaments différents visant à trai-         sommes prêts à payer et quels types               Borders) “R&D Cost Estimates: MSF Response
                                                                                                to Tufts CSDD Study on Cost to Develop a
ter une même indication, les cancers          de recherche clinique nous désirons               New Drug” Communiqué de presse ; 18 no-
                                                                                                vembre 2014 : 1 page.
du poumon causés par des réarran-             encourager afin de répondre le mieux              12- Morgan S et al. “The Cost of Drug Deve-
gements des gènes ALK (une malfor-            possible aux besoins sanitaires réels.            lopment: A Systematic Review” Health Policy
                                                                                                2011; 100 (1) : 4-17.
mation génétique rare qui ne touche           En effet, à bien des égards, les incita-          13- McKinnell H “A Call to Action: Taking
que quelques milliers de malades),            tifs financiers en place dans le modèle           Back Healthcare for Future Generations” New
                                                                                                York: McGraw Hill, 2005.
étaient en cours d’essais cliniques aux       "nichebusters" et les prix dispropor-             14- Le Pharmachien "La vraie différence entre
États-Unis (30). Une situation qui res-       tionnés des nouveaux traitements ne               les médicaments génériques et originaux". 11
                                                                                                octobre 2012 (http://lepharmachien.com/
semble de manière inquiétante à la dy-        permettent plus de bien répondre aux              la-vraie-difference-entre-les-medicaments-
namique de concentration inefficiente         besoins sanitaires de la population.              generiques-et-originaux/)
                                                                                                15- Lauzon L-P et Hasbani M "Analyse so-
des ressources en R&D qui a été obser-           En attendant, il est important de rap-         cio-économique : Industrie Pharmaceutique
vée dans le modèle "blockbusters"...          peler que, pour les patients, un traite-          Mondiale pour la période de 10 ans 1996-

                              Conférence-débat Pilule d’Or Prescrire 2015 • Gagnon M-A “Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ?” • Page 4
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                                   Conférence-débat Pilule d’Or Prescrire 2015 • Gagnon M-A “Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ?” • Page 5
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