Nathan Katz : poésie et spiritualité

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Nathan Katz : poésie et spiritualité
                                                                     Par Yolande Siebert et Gérard Pfister
        Conférence donnée au FEC le 7 mars 2002

                                                                         Résumée par Christine M ULLER

        Poète alsacien de langue alémanique, Nathan K atz a été un des r ares à avoir
        franchi le haut-rhin. Sorte de référenc e, de mythe, il intègre l’héritage spirituel
        de l’Alsace. L’originalité et la forc e du poète résident d ans sa métaphysique et
        sa spiritualité, dans sa profondeur philosophique.
        Yolande Siebert, maître de conférences à l’université Marc Bloch, a publié en
        2001 l’œuvre poétique du fameux barde sundg auvien d ans une nouvelle
        édition bilingue. Elle exalte l a qualité r are, la profond eur du texte qui dépasse
        de loin la poésie régionale dialectale. Peut-on aujourd’hui parler de prise de
        conscience d ans la richesse et la culture dialectale ou est-on sur la voie de la
        régression ? s’interroge-t-elle.
        Gér ard Pfister, second intervenant de cette veillée, poète et éditeur des œuvres
        de Nathan K atz, a fond é Artfueren s a propre maison d’édition en 1975,
        laquelle publie des poètes importants d’Alsace et d’ailleurs. L’originalité de s a
        production tient à un subtil mar iage de poésie et de spiritualité.

        Yolande Siebert : ne pas faire l’impasse sur la spiritualité

        La réédition en 2001 d’un premier tome des œuvres de Nathan Katz a rendu accessible un
        auteur important pour le patrimoine dialectal. Ces textes émanent d’un poète qui a créé sa
        propre langue, qui a fait d’un petit terroir, le Sundgau, sa patrie littéraire, et l’a propulsé à
        l’école des écrivains classiques du monde entier. Cet apparent paradoxe introduit au cœur du
        débat de ce soir. Aujourd’hui, Nathan Katz, c’est d’abord redécouvrir des paysages d’antan et
        un univers paysan qui s’attache à recréer des choses disparues ou menacées. On ne saurait
        sous-estimer dans l’économie de l’œuvre l’importance qu’ont en elles-mêmes ces évocations
        des jardins, des saisons, des maisons, des fêtes, des travaux des hommes. Elles cristallisent
        pour le poète la vérité et la beauté d’un pays à nul autre pareil. Où qu’il se trouve, en effet, ce

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poète d’abord voyageur de commerce pour l’industrie textile en France, en Europe et au-delà,
        est partout hanté par le Sundgau, qu’il se trouve sur la Volga, au Tyrol, en Provence ou en
        Afrique du Nord. M ais par-delà ce premier niveau, le lecteur nourri de Katz adopte l’auteur en
        compagnon de vie, moins maître à penser édictant des préceptes et donnant des leçons, que
        grand frère spirituel dont la poésie fixe les repères, renverse des montagnes, fait briller des
        phares. L’œuvre de Nathan Katz fait toujours plus que chanter ce Sundgau que l’éloignement
        lui fait transcender, lui conférant cette sereine distance qui la différencie tant d’une poésie du
        terroir. Il entretient avec son coin d’Alsace une relation quasi-mystique dont les réalités se
        chargent de résonances religieuses et spirituelles. La poésie de Nathan Katz comporte une
        vision exigeante de l’existence humaine et reflète la vie universelle. Les paysages familiers
        forment au-delà d’eux-mêmes le cadre quasi-permanent d’une interrogation sur les problèmes
        du mal, de la mort, de la nature, de la vie, de Dieu, de l’amour. Le Sundgau de Katz est un
        pays heureux où se profile une fêlure, béante ou invisible, mais omniprésente.

        Le mal
        In der Musik des zahrten Blühens, dieser traurige Akkord, constatait-il dès 1930, dans Die
        Stunde des Wunders (p.32). Cette fêlure, c’est l’existence du mal aux manifestations tantôt
        brutales, tantôt sournoises, fêlure que le printemps dissimule sous ses marées de fleurs mais
        qui ne saurait guérir car elle se trouve dans le cœur des hommes. A cet égard, l’un des textes
        les plus significatifs est Friejohr im Sundgäu. Avril fait son entrée au village qu’il submerge,
        au point que toute mort semble abolie. Sur trois pages, tout reverdit, tout vit. Pourtant, le
        dernier paragraphe déploie une violente antithèse, moins une fausse note qu’un contrepoint.
        En rappelant que non loin, la haine et la guerre continuent de sévir : Qui croirait que derrière
        ces collines se tapit un monde de jalousie et de guerre, de malheur et d’avidité ! Qu’il y a des
        hommes qui vivent dans l’envie et la méchanceté… Il y a trop de lumière et de splendeur sur
        ce pays, le ciel est trop bleu sur ce jardin somptueux. Qui pourrait croire qu’il puisse encore
        y avoir de la place dans les âmes pour la haine et la petitesse ?(traduction de J-Paul de
        Dadelsen).
        Cette même opposition se retrouve dans les poèmes. Par exemple, au début de la seconde
        partie du recueil dans D’r Tod un’s Labe (la mort et la vie), Su, p.128. Là haut, dans les
        millions de brins d’herbes, dans les branches qui ploient, partout, vie et mort. Sans insister sur
        la culpabilité des humains, si ce n’est subtilement, en qualifiant la mort de ces défunts de
        « bees » (mauvaise). « Bees » prenant ici une valeur mystique et signifiant quelque chose
        comme « maléfique ». Il est rare que l’expression revête une forme didactique. Que l’action se

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situe au temps des procès de sorcellerie ou dans un village de notre temps, l’héroïne est la
        victime de procès aux conséquences funestes.
        Tous les personnages de Katz sont les proies du mal. M ême s’ils ne sont pas toujours acculés
        à la mort. Des espiègleries de gamin rapportées à l’instituteur par des camarades aux guerres
        entre nations, le poète déploie une échelle complète de défaillances de la nature humaine où le
        monde oublie sa vocation d’amour. Pour Katz, le mal n’est pas circonstanciel, mais inhérent à
        l’existence. En expliquant implicitement la condition humaine à travers une sorte de péché
        originel, en soulignant l’incapacité de l’homme à éradiquer le mal en lui, il pose la question
        de la cohérence de sa pensée.
        Ni la mort, ni la nature, deux thèmes majeurs de son inspiration, ne sont ressentis à la manière
        d’autres écrivains pessimistes tel Pascal ou Vigny, l’un et l’autre familiers à Katz. Nulle
        angoisse devant la mort, envisagée comme un repos dans la terre maternelle. Nulle angoisse
        devant l’abîme des infinis où l’homme se trouve perdu. Nature, vie et mort sont
        indissociablement liés chez lui dans une conception panthéiste de l’univers. Le panthéisme du
        poète est-il conciliable avec l’existence du mal, si le mal est de nature ontologique ?
        L’affirmation d’un dieu qui se confond avec la nature et se manifeste dans le cycle
        ininterrompu vie-mort-renaissance, est un leitmotiv de l’œuvre.

        Panthéisme et religions révélées
        Il y a dans cette coexistence de Dieu et du mal moins une contradiction qu’une déchirure
        conduisant au plus secret de la spiritualité de Nathan Katz. Dieu est partout, sauf dans le cœur
        des hommes. Un pessimisme sans issue pourrait résulter de ce constat, puisque la splendeur
        des jardins n’est qu’une apparence, puisque l’éternel retour des saisons n’éradique
        aucunement le mal fondamental. Le Nathan Katz nihiliste oppose parfois le Carpe diem,
        jusque dans le même poème. S’élèvent aussi des accents quasi-épicuriens : brièveté de la vie,
        éternité de la mort. L’attitude spirituelle du panthéisme constitue par conséquent une clé
        infaillible pour l’ensemble de l’œuvre. Reste aussi la réponse du poète, ou son absence, aux
        solutions des religions révélées. Nulle part dans l’œuvre littéraire, il ne prend une position
        claire ; si ce n’est pour rejeter tout dogmatisme, de quelque église qu’il vienne. Les choix les
        plus fermes se rencontrent cependant dans les pages non publiées des années 20. Là, selon
        Katz, la religion est par essence unificatrice, sublime. M ais, quand elle se fait dogmatisme,
        elle engendre le mal. Ce thème fait l’objet d’un long développement dans un manuscrit inédit
        de 1928/29, Die grosse Sehnsucht der Rose Levy. Dieu est étranger aux rites et aux coutumes
        cultuelles, affirme Nathan Katz. Il n’y donc pas de « préféré » dans le royaume de Dieu,

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insiste le poète. Dieu ne se satisfait pas des divers cultes à son nom et ne se laisse pas réduire
        à des rites qui ne sont que des institutions humaines.

        Le Christ, frère de combat
        A quatre ou cinq reprises dans l’œuvre publiée, Nathan Katz évoque aussi le Christ, vision
        blanche qui prêche sur la montagne l’Evangile des béatitudes rejeté par les hommes.
        M eurtres, haines, ténèbres, voilà l’histoire de l’humanité soi-disant civilisée. Le désespoir du
        poète éclate dans ses dialogues avec Christ. Dans un poème du Sundgau, c’est un Christ
        affligé par le constat du mal qui erre, solitaire et abandonné, dans les rues de nos cités :
        Les cloches sonnent Noël…
        Je t’écoute en silence, Seigneur,
        Marcher à travers la nuit.
        Pauvre, blême,
        Tu vas par les rues,
        Le cœur plein de pitié,
        Dans la neige et la tempête.

        Des milliers d’hommes souffrent,
        Tu le sais.
        Des milliers d’hommes meurent,
        Par la cupidité et la guerre,
        Tu le sais.
        Dans le monde entier,
        La haine, la misère, tu le sais.

        Tu marches, Seigneur,
        Abandonné de tous,
        A travers la nuit.
        « Verlosse n irrsch herr Jesis, dusse dur d’Nacht ».
        Ce Christ trop humain doit beaucoup à celui de Renan, dont La vie de Jésus était un livre de
        chevet du poète. C’est chez Renan que Katz a trouvé l’idée d’une religion du cœur,
        dédaignant les dévotions, dégagée de tout formalisme, comme le poème ci-dessus en fournit
        l’illustration. Jésus condamne les vaines pratiques, les codes, les préceptes. Katz ne pouvait
        qu’être séduit par une religion sans pratique, sans temple, sans prêtre, par l’idée que le

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royaume de Dieu était le Bien ; tout un chacun peut apporter sa pierre à l’édifice, selon ses
        capacités d’aimer. Ce Jésus révolutionnaire qui voulait rénover moralement le monde, cet
        homme sublime a eu des biographes médiocres déformant son image, a estimé Renan.

        S piritualité orientale
        Nathan Katz se fait l’écho de cette vision des choses dans son opuscule Das Galgenstüblein,
        écrit dans un camp de prisonniers, avec la potence dressée sous la fenêtre de sa cellule.
        Pourtant, l’image récurrente du Christ souffrant qui hante Nathan Katz des années plus tard
        dans ses poèmes sundgauviens s’apaise dans celle de Bouddha, maître de sérénité, autre
        sagesse dont Katz s’est pénétré. Comme le sage oriental, il cherche à découvrir la réalité qui
        se cache derrière les apparences. Sa philosophie s’esquisse dans le sous-titre donné à Das
        Galgenstüblein : « Ein Kampf um die Lebensfreude. » Voilà que la potence est sublimée par
        la volonté de celui qui la regarde avec les yeux du cœur. Nathan Katz veut conserver l’esprit
        libre jusqu’en prison car personne ne peut l’empêcher de regarder la lumière qui danse sur les
        murs. Le poète déploie dans ces textes sa conception bouddhiste de l’existence : profiter de
        l’instant, goûter à la saveur de chaque jour qui passe, ne rien laisser perdre de chaque moment
        que la vie nous offre. La volonté de triompher de soi-même de Katz est d’inspiration
        goethéenne. Le Faust figure parmi les livres qui ont forgé la spiritualité du poète, au-delà de
        toute orthodoxie. M ême si les poèmes alémaniques des années suivantes s’éloignent du vécu
        autobiographique, le refus d’une théologie eschatologique et dogmatique demeure.

        Le poète et l’amour
        Vingt ans plus tard, Nathan Katz se montre plus affirmatif : selon lui, la mort n’existe pas, la
        vie est éternelle. La réponse à la survie est donnée sous une autre forme que celle du dogme :
        c’est l’amour, absolu enraciné chez Katz, impératif catégorique de sa philosophie qui le
        conduit à sa conception panthéiste. Il est impossible, à la fois d’aimer puis de mourir.
        L’amour est le moteur de ce cycle vital ininterrompu dans lequel Dieu se donne dans la
        nature. La connotation amoureuse caractérise beaucoup de poèmes nocturnes. Dieu instaure et
        bénit cette sainte nuit d’amour. La dimension religieuse de l’amour qui transcende les
        amants : pour les personnages de Katz, la révélation de l’amour est comparable à un chemin
        de Damas. Les connotations religieuses en amour sont récurrentes dans l’œuvre de Katz. La
        bien-aimée est une sainte et l’amant plie le genou devant elle. Le poète la voit siégeant auprès
        du trône de Dieu. Aimer, c’est faire œuvre sainte, écrit-il dans le poème d’heilige
        Hochzitsnacht . M ais la mystique de l’amour ne se limite pas aux relations entre deux êtres et

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à leur communion avec Dieu. L’amour est aussi charité, c’est-à-dire humanité qui s’exprime
        d’abord dans la fraternité entre individus comme entre nations. A ce titre, il est le levier de
        l’Age d’Or, hélas toujours à venir. L’amour entre les hommes ferait du village un paradis, dit
        le poète dans Annele Balthasar. Le thème du salut par la femme est universel. Katz s’est-t-il
        souvenu de sa lecture du Banquet de Platon où la quête des âmes sœurs, séparées à la
        naissance retrouvent dans la rencontre leur unité originelle ? Dans le poème Ewigi Liebi, la
        résonance platonicienne est sensible jusque dans le détail de l’expression. Pour Katz, l’amour
        d’un couple est la participation commune à l’aventure de la vie universelle et à Dieu.

        L’engagement à l’envers.
        La seconde conséquence du postulat de l’amour conduit Katz à l’action. Contre vents et
        marées, il affirmera toujours un pacifisme sans concessions. Cette guerre à la guerre par la
        poésie est l’une des puissantes utopies qui rayonnent dans l’œuvre. Katz n’est pourtant pas un
        poète engagé. Nullement partisan, il s’interdit d’évoquer ce qui divise, une sorte
        d’engagement à l’envers. S’abstenir de ce qui divise, mais aussi célébrer ce qui unit. Le poète
        s’est tenu à ce programme sans se faire donneur de leçons, toujours du côté des victimes,
        comme dans ces lignes inédites, écrites après la première Guerre mondiale :
        J’ai vu des heures durant des femmes allemandes devant les casernes dans l’attente d’un
        reste de soupe. J’ai vu des femmes russes se jeter par terre en sanglotant, lorsque est
        parvenue l’annonce de la mort de leur mari. J’ai vu des femmes françaises à demi folles de
        douleur ; partout le malheur, un malheur sans fin.
        En cela, Katz rejoint un autre grand pacifiste de l’époque, Kurt Tucholsky, ou Käthe Kollwitz
        ou encore Jean Jaurès et leur commun « jamais plus, nie wieder ! » Les poèmes de Katz,
        quelques années plus tard sont moins didactiques ; ils n’en sont pas moins imprégnés de
        l’idéal de fraternité de Schiller, de non-violence de Gandhi, de pacifisme du Chinois Tu-Fu ou
        de tolérance de Rabindrânàth Tagore. Un héritage illustré à contrario par l’histoire de
        l’Alsace, terre toujours ensanglantée. Les poèmes de Nathan Katz consacrés à la guerre et à
        ses ravages, le thème des morts à la guerre, à la fois victimes et coupables, fantômes errant
        sans repos, ne relèvent pas seulement d’un romantisme littéraire. Ils témoignent et agissent.
        La voix du poète, si apte à capter et à reproduire les accents mystérieux de la nature se fait
        alors plus dure. Suppliante et grondante, aussi, avec des accents pathétiques empruntés aux
        morts du charnier : Pourquoi nous a-t-il fallu mourir si jeunes ? Dieu, pourquoi ? Frères,
        pourquoi ? Tous disent une seule et même chose : que cesse enfin la violence.

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Et si cette voix prêche dans le vide, comme Katz en fait quelquefois le constat pessimiste, elle
        n’en perd pas sa justification. L’attitude du poète est comparable à celle d’un pari pascalien :
        Si la paix est impossible et l’amour une illusion, j’ai néanmoins raison de parier sur la paix
        et sur l’amour, parce que c’est la seule façon de vivre dignement.
        Katz refusera toujours de désespérer. Au risque de les schématiser, il n’était pas illégitime de
        conceptualiser les grands thèmes qui appartiennent au répertoire des mystiques. L’ensemble
        de l’œuvre, poésie, théâtre, contes, souvenirs, en alémanique comme en allemand frappe par
        la permanence de certains sujets. M ême de facture lyrique, les œuvres restent mystiques. Au-
        delà du visible, du sensible, Nathan Katz suggère la vie secrète et ineffable des gens et des
        choses.

        Gérard Pfister : pourquoi éditer Nathan Katz et la
        poésie ?
        Chacun des poèmes de Nathan Katz fait passer quelque chose d’impalpable, d’extrêmement
        précieux qui est au-delà de ce que l’on peut formaliser. Poèmes panthéistes, certes, mystiques
        aussi, mais la préciosité de Katz réside dans le prix inappréciable de la poésie, l’espace dans
        lequel les choses sont dites. Dans le fond, ces choses sont vues dans un autre espace, celui de
        Dieu. D’où découle l’extraordinaire simplicité de Katz, qui n’est pas un poète de la
        sophistication littéraire, ni celui des proclamations idéologiques ou esthétiques. Il préfère plus
        d’intimité, de simplicité, une émotion vibrante. L’appel vers le fond marque son écriture. J’ai
        immédiatement été très sensible à cela.

        Pour comprendre le rapport entre poésie et spiritualité, il faut se demander pourquoi les
        spirituels écrivent des poèmes et pourquoi la poésie entretient un lien avec la spiritualité, de
        nature silencieuse. Pour nos contemporains, la poésie est la chose la plus futile et la plus
        inutile qui soit, alors que le confort matériel, les outils de communications sont privilégiés. Il
        serait au contraire important de prouver que la poésie a affaire avec les choses fondamentales
        de notre existence humaine ; la spiritualité n’est rien sans l’expression privilégiée de la poésie.
        Les plus grands spirituels, tel François d’Assise et Jean de la Croix ont été parmi les plus
        grands poètes, à l’égal d’un Dante. Nos plus grands poètes contemporains sont, eux aussi,
        inspirés par une expérience spirituelle, innommée. Yves Bonnefoy, par exemple possède une
        écriture indissociable d’une expérience spirituelle. Il s’agit d’un rapport intense et paradoxal :

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les formalistes du verbe réduiraient volontiers le côté poétique de notre langage. M ais la
        poésie reste verbe, parole, réalité secrète et cachée qui émerge, à l’image de Katz ou de M aître
        Eckart. Le poème est une ascèse de la langue. Nous existons à travers les mots. Le travail du
        poète consiste à décanter, raréfier et préciser les mots et de penser au-delà des mots. La poésie
        est une ascèse du langage et de la sensibilité. Le grand poème commence lorsque se fait une
        naissance, un passage dans un autre espace-temps. M ais gardons-nous des confusions : le
        poète se sent très proche du spirituel ; il s’en nourrit mais sans s’y immerger complètement.
        Sans quoi il ne pourrait plus écrire. Il reste l’homme du seuil qui contemple la spiritualité en
        spectateur et s’en inspire, contrairement au spirituel qui lui, entre dans l’union où le silence se
        fait. Les spirituels poètes ont entrepris un travail en connaissant les limites de cet exercice.
        Leurs expériences mystiques, elles, se passent de paroles, d’articulé, de mots.

        M on travail d’éditeur s’inspire de la mystique rhénane, source vive de la poésie et de la
        spiritualité. Citons à ce titre M aître Eckart : Les gens me disent souvent « priez pour moi ». Je
        ne puis jamais m’empêcher de penser : pourquoi sortez-vous ? Pourquoi ne restez-vous pas
        en vous-mêmes, et ne puisez-vous pas dans votre propre bien ? Pourtant, vous portez
        essentiellement en vous toute la vérité. Puissions-nous ainsi rester vraiment au-dedans de
        nous-mêmes.
        C’est là un programme ambitieux mais c’est ainsi que je conçois la publication des textes
        spirituels. Et c’est ainsi que nos contemporains les attendent. Il ne s’agit pas d’imposer un
        catéchisme, ni de fournir des idéologies curieuses et bizarres. Il s’agit d’abord de les inviter à
        entrer en eux-mêmes, ce dont ils sont empêchés dans le monde d’aujourd’hui. Un petit livre
        peut interroger et susciter l’appétit de savoir des lecteurs paresseux, rebutés par des ouvrages
        trop volumineux. Essayons donc de faire des livres qui profitent au lecteur, chose difficile, je
        l’admets.

        Dans ma collection de parutions, je publie des ouvrages spirituels du monde entier mais je
        veux aussi faire découvrir la richesse de la littérature spirituelle française. Pourquoi ne
        connaissons-nous pas les admirables textes du XVIIe siècle français et au-delà ? Pourquoi
        ignorons-nous Bérulle, Sainte Jeanne de Chantal, M arie de l’Incarnation ?
        Le régime laïque des provinces, hors de l’Alsace du Concordat, a beaucoup fait, je crois, pour
        exclure la littérature religieuse des écoles. Cela me semble aussi aberrant que de supprimer la
        peinture religieuse au Louvre. J’essaye donc, de mon côté, de réintégrer la superbe littérature
        religieuse dans la culture d’aujourd’hui.

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Il me plaît de publier des textes spirituels mais aussi des livres plus agnostiques où la
        spiritualité n’est pas absente. Je ne choisis pas les ouvrages selon des étiquettes, religieuses ou
        autres. A cet égard, j’ai fait paraître le dernier recueil de poèmes de François Cheng, relié à la
        grande tradition taoïste. Il se sentait très proche de la spiritualité rhénane. Dans mon
        entreprise, j’ai le bonheur d’échapper à des clivages absurdes, si courants par ailleurs. Je
        privilégie les voix de poètes singulières, pures, débarrassées des parasites du conformisme
        ambiant. Il me plaît autant de faire paraître les textes d’un poète canadien que ceux d’une
        dame qui a écrit cent conversations différentes sur les… pivoines. Cet éclectisme m’enchante.
        Pour terminer, je voudrais vous parler d’une publication à venir : l’œuvre volumineuse d’une
        dominicaine, M arie de la Trinité, missionnaire des campagnes, décédée en 1980, ayant écrit
        dix mille pages dans le seul secret de son confesseur. Je suis ravi de publier un texte spirituel
        de cette qualité, exprimé dans une aussi belle langue.
                                                                                                   Y. S / G.P

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