Marianne Froye André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
ISSN : 2031 - 2970 http://www.uclouvain.be/sites/interferences Marianne Froye André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation Résumé Cet article se propose de sonder les rapports de Frénaud à la langue pour en souligner toute l’ambiguïté. À la fois parole sacrée et parole détestée pour son manque de pouvoir, la poésie reste tributaire quoi qu’il en arrive de l’utilisation de la langue. Non seulement, cette oscillation scande son écriture, mais elle aboutit finalement à l’esthétique de la copia. Les poèmes imparfaits appellent sans cesse des commentaires et des auto-commentaires pour pallier leur manque. Abstract This article deals with the relationship between Frénaud and the language to emphasize the ambiguity. Both sacred word and hated word for its lack of power, poetry remains dependent on whatever happens in the use of language. Not only this oscillation punctuates his writing, but it eventually leads to the aesthetics of copia. The poems imperfect call constantly reviews and self-reviews to try to be complete. Pour citer cet article : Marianne Froye, « André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 4, « Indicible et littérarité », s. dir. Lauriane Sable, mai 2010, pp. 199-208.
Interférences littéraires, n° 4, mai 2010 André Frénaud face aux mots entre misère et sacralisation Introduction Avant d’aborder la problématique qui est au cœur de notre réflexion, quelques mots de présentation sur l’auteur qui est l’objet de nos recherches. André Frénaud est un poète français du XXe siècle. Relativement méconnu de nos jours, mais connu et re- connu en son temps, il compte une dizaine de recueils de poésie à son actif. Son écriture, difficile à caractériser en quelques mots, se fonde sur la bigarrure esthétique. En effet, André Frénaud aimait mélanger différents registres. Tour à tour ironique, caustique, ly- rique ou encore épique, sa poésie repose sur la recherche de l’alliance des contraires à tous les niveaux. C’est ainsi qu’il convoque la philosophie avec des références à Hegel, Kierkegaard, Nietzsche ou Heidegger, l’Histoire avec des textes sur la guerre d’Espagne et sur l’Allemagne. Il écrit des poèmes d’amour dédiés à la femme aimée. Les villes et les lieux traversés sont également source d’inspiration pour lui. Dans tous ses poèmes quelle que soit la thématique choisie, deux versants ne cessent de s’opposer sans que jamais l’un des deux pôles l’emporte sur l’autre. Il maintient sa parole sur un seuil poétique en per- pétuel tournoiement. Le langage n’échappe pas à cette interrogation obsédante. Ainsi, la remise en cause du monde et des rapports de l’homme avec le monde passe par un ques- tionnement sur les pouvoirs de la langue. C’est dans cette perspective que se situe notre réflexion sur la crise du langage. Son entrée en poésie montre à double titre combien l’in- dicible est au cœur de son écriture. En effet, Frénaud a commencé à écrire relativement tard. C’est en 1938, alors âgé de 31 ans qu’il a montré un texte à ses amis Charles Singevin et Antoine Giacommetti qui lui confirment que c’est un poème, et même un bon poème. Il s’agissait d’« Épitaphe », poème liminaire des Rois Mages, son premier recueil publié. Si cette anecdote rappelle combien il lui a été difficile de se reconnaître en tant que poète, elle souligne également la précarité de sa parole, puisque c’est à la veille de la Seconde Guerre mondiale qu’elle a éclos. Une double menace semble alors peser sur Frénaud, la première est inhérente à tout poète et relève de la fragilité de la création, la peur de la page blanche ; la seconde est liée aux circonstances historiques particulièrement tragiques durant lesquelles il a commencé à écrire. Marqué comme bon nombre de ses contempo- rains par les horreurs du conflit – il a été lui-même prisonnier des Allemands au Stalag du Brandebourg –, André Frénaud se retrouve confronté alors à la difficulté d’écrire. Deux questions se posent : Que dire ? quand on a vu les horreurs de la guerre, mais aussi comment le dire lorsqu’on a conscience que les mots sont bien faibles pour signifier la réalité ? Mais si la crise du langage affecte le poète, toute création serait-elle alors devenue impossible ? Ne serait-il alors condamné qu’à une parole silencieuse ? Cette problématique de la parole et du silence n’est pas spécifique à Frénaud, mais elle est un problème majeur de la poésie depuis Mallarmé. La particularité de 199
André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation Frénaud consiste en une parole oxymorique où le dire du poète tente d’approcher le silence. Le paradoxe de sa poésie réside à la fois dans la tentation de signifier le silence par la parole, mais aussi d’utiliser l’outil qu’il refuse, c’est-à-dire la langue pour le dire. Comment dire l’indicible sans la langue lorsqu’on est poète ? André Frénaud ne cesse d’osciller entre une célébration de la parole grâce à la force qu’il reconnaît au langage et le dénigrement de sa création devant son peu de pouvoir finalement. Si la poésie frénaldienne hésite entre tentation de l’indicible et foi dans le langage, elle oblige alors son créateur à produire un métadiscours pour contrer la force envahissante de l’indicible, ce qui finalement renouvelle le discours du silence. 1. La poésie entre indicible et foi dans le langage La parole poétique de Frénaud repose sur un paradoxe que le poète n’essaie jamais de dépasser, ni de résoudre : celui de dire l’indicible grâce à la langue. Cette contradiction entre la recherche simultanée de l’élévation d’une parole poétique et du silence fonde son écriture. Le troisième temps de la dialectique hégélienne, celui du dépassement de l’opposition des contraires correspond chez Frénaud finalement à la coexistence des contraires. Or, ce paradoxe se retrouve à différents niveaux dans son œuvre. 1. 1. Une parole silencieuse D’un point de vue microtextuel, une figure de style permet de manifester par le langage de manière pertinente cette alliance : l’oxymore. En effet, cette der- nière permet de réunir et de mettre sur le même plan deux antonymes. L’usage ré- pété de cette figure de style annule l’opposition sémantique entre les termes pour aboutir au vœu cher du poète : le silence dans la parole. Les exemples sont nom- breux dans son œuvre, relevons quelques occurrences caractéristiques, comme dans Les Rois Mages où le silence est devenu « assourdissant »1, ou comme dans « Énorme figure de la Déesse Raison » où il devient « une violente verve »2. Grâce à l’oxymore, la parole poétique peut être dans le même temps sonore et tue, pro- férée et effacée. Cette dernière devient le comble du vide sémantique grâce au langage. Le but ultime recherché par le poète réside dans un désir de langue ori- ginelle, qui serait à la fois en deçà et au-delà de la langue. La poésie pourrait alors devenir une interruption silencieuse de l’inexprimable. De la même façon que le poète mentionne Janus pour figurer le temps, un parallèle pourrait être envisagé entre cette figure mythologique et le poète. Il ne s’agit plus pour ce dernier de se situer sur l’axe horizontal de la chronologie, mais selon un axe vertical, celui de la représentation de la langue qu’il propose. Il serait ce double visage qui regarde à la fois vers le haut en espérant atteindre les vapeurs éthérées de la parole pure et qui est en même temps entraîné inlassablement vers le bas, vers la puissance mortifère du silence. 1. André Frénaud, Les Rois Mages, « Naissance », suivi de L’Étape dans la clairière (1977), Paris, Gallimard, « Poésie », postface de 1987, p. 40. 2. André Frénaud, Il n’y a pas de Paradis (1962), « Énorme figure de la Déesse Raison », Paris, Gallimard, « Poésie », préface de Bernard Pingaud de 1967, p. 42. 200
Marianne Froye Par ailleurs, la parole silencieuse devient réelle lors de la publication en livre d’artiste3 de certains de ses poèmes. Pour reprendre l’exemple de l’« Énorme figure de la Déesse Raison », le poème a tout d’abord été illustré par Raoul Ubac. Or, le texte est complètement caché par les gravures du peintre. Le lecteur pourrait très bien feuilleter ce livre sans jamais prendre connaissance de l’œuvre de Frénaud. C’est l’image d’un texte silencieux caché par un autre langage que nous donnent à voir les deux artistes. Dans tous les cas, il s’agit pour Frénaud de tenter d’atteindre l’impossible langagier en poésie : dire le silence et le vide de la parole. 1. 2. L’altération langagière Cependant, cette recherche menée inexorablement dans toute son œuvre n’est pas dénuée d’une certaine fécondité créatrice. En effet, dans sa quête poétique de l’impossible, Frénaud joue avec la langue pour montrer à la fois son refus de l’im- puissance du langage et la nécessité du poète d’utiliser ce dernier. À de nombreuses reprises, André Frénaud altère la langue, comme pour nous montrer à nous lecteurs son impuissance et pour l’accuser, elle, de ce défaut. C’est ainsi que les assonances, les allitérations, les paronomases ou encore les polyptotes manifestent cette atti- tude du poète à l’égard de la langue. Ainsi, dans « Amande double, amère »4, les « amants » deviennent des « aimants » qui se transforment en « amiante ». L’ajout et le déplacement de la voyelle « i » au substantif initial « amants » créent un double jeu graphique et sémantique. En effet, le poète suggère à la fois l’attirance physique des deux corps, mais il montre également l’ambivalence du sentiment amoureux, à l’image de l’amiante qui protège des flammes, même de celles de l’amour, mais qui peut se révéler être un matériau dangereux. Les paronomases et les polyptotes manifestent la même recherche poétique. Il s’agit pour Frénaud de ne jamais abdiquer devant les limites langagières, de tou- jours tenter de les dépasser à travers l’annulation du sémantisme usuel des termes pour les parer d’un nouveau sens poétique. Annihiler la diversité des mots traduit d’une autre façon la recherche d’une unité originelle langagière. C’est ce que mani- feste également la création de néologismes. Ainsi, dans « Mauvais passé », le terme « cloche-pied » est trompeur. S’il renvoie effectivement à une façon de marcher – le contexte nous invite à cette lecture avec la présence des trois jeunes filles –, les subs- tantifs qui suivent nous encouragent à le considérer également comme un nom et à envisager alors son acception technique5. Par ailleurs, ces termes en italique appar- tiennent à des champs lexicaux très variés comme la mer ou la botanique, ils sem- blent juxtaposés par simple jeu phonique. C’est en ce sens que l’on doit interpréter le mot « mareil » qui n’est référencé dans aucun dictionnaire. Grâce au contexte et selon une certaine proximité phonique, on peut penser à la « marelle » qui se joue effectivement à cloche-pied. Quoi qu’il en soit, ces différentes occurrences souli- gnent combien l’altération langagière dans l’œuvre de Frénaud manifeste à la fois le désespoir du poète de ne pouvoir dire, de ne pouvoir dépasser l’indicible, mais 3. Nous reprenons cette expression à Yves Peyré qui désigne de cette façon les livres de poèmes élaborés conjointement avec des artistes peintres (voir Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, « Livre d’Art », 2001, p. 6). 4. André Frénaud, La Sainte Face (1968), Paris, Gallimard, « Poésie », édition revue et complétée en 1985, p. 11. 5. Selon le Trésor de la Langue Française Informatisé, le « cloche-pied » est un organsin à trois brins de soie. Voir http://atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=4077695310;.# 201
André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation aussi ses tentatives répétées de transgresser ces limites, tentatives qui se révèlent finalement fructueuses, puisqu’elles permettent la création de nouveaux mots et de nouveaux poèmes. 1. 3. Sacralisation et pauvre fête Les rapports ambigus et contradictoires de Frénaud au langage atteignent leur paroxysme dans deux textes essentiels pour comprendre la portée poétique de ce questionnement dans son œuvre. Il s’agit tout d’abord du poème « Haineusement, mon amour la poésie » et de « L’avant propos pour Excrétions, misère et facéties »6. En effet, si le titre du poème reflète parfaitement l’attitude du poète quant à sa créa- tion, dans le texte qui suit, Frénaud allie successivement tous les contraires. Or, en filigrane, le comparé à tous ces vers anaphoriques en « comme » est effectivement la poésie qui est simultanément célébrée et détestée, aimée et haïe. Lorsque Frénaud procède de la sorte, c’est bien de ses rapports au langage dont il est question comme le confirme son avant-propos. En effet, dans ce texte en prose, il reconnaît à la poé- sie la valeur de « parole sacrée » quand le poète métaphysicien utilise son « langage inspiré », mais dans le même temps, il l’accuse de mystification. La poésie fait croire à son créateur qu’elle pourra le délivrer de son malheur de finitude ; or, il n’en est rien. Dire l’indicible revient à tenter d’effacer la condition tragique de l’homme et est voué au même échec que cette perspective existentielle. 2. Construire un métadiscours pour contrer l’indicible Cependant, si dans ces premiers poèmes, Frénaud tente de parvenir à allier des contraires, la suite de son œuvre montre que cette quête est inlassable et qu’elle ne cessera de le hanter. Or, comment vaincre l’indicible tout en utilisant le langage ? puisque c’est bien en ces termes que se pose le problème pour Frénaud. Continuer à utiliser le langage pour dire son incapacité à dire, n’est-ce pas finalement avouer implicitement la force de cet outil ? C’est ce que semblent confirmer d’une autre façon les métadiscours que l’on retrouve à tous les niveaux de son œuvre. 2. 1. Élucider, aller contre ce qu’on ne peut pas dire : le commentaire au secours du poème Si Frénaud ne compte pas parmi ses œuvres de romans ou de pièces de théâtre, sa bibliographie ne se limite cependant pas à son œuvre poétique. Elle compte également un grand nombre de textes critiques, seuls textes en prose de Frénaud. Nombre d’entre eux concernent des amis artistes qu’ils soient peintres ou poètes, mais d’autres tout aussi nombreux se rapportent à sa poésie et à des textes de Frénaud en particulier. En effet, le commentaire semble alors venir au secours de la parole poétique défectueuse ou incomplète. Le métadiscours suppléerait alors le poème. S’il est trop long de dresser ici de manière exhaustive la liste complète des 6. Il s’agit d’un texte en prose écrit par Frénaud pour accompagner la publication d’un en- semble de poème de La Sainte Face rassemblés sous le titre « Excrétions, misère et facéties ». Texte inédit que l’on trouve dans le fonds Frénaud déposé à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet sous la cote personnelle de Frénaud β113 à 117. 202
Marianne Froye commentaires, on peut simplement souligner combien cette pratique est récurrente chez Frénaud. La rédaction de ces différents commentaires est par ailleurs plus ou moins achevée. De plus, ils peuvent porter parfois sur un seul texte, parfois sur la totalité d’une section de recueil ou sur l’ensemble de recueil lorsqu’il s’agit de postfaces qui sont bien souvent détournées de leur fonction initiale. C’est ainsi qu’on retrouve à la fin de Notre Inhabileté fatale7, les explications du « Conquérant » et du « Petit vieux adhère au P.C. », deux poèmes relativement courts des Rois Mages. En revanche, d’autres critiques portent comme on l’a vu avec « Avant- propos à Excrétions, misère et facéties » sur un ensemble de poèmes. Les longs poèmes n’échappent pas à cette règle, bon nombre d’entre eux ont fait l’objet de commentaires, comme L’Étape dans la clairière ou Pour une plus haute flamme par le défi. La nature de ces commentaires est également variable, elle consiste soit en une explication de texte telle que l’on peut en faire avec nos étudiants, soit en une analyse plus générale et une réflexion plus globale sur la création poétique. Dans tous les cas, il s’agit d’essayer de dire ce que le poème n’a pas su exprimer. L’exemple le plus probant de cette façon de procéder reste les Gloses à la Sorcière. En effet, ce livre publié de façon posthume correspond à l’explication du plus long poème de Frénaud : La Sorcière de Rome. Ce texte est composé de quinze mouvements, nombre des différentes sections des gloses. Dans ce texte cri- tique, Frénaud procède à l’explication mouvement par mouvement de son ample poème. Si les premières notations sont relativement brèves et correspondent à une analyse de détails, comme l’occurrence du verbe renaître à l’imparfait dans le second mouvement, on se rend compte à la lecture de la totalité de l’ouvrage que plus l’auteur avance dans sa lecture personnelle et exégétique de sa propre œuvre, plus le commentaire s’amplifie et s’accroît. Il semblerait qu’en passant par une autre forme d’écriture, la prose au lieu de la poésie, Frénaud change de langue. Or, encore une fois, c’est à travers le langage que Frénaud tente de contrer l’indi- cible. Loin d’être stérile, cette crise du langage génère au contraire une profusion de nouveaux textes. Le commentaire apparaît alors comme un autre versant du poème dont il pallierait les vides. 2.2 Le poème comme autocommentaire L’écriture poétique qui engendre l’écriture critique montre une certaine cir- cularité infinie. Cette spirale pernicieuse semble parvenir à son comble lorsque le commentaire est immédiatement intégré au poème même. Dans ses commentaires, Frénaud usait de formules qui mettaient à distance ses propres textes ; au lieu d’uti- liser la première personne du singulier, il utilisait systématiquement le terme « le poète » comme s’il n’était pas lui-même l’auteur du texte qu’il était en train de commenter. Dans certains textes poétiques, comme a pu le souligner Jean-Yves De- breuille, « le poème s’écrivant se commente et se critique en train de s’écrire »8. Les poèmes deviennent alors de véritables arts poétiques qui comportent les signes de leur construction et de leur explication. Le poème est à la fois l’œuvre et son com- mentaire et il met en relief sa double dimension. Ainsi, des poèmes comme « Les 7. Texte d’entretiens entre André Frénaud et Bernard Pingaud. Notre Inhabileté fatale, avec Bernard Pingaud, Paris, Gallimard, 1979. 8. Voir Jean-Yves Debreuille, « Une modernité paradoxale », dans Pour André Frénaud, s. dir. François Boddaert, Paris / Cognac, Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 1993, p. 126. 203
André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation paroles du poème », « Machine inutile »9 ou « Le château et la quête du poème »10 fonctionnent sur ce principe. En effet, « Les paroles du poème » correspond à l’écri- ture du poiein en train de se faire. Si la première strophe rappelle les circonstances favorables à la venue du poème, la seconde strophe dresse l’inventaire antagoniste de tout ce à quoi doit correspondre le poème. Par ailleurs, le titre et le dernier vers du poème réalisent la définition oxymorique de la poésie de Frénaud : le silence et le bruit. C’est une parole close et silencieuse que nous livre le poème par la voix du poète. Ainsi, tenter de sortir victorieux de ce combat contre le langage passe non seulement par ce que le poète remet en cause, mais génère une double parole. La tentative de dépassement de la contradiction initiale engendre la tentation de la copia. 3. Le « nouveau discours du silence » Loin d’être paralysante et d’empêcher toute création, la crise du langage à laquelle se retrouve confronté André Frénaud, comme tant d’autres de ses contem- porains produit finalement de nombreux textes. Dire que l’on ne peut plus rien dire et l’expliquer serait le fondement même de la littérarité de son œuvre. 3.1 La fécondité du vide C’est dans cette mesure que l’on peut définir le vide comme fécond chez Frénaud. En effet, la menace du rien contamine l’ensemble de sa poésie et va bien au-delà de la remise en cause du langage. L’un des motifs récurrents dans l’œuvre de Frénaud pour symboliser cette contradiction correspond au désert. Ce lieu du vide et de l’infertilité signifie dans la poésie de Frénaud la fécondité poétique. Il faudrait en cela le rapprocher de sa symbolique biblique, puisqu’il est à la fois lieu maudit en raison de la désolation de sa végétation et de son hostilité, mais il peut prendre un aspect positif lorsqu’il devient un lieu de méditation et de refuge. Si sa portée dans sa poésie évolue avec le temps, cependant une constante demeure celle de la purification par le vide, comme dans les poèmes écrits durant la Seconde Guerre mondiale. En effet, dans la section « Revenu du désert », le poète semble renaître de ses cendres, il semble revenir à la vie parce qu’il est enfin devenu poète, il est né à la poésie. Par la suite, le désert est associé à la femme aimée comme dans Il n’y a pas de paradis où la rencontre des deux amants équivaut à la réunion de deux déserts. Ce dernier rend propice la rêverie poétique et laisse libre cours à l’inventivité du poète. Il apparaît comme la possibilité de remplir un vide grâce à la parole poétique. Élire ce lieu comme celui de la création poétique confirme la spécularité de cette dernière. C’est également en ce sens qu’il faut interpréter les nombreuses ruines qui parsè- ment l’œuvre de Frénaud. En effet, en écrivant à partir de lieu ou d’édifices détruits, le poète élabore une poétique de la destruction constructive. 3.2 Dénoncer la poésie en poésie : une nouvelle poétique Pour faire preuve de la même circularité que Frénaud dans son œuvre, rap- pelons-nous les quelques mots de présentation que nous avons utilisés pour carac- 9. André Frénaud, Il n’y a pas de Paradis, op. cit., p. 85. 10. Ibid., pp. 233-234. 204
Marianne Froye tériser son écriture. Nous disions que son œuvre mélangeait les registres. Or, cette esthétique de la bigarrure trouve toute sa cohérence si on l’envisage d’une manière plus large et en relation avec le langage. Il s’agit dans tous les cas pour Frénaud de passer par ce qu’il refuse pour tenter de parvenir à ce qu’il espère. C’est donc sur un paradoxe créateur que se fonde son esthétique. Dénoncer la poésie et dire le silence sont les formes de révolte qui créent chez Frénaud une nouvelle poésie. Conclusion En somme, si Frénaud a remis en cause le langage comme bon nombre d’au- teurs, il ne l’a pas fait de manière univoque. Partagé entre la confiance qu’il était obligé de lui donner et son désespoir devant cette « pauvre fête » qu’est finalement le poème, Frénaud donne à entendre, à lire et à voir une parole prolifique. Loin de tout figement, son œuvre est en perpétuel mouvement tant du point de vue de la création que de celui de l’interprétation. Marianne Froye Université de Cergy-Pontoise 205
André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation Annexes Poèmes des Rois Mages Épitaphe11 Quand je remettrai mon ardoise au néant un de ces prochains jours, il ne me ricanera pas à la gueule. Mes chiffres ne sont pas faux, ils font un zéro pur. Viens mon fils, dira-t-il de ses dents froides, dans le sein dont tu es digne. Je m’étendrai dans sa douceur. Mai - septembre 1938 Poèmes de La Sainte Face haineusement mon amour, la poésie12 Comme un serpent remonte les rivières, comme une épée qui tombe, reparaît sans mot dire, comme une grosse femme qui bout, comme une paire de haricots débouche par-dessus la terre ratissée, comme sur un mur qu’éboule l’ardeur de la salamandre, seul feu elle traverse étincelante le vide, comme le vent travaillé par la nuit, obscure comme un ver luisant, branchue comme une étoile longuement éteinte qui tout à coup reprend la lumière, haineusement mon amour, la poésie. Amande double, amère13 Amants mauvais aimants, l’amiante de nos deux corps nous préservera-t-il toujours de la pénétration de la flamme ? Mauvais passé14 À l’orée des bêtes sombres trois filles jouaient, 11. André Frénaud, Les Rois Mages, op. cit., p. 15. 12. Id., La Sainte Face, op. cit., p. 9. 13. Ibid., p. 11. 14. Ibid., p. 19. 206
Marianne froye rêvaient, sautaient. Cloche-pied, mareil, aconit, artimon, maladière… La poule cou- vait les douves. Les vers luisants riaient sur les peupliers. Les langues des ser- pents irriguaient çà et là parmi les pierres. – Venez avec moi, enfants de Marie et de ce paquet de saisons au pied de la fo- rêt. Les osiers sont plus loin dans l’eau en jachère, au milieu de l’étang de tuiles vernissées. Loin des aubépines bavardes et des graminées, jeunes barbes de la margelle où vos mères vous apeurent, il se penchera vers vous un monsieur si beau qu’il vous embrassera quand nous serons arrivés au tournant derrière lequel il ne fait plus jamais noir… – Venez avec moi, enfants de Marie et d’Hélène… – Venez donc seulement avec moi, enfants de putain. Poèmes de Depuis toujours déjà Les paroles du poème15 Si mince l’anfractuosité d’où sortait la voix, si exténuant l’édifice entrevu, si brûlants sont les monstres, terrible l’harmonie, si lointain le parcours, si aiguë la blessure et si gardée la nuit. Il faudrait qu’elles fussent justes et ambiguës, jamais rencontrées, évidentes, reconnues, sorties du ventre, retenues, sorties, serrées comme des grains dans la bouche d’un rat, serrées, ordonnées comme les grains dans l’épi, secrètes comme est l’ordre que font luire ensemble les arbres du paradis, les paroles du poème. Janvier 1962 15. Id., La Sorcière de Rome, suivi de Depuis toujours déjà (1970), Paris, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 199. © Interférences littéraires 2010
Vous pouvez aussi lire