Marianne Froye André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation

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ISSN : 2031 - 2970
                                                          http://www.uclouvain.be/sites/interferences

                           Marianne Froye
                     André Frénaud face aux mots :
                      entre misère et sacralisation

                                         Résumé
        Cet article se propose de sonder les rapports de Frénaud à la langue pour en
souligner toute l’ambiguïté. À la fois parole sacrée et parole détestée pour son manque
de pouvoir, la poésie reste tributaire quoi qu’il en arrive de l’utilisation de la langue.
Non seulement, cette oscillation scande son écriture, mais elle aboutit finalement à
l’esthétique de la copia. Les poèmes imparfaits appellent sans cesse des commentaires
et des auto-commentaires pour pallier leur manque.

                                         Abstract
       This article deals with the relationship between Frénaud and the language to
emphasize the ambiguity. Both sacred word and hated word for its lack of power,
poetry remains dependent on whatever happens in the use of language. Not only this
oscillation punctuates his writing, but it eventually leads to the aesthetics of copia. The
poems imperfect call constantly reviews and self-reviews to try to be complete.

Pour citer cet article :
Marianne Froye, « André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation », dans
Interférences littéraires, nouvelle série, n° 4, « Indicible et littérarité », s. dir. Lauriane
Sable, mai 2010, pp. 199-208.
Interférences littéraires, n° 4, mai 2010

                   André Frénaud face aux mots
                         entre misère et sacralisation

Introduction

        Avant d’aborder la problématique qui est au cœur de notre réflexion, quelques
mots de présentation sur l’auteur qui est l’objet de nos recherches. André Frénaud est
un poète français du XXe siècle. Relativement méconnu de nos jours, mais connu et re-
connu en son temps, il compte une dizaine de recueils de poésie à son actif. Son écriture,
difficile à caractériser en quelques mots, se fonde sur la bigarrure esthétique. En effet,
André Frénaud aimait mélanger différents registres. Tour à tour ironique, caustique, ly-
rique ou encore épique, sa poésie repose sur la recherche de l’alliance des contraires à
tous les niveaux. C’est ainsi qu’il convoque la philosophie avec des références à Hegel,
Kierkegaard, Nietzsche ou Heidegger, l’Histoire avec des textes sur la guerre d’Espagne
et sur l’Allemagne. Il écrit des poèmes d’amour dédiés à la femme aimée. Les villes et les
lieux traversés sont également source d’inspiration pour lui. Dans tous ses poèmes quelle
que soit la thématique choisie, deux versants ne cessent de s’opposer sans que jamais l’un
des deux pôles l’emporte sur l’autre. Il maintient sa parole sur un seuil poétique en per-
pétuel tournoiement. Le langage n’échappe pas à cette interrogation obsédante. Ainsi, la
remise en cause du monde et des rapports de l’homme avec le monde passe par un ques-
tionnement sur les pouvoirs de la langue. C’est dans cette perspective que se situe notre
réflexion sur la crise du langage. Son entrée en poésie montre à double titre combien l’in-
dicible est au cœur de son écriture. En effet, Frénaud a commencé à écrire relativement
tard. C’est en 1938, alors âgé de 31 ans qu’il a montré un texte à ses amis Charles Singevin
et Antoine Giacommetti qui lui confirment que c’est un poème, et même un bon poème.
Il s’agissait d’« Épitaphe », poème liminaire des Rois Mages, son premier recueil publié. Si
cette anecdote rappelle combien il lui a été difficile de se reconnaître en tant que poète,
elle souligne également la précarité de sa parole, puisque c’est à la veille de la Seconde
Guerre mondiale qu’elle a éclos. Une double menace semble alors peser sur Frénaud,
la première est inhérente à tout poète et relève de la fragilité de la création, la peur de la
page blanche ; la seconde est liée aux circonstances historiques particulièrement tragiques
durant lesquelles il a commencé à écrire. Marqué comme bon nombre de ses contempo-
rains par les horreurs du conflit – il a été lui-même prisonnier des Allemands au Stalag
du Brandebourg –, André Frénaud se retrouve confronté alors à la difficulté d’écrire.
Deux questions se posent : Que dire ? quand on a vu les horreurs de la guerre, mais aussi
comment le dire lorsqu’on a conscience que les mots sont bien faibles pour signifier la
réalité ? Mais si la crise du langage affecte le poète, toute création serait-elle alors devenue
impossible ? Ne serait-il alors condamné qu’à une parole silencieuse ?
        Cette problématique de la parole et du silence n’est pas spécifique à Frénaud,
mais elle est un problème majeur de la poésie depuis Mallarmé. La particularité de

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Frénaud consiste en une parole oxymorique où le dire du poète tente d’approcher
le silence. Le paradoxe de sa poésie réside à la fois dans la tentation de signifier le
silence par la parole, mais aussi d’utiliser l’outil qu’il refuse, c’est-à-dire la langue
pour le dire. Comment dire l’indicible sans la langue lorsqu’on est poète ? André
Frénaud ne cesse d’osciller entre une célébration de la parole grâce à la force qu’il
reconnaît au langage et le dénigrement de sa création devant son peu de pouvoir
finalement. Si la poésie frénaldienne hésite entre tentation de l’indicible et foi dans
le langage, elle oblige alors son créateur à produire un métadiscours pour contrer
la force envahissante de l’indicible, ce qui finalement renouvelle le discours du
silence.

1. La poésie entre indicible et foi dans le langage

       La parole poétique de Frénaud repose sur un paradoxe que le poète n’essaie
jamais de dépasser, ni de résoudre : celui de dire l’indicible grâce à la langue. Cette
contradiction entre la recherche simultanée de l’élévation d’une parole poétique et du
silence fonde son écriture. Le troisième temps de la dialectique hégélienne, celui du
dépassement de l’opposition des contraires correspond chez Frénaud finalement à la
coexistence des contraires. Or, ce paradoxe se retrouve à différents niveaux dans son
œuvre.

1. 1. Une parole silencieuse
       D’un point de vue microtextuel, une figure de style permet de manifester
par le langage de manière pertinente cette alliance : l’oxymore. En effet, cette der-
nière permet de réunir et de mettre sur le même plan deux antonymes. L’usage ré-
pété de cette figure de style annule l’opposition sémantique entre les termes pour
aboutir au vœu cher du poète : le silence dans la parole. Les exemples sont nom-
breux dans son œuvre, relevons quelques occurrences caractéristiques, comme
dans Les Rois Mages où le silence est devenu « assourdissant »1, ou comme dans
« Énorme figure de la Déesse Raison » où il devient « une violente verve »2. Grâce
à l’oxymore, la parole poétique peut être dans le même temps sonore et tue, pro-
férée et effacée. Cette dernière devient le comble du vide sémantique grâce au
langage. Le but ultime recherché par le poète réside dans un désir de langue ori-
ginelle, qui serait à la fois en deçà et au-delà de la langue. La poésie pourrait alors
devenir une interruption silencieuse de l’inexprimable. De la même façon que le
poète mentionne Janus pour figurer le temps, un parallèle pourrait être envisagé
entre cette figure mythologique et le poète. Il ne s’agit plus pour ce dernier de se
situer sur l’axe horizontal de la chronologie, mais selon un axe vertical, celui de
la représentation de la langue qu’il propose. Il serait ce double visage qui regarde
à la fois vers le haut en espérant atteindre les vapeurs éthérées de la parole pure
et qui est en même temps entraîné inlassablement vers le bas, vers la puissance
mortifère du silence.

     1. André Frénaud, Les Rois Mages, « Naissance », suivi de L’Étape dans la clairière (1977), Paris,
Gallimard, « Poésie », postface de 1987, p. 40.
     2. André Frénaud, Il n’y a pas de Paradis (1962), « Énorme figure de la Déesse Raison », Paris,
Gallimard, « Poésie », préface de Bernard Pingaud de 1967, p. 42.

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       Par ailleurs, la parole silencieuse devient réelle lors de la publication en livre
d’artiste3 de certains de ses poèmes. Pour reprendre l’exemple de l’« Énorme figure
de la Déesse Raison », le poème a tout d’abord été illustré par Raoul Ubac. Or, le
texte est complètement caché par les gravures du peintre. Le lecteur pourrait très
bien feuilleter ce livre sans jamais prendre connaissance de l’œuvre de Frénaud.
C’est l’image d’un texte silencieux caché par un autre langage que nous donnent à
voir les deux artistes. Dans tous les cas, il s’agit pour Frénaud de tenter d’atteindre
l’impossible langagier en poésie : dire le silence et le vide de la parole.

1. 2. L’altération langagière
        Cependant, cette recherche menée inexorablement dans toute son œuvre
n’est pas dénuée d’une certaine fécondité créatrice. En effet, dans sa quête poétique
de l’impossible, Frénaud joue avec la langue pour montrer à la fois son refus de l’im-
puissance du langage et la nécessité du poète d’utiliser ce dernier. À de nombreuses
reprises, André Frénaud altère la langue, comme pour nous montrer à nous lecteurs
son impuissance et pour l’accuser, elle, de ce défaut. C’est ainsi que les assonances,
les allitérations, les paronomases ou encore les polyptotes manifestent cette atti-
tude du poète à l’égard de la langue. Ainsi, dans « Amande double, amère »4, les
« amants » deviennent des « aimants » qui se transforment en « amiante ». L’ajout
et le déplacement de la voyelle « i » au substantif initial « amants » créent un double
jeu graphique et sémantique. En effet, le poète suggère à la fois l’attirance physique
des deux corps, mais il montre également l’ambivalence du sentiment amoureux, à
l’image de l’amiante qui protège des flammes, même de celles de l’amour, mais qui
peut se révéler être un matériau dangereux.
        Les paronomases et les polyptotes manifestent la même recherche poétique.
Il s’agit pour Frénaud de ne jamais abdiquer devant les limites langagières, de tou-
jours tenter de les dépasser à travers l’annulation du sémantisme usuel des termes
pour les parer d’un nouveau sens poétique. Annihiler la diversité des mots traduit
d’une autre façon la recherche d’une unité originelle langagière. C’est ce que mani-
feste également la création de néologismes. Ainsi, dans « Mauvais passé », le terme
« cloche-pied » est trompeur. S’il renvoie effectivement à une façon de marcher – le
contexte nous invite à cette lecture avec la présence des trois jeunes filles –, les subs-
tantifs qui suivent nous encouragent à le considérer également comme un nom et à
envisager alors son acception technique5. Par ailleurs, ces termes en italique appar-
tiennent à des champs lexicaux très variés comme la mer ou la botanique, ils sem-
blent juxtaposés par simple jeu phonique. C’est en ce sens que l’on doit interpréter
le mot « mareil » qui n’est référencé dans aucun dictionnaire. Grâce au contexte et
selon une certaine proximité phonique, on peut penser à la « marelle » qui se joue
effectivement à cloche-pied. Quoi qu’il en soit, ces différentes occurrences souli-
gnent combien l’altération langagière dans l’œuvre de Frénaud manifeste à la fois
le désespoir du poète de ne pouvoir dire, de ne pouvoir dépasser l’indicible, mais
     3. Nous reprenons cette expression à Yves Peyré qui désigne de cette façon les livres de
poèmes élaborés conjointement avec des artistes peintres (voir Peinture et poésie. Le dialogue par le livre,
1874-2000, Paris, Gallimard, « Livre d’Art », 2001, p. 6).
     4. André Frénaud, La Sainte Face (1968), Paris, Gallimard, « Poésie », édition revue et complétée
en 1985, p. 11.
     5. Selon le Trésor de la Langue Française Informatisé, le « cloche-pied » est un organsin à trois brins
de soie. Voir http://atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=4077695310;.#

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André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation

aussi ses tentatives répétées de transgresser ces limites, tentatives qui se révèlent
finalement fructueuses, puisqu’elles permettent la création de nouveaux mots et de
nouveaux poèmes.

1. 3. Sacralisation et pauvre fête
       Les rapports ambigus et contradictoires de Frénaud au langage atteignent leur
paroxysme dans deux textes essentiels pour comprendre la portée poétique de ce
questionnement dans son œuvre. Il s’agit tout d’abord du poème « Haineusement,
mon amour la poésie » et de « L’avant propos pour Excrétions, misère et facéties »6.
En effet, si le titre du poème reflète parfaitement l’attitude du poète quant à sa créa-
tion, dans le texte qui suit, Frénaud allie successivement tous les contraires. Or, en
filigrane, le comparé à tous ces vers anaphoriques en « comme » est effectivement
la poésie qui est simultanément célébrée et détestée, aimée et haïe. Lorsque Frénaud
procède de la sorte, c’est bien de ses rapports au langage dont il est question comme
le confirme son avant-propos. En effet, dans ce texte en prose, il reconnaît à la poé-
sie la valeur de « parole sacrée » quand le poète métaphysicien utilise son « langage
inspiré », mais dans le même temps, il l’accuse de mystification. La poésie fait croire
à son créateur qu’elle pourra le délivrer de son malheur de finitude ; or, il n’en est
rien. Dire l’indicible revient à tenter d’effacer la condition tragique de l’homme et
est voué au même échec que cette perspective existentielle.

2. Construire un métadiscours pour contrer l’indicible

        Cependant, si dans ces premiers poèmes, Frénaud tente de parvenir à allier
des contraires, la suite de son œuvre montre que cette quête est inlassable et qu’elle
ne cessera de le hanter. Or, comment vaincre l’indicible tout en utilisant le langage ?
puisque c’est bien en ces termes que se pose le problème pour Frénaud. Continuer
à utiliser le langage pour dire son incapacité à dire, n’est-ce pas finalement avouer
implicitement la force de cet outil ? C’est ce que semblent confirmer d’une autre
façon les métadiscours que l’on retrouve à tous les niveaux de son œuvre.

2. 1. Élucider, aller contre ce qu’on ne peut pas dire :
le commentaire au secours du poème
       Si Frénaud ne compte pas parmi ses œuvres de romans ou de pièces de
théâtre, sa bibliographie ne se limite cependant pas à son œuvre poétique. Elle
compte également un grand nombre de textes critiques, seuls textes en prose de
Frénaud. Nombre d’entre eux concernent des amis artistes qu’ils soient peintres ou
poètes, mais d’autres tout aussi nombreux se rapportent à sa poésie et à des textes
de Frénaud en particulier. En effet, le commentaire semble alors venir au secours
de la parole poétique défectueuse ou incomplète. Le métadiscours suppléerait alors
le poème. S’il est trop long de dresser ici de manière exhaustive la liste complète des
      6. Il s’agit d’un texte en prose écrit par Frénaud pour accompagner la publication d’un en-
semble de poème de La Sainte Face rassemblés sous le titre « Excrétions, misère et facéties ». Texte
inédit que l’on trouve dans le fonds Frénaud déposé à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet sous
la cote personnelle de Frénaud β113 à 117.

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commentaires, on peut simplement souligner combien cette pratique est récurrente
chez Frénaud. La rédaction de ces différents commentaires est par ailleurs plus ou
moins achevée. De plus, ils peuvent porter parfois sur un seul texte, parfois sur
la totalité d’une section de recueil ou sur l’ensemble de recueil lorsqu’il s’agit de
postfaces qui sont bien souvent détournées de leur fonction initiale. C’est ainsi
qu’on retrouve à la fin de Notre Inhabileté fatale7, les explications du « Conquérant »
et du « Petit vieux adhère au P.C. », deux poèmes relativement courts des Rois
Mages. En revanche, d’autres critiques portent comme on l’a vu avec « Avant-
propos à Excrétions, misère et facéties » sur un ensemble de poèmes. Les longs
poèmes n’échappent pas à cette règle, bon nombre d’entre eux ont fait l’objet de
commentaires, comme L’Étape dans la clairière ou Pour une plus haute flamme par le
défi. La nature de ces commentaires est également variable, elle consiste soit en
une explication de texte telle que l’on peut en faire avec nos étudiants, soit en
une analyse plus générale et une réflexion plus globale sur la création poétique.
Dans tous les cas, il s’agit d’essayer de dire ce que le poème n’a pas su exprimer.
L’exemple le plus probant de cette façon de procéder reste les Gloses à la Sorcière.
En effet, ce livre publié de façon posthume correspond à l’explication du plus
long poème de Frénaud : La Sorcière de Rome. Ce texte est composé de quinze
mouvements, nombre des différentes sections des gloses. Dans ce texte cri-
tique, Frénaud procède à l’explication mouvement par mouvement de son ample
poème. Si les premières notations sont relativement brèves et correspondent à
une analyse de détails, comme l’occurrence du verbe renaître à l’imparfait dans le
second mouvement, on se rend compte à la lecture de la totalité de l’ouvrage que
plus l’auteur avance dans sa lecture personnelle et exégétique de sa propre œuvre,
plus le commentaire s’amplifie et s’accroît. Il semblerait qu’en passant par une
autre forme d’écriture, la prose au lieu de la poésie, Frénaud change de langue.
Or, encore une fois, c’est à travers le langage que Frénaud tente de contrer l’indi-
cible. Loin d’être stérile, cette crise du langage génère au contraire une profusion
de nouveaux textes. Le commentaire apparaît alors comme un autre versant du
poème dont il pallierait les vides.

2.2 Le poème comme autocommentaire
        L’écriture poétique qui engendre l’écriture critique montre une certaine cir-
cularité infinie. Cette spirale pernicieuse semble parvenir à son comble lorsque le
commentaire est immédiatement intégré au poème même. Dans ses commentaires,
Frénaud usait de formules qui mettaient à distance ses propres textes ; au lieu d’uti-
liser la première personne du singulier, il utilisait systématiquement le terme « le
poète » comme s’il n’était pas lui-même l’auteur du texte qu’il était en train de
commenter. Dans certains textes poétiques, comme a pu le souligner Jean-Yves De-
breuille, « le poème s’écrivant se commente et se critique en train de s’écrire »8. Les
poèmes deviennent alors de véritables arts poétiques qui comportent les signes de
leur construction et de leur explication. Le poème est à la fois l’œuvre et son com-
mentaire et il met en relief sa double dimension. Ainsi, des poèmes comme « Les

     7. Texte d’entretiens entre André Frénaud et Bernard Pingaud. Notre Inhabileté fatale, avec
Bernard Pingaud, Paris, Gallimard, 1979.
     8. Voir Jean-Yves Debreuille, « Une modernité paradoxale », dans Pour André Frénaud, s. dir.
François Boddaert, Paris / Cognac, Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 1993, p. 126.

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paroles du poème », « Machine inutile »9 ou « Le château et la quête du poème »10
fonctionnent sur ce principe. En effet, « Les paroles du poème » correspond à l’écri-
ture du poiein en train de se faire. Si la première strophe rappelle les circonstances
favorables à la venue du poème, la seconde strophe dresse l’inventaire antagoniste
de tout ce à quoi doit correspondre le poème. Par ailleurs, le titre et le dernier vers
du poème réalisent la définition oxymorique de la poésie de Frénaud : le silence et
le bruit. C’est une parole close et silencieuse que nous livre le poème par la voix du
poète. Ainsi, tenter de sortir victorieux de ce combat contre le langage passe non
seulement par ce que le poète remet en cause, mais génère une double parole. La
tentative de dépassement de la contradiction initiale engendre la tentation de la copia.

3. Le « nouveau discours du silence »

       Loin d’être paralysante et d’empêcher toute création, la crise du langage à
laquelle se retrouve confronté André Frénaud, comme tant d’autres de ses contem-
porains produit finalement de nombreux textes. Dire que l’on ne peut plus rien dire
et l’expliquer serait le fondement même de la littérarité de son œuvre.

3.1 La fécondité du vide
       C’est dans cette mesure que l’on peut définir le vide comme fécond chez
Frénaud. En effet, la menace du rien contamine l’ensemble de sa poésie et va bien
au-delà de la remise en cause du langage. L’un des motifs récurrents dans l’œuvre de
Frénaud pour symboliser cette contradiction correspond au désert. Ce lieu du vide
et de l’infertilité signifie dans la poésie de Frénaud la fécondité poétique. Il faudrait
en cela le rapprocher de sa symbolique biblique, puisqu’il est à la fois lieu maudit
en raison de la désolation de sa végétation et de son hostilité, mais il peut prendre
un aspect positif lorsqu’il devient un lieu de méditation et de refuge. Si sa portée
dans sa poésie évolue avec le temps, cependant une constante demeure celle de la
purification par le vide, comme dans les poèmes écrits durant la Seconde Guerre
mondiale. En effet, dans la section « Revenu du désert », le poète semble renaître de
ses cendres, il semble revenir à la vie parce qu’il est enfin devenu poète, il est né à
la poésie. Par la suite, le désert est associé à la femme aimée comme dans Il n’y a pas
de paradis où la rencontre des deux amants équivaut à la réunion de deux déserts. Ce
dernier rend propice la rêverie poétique et laisse libre cours à l’inventivité du poète.
Il apparaît comme la possibilité de remplir un vide grâce à la parole poétique. Élire
ce lieu comme celui de la création poétique confirme la spécularité de cette dernière.
C’est également en ce sens qu’il faut interpréter les nombreuses ruines qui parsè-
ment l’œuvre de Frénaud. En effet, en écrivant à partir de lieu ou d’édifices détruits,
le poète élabore une poétique de la destruction constructive.

3.2 Dénoncer la poésie en poésie : une nouvelle poétique
      Pour faire preuve de la même circularité que Frénaud dans son œuvre, rap-
pelons-nous les quelques mots de présentation que nous avons utilisés pour carac-
    9. André Frénaud, Il n’y a pas de Paradis, op. cit., p. 85.
    10. Ibid., pp. 233-234.

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tériser son écriture. Nous disions que son œuvre mélangeait les registres. Or, cette
esthétique de la bigarrure trouve toute sa cohérence si on l’envisage d’une manière
plus large et en relation avec le langage. Il s’agit dans tous les cas pour Frénaud de
passer par ce qu’il refuse pour tenter de parvenir à ce qu’il espère. C’est donc sur un
paradoxe créateur que se fonde son esthétique. Dénoncer la poésie et dire le silence
sont les formes de révolte qui créent chez Frénaud une nouvelle poésie.

Conclusion

       En somme, si Frénaud a remis en cause le langage comme bon nombre d’au-
teurs, il ne l’a pas fait de manière univoque. Partagé entre la confiance qu’il était
obligé de lui donner et son désespoir devant cette « pauvre fête » qu’est finalement
le poème, Frénaud donne à entendre, à lire et à voir une parole prolifique. Loin de
tout figement, son œuvre est en perpétuel mouvement tant du point de vue de la
création que de celui de l’interprétation.

                                                                    Marianne Froye
                                                     Université de Cergy-Pontoise

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André Frénaud face aux mots : entre misère et sacralisation

                                             Annexes

      Poèmes des Rois Mages
      Épitaphe11
      Quand je remettrai mon ardoise au néant
      un de ces prochains jours,
      il ne me ricanera pas à la gueule.
      Mes chiffres ne sont pas faux,
      ils font un zéro pur.
      Viens mon fils, dira-t-il de ses dents froides,
      dans le sein dont tu es digne.
      Je m’étendrai dans sa douceur.

      Mai - septembre 1938

  Poèmes de La Sainte Face
        haineusement

      mon amour, la poésie12
      Comme un serpent remonte les rivières,
      comme une épée qui tombe, reparaît sans mot dire,
      comme une grosse femme qui bout,
      comme une paire de haricots débouche
      par-dessus la terre ratissée,
      comme sur un mur qu’éboule
      l’ardeur de la salamandre, seul feu
      elle traverse étincelante le vide,
      comme le vent travaillé par la nuit,
      obscure comme un ver luisant,
      branchue comme une étoile longuement éteinte
      qui tout à coup reprend la lumière,
      haineusement mon amour, la poésie.

      Amande double, amère13
      Amants mauvais aimants,
      l’amiante de nos deux corps
      nous préservera-t-il toujours
      de la pénétration de la flamme ?

      Mauvais passé14
      À l’orée des bêtes sombres trois filles jouaient,

11.    André Frénaud, Les Rois Mages, op. cit., p. 15.
12.    Id., La Sainte Face, op. cit., p. 9.
13.    Ibid., p. 11.
14.    Ibid., p. 19.

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         rêvaient, sautaient. Cloche-pied, mareil, aconit, artimon, maladière… La poule cou-
         vait les douves. Les vers luisants riaient sur les peupliers. Les langues des ser-
         pents irriguaient çà et là parmi les pierres.

         – Venez avec moi, enfants de Marie et de ce paquet de saisons au pied de la fo-
         rêt. Les osiers sont plus loin dans l’eau en jachère, au milieu de l’étang de tuiles
         vernissées. Loin des aubépines bavardes et des graminées, jeunes barbes de la
         margelle où vos mères vous apeurent, il se penchera vers vous un monsieur
         si beau qu’il vous embrassera quand nous serons arrivés au tournant derrière
         lequel il ne fait plus jamais noir…

         – Venez avec moi, enfants de Marie et d’Hélène…

         – Venez donc seulement avec moi, enfants de putain.

         Poèmes de Depuis toujours déjà

         Les paroles du poème15
         Si mince l’anfractuosité d’où sortait la voix,
         si exténuant l’édifice entrevu,
         si brûlants sont les monstres, terrible l’harmonie,
         si lointain le parcours, si aiguë la blessure
         et si gardée la nuit.

         Il faudrait qu’elles fussent justes et ambiguës,
         jamais rencontrées, évidentes, reconnues,
         sorties du ventre, retenues, sorties,
         serrées comme des grains dans la bouche d’un rat,
         serrées, ordonnées comme les grains dans l’épi,
         secrètes comme est l’ordre
         que font luire ensemble les arbres du paradis,
         les paroles du poème.

         Janvier 1962

     15. Id., La Sorcière de Rome, suivi de Depuis toujours déjà (1970), Paris, Gallimard, « Poésie »,
1984, p. 199.

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