Naufrage du Costa Concordia et gestion de crise
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TRIBUNE n° 513 Naufrage du Costa Concordia et gestion de crise : quels enseignements pour la France ? Christophe Guillemette Capitaine de frégate. Actuellement stagiaire de la 21e promotion de l’École de Guerre (« Ceux de 14 »). Note préliminaire : Cette réflexion a été publiée sous une forme voisine par le journal Le Marin en février 2014. A u sein de l’Organisation maritime internationale (OMI) la France participe à la manœuvre pour réduire, encore et toujours, la probabilité de surve- nance d’un naufrage de grande ampleur. Dans le même temps, elle fait évoluer sa propre réponse pour, le cas échéant, faire face à ce type d’événement. Le naufrage dramatique du Costa Concordia démontre notamment que des amé- liorations en matière de gestion de crise restent nécessaires à bord des navires sinis- trés comme dans la conduite des opérations de sauvetage et de secours. État des lieux, à la lumière des rapports officiels Le 13 janvier 2012 à la passerelle du Costa Concordia, face au risque d’échouement, les conditions de la catastrophe se mettent en place. En choisissant de dévier sa route pour passer près de l’île de Giglio, de nuit, à une vitesse élevée, le capitaine prend un risque amplifié par l’adoption d’une route non conforme à celle initialement planifiée et l’utilisation d’une carte à une échelle inappropriée. Malgré ces éléments et une arrivée du capitaine en passerelle 10 minutes avant l’impact, l’enquête technique réalisée par les autorités italiennes met en avant que la collision aurait pu être évitée. Pourtant, les ordres de barre donnés ne seront pas ceux qu’exigeait la situation. Le navire heurte un haut fond à la vitesse de 15 nœuds, provoquant une brèche de 53 mètres de long sur bâbord. La crise est là. Des tonnes d’eau s’engouffrent dans 4 compartiments provoquant rapidement une gîte à bâbord puis l’envahissement d’un cinquième compartiment. La gîte, qui est passée sur tribord, s’amplifie. Presque dans l’instant, le navire perd ses générateurs électriques et donc sa propulsion. Il dérive alors sous l’effet du vent et du courant pour, in fine, s’échouer à quelques centaines de mètres du port de Giglio. Le générateur de secours montre des dysfonctionnements, l’éclairage est assuré par intermittence. La crise est installée. En quelques minutes, ce navire de croisière qui a à son bord 4 229 personnes dont 3 206 passagers, est passé d’une navigation dans www.defnat.fr - 18 avril 2014 1
des conditions environnementales favorables à la nécessité d’abandonner le navire. Lors de cet accident, 157 personnes sont blessées, 32 périssent et à ce jour 2 sont toujours portées disparues. Le facteur humain, le point faible des grands navires à passagers Dans le cas du Costa Concordia, plusieurs paramètres peuvent expliquer la déficience dans la gestion de crise par le bord. Pour le rapport d’enquête, le comportement du capitaine est le facteur déterminant. Les décisions prises par cet officier, pourtant qualifié et expérimenté, sont très éloignées de celles prévues en pareil cas. Ni les procédures définies par le système de management de la sécurité de la compagnie, ni certaines règles imposées dans une telle situation par les conventions internationales, n’ont été respectées. L’exemple le plus significatif, et désormais le plus connu, est l’abandon du navire par le capitaine alors que plu- sieurs centaines de personnes sont encore à bord. La liste de décisions manifeste- ment inappropriées présentée dans ce rapport est longue. Pour tenter de comprendre et d’expliquer les mauvaises décisions prises en situation de crise, les études et les retours d’expériences de nombreux accidents mettent en avant différentes explications comportementales. Tout d’abord, dans le cas du Costa Concordia, il semble y avoir un refus manifeste d’accepter la gravité de la situation. Les conséquences directes relevées sont la non-information du Maritime Rescue Coordination Center ou encore le déclenchement de l’alarme générale 32 longues minutes après que le capitaine a eu connaissance des graves élé- ments engageant la stabilité et la capacité du navire à se maintenir à flot. Ce refus peut être dû à une erreur de représentation pour laquelle, face à l’énormité d’un événement et de ses conséquences, le mental se protège en réinterprétant une réa- lité insupportable. Une autre possibilité est l’effet « tunnel », qui consiste à ne prendre en compte que l’objectif que l’on s’est fixé (dans le cas présent, passer très près de la côte) en rejetant tout ce qui s’y oppose. On rencontre également une grande difficulté à passer en un instant d’une situation normale (une navigation par mer calme, entouré d’invités en passerelle) à celle de stress intense (un choc violent, du bruit, une prise de gîte rapide, le navire dans le noir, des alarmes visuelles et sonores qui se déclenchent instantanément…). De plus, le refus plus ou moins inconscient de la situation peut être également dû à une pression externe distillée tout au long d’une carrière. Pour un capitaine, déclencher l’évacuation du navire, c’est certes perdre son commandement à la mer et son statut, mais c’est aussi potentiellement être jugé professionnellement par ses pairs et les armateurs, socialement par les médias et la population, juridiquement par les tribunaux civils, voire pénaux. Ceci peut être une explication au déclenchement très tardif de l’alarme générale. Et ce ne sont là que quelques-uns des biais comportementaux que l’on peut relever en pareil cas. 2
TRIBUNE Le navire, un système complexe Le second paramètre qui rend la gestion de la crise difficile est le navire lui- même, système complexe sur le plan humain et technique. Le navire constitue un ensemble non homogène de groupes constitués des passagers (26 nationalités différentes sur le Costa Concordia) et du personnel dédié à divers services comme la restauration, l’animation, le service général (38 natio- nalités dans le cas présent), mais aussi de sous-groupes, comme par exemple l’équi- page de conduite du pont et celui de la machine. Cet ensemble hétérogène se retrouve aussi dans l’assemblage organisationnel des nombreux services qui existent sur un grand paquebot de croisière. La difficulté lors d’une situation de crise sur un grand navire à passager est donc d’assurer un management unique et cohérent en rassemblant ces groupes et ces systèmes si différents malgré une forte interac- tion et une proximité de tous les instants. Cette articulation est d’autant plus dif- ficile à réaliser que les acteurs n’ont pas la même sensibilité vis-à-vis des règles de sécurité à appliquer en cas d’accident. S’agissant des passagers, leur intérêt sur ce sujet est d’autant plus limité que leur attention à l’embarquement n’est pas, et c’est compréhensible, portée sur les dispositions de sauvetage. À cette occasion, ils découvrent un nouvel environnement censé leur prodiguer de la détente contre rémunération mais, bien évidemment, pas de les placer en situation d’insécurité. Au sein même des différents groupes travaillant à bord, les niveaux de connaissan- ce en matière de sécurité sont disparates, ceci en raison de multiples facteurs tels que des niveaux hétérogènes de formation à la sécurité, des exercices d’évacuation réalisés la plupart du temps à quai, un personnel nombreux dédié aux services mais qui, en moyenne, sert peu de temps à bord, ou encore une maîtrise imparfaite de la langue de travail du navire. Aussi, même si en application de la réglementation ces navires disposent d’un système de management de la sécurité, dans les faits, face à une crise de gran- de ampleur, la réponse collective coordonnée et réalisée sous la responsabilité du capitaine est une tâche très difficile. Une formation à parfaire À bord des navires, face aux risques, ce sont les écrans de prévention et de mitigation techniques qui sont largement favorisés. Il en a été ainsi du concept de « retour au port en toute sécurité (SRTP pour Safe Return To Port) » mis en place par l’OMI dès 2010 pour augmenter la résilience des grands navires à passagers. Ces écrans sont, il faut le souligner, essentiellement de nature architecturale. Il en sera vraisemblablement encore ainsi après le retour d’expérience du Costa Concordia, navire construit avant l’application des règles « SRTP ». Certes, les dispositions appelées par ce type de réglementation apportent une incontestable plus-value à la sécurité des navires. Mais dans le cas du Costa Concordia elles 3
n’auraient pas suffi. C’est donc encore une fois le facteur humain qui doit être privilégié, notamment par des formations dédiées. Le monde maritime, même s’il s’y intéresse, est à la peine sur ce sujet. Même si pour certains navires à passagers la formation à la gestion de crise est rendue obligatoire par la Convention STCW (Standards of Training, Certification and Watchkeeping for seafarers), les rares nau- frages et événements de mer significatifs sur ce type de navire nous démontrent son incontestable perfectibilité. Mais modifier une convention internationale, même a minima, n’est pas chose aisée car au-delà du consensus à trouver, certaines évo- lutions sont susceptibles d’écarter des États pour des raisons de savoir-faire ou de compétitivité. Au regard du nombre important de grands navires à passagers qui navi- guent dans ses zones de sauvetage, la France doit porter ce sujet au sein de l’OMI. Elle peut pour cela s’appuyer sur des secteurs d’activités publics et privés, ainsi que sur des universités qui ont développé des formations à la gestion de crise robustes voire, dans certains cas, éprouvées. Mais lors d’un naufrage de grande ampleur le navire et son armateur ne sont pas seuls : une gestion de crise est également menée par les autorités chargées du sauvetage et du secours. Rechercher un continuum de sécurité entre la mer et la terre Un naufrage peut ne pas être une crise exclusivement maritime et l’accident du Costa Concordia en est un parfait exemple. Ce type d’événement, comme les pollutions maritimes, touche également la terre de façon significative. La réponse terrestre se fait certes sur le littoral avec en priorité la prise en charge de milliers de personnes débarquées, mais des moyens terrestres peuvent également être engagés en mer. Dans le cas du Costa Concordia, ce sont les pompiers, aidés par les garde-côtes, qui ont eu pour mission de mener les investigations à bord du navire. Seules leurs équipes spécialisées dans les inter- ventions en milieux périlleux, en désincarcération et, pour la partie immergée, en plongée en surface non libre (SNL) et en eaux polluées étaient en mesure d’inter- venir dans ces conditions. Il faut en effet se représenter un navire dans le noir, incli- né à 80 degrés, des ouvertures bloquées par des meubles, des coursives devenues des puits, de nombreux objets en suspension dans l’eau et, après plusieurs jours, des matières organiques qui se décomposent. L’activité subaquatique a nécessité l’intervention de 93 plongeurs qui ont réalisé pas moins de 391 plongées, totali- sant 300 heures en 4 semaines. En France, dans des conditions environnementales semblables, pour mener une opération subaquatique de cette envergure il serait vraisemblablement nécessaire d’engager des plongeurs qualifiés « SNL » de diffé- rentes entités maritimes, mais aussi terrestres. Cet exemple des plongeurs montre clairement que c’est la perméabilité et la coordination entre les différentes entités impliquées qui constitue la clé de la réussite d’une opération de sauvetage de grande ampleur. Cette perméabilité entre les moyens maritimes et terrestres est 4
TRIBUNE d’autant plus importante à rechercher qu’elle s’inscrit dans l’approche « Safe Return To Port » précédemment mentionnée. Cette approche, qui doit optimiser la résilience des navires à passagers, a pour objectif, en cas d’avarie ou de sinistre majeur, leur rapide mise en sécurité dans les ports et donc, in fine, leur prise en charge par les moyens de secours terrestres. À cet effet, le Secrétaire général de la mer a diffusé en mai 2013 une instruction relative à l’établissement des dispositions spécifiques dédiées aux sau- vetages maritimes de grande ampleur. Ces dispositions prennent place dans l’Organisation de la réponse de la sécurité civile, plus largement connue sous l’acronyme Orsec. Ce texte fixe un cadre pour planifier au niveau zonal et dépar- temental des réponses opérationnelles en cas de naufrage d’envergure. Son objectif est d’organiser et de coordonner, bref, de définir le « qui fait quoi ? » et à « quel moment ? ». Cette instruction tient évidemment compte des responsabilités confiées réglementairement aux différents acteurs. Et, sur ce point, l’organisation française a une particularité. A contrario de l’opération de sauvetage du Costa Concordia qui a été menée sous une direction unique, l’actuel partage des responsabilités, en France, imposerait deux directeurs des opérations de secours. Le Préfet maritime assurerait cette fonction en mer, plus exactement jusqu’à la limite des eaux, et le Préfet de département à terre. Il y aurait donc une double direction impliquant une parfaite coordination au sein d’espaces distincts ayant chacun leur réglementation distincte, leurs organes de conduite des opérations et de gestion de crise distincts, et leurs vocabulaires distincts. Et alors même que le Préfet maritime et le Préfet de département sont conjointement sous l’autorité du Premier ministre, un manque de cohérence est possible à l’intersec- tion de leurs organisations respectives, au regard des différences que nous venons d’évoquer et au-delà des bonnes volontés. Dans la gestion des crises, les intersections, c'est-à-dire les espaces où les parties de deux organisations entrent en contact, sont de réels points de faiblesse. Ce point a d’ailleurs été relevé par le passé, notamment lors du naufrage de l’Erika. Ceci a conduit à donner par décret le pouvoir au Préfet maritime d’enjoindre une autorité portuaire à accueillir un navire en difficulté alors même qu’un port n’est pas placé dans sa zone de responsabilité mais dans celle de l’autorité départemen- tale. Aussi, en lieu et place de deux organes de direction juxtaposés, il semblerait préférable de favoriser l’émergence réglementaire et opérationnelle d’une direction unique afin de rendre plus robuste la gestion de la crise par l’État. Cette direction pourrait être attribuée à l’autorité maritime ou terrestre en fonction du centre de gravité de l’événement. Celui qui n’aurait pas cette direction serait alors en soutien. Mais faire bouger ces lignes prendra du temps et la réponse française nécessite d’être optimisée sans délai pour faire face à la possibilité d’un grand naufrage. C’est pourquoi, sans affecter les actuels périmètres de responsabilité, des rapprochements entre les moyens terrestres et maritimes doivent déjà être engagés. Cela pourrait être réalisé par des formations communes et ambitieuses aux niveaux national et 5
surtout zonal et départemental. Ces formations seraient délivrées aux administra- tions de la Fonction garde-côtes, à la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM), aux moyens des collectivités territoriales et notamment leurs Services départementaux d’incendie et de secours (SDIS), aux personnels des préfectures qui mettent en œuvre les centres opérationnels départementaux et, plus largement, aux services déconcentrés de l’État concernés. Chaque entité, à tous ses niveaux, aurait alors une meilleure connaissance de l’organisation, des contraintes et des possibilités de chacun des deux environnements. Le continuum de la mer vers la terre remplacerait alors l’actuelle juxtaposi- tion d’organisations, modèle certes adapté aux milliers de sauvetages réalisés en mer chaque année mais qui, vraisemblablement, serait à la peine face à un naufrage impliquant des milliers de personnes. Le naufrage du Costa Concordia, comme d’autres accidents, met en exergue le facteur humain comme l’un des points faibles d’un système complexe. Pour les grands navires à passagers il doit être mieux enseigné. Sans cela et malgré les procédures existantes, la gestion des crises à bord de ces navires restera une épreuve subie. Du côté des sauveteurs et des secouristes, c’est également l’homme qui est la clé pour que la réponse soit adaptée à un naufrage de grande ampleur. Il s’agit là de décloisonner les organisations maritimes et terrestres. Ce décloisonnement a déjà commencé pour l’utilisation et l’aménagement du littoral et de la mer avec notamment la création des conseils maritimes de façade. Faisons la même chose au niveau opérationnel pour la gestion des événements maritimes qui ont d’importantes conséquences à terre. Les naufrages des grands navires à passagers sont de ceux-là. Élément de bibliographie Christophe Guillemette : « Sécurité maritime : l’indispensable continuum avec la terre » in Revue Défense Nationale n° 768, mars 2014. 6
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