Ondes maléfiques Sylvain David - L'Inconvénient - Érudit
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Document generated on 12/03/2021 10:46 a.m. L'Inconvénient Ondes maléfiques Sylvain David La société sans douleur Number 67, Winter 2017 URI: https://id.erudit.org/iderudit/85348ac See table of contents Publisher(s) L'Inconvénient ISSN 1492-1197 (print) 2369-2359 (digital) Explore this journal Cite this review David, S. (2017). Review of [Ondes maléfiques]. L'Inconvénient, (67), 54–56. Tous droits réservés © L’inconvénient, 2017 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Séries télé ONDES MALÉFIQUES Sylvain David L es sociétés occidentales contempo- d’un appareil de surveillance de la Drug à soutenir des œuvres caritatives, ce raines semblent engagées dans une Enforcement Administration (DEA), qui lui a longtemps valu le surnom de lutte contre toutes les formes et à l’affût des communications par télé- Robin des bois colombien. L’adulation toutes les sources de douleur. Paradoxa- phone satellite des barons de la drogue. des masses, dont il était lui-même issu, lement, le genre fictionnel qui y prédo- Une piste fournie aux autorités locales a éveillé en lui des ambitions politiques mine est le récit policier ou criminel, au (car les Américains n’ont pas le man- (il se voyait carrément président de la sein duquel les souffrances abondent, dat d’agir directement en sol étranger) république et se proposait d’effacer à que ce soit celles des victimes, de mène à une confrontation sanglante lui seul, avec sa fortune personnelle, leurs proches ou des enquêteurs qui entre les forces policières et des sicarios la dette extérieure du pays), lesquelles affrontent le côté sombre de l’humain. en goguette. S’ensuit un long flashback, ont été rapidement refoulées par les Le rapport au réel de ces histoires de narré par l’un des personnages, qui four- élites locales. En a résulté une série de transgression n’est cependant pas tou- nit des informations contextuelles sur la défis directs au Parlement et à la Cour jours transparent. Dès l’ouverture de distillation de la cocaïne en Amérique suprême, ainsi qu’une campagne de Narcos, un texte cité à l’écran invoque latine et les débuts de son exportation terrorisme civil particulièrement san- le réalisme magique, du fait que seront fort lucrative vers les États-Unis. glante. rapportés des événements « too strange La série recense avec application Vu la démesure de son sujet (pour- to believe ». La série est pourtant consa- tous les acteurs du narcotrafic (pro- tant fondé sur des événements réels), la crée à la vie, amplement documentée, ducteurs, passeurs, revendeurs) et des série, pour mieux asseoir sa crédibilité, du narcotrafiquant colombien Pablo institutions qui s’y opposent (policiers, mélange les emprunts au cinéma d’ac- Escobar. À l’inverse, le début de chaque législateurs, politiciens, diplomates), tion à une approche documentaire. Les épisode de Fargo rappelle que l’intrigue mais son point focal demeure Esco- dialogues se déroulent dans la langue repose sur des faits avérés. Or, l’émission bar lui-même, que l’on suit depuis son d’origine (l’espagnol, avec aussi de l’an- offre plutôt une suite de variations thé- ascension, vers la fin des années 1970, glais), chose inhabituelle pour une pro- matiques et stylistiques sur le film du jusqu’à sa chute, au début des années duction nord-américaine. Les scènes même nom. 1990. L’homme est avant tout un crimi- marquantes sont entrecoupées d’images nel d’envergure. Au moment de son en- d’archives (bulletins de nouvelles, pho- • trée en scène, il aborde un régiment de tos et vidéos personnelles), qui confir- militaires en leur révélant, sur le ton de ment la justesse du casting et des La séquence initiale de Narcos la conversation informelle, la connais- reconstitutions, tout en évitant d’avoir (Brancato, Bernard, Miro ; 2015-) sance intime qu’il a de leur vie privée et à reproduire des scènes à trop grand dé- montre un petit avion à hélices survo- de celle de leurs proches pour ensuite, et ploiement (explosions en milieu urbain, lant, de nuit, la ville de Medellín. Les de manière plus cassante, les mettre face mouvements de troupes). La narration images, superbes, donnent d’emblée à un choix difficile : « plata o plomo » ; est assumée par le personnage d’un le ton de la série : la facture visuelle l’argent (la corruption) ou le plomb (la agent de la DEA – dont l’équivalent n’a rien à envier à celle des blockbusters mort). Mais Escobar se voit aussi, non réel apparaît à plusieurs reprises dans d’action hollywoodiens ; la perspec- sans contradiction, comme un héros les photos d’époque –, ce qui confère tive retenue se veut – à l’instar de The populaire : il consacrait une part non au récit l’apparente authenticité d’un Wire, au sujet similaire – englobante, négligeable de ses milliards à construire témoignage. Le décalage qui demeure panoramique. On apprend qu’il s’agit des logements pour les défavorisés et entre le ton posé dudit commentaire et 54 L’INCONVÉNIENT • no 67, hiver 2016-2017
la violence des images – fictionnelles ou non – présentées au même moment à l’écran crée cependant un certain effet de distanciation, si ce n’est de cynisme. De manière générale, Narcos n’est pas sans rappeler le diptyque cinémato- graphique consacré à Mesrine (Richet) ou la minisérie sur Carlos (Assayas). D’une part, parce qu’on y retrouve un frisé moustachu et bedonnant, capable des pires horreurs, qui éveille néan- moins l’empathie du spectateur ; de l’autre, par le cumul des genres (polar, action, drame historique, commentaire social) que l’on y observe ; enfin, par la confusion savamment entretenue par l’on devine habituelle dans ce couple. Le bien évidemment l’univers des frères les personnages principaux entre grand personnage, du nom de Lester Nygaard, Coen (crédités comme producteurs exé- banditisme et (supposée) justice sociale. subit ces brimades avec patience et rési- cutifs), dont le film éponyme de 1996 Loin de la fantaisie d’un Gabriel Gar- gnation. Un peu plus loin dans l’épisode, a inspiré la série. Il ne s’agit pas d’une cía Márquez, comme le suggère la réfé- il croise par hasard le mystérieux acci- transposition ou d’une adaptation : plu- rence au réalisme magique (une autre denté, un certain Lorne Malvo ; cette tôt d’un savant palimpseste aux stratifi- exportation colombienne prolifique de rencontre court-circuitera sa vision du cations multiples. L’action n’a plus lieu l’époque), la série constitue un exemple monde et déclenchera une série de mé- en 1987, mais en 2006 ; le vendeur d’au- éclatant de la magie du réalisme, c’est- saventures aux répercussions diverses. tomobiles frustré de l’original trouve un à-dire de l’illusion référentielle pre- La série décrit le déséquilibre que frère de misère en Lester, un courtier en nante, captivante, qui survient lorsque cause l’intrusion d’éléments hors-la- assurances tout aussi insatisfait ; la poli- certains codes narratifs sont habilement loi dans une petite ville du Minnesota, cière de bonne volonté a une contrepar- manipulés. En ce sens, le binge watching où évoluent une panoplie de policiers tie également brillante et déterminée ; auquel ce type de production invite n’est à la compétence variable, des bandits le duo de ravisseurs maladroits renaît pas étranger à l’accoutumance induite pas toujours à la hauteur et de simples dans un tandem de tueurs dysfonction- par les stupéfiants vendus par son héros citoyens (dont une veuve joyeuse et des nels ; etc. Certains éléments formels excessif. La saison 2 surpasse d’ailleurs orphelins particulièrement simples d’es- réapparaissent aussi sous une autre la première (déjà fort réussie) en inté- prit). Son vrai centre d’intérêt demeure forme ou dans un nouveau contexte : le rêt et en qualité grâce à la focalisation toutefois la figure de Malvo, improbable thème musical, doté d’une orchestration plus soutenue – et moins orientée par trickster nietzschéen qui chamboule plus riche ; une scène à la sortie d’un une narration extérieure – sur Escobar l’existence de tous ceux qui ont le mal- stationnement commercial ; une valise lui-même. heur de croiser son chemin. L’individu enfouie dans un banc de neige ; l’omni- incarne la transgression et le désordre, présence de la ville de Fargo, pourtant • tel qu’il le proclame à Lester dans une secondaire sur le plan de l’action ; etc. tirade révélatrice : « Your problem is Le ton général de la série s’avère nette- Les premières images de Fargo you’ve spent your whole life thinking there ment plus sombre du fait de la présence (Hawley ; 2014-) sont elles aussi noc- are rules. There aren’t. » Cette absence de Malvo, figure purement maléfique turnes. Une voiture solitaire file à vive de balises morales ou éthiques l’amène qui n’a pas d’équivalent direct dans allure sur une route rurale enneigée ; à s’ériger en justicier – de manière le film. On passe de l’insuffisance à la ses feux arrière projettent un halo rouge souvent très violente – afin de redresser méchanceté, de l’inaptitude à la cruauté. sang sur la blancheur environnante. Le des torts qui, estime-t-il, ont été infligés Si Narcos applique avec maestria conducteur, dont le visage barbu se dis- à lui-même ou à d’autres. Le person- des codes narratifs archiconnus, Fargo, tingue à peine dans la pénombre, paraît nage manifeste à cet égard un acharne- là encore dans l’esprit des frères Coen, tendu et menaçant. Un chevreuil per- ment singulier à semer le chaos, lequel, s’applique à subvertir les mécanismes du cute soudain le pare-brise ; le véhicule par son amplitude et son exhaustivité récit. Les rebondissements inattendus et dérape et aboutit dans un fossé. Un (du meurtre commis de sang-froid au les références au second degré abondent, homme à moitié nu émerge du coffre et fait d’encourager un adolescent à uriner sans pour autant nuire à l’intérêt suscité s’enfuit dans la nuit… La scène suivante dans le réservoir d’essence du véhicule par les personnages ou par l’intrigue. La montre un quadragénaire tout ce qu’il de sa patronne acariâtre), crée une im- série se distingue en outre – à l’instar y a de plus ordinaire qui se fait rabais- pression de comique et d’absurde. de la production québécoise Série noire ser par son épouse, une dynamique que Cette ironie intrinsèque rappelle – par son décor constamment enneigé, L’INCONVÉNIENT • no 67, hiver 2016-2017 55
constat en reprenant le schéma clas- sique de l’hybris et de la décadence, où le sang appelle le sang et où le pouvoir, pour se maintenir et s’accroître, stimule la brutalité et la paranoïa. Considéré dans cette optique, le personnage de Pablo Escobar apparaît – toutes pro- portions gardées – comme une sorte de Caligula contemporain, ce qui contri- chose plutôt rare au petit écran, vu les et les conséquences qu’elles engendrent, bue bien évidemment à la puissance et coûts de production que cela suppose. sans pour autant avoir à se sentir direc- à la portée symbolique du récit. Fargo, Une scène de poursuite dans le bliz- tement concerné par les enjeux en pré- à l’inverse, déconstruit sciemment les zard, qui survient au sixième épisode, sence. codes narratifs de la vengeance, en est d’ailleurs particulièrement réussie Les deux séries n’en tirent pas jouant par exemple avec les tropes de dans son utilisation du néant poudreux. moins leur force de la possibilité de la colère divine, ainsi qu’en témoigne Il est à noter que la deuxième saison ne lectures multiples, parfois contradic- un intertexte biblique récurrent. L’idée prolonge pas le récit en cours, mais sai- toires. Les trajectoires de Pablo Esco- même de destin – à l’instar des autres sit le prétexte d’événements vaguement bar, d’une part, et de Lester Nygaard et « règles » existentielles dénoncées par évoqués par un personnage secondaire Lorne Malvo, de l’autre, peuvent être Malvo – se voit, du coup, évacuée. pour effectuer un retour en 1978, tout interprétées à la lumière d’une volonté Ces rapports décalés avec le genre en maintenant le principe des renvois à nécessaire, purificatrice, de laver un antique de la tragédie suggèrent une la fois au film et aux épisodes antérieurs. affront. Le téléspectateur ressent para- commune tentative de transcender, Un savant jeu d’intertextualité se dé- doxalement une certaine empathie par le biais du récit et des représen- ploie ainsi, lequel en vient à constituer pour le narcobaron qui se fait rejeter tations, ce que l’on pourrait appeler la le véritable fil conducteur du triptyque. publiquement par l’élite de son pays, douleur fondamentale de l’existence. qu’il prétendait rejoindre – lui, fils de Narcos impute implicitement la souf- • pauvres – dans l’arène politique. Il en france à la démesure ou à l’insatisfac- vient également à compatir au malaise tion, en faisant preuve (du point de En dépit de factures résolument du vendeur d’assurances méprisé par vue du téléspectateur) d’un certain dissemblables, Narcos et Fargo se re- tout le monde, y compris par sa propre stoïcisme. Fargo, pour sa part, amplifie joignent par leur dimension moraliste. famille, et à partager son ressentiment à outrance les tourments des person- Les deux séries offrent une apparente croissant. Il peut même aller jusqu’à nages, pour mieux ensuite les mettre à mise en garde contre tout pacte avec le comprendre la droiture ambiguë qui distance par le rire – si malaisé soit-il Mal. La Colombie des années 1980 se pousse un criminel comme Malvo à se –, en adoptant une approche davantage voit plongée dans une grave crise struc- poser en improbable redresseur de torts. « romanesque », si ce n’est carnavalesque. turelle lorsque la majorité des forces Vues ainsi, Narcos et Fargo revêtent une On a souvent dit de la télévision qu’elle policières se trouve à la solde du cartel tonalité dostoïevskienne et rappellent contribuait à désensibiliser la popula- de Medellín, tandis que le gouverne- par leurs excès la part d’animosité et de tion, qu’elle aurait pour effet de l’endur- ment n’ose pas sévir ouvertement (en frustration qui couve en chacun. La fic- cir avec le flot d’horreurs qu’elle charrie autorisant, par exemple, l’extradition tion touche alors à l’intimité refoulée de quotidiennement dans les bulletins de des narcotrafiquants aux États-Unis) l’individu ordinaire, aux pulsions ina- nouvelles et autres émissions à caractère par crainte de représailles contre les vouées du public. Nous ne sommes pas sensationnaliste. Des téléséries comme élus (attentats) ou la population locale loin de l’antihéros humilié et offensé de Narcos ou Fargo répondent à cette anal- (terrorisme). De même, la vie de Lester Breaking Bad, qui se découvre une so- gésie involontaire par l’excès, comme si, est minée à la suite de son échange avec lide volonté de puissance alors qu’il n’a en une époque qui refuse obstinément le Malvo, un crime (qu’il soit en pensée plus rien à perdre. mal-être, seul un pathos exacerbé (attri- ou en acte) ne venant jamais seul. Dans Le cinéaste Jean-Pierre Melville bué à l’Autre) ou caricaturé (désamorcé l’un comme dans l’autre cas, une solu- considérait que « le monde des hors-la- par l’ironie) était encore tolérable. Il tion de pis-aller imposée par l’impuis- loi est le dernier bastion où s’affrontent en résulte un tragique en filigrane ; un sance mène à une forme de corruption les forces du bien et celles du mal. C’est ersatz de catharsis qui, étonnamment, essentielle. Le téléspectateur est convié le refuge de la tragédie moderne ». Nar- perdure sous les apparences du divertis- à observer ces situations problématiques cos reconduit emblématiquement un tel sement. g 56 L’INCONVÉNIENT • no 67, hiver 2016-2017
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