Poésie raisonnée, raison poétique: comprendre le génie de Buffon au regard de Jean Starobinski

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Poésie raisonnée, raison poétique: comprendre le génie
   de Buffon au regard de Jean Starobinski

   Hanna Roman

   MLN, Volume 128, Number 4, September 2013 (French Issue), pp. 828-838
   (Article)

   Published by Johns Hopkins University Press
   DOI: https://doi.org/10.1353/mln.2013.0063

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       https://muse.jhu.edu/article/534102

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Poésie raisonnée, raison poétique:
  comprendre le génie de Buffon au
     regard de Jean Starobinski
                                      ❦

                           Hanna Roman

Dans ses réflexions sur le rôle du langage dans l’œuvre du grand
naturaliste de l’époque des Lumières, le comte de Buffon, Jean Sta-
robinski souligne la question de la rupture apparente entre raison et
poésie, et nous permet de reconsidérer celle-ci à travers la définition
contemporaine du langage poétique et sa mise en pratique. Dans
un article paru en 1977, intitulé « Langage poétique et langage
scientifique », Starobinski aborde le sujet qui captivait autant qu’il
troublait beaucoup de philosophes de l’ancien régime : celui de la
perte, après l’expulsion d’Adam et Ève du jardin, et de la récupération
possible d’une langue première et naturelle, c’est-à-dire une forme de
communication dans laquelle les mots refléteront exactement et les
idées et les choses. Au sujet de cette langue paradisiaque, Starobinski
écrit : « [L]a première langue que les hommes ont parlée fut tout
ensemble musique, poésie, science. Au commencement, un même
verbe, enseigné par Dieu ou dicté par la Nature, sut dire les choses,
les sentiments, les lois. [ . . . ] [L]a première langue alliait la pléni-
tude d’un savoir à la plénitude musicale de son pouvoir expressif »
(« Langage poétique » 139). Mais depuis, « la pleine lumière du sens
s’est obscurcie, » et à la place du sens parfait ont apparu des mythes,
des théories de l’origine et de la corruption du langage pur et des
méthodes cherchant comment reconstruire le pont entre l’idée et la
représentation écrite et verbale (139).

     MLN 128 (2013): 828–838 © 2014 by The Johns Hopkins University Press
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   L’argument de Starobinski met en avant surtout la manifestation
de ce problème dans le domaine du savoir naturel au dix-huitième
siècle, où il existait, écrit-il, plus qu’on n’aurait imaginé aujourd’hui,
une « nostalgie des pouvoirs linguistiques perdus », et très souvent une
rigueur philosophique qui exigeait la reproduction exacte de l’ordre
du monde naturel dans des noms, des textes et des tables (140). On
reconnaît un tel travail chez des philosophes comme D’Alembert,
Condillac et Lavoisier. Pour qu’un corps de savoir soit vrai, et pour
que l’on puisse ainsi l’appeler une science, son contenu doit être
parfaitement incarné et articulé dans un système de signes qui trans-
mettent le savoir de manière directe et facile. Ce système prend forme,
Condillac nous apprend, au moyen d’une méthode de comparaison
qui lie observations, perceptions, sensations et souvenirs pour enfin
réduire cette chaîne à un seul principe général, une analogie qui
incarne l’analyse ou l’identité du système (Traité des sensations 126).
Ainsi la méthode et le système, c’est-à-dire son langage, se reflètent.
Selon Condillac, « Toute langue est une méthode analytique et toute
méthode analytique est une langue » (Langue des calculs 1).
   La méthode analytique de Condillac et sa langue analogue expri-
ment ensemble, d’après ce philosophe, la forme la plus pure de la poé-
sie. Cette langue met pourtant en évidence le fait, suivant Starobinski,
que la définition du mot « poésie » au dix-huitième siècle est bien
différente de son sens moderne. Comment, demande-t-il, est-ce que la
langue de Condillac, qui semble préférer l’ordre et la représentation
exacts, pouvait-elle être perçue comme belle, vive et inspirante, voire
sublime ? Comment est-ce que la poésie et la raison pouvaient-elles
cohabiter dans le même espace analytique ? Qu’arrive-t-il aux qualités
créatives et sensuelles de la poésie, lorsqu’on cherche à les « réduire
en quantités, en rapports chiffrables » (« Langage poétique » 141) ?
   En lisant les textes philosophiques du dix-huitième siècle dans la
perspective moderne du classement des savoirs, l’on pourrait prétendre
que le côté lyrique et sensible d’un sujet fut rejeté par une nouvelle
pensée scientifique, qui favorisait des systèmes plus nets et simples. Le
domaine de l’imagination serait donc devenu une question d’esthé-
tique, et quoiqu’agréable, beau et émouvant, serait demeuré toujours
inférieur à la vérité produite par la philosophie et la science. Selon cet
argument, écrit Starobinski, le développement du langage poétique
au dix-huitième siècle peut soit suivre ou imiter « le progrès incessant,
l’apport constant de nouveauté, dont les sciences et les mathématiques
se sont montrées capables », soit choisir « [la] résistance et [l]’opposi-
tion », afin que « l’ordre du cœur se déclare supérieur et irréductible à
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l’ordre de l’esprit » (146). Toujours, d’après ce point de vue, l’époque
des Lumières symbolise le moment de fragmentation entre poésie et
science. À cet égard Starobinski trouve que les études de la philosophie
des Lumières insistent « trop schématiquement [sur] l’image d’un
conflit » et d’un choix obligatoire entre les deux domaines, jusqu’au
point où « l’on oublie que l’opposition conflictuelle n’est pas la seule
manifestation de la vie des idées » (147). « Il est sans nul doute plus
intéressant de chercher à discerner comment certaines redistributions
se sont opérées, et moyennant quels ajustements compensateurs les
hommes se sont accomodés de l’autorité et de l’efficacité croissantes
de la pensée scientifique » (147). En effet, afin d’arriver à la signi-
fication et à l’utilité de la poésie au dix-huitième siècle, Starobinski
soutient que nous ferions mieux d’examiner l’activité intellectuelle
par laquelle un auteur aurait pensé l’observation et la représentation
d’un sujet. Suivant cette voie, nous pourrions commencer à imaginer
une concordance, voire une coexistence indispensable, de la poésie
et du savoir analytique à l’époque des Lumières.
   Cette hypothèse donne l’occasion de relire des œuvres de philo-
sophie naturelle sous la lumière du rapport essentiel entre savoir et
langage. Dans le cadre de cet article, nous aborderons cette question
autour de la notion du « génie » dans l’étude du monde naturel. Au
dix-huitième siècle, le sens de ce terme était loin d’être fixé. Certes,
il impliquait du talent, mais il provoque également toute une suite
de questions et de débats philosophiques, intellectuels, esthétiques
et moraux. D’où vient ce talent ? S’il ne vient pas de Dieu, par où
trouve-t-il son autorité ? Qui peut le posséder et comment ? Serait-il
la caractéristique propre d’un homme de lettres, c’est à dire, l’un des
aspects principaux qui donnent une voix légitime aux philosophes ?
   La rhétorique de l’Histoire naturelle du comte de Buffon fournit
un exemple canonique de cette voix géniale. Cet article examinera,
guidé par les réflexions de Starobinski, les conditions qui rendaient
poétique l’étude de la nature. Car Buffon n’était pas reconnu de son
temps tout simplement comme grand écrivain, membre de l’Académie
française, mais également comme figure intellectuelle importante,
ce qui allait précisément de pair avec son aptitude à manipuler la
langue de manière persuasive et même sublime. Pourquoi dans l’His-
toire naturelle faut-il de la rhétorique et de l’adresse pour observer et
systématiser la nature ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi une
telle étude rigoureuse de la nature était-elle perçue au dix-huitième
siècle comme essentiellement poétique ? Buffon n’était pas le seul
philosophe de son temps à vouloir mettre à l’épreuve le rapport entre
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le savoir naturel et son expression écrite, mais la possibilité d’écart
entre ces deux domaines produisait une division à laquelle Buffon,
en tant qu’auteur et philosophe naturel, s’opposait de manière par-
ticulière, comme une fragmentation qui mettrait en doute son projet
d’histoire naturelle.

Le Génie et la raison poétique
Analysons maintenant comment la lecture de Buffon par Starobinski
nous permet d’observer et d’étudier le processus par lequel le dis-
cours poétique contribue à l’observation et la représentation du
monde naturel. Car, nous allons le voir, l’expression et la rhétorique
de l’œuvre buffonienne forment une partie intégrale de sa pensée
rationnelle. Selon Starobinski, dans le monde naturel Buffon « voit
une confirmation des pouvoirs souverains de la raison. C’est la nature
qui a fait l’homme civilisé et qui l’incite à se civiliser » (« Rousseau
et Buffon » 380). L’homme observe la nature et utilise sa raison
pour trouver l’ordre et l’analogie entre les parties du monde. Mais
en écrivant l’Histoire naturelle, Buffon fait plus que retransmettre cet
ordre à ses lecteurs. Il leur montre, en même temps, la méthode par
laquelle il l’a appris, une méthode qui évolue, se développe et se crée
à travers les volumes du texte. Lire l’Histoire naturelle, c’est non seule-
ment étudier la nature, mais c’est aussi suivre l’histoire de la pensée
du naturaliste et partager son expérience de la manière de raisonner.
L’acte de lire le langage de Buffon permet au lecteur de connaître le
monde naturel aux niveaux à la fois rationnel et sensible. On apprend
à considérer la nature non seulement grâce à l’ordre logique, mais
également grâce à une peinture mouvante et lyrique dont les gestes
ne sont pas ceux du pinceau, mais ceux des mots. Selon Starobinski,
à travers l’expression écrite, la nature redevient vivante dans l’esprit
du lecteur (Diderot dans l’espace des peintres 24).
   Cette aptitude à peindre la nature appartient, nous le découvrons
au cours de l’Histoire naturelle, non pas au naturaliste, mais au génie.
Dans son célèbre essai, le Discours sur le style, prononcé lors de son
entrée à l’Académie française en 1753, Buffon souligne qu’en écrivant
au sujet de l’homme et de la nature, le langage employé non pas par
l’historien ou le naturaliste, mais par l’orateur et le poète, les véritables
auteurs de l’histoire naturelle, doit être sublime :
  Mais le ton de l’orateur ou du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours
  être sublime, parce qu’il est le maître de joindre à la grandeur du sujet
  autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il lui plaît ;
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  et que devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, il doit aussi
  partout employer toute la force et déployer toute l’étendue de son génie.
  (Supplément à l’Histoire naturelle 4 : 12)

De cette manière Buffon lie le travail de l’observateur de la nature à
celui du poète et du génie. Ce dernier incarne une voix, nous allons
le découvrir, qui permet au lecteur d’apercevoir le monde non pas
d’après un ordre analytique, mais comme un tableau vivant, la somme
lyrique de toutes ses parties.
   J’aimerais arrêter brièvement le cours de mon argument pour exa-
miner la signification du terme « génie » au dix-huitième siècle, afin de
mieux comprendre l’opération de cette voix dans un texte d’histoire
naturelle. Un observateur quelconque n’est probablement pas capable,
même après beaucoup d’étude, d’articuler la marche fondamentale
et subtile de la nature, car il lui manque l’intuition et la sensibilité
qui n’appartiennent qu’au génie. Le livre d’histoire naturelle a donc
besoin d’un guide qui dirige sa lecture, et d’une voix qui est à la fois
plongée au sein de la nature et flottante au-dessus. L’édition de 1762
du Dictionnaire de l’Académie française définit le génie comme « [t]alent,
inclination ou disposition naturelle pour quelque chose d’estimable,
& qui appartient à l’esprit » (n.p.), c’est-à-dire une qualité innée
basée sur l’aptitude naturelle. Dans l’article « Génie (Philosophie et
Littérature) » de l’Encyclopédie (écrit, l’on pense, par Jean François de
Saint-Lambert), on lit que ceux qui ont ce talent naturel peuvent être
distingués d’autres membres de la communauté intellectuelle, surtout
les philosophes, à cause de leur manière de penser et de percevoir
le monde. Selon cet article, l’esprit du philosophe « ne s’[accorde]
guère avec la chaleur de l’imagination » du génie (7 : 583). Chez le
philosophe, la nature est organisée et interprétée selon le cours logique
de sa raison. Le génie, par contre, « est frappé de tout, » animé et
« subjugué par l’enthousiasme » (583). Il n’observe pas le monde de
la même manière ordonnée que le fait le philosophe, mais plutôt avec
une énergie qui lui permet d’apercevoir ce que les autres ne peuvent
pas reconnaître. D’après l’article de l’Encyclopédie, le génie « jette sur
la nature des coups-d’œil généraux & perce ses abîmes. Il recueille
dans son sein des germes qui y entrent imperceptiblement, [ . . . ] il
observe rapidement un grand espace, une multitude d’êtres » (583).
   Cependant, dans le cas de Buffon, l’image du génie comme vision-
naire, vivant dans le domaine de l’imagination, ne contredit pas sa
capacité de partager et transmettre du savoir rationnel. À la différence
du philosophe, explique Starobinski, le poète ne peut pas se retirer du
monde. Son travail a lieu au sein de la nature, et ce n’est que plongé
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dans l’activité du monde qu’il arrive à le peindre vraisemblablement
(« Langage poétique » 152). Cette interprétation nous permet de
revenir sur le passage ci-dessus du Discours sur le style : l’historien de
la nature, afin donc de connaître le monde et d’en faire une étude
rigoureuse, doit l’habiter et doit donc être poète. Chez le génie, écrit
Starobinski, il existe un mélange parfait, mais mystérieux, de poésie
et de raison (152). Le génie rassemble deux forces et deux modes
opposés de penser et de s’exprimer ; le tangible et le mécanique
vont de pair avec l’impalpable et la poétique. Les hommes ordinaires
éprouvent la séparation entre raison et imagination, cœur et esprit,
« sous la forme du combat, de l’opposition, du conflit intérieur »
(« La Réaction » 217). Le génie arrive à accorder ces deux sphères
opposées dans un équilibre délicat (220).
   Vers la fin de sa vie, Buffon décrivit le génie comme la voix à qui seul
« il appartient de généraliser les idées particulières, de réunir toutes
les vues en un faisceau de lumière, de se faire de nouveaux aperçus,
[ . . . ] de s’élever enfin assez haut, et de s’étendre assez loin pour
embrasser à la fois tout l’espace qu’il a rempli de sa pensée » (Histoire
naturelle des minéraux 2 : 346). Le génie de Buffon est capable de lire
au niveau de ce que ce naturaliste nomma auparavant « la Nature en
grand » (Histoire naturelle 1 : 66). Il conçoit ainsi le monde comme
une machine énorme, autrement dit comme l’interaction générale
de toutes ses parties particulières. De cette façon le naturaliste réunit
l’esprit philosophique et l’esprit génial dans son discours. D’ailleurs,
l’énergie de son langage sert non seulement à communiquer l’ordre
du monde naturel, mais à reconstruire ce monde comme entité
vivante dans l’esprit du lecteur. Le discours du génie ne transmet pas
uniquement les objets naturels, mais leur force et leur dynamisme
essentiels ; son texte reproduit la nature en forme de mots. Souvent,
comme nous allons maintenant le voir, la poétique géniale fait plus
qu’enseigner et recréer. ! Elle est capable d’inventer, d’aller plus loin
que la nature et de créer à sa place, afin de la rendre encore plus
vivante, belle, et efficace qu’elle ne l’était. L’invention géniale inspire
le lecteur à réaliser cette beauté dans le monde qui l’environne.

Réunir savoir et poésie
Nous pouvons voir comment cette puissance linguistique se développe
dans un passage de l’Histoire naturelle. Étant le génie de l’histoire
naturelle, Buffon a le don de percevoir plus loin que le philosophe.
Avec ses « coups-d’œil généraux », il monte presque au sommet du
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monde, quasiment à la place de Dieu, d’où il raconte le mouvement et
le travail de la nature dans un texte nommé « De la nature, première
vue » (1764). La nature, nous explique-t-il, est soumise au pouvoir
de Dieu. Elle est comme son crayon, qu’il emploie pour dessiner
la grande échelle de rapports qui structure l’univers et enchaîne
causes et effets. La nature inscrit l’histoire de Dieu sur « l’édifice du
monde. » Elle est à la fois l’œuvre de Dieu et son ouvrier immortel :
« un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif [ .
. . ] : le temps, l’espace et la matière sont ses moyens, l’Univers son
objet, le mouvement et la vie son but » (Histoire naturelle 12 : iii). La
nature sculpte temps, espace et matière en « des millions de globes
opaques, [qui] circulans autour des premiers, [ . . . ] composent
l’ordre et l’architecture mouvante » (v–vi).
   De cette façon Buffon découvre la marche invisible du monde
naturel, et rend ensuite cette activité lisible aux yeux des lecteurs.
Pourtant, son discours transmet plus que l’ordre de l’univers. Il com-
munique aussi le dynamisme du monde et l’activité à travers laquelle
il se construit. D’ailleurs, si la nature incarne le langage du monde,
le génie, en traduisant ce langage dans ses propres termes poétiques,
remet à ses lecteurs non seulement son organisation et son fonction-
nement, mais les incite à et les persuade de mettre ce savoir à l’œuvre
et à laisser, comme avait fait la nature, l’empreinte de leur espèce sur
la face du monde. Faisant son travail d’observation et de réflexion,
l’homme existe, nous dit Buffon, « pour seconder la Nature [ . . . ] ;
seul entre tous, capable de connoître et digne d’admirer, Dieu l’a fait
spectateur de l’Univers et témoin de ses merveilles » (xi). La lumière
de Dieu, communiquée par la nature, permet à l’homme d’étudier
le monde. À l’aide de cette lumière, rendue visible par le texte du
génie, l’homme « voit et lit dans le livre du monde » (xi).
   Cependant l’homme fait plus qu’observer, lire et contempler. Dans le
monde autour de lui, soutient Buffon, il « établit entre les êtres vivans
l’ordre, la subordination, l’harmonie ; il embellit la Nature même, il
la cultive, l’étend et la polit » (xi). Car il y a des coins abandonnés de
la nature, sauvages, farouches, inondés des marécages et de mauvaises
herbes. Selon Buffon, il est du devoir de l’être humain de les changer
et des les rendre habitables. D’un ton persuasif, Buffon engage les
hommes à agir, en leur montrant d’abord l’état triste et impuissant
des êtres humains qui ne surent pas « [lire] dans le livre du monde : »
  Nulle route, nulle communication, nul vestige d’intelligence dans ces lieux
  sauvages ; l’homme obligé de suivre les sentiers de la bête farouche, s’il veut
  les parcourir ; contraint de veiller sans cesse pour éviter d’en devenir la
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  proie ; effrayé de leurs rugissemens, saisi du silence même de ces profondes
  solitudes, il rebrousse le chemin et dit : la Nature brute est hideuse et
  mourante ; c’est Moi, Moi seul qui peux la rendre agréable et vivante : desséchons
  ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler, formons-en des
  ruisseaux, des canaux ; employons cet élément actif et dévorant qu’on nous
  avoit caché et que nous ne devons qu’à nous-mêmes ; [ . . . ] bien-tôt au lieu
  du jonc, du nénuphar, dont le crapaud composoit son venin, nous verrons
  paroître le renoncule, le treffle, les herbes douces et salutaires ; des trou-
  peaux d’animaux bondissans fouleront cette terre jadis impraticable ; ils y
  trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils
  se multiplieront pour se multiplier encore : servons nous de ces nouveaux
  aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf soumis au joug, emploie
  ses forces et le poids de sa masse à silloner la terre, qu’elle rajeunisse par
  la culture ; une Nature nouvelle va sortir de nos mains. (xii–xiii ; je souligne)

L’homme imprime ses actions sur la terre sous la forme des animaux
apprivoisés, de l’agriculture et de l’architecture, à tel point que le
monde, « notre ouvrage, » devient presque autant sa création que celle
de Dieu. Ce passage commence avec « l’homme » solitaire, accablé par
la puissance de la nature, et passe ensuite au « Moi, » la conscience
générale de l’espèce humaine au moment où elle apprend comment
retravailler le monde. Mais cette conscience ne sera pas complète
sans celle du génie. À travers son texte, l’homme reçoit l’énergie
créatrice, « cet élément actif », qui l’aide à modifier la nature et à
transformer ses parties laides, terrifiantes et chaotiques en les entités
compréhensibles d’ « une Nature nouvelle. » Grâce au discours génial,
écrit Starobinski, « l’objet [naturel] n’est plus captif de la figuration, il
devient disponible pour la main, pour l’usage pratique » (Diderot 26).
   En lisant ce passage sur le pouvoir de l’homme, on se rend donc
compte du pouvoir du génie. Le génie représente l’idée classique du
poète. Starobinski le décrit comme possédant « la raison [ . . . ] et
l’aptitude à se laisser guider, parfois emporter, par une ivresse mysté-
rieuse,—“fureur” où une puissance divine est supposée se substituer
à la conscience du poète » (« Langage poétique » 152). Mais comme
l’on voit dans l’exemple de Buffon, pour créer son art ce poète n’est
plus obligé de se plier devant « [l]’ivresse mystérieuse » d’un dieu. Il
est capable, par sa propre lumière, de recréer l’analogie ou le langage
de la nature : « la faculté créatrice du poète ne tarde pas à se libérer
de toute soumission imitative à l’égard de la nature : l’artiste crée
comme la nature, et non d’après la nature » (152). De cette manière
le poète naturaliste effectue la transmission aux lecteurs d’un corps
de savoir ordonné à travers le discours poétique.
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   Dans ce mouvement entre artiste et nature, un mouvement qui
n’est pas imitatif, mais plutôt comme un transfert d’énergie et du
savoir, l’on trouve un exemple de la possibilité de coexistence entre
poésie et science que cherche Starobinski. À travers son langage le
génie enseigne à l’homme le système du monde en même temps qu’il
le transporte jusqu’au cœur de ce système, où l’homme, comme il
aurait fait au jardin d’Eden, « participe aux phénomènes, s’y trouve à
tout instant impliqué » (155). D’ailleurs on ne lit effectivement plus
« dans le livre du monde », mais dans celui de Buffon qui, après avoir
saisi l’activité naturelle, la remplace. Dans son texte, qui est à la fois
son geste créatif et créateur, le génie réunit enfin poésie et science.
   Cette union n’existe pas seulement dans le travail de Buffon. Dans
son essai sur l’esthétique des Salons de Diderot, Starobinski montre
comment la force énergétique du génie, cette « conscience » entre
nature et poète, se trouve aussi chez ce philosophe :
  [P]our Diderot, la jouissance esthétique est une modalité du savoir. C’est
  pourquoi [ . . . ] il ne lui déplaît pas d’associer au beau le vrai et l’utile. La
  belle peinture est celle qui fait connaître, dans une fiction persuasive, la
  variété sensible des phénomènes [ . . . ]. Elle montrera, dans la continuité
  d’un même élan, la figure des objets liée au sentiment du peintre. Elle
  révélera doublement : les choses du monde, et la conscience qui a su les
  rejoindre. (Diderot 31–32)

Cette expérience d’apercevoir à la fois la nature et l’être qui la dirige,
de saisir et sa structure et son mode de création, est à l’apogée de
l’union entre poésie et savoir naturel. Dans le monde buffonien, elle
ne se déroule ni au registre religieux ni au niveau du sentiment et
de la perception particulière de l’individu. Guidée par le génie, cette
expérience représente le triomphe de l’espèce humaine, le moment
où ces êtres saisissent et le système naturel et leur propre langage, et
où cette compréhension peut passer à l’action éthique et au travail
du bien. Car enfin la nature, admet Buffon dans sa dernière grande
œuvre, Les Époques de la nature (1778), n’est pas immortelle comme il
l’avait cru auparavant. Elle est soumise au refroidissement lent, mais
ultime de la planète, et toute vie s’éteindra un jour dans une boule
de glace. L’homme ne peut rien contre cette marche inévitable, mais
dans le temps qu’il lui reste, il peut créer de la chaleur et de l’énergie
par le savoir, le langage et les activités bénéfiques. Car conclut Buffon,
« sa vraie gloire est la science, et la paix son vrai bonheur » (Supplé-
ment 5 : 254). La conclusion de Starobinski dans l’article « Langage
poétique » reflète aussi cette conclusion. On ne trouvera peut-être
jamais la langue perdue du paradis. Cependant la poésie
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   ouvre à nos consciences un sens plus vaste que les mots dont elle joue,
   elle suscite un appel de liberté qui interdit le repos à quiconque a su le
   percevoir. [ . . . ] Le regard se porte alors vers l’avant [ . . . ]. [L]a poésie
   est capable d’offrir, dans un microcosme verbal, le modèle ou se trouve
   préfigurée, analogiquement, virtuellement, la communication universelle
   des consciences, [ . . . ] le couronnement du savoir dans la contemplation
   heureuse. De cela, il suffit que la poésie ne soit que la promesse, pour
   que sa présence soit déjà comme l’eau qui change la face du désert. (157)

Dans les siècles qui suivirent, et vers la fin de son propre siècle
même, le projet de Buffon fut souvent mal compris. On ne le voyait
pas dans sa totalité, mais plutôt comme une œuvre de poésie ou
d’imagination, rendue de manière magnifique et majestueuse, mais
pas scientifiquement valable. On lisait le Discours sur le style comme
un guide au sujet de comment écrire de manière belle et expressive,
en ne comprenant plus que la poésie pourrait être l’incarnation à la
fois la plus bienfaisante et la plus sublime de la science. À l’aide de la
poésie, la science pourra transformer la nature déserte et mourante
en y inscrivant son savoir. En se demandant donc si l’art avait un
rôle dans la rationalisation du monde, Starobinski nous mènerait à
considérer science et poésie non pas comme deux mondes séparés
et hors de comparaison, mais comme deux modes de savoir, dédiés
tous les deux à la traduction de ce savoir d’abord en langage et puis
en action. Et en essayant de donner une définition plus claire de
la poésie comme outil de savoir, le travail de Starobinski témoigne
enfin de la fluidité de cette alliance, une fluidité qui nous permet de
peindre Buffon comme « le naturaliste-génie. »
The Johns Hopkins University.

Œuvres citées

D’Alembert, Jean, et Denis Diderot. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences,
     des arts et des métiers. The ARTFL Encyclopédie : Project for American and French
     Research on the Treasury of the French Language (ARTFL). University of Chicago,
     Chicago IL., n.d. . 01 août 2013.
Dictionnaire de l’Académie française. Quatrième Edition. Paris : Brunet, 1762. Dictionnaires
     d’autrefois : Project for American and French Research on the Treasury of the French Language
     (ARTFL). University of Chicago, Chicago IL., n.d. . 01 août 2013.
Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de, et Louis-Jean-Marie Daubenton. Histoire
     naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy. 15 vols. Paris,
     1749–1788. Buffon et l’histoire naturelle : l’édition en ligne. Paris : Centre national
     d’études scientifiques, n.d. . 01 août 2013.
838                                 Hanna Roman

——— . Histoire natuelle des minéraux. 5 vols. Paris, 1783–1788. Buffon et l’histoire naturelle :
    l’édition en ligne. Paris : Centre national d’études scientifiques, n.d. . 01 août 2013.
———. Histoire naturelle, générale et particulière : Supplément à l’histoire naturelle. 7 vols.
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    Charles Porset et Alain Mothu eds. Amicitia Scriptor : Littérature, histoire des idées,
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———. « Rousseau et Buffon. » Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle, suivi
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