Poésie raisonnée, raison poétique: comprendre le génie de Buffon au regard de Jean Starobinski
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Poésie raisonnée, raison poétique: comprendre le génie de Buffon au regard de Jean Starobinski Hanna Roman MLN, Volume 128, Number 4, September 2013 (French Issue), pp. 828-838 (Article) Published by Johns Hopkins University Press DOI: https://doi.org/10.1353/mln.2013.0063 For additional information about this article https://muse.jhu.edu/article/534102 [ This content has been declared free to read by the pubisher during the COVID-19 pandemic. ]
Poésie raisonnée, raison poétique: comprendre le génie de Buffon au regard de Jean Starobinski ❦ Hanna Roman Dans ses réflexions sur le rôle du langage dans l’œuvre du grand naturaliste de l’époque des Lumières, le comte de Buffon, Jean Sta- robinski souligne la question de la rupture apparente entre raison et poésie, et nous permet de reconsidérer celle-ci à travers la définition contemporaine du langage poétique et sa mise en pratique. Dans un article paru en 1977, intitulé « Langage poétique et langage scientifique », Starobinski aborde le sujet qui captivait autant qu’il troublait beaucoup de philosophes de l’ancien régime : celui de la perte, après l’expulsion d’Adam et Ève du jardin, et de la récupération possible d’une langue première et naturelle, c’est-à-dire une forme de communication dans laquelle les mots refléteront exactement et les idées et les choses. Au sujet de cette langue paradisiaque, Starobinski écrit : « [L]a première langue que les hommes ont parlée fut tout ensemble musique, poésie, science. Au commencement, un même verbe, enseigné par Dieu ou dicté par la Nature, sut dire les choses, les sentiments, les lois. [ . . . ] [L]a première langue alliait la pléni- tude d’un savoir à la plénitude musicale de son pouvoir expressif » (« Langage poétique » 139). Mais depuis, « la pleine lumière du sens s’est obscurcie, » et à la place du sens parfait ont apparu des mythes, des théories de l’origine et de la corruption du langage pur et des méthodes cherchant comment reconstruire le pont entre l’idée et la représentation écrite et verbale (139). MLN 128 (2013): 828–838 © 2014 by The Johns Hopkins University Press
M LN 829 L’argument de Starobinski met en avant surtout la manifestation de ce problème dans le domaine du savoir naturel au dix-huitième siècle, où il existait, écrit-il, plus qu’on n’aurait imaginé aujourd’hui, une « nostalgie des pouvoirs linguistiques perdus », et très souvent une rigueur philosophique qui exigeait la reproduction exacte de l’ordre du monde naturel dans des noms, des textes et des tables (140). On reconnaît un tel travail chez des philosophes comme D’Alembert, Condillac et Lavoisier. Pour qu’un corps de savoir soit vrai, et pour que l’on puisse ainsi l’appeler une science, son contenu doit être parfaitement incarné et articulé dans un système de signes qui trans- mettent le savoir de manière directe et facile. Ce système prend forme, Condillac nous apprend, au moyen d’une méthode de comparaison qui lie observations, perceptions, sensations et souvenirs pour enfin réduire cette chaîne à un seul principe général, une analogie qui incarne l’analyse ou l’identité du système (Traité des sensations 126). Ainsi la méthode et le système, c’est-à-dire son langage, se reflètent. Selon Condillac, « Toute langue est une méthode analytique et toute méthode analytique est une langue » (Langue des calculs 1). La méthode analytique de Condillac et sa langue analogue expri- ment ensemble, d’après ce philosophe, la forme la plus pure de la poé- sie. Cette langue met pourtant en évidence le fait, suivant Starobinski, que la définition du mot « poésie » au dix-huitième siècle est bien différente de son sens moderne. Comment, demande-t-il, est-ce que la langue de Condillac, qui semble préférer l’ordre et la représentation exacts, pouvait-elle être perçue comme belle, vive et inspirante, voire sublime ? Comment est-ce que la poésie et la raison pouvaient-elles cohabiter dans le même espace analytique ? Qu’arrive-t-il aux qualités créatives et sensuelles de la poésie, lorsqu’on cherche à les « réduire en quantités, en rapports chiffrables » (« Langage poétique » 141) ? En lisant les textes philosophiques du dix-huitième siècle dans la perspective moderne du classement des savoirs, l’on pourrait prétendre que le côté lyrique et sensible d’un sujet fut rejeté par une nouvelle pensée scientifique, qui favorisait des systèmes plus nets et simples. Le domaine de l’imagination serait donc devenu une question d’esthé- tique, et quoiqu’agréable, beau et émouvant, serait demeuré toujours inférieur à la vérité produite par la philosophie et la science. Selon cet argument, écrit Starobinski, le développement du langage poétique au dix-huitième siècle peut soit suivre ou imiter « le progrès incessant, l’apport constant de nouveauté, dont les sciences et les mathématiques se sont montrées capables », soit choisir « [la] résistance et [l]’opposi- tion », afin que « l’ordre du cœur se déclare supérieur et irréductible à
830 Hanna Roman l’ordre de l’esprit » (146). Toujours, d’après ce point de vue, l’époque des Lumières symbolise le moment de fragmentation entre poésie et science. À cet égard Starobinski trouve que les études de la philosophie des Lumières insistent « trop schématiquement [sur] l’image d’un conflit » et d’un choix obligatoire entre les deux domaines, jusqu’au point où « l’on oublie que l’opposition conflictuelle n’est pas la seule manifestation de la vie des idées » (147). « Il est sans nul doute plus intéressant de chercher à discerner comment certaines redistributions se sont opérées, et moyennant quels ajustements compensateurs les hommes se sont accomodés de l’autorité et de l’efficacité croissantes de la pensée scientifique » (147). En effet, afin d’arriver à la signi- fication et à l’utilité de la poésie au dix-huitième siècle, Starobinski soutient que nous ferions mieux d’examiner l’activité intellectuelle par laquelle un auteur aurait pensé l’observation et la représentation d’un sujet. Suivant cette voie, nous pourrions commencer à imaginer une concordance, voire une coexistence indispensable, de la poésie et du savoir analytique à l’époque des Lumières. Cette hypothèse donne l’occasion de relire des œuvres de philo- sophie naturelle sous la lumière du rapport essentiel entre savoir et langage. Dans le cadre de cet article, nous aborderons cette question autour de la notion du « génie » dans l’étude du monde naturel. Au dix-huitième siècle, le sens de ce terme était loin d’être fixé. Certes, il impliquait du talent, mais il provoque également toute une suite de questions et de débats philosophiques, intellectuels, esthétiques et moraux. D’où vient ce talent ? S’il ne vient pas de Dieu, par où trouve-t-il son autorité ? Qui peut le posséder et comment ? Serait-il la caractéristique propre d’un homme de lettres, c’est à dire, l’un des aspects principaux qui donnent une voix légitime aux philosophes ? La rhétorique de l’Histoire naturelle du comte de Buffon fournit un exemple canonique de cette voix géniale. Cet article examinera, guidé par les réflexions de Starobinski, les conditions qui rendaient poétique l’étude de la nature. Car Buffon n’était pas reconnu de son temps tout simplement comme grand écrivain, membre de l’Académie française, mais également comme figure intellectuelle importante, ce qui allait précisément de pair avec son aptitude à manipuler la langue de manière persuasive et même sublime. Pourquoi dans l’His- toire naturelle faut-il de la rhétorique et de l’adresse pour observer et systématiser la nature ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi une telle étude rigoureuse de la nature était-elle perçue au dix-huitième siècle comme essentiellement poétique ? Buffon n’était pas le seul philosophe de son temps à vouloir mettre à l’épreuve le rapport entre
M LN 831 le savoir naturel et son expression écrite, mais la possibilité d’écart entre ces deux domaines produisait une division à laquelle Buffon, en tant qu’auteur et philosophe naturel, s’opposait de manière par- ticulière, comme une fragmentation qui mettrait en doute son projet d’histoire naturelle. Le Génie et la raison poétique Analysons maintenant comment la lecture de Buffon par Starobinski nous permet d’observer et d’étudier le processus par lequel le dis- cours poétique contribue à l’observation et la représentation du monde naturel. Car, nous allons le voir, l’expression et la rhétorique de l’œuvre buffonienne forment une partie intégrale de sa pensée rationnelle. Selon Starobinski, dans le monde naturel Buffon « voit une confirmation des pouvoirs souverains de la raison. C’est la nature qui a fait l’homme civilisé et qui l’incite à se civiliser » (« Rousseau et Buffon » 380). L’homme observe la nature et utilise sa raison pour trouver l’ordre et l’analogie entre les parties du monde. Mais en écrivant l’Histoire naturelle, Buffon fait plus que retransmettre cet ordre à ses lecteurs. Il leur montre, en même temps, la méthode par laquelle il l’a appris, une méthode qui évolue, se développe et se crée à travers les volumes du texte. Lire l’Histoire naturelle, c’est non seule- ment étudier la nature, mais c’est aussi suivre l’histoire de la pensée du naturaliste et partager son expérience de la manière de raisonner. L’acte de lire le langage de Buffon permet au lecteur de connaître le monde naturel aux niveaux à la fois rationnel et sensible. On apprend à considérer la nature non seulement grâce à l’ordre logique, mais également grâce à une peinture mouvante et lyrique dont les gestes ne sont pas ceux du pinceau, mais ceux des mots. Selon Starobinski, à travers l’expression écrite, la nature redevient vivante dans l’esprit du lecteur (Diderot dans l’espace des peintres 24). Cette aptitude à peindre la nature appartient, nous le découvrons au cours de l’Histoire naturelle, non pas au naturaliste, mais au génie. Dans son célèbre essai, le Discours sur le style, prononcé lors de son entrée à l’Académie française en 1753, Buffon souligne qu’en écrivant au sujet de l’homme et de la nature, le langage employé non pas par l’historien ou le naturaliste, mais par l’orateur et le poète, les véritables auteurs de l’histoire naturelle, doit être sublime : Mais le ton de l’orateur ou du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’il est le maître de joindre à la grandeur du sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il lui plaît ;
832 Hanna Roman et que devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, il doit aussi partout employer toute la force et déployer toute l’étendue de son génie. (Supplément à l’Histoire naturelle 4 : 12) De cette manière Buffon lie le travail de l’observateur de la nature à celui du poète et du génie. Ce dernier incarne une voix, nous allons le découvrir, qui permet au lecteur d’apercevoir le monde non pas d’après un ordre analytique, mais comme un tableau vivant, la somme lyrique de toutes ses parties. J’aimerais arrêter brièvement le cours de mon argument pour exa- miner la signification du terme « génie » au dix-huitième siècle, afin de mieux comprendre l’opération de cette voix dans un texte d’histoire naturelle. Un observateur quelconque n’est probablement pas capable, même après beaucoup d’étude, d’articuler la marche fondamentale et subtile de la nature, car il lui manque l’intuition et la sensibilité qui n’appartiennent qu’au génie. Le livre d’histoire naturelle a donc besoin d’un guide qui dirige sa lecture, et d’une voix qui est à la fois plongée au sein de la nature et flottante au-dessus. L’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française définit le génie comme « [t]alent, inclination ou disposition naturelle pour quelque chose d’estimable, & qui appartient à l’esprit » (n.p.), c’est-à-dire une qualité innée basée sur l’aptitude naturelle. Dans l’article « Génie (Philosophie et Littérature) » de l’Encyclopédie (écrit, l’on pense, par Jean François de Saint-Lambert), on lit que ceux qui ont ce talent naturel peuvent être distingués d’autres membres de la communauté intellectuelle, surtout les philosophes, à cause de leur manière de penser et de percevoir le monde. Selon cet article, l’esprit du philosophe « ne s’[accorde] guère avec la chaleur de l’imagination » du génie (7 : 583). Chez le philosophe, la nature est organisée et interprétée selon le cours logique de sa raison. Le génie, par contre, « est frappé de tout, » animé et « subjugué par l’enthousiasme » (583). Il n’observe pas le monde de la même manière ordonnée que le fait le philosophe, mais plutôt avec une énergie qui lui permet d’apercevoir ce que les autres ne peuvent pas reconnaître. D’après l’article de l’Encyclopédie, le génie « jette sur la nature des coups-d’œil généraux & perce ses abîmes. Il recueille dans son sein des germes qui y entrent imperceptiblement, [ . . . ] il observe rapidement un grand espace, une multitude d’êtres » (583). Cependant, dans le cas de Buffon, l’image du génie comme vision- naire, vivant dans le domaine de l’imagination, ne contredit pas sa capacité de partager et transmettre du savoir rationnel. À la différence du philosophe, explique Starobinski, le poète ne peut pas se retirer du monde. Son travail a lieu au sein de la nature, et ce n’est que plongé
M LN 833 dans l’activité du monde qu’il arrive à le peindre vraisemblablement (« Langage poétique » 152). Cette interprétation nous permet de revenir sur le passage ci-dessus du Discours sur le style : l’historien de la nature, afin donc de connaître le monde et d’en faire une étude rigoureuse, doit l’habiter et doit donc être poète. Chez le génie, écrit Starobinski, il existe un mélange parfait, mais mystérieux, de poésie et de raison (152). Le génie rassemble deux forces et deux modes opposés de penser et de s’exprimer ; le tangible et le mécanique vont de pair avec l’impalpable et la poétique. Les hommes ordinaires éprouvent la séparation entre raison et imagination, cœur et esprit, « sous la forme du combat, de l’opposition, du conflit intérieur » (« La Réaction » 217). Le génie arrive à accorder ces deux sphères opposées dans un équilibre délicat (220). Vers la fin de sa vie, Buffon décrivit le génie comme la voix à qui seul « il appartient de généraliser les idées particulières, de réunir toutes les vues en un faisceau de lumière, de se faire de nouveaux aperçus, [ . . . ] de s’élever enfin assez haut, et de s’étendre assez loin pour embrasser à la fois tout l’espace qu’il a rempli de sa pensée » (Histoire naturelle des minéraux 2 : 346). Le génie de Buffon est capable de lire au niveau de ce que ce naturaliste nomma auparavant « la Nature en grand » (Histoire naturelle 1 : 66). Il conçoit ainsi le monde comme une machine énorme, autrement dit comme l’interaction générale de toutes ses parties particulières. De cette façon le naturaliste réunit l’esprit philosophique et l’esprit génial dans son discours. D’ailleurs, l’énergie de son langage sert non seulement à communiquer l’ordre du monde naturel, mais à reconstruire ce monde comme entité vivante dans l’esprit du lecteur. Le discours du génie ne transmet pas uniquement les objets naturels, mais leur force et leur dynamisme essentiels ; son texte reproduit la nature en forme de mots. Souvent, comme nous allons maintenant le voir, la poétique géniale fait plus qu’enseigner et recréer. ! Elle est capable d’inventer, d’aller plus loin que la nature et de créer à sa place, afin de la rendre encore plus vivante, belle, et efficace qu’elle ne l’était. L’invention géniale inspire le lecteur à réaliser cette beauté dans le monde qui l’environne. Réunir savoir et poésie Nous pouvons voir comment cette puissance linguistique se développe dans un passage de l’Histoire naturelle. Étant le génie de l’histoire naturelle, Buffon a le don de percevoir plus loin que le philosophe. Avec ses « coups-d’œil généraux », il monte presque au sommet du
834 Hanna Roman monde, quasiment à la place de Dieu, d’où il raconte le mouvement et le travail de la nature dans un texte nommé « De la nature, première vue » (1764). La nature, nous explique-t-il, est soumise au pouvoir de Dieu. Elle est comme son crayon, qu’il emploie pour dessiner la grande échelle de rapports qui structure l’univers et enchaîne causes et effets. La nature inscrit l’histoire de Dieu sur « l’édifice du monde. » Elle est à la fois l’œuvre de Dieu et son ouvrier immortel : « un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif [ . . . ] : le temps, l’espace et la matière sont ses moyens, l’Univers son objet, le mouvement et la vie son but » (Histoire naturelle 12 : iii). La nature sculpte temps, espace et matière en « des millions de globes opaques, [qui] circulans autour des premiers, [ . . . ] composent l’ordre et l’architecture mouvante » (v–vi). De cette façon Buffon découvre la marche invisible du monde naturel, et rend ensuite cette activité lisible aux yeux des lecteurs. Pourtant, son discours transmet plus que l’ordre de l’univers. Il com- munique aussi le dynamisme du monde et l’activité à travers laquelle il se construit. D’ailleurs, si la nature incarne le langage du monde, le génie, en traduisant ce langage dans ses propres termes poétiques, remet à ses lecteurs non seulement son organisation et son fonction- nement, mais les incite à et les persuade de mettre ce savoir à l’œuvre et à laisser, comme avait fait la nature, l’empreinte de leur espèce sur la face du monde. Faisant son travail d’observation et de réflexion, l’homme existe, nous dit Buffon, « pour seconder la Nature [ . . . ] ; seul entre tous, capable de connoître et digne d’admirer, Dieu l’a fait spectateur de l’Univers et témoin de ses merveilles » (xi). La lumière de Dieu, communiquée par la nature, permet à l’homme d’étudier le monde. À l’aide de cette lumière, rendue visible par le texte du génie, l’homme « voit et lit dans le livre du monde » (xi). Cependant l’homme fait plus qu’observer, lire et contempler. Dans le monde autour de lui, soutient Buffon, il « établit entre les êtres vivans l’ordre, la subordination, l’harmonie ; il embellit la Nature même, il la cultive, l’étend et la polit » (xi). Car il y a des coins abandonnés de la nature, sauvages, farouches, inondés des marécages et de mauvaises herbes. Selon Buffon, il est du devoir de l’être humain de les changer et des les rendre habitables. D’un ton persuasif, Buffon engage les hommes à agir, en leur montrant d’abord l’état triste et impuissant des êtres humains qui ne surent pas « [lire] dans le livre du monde : » Nulle route, nulle communication, nul vestige d’intelligence dans ces lieux sauvages ; l’homme obligé de suivre les sentiers de la bête farouche, s’il veut les parcourir ; contraint de veiller sans cesse pour éviter d’en devenir la
M LN 835 proie ; effrayé de leurs rugissemens, saisi du silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse le chemin et dit : la Nature brute est hideuse et mourante ; c’est Moi, Moi seul qui peux la rendre agréable et vivante : desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler, formons-en des ruisseaux, des canaux ; employons cet élément actif et dévorant qu’on nous avoit caché et que nous ne devons qu’à nous-mêmes ; [ . . . ] bien-tôt au lieu du jonc, du nénuphar, dont le crapaud composoit son venin, nous verrons paroître le renoncule, le treffle, les herbes douces et salutaires ; des trou- peaux d’animaux bondissans fouleront cette terre jadis impraticable ; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils se multiplieront pour se multiplier encore : servons nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf soumis au joug, emploie ses forces et le poids de sa masse à silloner la terre, qu’elle rajeunisse par la culture ; une Nature nouvelle va sortir de nos mains. (xii–xiii ; je souligne) L’homme imprime ses actions sur la terre sous la forme des animaux apprivoisés, de l’agriculture et de l’architecture, à tel point que le monde, « notre ouvrage, » devient presque autant sa création que celle de Dieu. Ce passage commence avec « l’homme » solitaire, accablé par la puissance de la nature, et passe ensuite au « Moi, » la conscience générale de l’espèce humaine au moment où elle apprend comment retravailler le monde. Mais cette conscience ne sera pas complète sans celle du génie. À travers son texte, l’homme reçoit l’énergie créatrice, « cet élément actif », qui l’aide à modifier la nature et à transformer ses parties laides, terrifiantes et chaotiques en les entités compréhensibles d’ « une Nature nouvelle. » Grâce au discours génial, écrit Starobinski, « l’objet [naturel] n’est plus captif de la figuration, il devient disponible pour la main, pour l’usage pratique » (Diderot 26). En lisant ce passage sur le pouvoir de l’homme, on se rend donc compte du pouvoir du génie. Le génie représente l’idée classique du poète. Starobinski le décrit comme possédant « la raison [ . . . ] et l’aptitude à se laisser guider, parfois emporter, par une ivresse mysté- rieuse,—“fureur” où une puissance divine est supposée se substituer à la conscience du poète » (« Langage poétique » 152). Mais comme l’on voit dans l’exemple de Buffon, pour créer son art ce poète n’est plus obligé de se plier devant « [l]’ivresse mystérieuse » d’un dieu. Il est capable, par sa propre lumière, de recréer l’analogie ou le langage de la nature : « la faculté créatrice du poète ne tarde pas à se libérer de toute soumission imitative à l’égard de la nature : l’artiste crée comme la nature, et non d’après la nature » (152). De cette manière le poète naturaliste effectue la transmission aux lecteurs d’un corps de savoir ordonné à travers le discours poétique.
836 Hanna Roman Dans ce mouvement entre artiste et nature, un mouvement qui n’est pas imitatif, mais plutôt comme un transfert d’énergie et du savoir, l’on trouve un exemple de la possibilité de coexistence entre poésie et science que cherche Starobinski. À travers son langage le génie enseigne à l’homme le système du monde en même temps qu’il le transporte jusqu’au cœur de ce système, où l’homme, comme il aurait fait au jardin d’Eden, « participe aux phénomènes, s’y trouve à tout instant impliqué » (155). D’ailleurs on ne lit effectivement plus « dans le livre du monde », mais dans celui de Buffon qui, après avoir saisi l’activité naturelle, la remplace. Dans son texte, qui est à la fois son geste créatif et créateur, le génie réunit enfin poésie et science. Cette union n’existe pas seulement dans le travail de Buffon. Dans son essai sur l’esthétique des Salons de Diderot, Starobinski montre comment la force énergétique du génie, cette « conscience » entre nature et poète, se trouve aussi chez ce philosophe : [P]our Diderot, la jouissance esthétique est une modalité du savoir. C’est pourquoi [ . . . ] il ne lui déplaît pas d’associer au beau le vrai et l’utile. La belle peinture est celle qui fait connaître, dans une fiction persuasive, la variété sensible des phénomènes [ . . . ]. Elle montrera, dans la continuité d’un même élan, la figure des objets liée au sentiment du peintre. Elle révélera doublement : les choses du monde, et la conscience qui a su les rejoindre. (Diderot 31–32) Cette expérience d’apercevoir à la fois la nature et l’être qui la dirige, de saisir et sa structure et son mode de création, est à l’apogée de l’union entre poésie et savoir naturel. Dans le monde buffonien, elle ne se déroule ni au registre religieux ni au niveau du sentiment et de la perception particulière de l’individu. Guidée par le génie, cette expérience représente le triomphe de l’espèce humaine, le moment où ces êtres saisissent et le système naturel et leur propre langage, et où cette compréhension peut passer à l’action éthique et au travail du bien. Car enfin la nature, admet Buffon dans sa dernière grande œuvre, Les Époques de la nature (1778), n’est pas immortelle comme il l’avait cru auparavant. Elle est soumise au refroidissement lent, mais ultime de la planète, et toute vie s’éteindra un jour dans une boule de glace. L’homme ne peut rien contre cette marche inévitable, mais dans le temps qu’il lui reste, il peut créer de la chaleur et de l’énergie par le savoir, le langage et les activités bénéfiques. Car conclut Buffon, « sa vraie gloire est la science, et la paix son vrai bonheur » (Supplé- ment 5 : 254). La conclusion de Starobinski dans l’article « Langage poétique » reflète aussi cette conclusion. On ne trouvera peut-être jamais la langue perdue du paradis. Cependant la poésie
M LN 837 ouvre à nos consciences un sens plus vaste que les mots dont elle joue, elle suscite un appel de liberté qui interdit le repos à quiconque a su le percevoir. [ . . . ] Le regard se porte alors vers l’avant [ . . . ]. [L]a poésie est capable d’offrir, dans un microcosme verbal, le modèle ou se trouve préfigurée, analogiquement, virtuellement, la communication universelle des consciences, [ . . . ] le couronnement du savoir dans la contemplation heureuse. De cela, il suffit que la poésie ne soit que la promesse, pour que sa présence soit déjà comme l’eau qui change la face du désert. (157) Dans les siècles qui suivirent, et vers la fin de son propre siècle même, le projet de Buffon fut souvent mal compris. On ne le voyait pas dans sa totalité, mais plutôt comme une œuvre de poésie ou d’imagination, rendue de manière magnifique et majestueuse, mais pas scientifiquement valable. On lisait le Discours sur le style comme un guide au sujet de comment écrire de manière belle et expressive, en ne comprenant plus que la poésie pourrait être l’incarnation à la fois la plus bienfaisante et la plus sublime de la science. À l’aide de la poésie, la science pourra transformer la nature déserte et mourante en y inscrivant son savoir. En se demandant donc si l’art avait un rôle dans la rationalisation du monde, Starobinski nous mènerait à considérer science et poésie non pas comme deux mondes séparés et hors de comparaison, mais comme deux modes de savoir, dédiés tous les deux à la traduction de ce savoir d’abord en langage et puis en action. Et en essayant de donner une définition plus claire de la poésie comme outil de savoir, le travail de Starobinski témoigne enfin de la fluidité de cette alliance, une fluidité qui nous permet de peindre Buffon comme « le naturaliste-génie. » The Johns Hopkins University. Œuvres citées D’Alembert, Jean, et Denis Diderot. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. The ARTFL Encyclopédie : Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL). University of Chicago, Chicago IL., n.d. . 01 août 2013. Dictionnaire de l’Académie française. Quatrième Edition. Paris : Brunet, 1762. Dictionnaires d’autrefois : Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL). University of Chicago, Chicago IL., n.d. . 01 août 2013. Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de, et Louis-Jean-Marie Daubenton. Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy. 15 vols. Paris, 1749–1788. Buffon et l’histoire naturelle : l’édition en ligne. Paris : Centre national d’études scientifiques, n.d. . 01 août 2013.
838 Hanna Roman ——— . Histoire natuelle des minéraux. 5 vols. Paris, 1783–1788. Buffon et l’histoire naturelle : l’édition en ligne. Paris : Centre national d’études scientifiques, n.d. . 01 août 2013. ———. Histoire naturelle, générale et particulière : Supplément à l’histoire naturelle. 7 vols. Paris, 1774–1789. Buffon et l’histoire naturelle : l’édition en ligne. Paris : Centre national d’études scientifiques, n.d. . 01 août 2013. Condillac, Étienne Bonnot de. La langue des calculs. Ed. Sylvian Auroux et Anne-Marie Chouillet. Lille : Presses Universitaires de Lille, 1981. ———. Traité des sensations. Paris : Fayard, 1984. Starobinski, Jean. Diderot dans l’espace des peintres, suivi du Sacrifice en rêve. Paris : Réunion des musées nationaux, 1991. ———. « Langage poétique et langage scientifique. » Diogène : Revue internationale des sciences humaines. 100 (octobre-décembre 1977) : 139–57. ———. « La réaction et la machine animale (Hobbes, Glisson, Buffon). » Annie Becq, Charles Porset et Alain Mothu eds. Amicitia Scriptor : Littérature, histoire des idées, philosophie. Mélanges offerts à Robert Mauzi. Paris : Champion, 1998. 205–20. ———. « Rousseau et Buffon. » Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau. Paris : Gallimard, 1971. 380–92.
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