Première étape 1940 camp d'internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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Première étape 1940 camp d'internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
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première étape
1940
camp d’internement
de Saint-Cyprien
et Bordeaux
Première étape 1940 camp d'internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
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                                                                    en passant par Elne, à la Méditerranée, à Saint-Cyprien. Le paysage est plat et maré-
                                                                    cageux. Les roseaux sont si hauts qu’on ne peut rien voir au-delà. Soudain, à gauche
                                                                    et à droite de la route, de grands panneaux annoncent un lieu de villégiature, van-
                                                                    tant ses hôtels, ses courts de tennis, ses terrains de football, son camping Gala Gogo,
                                                                    sa maison de repos et son centre équestre. La mer est proche, je sens sur mon visage
                                                                    le vent chaud et salé qui entre par la fenêtre ouverte de la voiture, mais je ne peux
                                                                    pas encore la voir. Puis tout à coup, à ma droite, la surface gris-vert et lisse comme
                                                                    un miroir d’une lagune. Ce n’est qu’une fois parvenue au centre de Saint-Cyprien-
                                                                    Plage, et alors que les voitures et les piétons m’ont pratiquement contrainte à l’arrêt,
                                                                    que j’aperçois enfin la mer, presque entièrement émaillée de bateaux. Je contourne
                                                                    le port de plaisance, longeant les grands hôtels, passant devant des cafés, des restau-
                           fig. 3                                   rants et des boutiques qui proposent tout l’attirail nécessaire à des vacances au bord
                                   Entête de lettre de la mairie
                           de Saint-Cyprien.
                                                                    de la mer : matelas pneumatiques, planches de surf, bouées, équipements de plongée,
                                                                    maillots de bain. Je m’arrête sur une place semi-circulaire. Derrière la balustrade
                                                                    s’étend la plage de sable. Je ne peux aller plus loin en voiture, à partir d’ici il n’y a
                                                                    plus que la promenade de la plage, le long de la mer. Pas de possibilité de stationner
                                                                    non plus. Il me faut faire demi-tour, puis tourner longtemps, dans la chaleur brû-
                                                                    lante, avant de trouver une place libre sur le parking archicomble.

                                                                          À mon grand étonnement, je trouve à louer sans difficulté, au syndicat d’initia-
                                                                    tive, un petit studio avec balcon à l’extrémité sud de Saint-Cyprien. Peut-être parce
                                                                    que l’ensemble immobilier ne se situe pas directement en bord de mer et que, du
                                                                    balcon, le regard lui-même doit franchir une voie de circulation très empruntée, des
                                                                    chantiers, des lotissements uniformes et des poteaux électriques avant de découvrir,
                                                                    tout au loin, la ligne que dessine la mer.

                                                                         J’aimerais m’asseoir sur le balcon, lézarder dans la chaleur du soleil, lire un livre.
                                                                    Ou prendre ma serviette et aller à la plage, chercher une place libre, courir jusqu’à
BORDEAUX
                                                                    l’eau, me laisser porter par les vagues, sentir le sable sur ma peau mouillée.
                           —1
                                   L’auteur est la fille de Heinz
                                                                          Mais la lettre du maire de Saint-Cyprien est là pour me rappeler le but de ma
                           Pollak et d’Ilse Leo.                    visite. 1 « Madame, j’ai lu votre lettre avec beaucoup d’attention, et je tiens à vous infor-
                                                                    mer que je suis tout disposé à vous aider dans vos recherches concernant votre père. Je
                                                                    suis né à Saint-Cyprien et j’en suis maire depuis 1956. J’ai vécu cette triste époque et je

           SAINT CYPRIEN
première étape — 1940
                        camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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     pourrai donc certainement vous apporter des renseignements… »                                                                       —3
                                                                                                                                                 Expression employée
                                                                                                                                                                                niers allemands » et « cinquième colonne » 3 .
                                                                                                                                         durant la guerre civile d’Espagne
          Il me faut trouver où se situe la mairie et à quel moment le maire reçoit.                                                     (1936-1939) pour désigner les                C’est presque au pas que le long train se faufila en France ; deux autres trains,
                                                                                                                                         partisans nationalistes qui aidaient   partis quelques minutes auparavant, furent survolés par des bombardiers allemands.
           Une fois assise en face de lui, je peux à peine le voir ; le corps ramassé du                                                 secrètement les quatre colonnes        À peine eurent-ils parcouru quelques kilomètres qu’ils durent déjà s’arrêter, parce
     vieillard disparaît presque entièrement derrière son volumineux bureau, poli comme                                                  franquistes assiégeant la capitale.
                                                                                                                                         En 1939-1940, cette expression
                                                                                                                                                                                que le train devant eux avait été touché par une bombe. Un wagon était totalement
     un miroir et sur lequel figurent seuls un téléphone, un bloc et de quoi écrire.
                                                                                                                                         fut reprise pour dénoncer l’action     détruit, les autres étaient endommagés. Ce n’est qu’après un long travail de déblaie-
          J’ai les plus grandes difficultés à le comprendre, il mâchonne probablement ses                                                de petits groupes de « civils »        ment qu’ils purent continuer leur route. Le train contourna Paris, s’arrêtant sans
                                                                                                                                         allemands, armés, qui s’infiltraient
     fausses dents. Oui, il aurait entendu parler du camp, lequel se serait situé à l’extré-                                             dans les files de réfugiés venant
                                                                                                                                                                                cesse. Une nuit passa, le lendemain matin arriva, midi, un soleil impitoyable brûlait
     mité sud de Saint-Cyprien. Les hommes y auraient vécu sous des tentes, directement                                                  de Belgique ou du Luxembourg en        le toit du wagon, une autre nuit. Dans l’après-midi du troisième jour, ils atteignirent
     sur la plage. Je n’obtiens pas plus d’informations, bien que la conversation dure près                                              France, provoquant ainsi la panique    leur destination provisoire, Le Vigan, au cœur des Cévennes, sur le versant sud du
                                                                                                                                         et la désorganisation.
     d’une heure et que j’essaie de savoir comment le camp était administré et de quelle                                                                                        mont Aigoual, qui culmine à 1 567 mètres.
     façon les gens étaient nourris. Le vieil homme passe le plus clair de notre entretien à
                                                                                                                                                                                      Exténués, ils descendirent des wagons et parcoururent à pied le court chemin
     soupirer sur « cette terrible époque ».
                                                                                                                                                                                qui conduisait au camp. Prévu à l’origine pour l’hébergement de troupes, il était ina-
                                                •                                                                                                                               chevé, les murs blanchis à la chaux encore humides, les baraques béantes, vides, des
                                                                                                                                                                                gravats sur les sols de béton. La France avait été tout aussi surprise que la Belgique
           Quelques jours seulement après son arrestation à Anvers, en mai 1940 2 , Heinz         —2
                                                                                                           Le 10 mai 1940, la Belgique                                          par les événements, la ligne Maginot avait cédé, et sur les routes le dramatique exode
     fut, en même temps que ses compagnons d’infortune – exclusivement des hommes –,              est envahie par l’armée allemande.
                                                                                                  Le matin même est organisée l’ar-
                                                                                                                                                                                des populations civiles françaises avait commencé. De tout cela cependant, les inter-
     expédié à la gare la plus proche, où ils furent tous parqués dans des wagons de mar-
                                                                                                  restation des étrangers « nationaux                                           nés, épuisés, n’avaient aucune idée. Il leur fallait s’y retrouver dans leur propre chaos,
     chandises plombés. Ils mirent une journée entière pour couvrir la distance de cent           ennemis » ; parmi eux, une majorité                                           en premier lieu calmer leur faim et leur soif et dormir. Alentour, ni cuisine ni eau
     cinquante kilomètres qui sépare Anvers de la ville frontalière de Tournai. Ils pas-          de réfugiés juifs originaires des
                                                                                                  territoires du IIIe Reich. Tous les
                                                                                                                                                                                potable. Pour le dîner il y eut du poisson salé, dont on venait de livrer des tonnes. Ils
     sèrent la nuit dans une caserne, où on ne leur donna ni à manger ni à boire. Celui qui
                                                                                                  hommes de dix-sept à soixante-                                                étaient si affamés qu’ils l’avalèrent sans mot dire, mais ils ne purent étancher leur soif
     voulait s’allonger devait se coucher à même le sol. Nombre d’entre eux restèrent assis       cinq ans citoyens allemands ou                                                que tard le soir à un camion-citerne. Ils durent dormir à même le sol, sur le béton. À
     sur les bancs, laissant tomber leur tête sur la table dans l’espoir au moins de s’assou-     apatrides d’origine allemande sont
                                                                                                  soit sommés de se présenter dans
                                                                                                                                                                                l’épuisement physique vint s’ajouter la peur de l’avancée des Allemands.
     pir. Quelques ampoules électriques bleutées diffusaient un peu de lumière ; on avait,
                                                                                                  les commissariats, soit arrêtés dans
     sinon, ordonné le black-out. Des couvertures, qu’ils tiraient par-dessus leur tête pour      la rue.
                                                                                                                                         fig. 4
                                                                                                                                                  Hans Mayer.                        C’est là que l’on a commencé à nous « trier », c’est-à-dire à séparer les émigrants
     se protéger du froid, constituaient le seul élément de confort.                                                                                                                 juifs et les marins allemands qui avaient été pris ensemble à Anvers. Seulement,
                                                                                                                                         —4
                                                                                                                                                Hans Mayer, alias Jean               comment fait-on pour savoir si quelqu’un est juif ou pas ? Beaucoup pensaient qu’on
          Le lendemain, ils apprirent que les Allemands avaient envahi la Belgique et que                                                Améry (1912-1978), écrivain et              les déshabillerait pour séparer les circoncis des non-circoncis. À cette idée, mon
     ces derniers seraient en quelques heures à Tournai. Quant à eux, ils devaient être                                                  essayiste autrichien.
                                                                                                                                                                                     bon ami Hans 4 s’est mis dans tous ses états, car il n’était pas circoncis. Ce sont les
     transportés en France dans des wagons à bestiaux et remis aux Français. Des soldats
                                                                                                                                                                                     nazis qui, comme à tant d’autres, lui ont imposé son identité juive. Alors, comment
     belges, qui attendaient sur le quai d’en face un train devant les conduire au front,
                                                                                                                                                                                     pouvait-il donc bien s’y prendre pour leur faire croire qu’il était circoncis ? C’était
     brandissaient des poings menaçants en direction des internés. À chaque arrêt, et il y
                                                                                                                                                                                     moi le médecin, je n’avais qu’à trouver quelque chose. Il ne voulait surtout pas être
     en eut beaucoup, ces injures se répétèrent. Ils n’en comprirent la raison qu’en descen-
                                                                                                                                                                                     renvoyé en Allemagne. Dieu merci, on n’en est pas arrivés là. Ils procédaient selon
     dant : sur les wagons, on avait écrit à la craie « espions », « parachutistes », « prison-
première étape — 1940
                        camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

30                                                                                                                                                                                                                                 31

          des listes précises. Quel soulagement pour ce cher Hans ! Je n’aurais de toute façon                                              Sur la carte routière de la France, je suis le tracé de la ligne de chemin de fer.
          rien pu faire pour lui ! »                                                                                                   D’Anvers à la frontière, en passant par Lille et Arras, il faut compter environ trois
                                                                                                                                       cent quatre-vingts kilomètres pour atteindre Paris. Combien d’heures le train mit-il
          Lorsque, au bout de quelques jours, ils furent reconduits à la gare, les wagons
                                                                                                                                       pour contourner Paris ? Dans quel sens ? Par l’ouest ? Par l’est ? Quelle ligne de che-
     étaient plus bondés encore : le nouveau train était plus court, mais le nombre des
                                                                                                                                       min de fer a-t-il suivie vers le sud ? Est-il passé par Orléans ? ou Nevers ? Le premier
     internés, lui, n’avait pas varié. Et pendant qu’ils montaient, le soleil brûlait au-dessus
                                                                                                                                       arrêt d’une certaine durée eut lieu au Vigan. Paris-Le Vigan, cela fait environ sept
     de leur tête comme si on était déjà en août.
                                                                                                                                       cent vingt kilomètres, estimation approximative, parce que j’ignore comment le train
          Dès que les portes furent fermées et plombées, il y eut de vrais drames : les der-                                           est parvenu au Vigan, au cœur des Cévennes. La ligne de chemin de fer passe obliga-
          niers avaient été poussés à l’intérieur dans la pénombre et étaient tombés sur ceux       fig. 5                             toirement par Alès, mais en venant d’où ? De Nîmes ? ou d’Aubenas ?
                                                                                                           Liste de transfert Saint-
          qui étaient assis par terre. Ce fut une mêlée de bras, de jambes et de corps qui          Cyprien - Gurs, 29 octobre 1940.        En partant du Vigan, le train doit nécessairement repasser par Alès, il n’existe
          occasionna de nouvelles chutes. Il était impossible de se tenir debout, on étouf-
                                                                                                                                       pas d’autre ligne. Et ensuite ? En direction de l’ouest, vers Montauban, il y a plusieurs
          fait, criait dans le noir, s’écrasait, chacun se défendait comme il pouvait, la panique
                                                                                                                                       possibilités. Suivre la côte, le long de la Méditerranée, serait le chemin le plus court.
          s’empara de tout le monde et on se mit à lutter sauvagement pour gagner un peu de
                                                                                                                                       En tous les cas, cela mènerait directement à Perpignan, puis à Elne et Saint-Cyprien.
          place, un peu d’air. Quelqu’un brandit même un couteau pour défendre sa place, hur-
                                                                                                                                       Cependant, le train s’est arrêté à Montauban, au nord de Toulouse. Pourquoi ce long
          lant comme un forcené. D’autres se jetèrent les uns sur les autres. Puis quelqu’un
                                                                                                                                       détour de presque quatre cents kilomètres ? Et pour finir, le trajet Montauban-Elne,
          réussit à rétablir le calme. Nous nous comptâmes, et il apparut que nous étions
                                                                                                                                       en passant par Carcassonne, soit environ trois cent cinquante kilomètres.
          cinquante-six individus dans une voiture prévue pour quarante-huit. Il fut décidé
          que huit d’entre nous, les plus âgés et les plus faibles, pourraient rester assis tout                                            Je fais le compte. L’un dans l’autre, le train dans lequel se trouvait mon père a
          le long du trajet, adossés à la paroi. Les autres pourraient s’asseoir à tour de rôle                                        parcouru presque deux mille kilomètres pendant ces journées de mai de l’année 1940.
          toutes les deux heures. Dès que le train se mit en marche, notre situation s’améliora                                        Combien lui a-t-il fallu de jours pour cela ? Le trafic ferroviaire, dans le même état de
          un peu, et surtout on respira mieux.                                                                                         confusion que le pays tout entier, que sa population et son gouvernement, fonction-
                                                                                                                                       nait mal. Dans ce chaos généralisé, on semblait ne pas savoir dans quelle direction
            Mais étant donné la longueur du voyage, la chaleur devint insupportable, l’air
                                                                                                                                       expédier ces milliers d’émigrés.
     saturé devint irrespirable, sans parler du problème des déjections. Le train s’arrêtait
     bien de temps en temps, mais les portes demeuraient fermées. Il leur était impossible                                                                                        •
     de savoir où ils se trouvaient. Les fentes étroites dans les parois de bois permettaient
                                                                                                                                            Elne était le terminus. De là à Saint-Cyprien il n’y avait plus rien, aucune liaison
     tout au plus de deviner les contours d’une gare. D’après le soleil, le train se dirigeait
                                                                                                                                       ferroviaire, ni aucune route non plus. Des roseaux sur une terre marécageuse qu’au-
     vers le sud, bien qu’il prît souvent aussi la direction de l’ouest ou de l’est. Vers minuit,
                                                                                                    fig. 6                             cun chemin ne parcourait, un désert de sable, et enfin la Méditerranée.
     il fit une courte halte à Montauban. Pour la première fois depuis leur départ, on ou-                 Internés espagnols sur la
     vrit les portes et on leur donna du pain et de l’eau. Le lendemain, alors que la chaleur       plage du camp de Saint-Cyprien,         Trois trains de marchandises en tout, cent cinquante wagons, s’arrêtèrent en
                                                                                                    1939.
     était à son comble, ils purent reconnaître la silhouette de Carcassonne, et neuf ou                                               gare d’Elne. La tête du convoi se trouvait bien au-delà de la gare et les derniers wa-
     dix heures plus tard ils entrèrent enfin en gare d’Elne, à quelques kilomètres à l’ouest                                          gons se perdaient dans les champs. Un peloton de soldats descendit du train et prit
     de Saint-Cyprien.                                                                                                                 position sur le quai. Plusieurs camions stationnaient près des voies. Des plaintes, des
                                                                                                                                       gémissements et des cris s’élevèrent des wagons plombés, s’amplifiant progressive-
première étape — 1940
                        camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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     ment. De la rumeur qui montait ainsi, deux syllabes se détachaient, toujours plus            mutuellement par leurs ronflements, leurs toux, leurs murmures, leurs gémissements
     nettes : « De l’eau ! » Enfin on ouvrit les portes. Des cartons, des paquets, des étuis      et les cris de leurs cauchemars. Les nuits étaient courtes. Dès que le soleil brillait, les
     et des valises furent jetés sur le quai. Les passagers, épuisés, descendirent les hautes     planches de bois et le papier goudronné chauffaient tellement que les baraques se
     marches avec peine. La confusion, le bruit étaient indescriptibles. On n’entendait           transformaient en fours. Au bout d’environ une semaine, on apporta des bottes de
     presque pas de français, mais, en revanche, un mélange d’allemand, de tchèque, de            paille, qui, certes, améliorèrent le couchage, mais introduisirent une nouvelle plaie
     polonais, de hongrois, de russe. Les soldats donnaient des ordres qui étaient à peine        dans le camp : les poux. Les démangeaisons prenaient dans le cou, aux aisselles, et
     suivis. Ils hurlaient en vain : « En avant, en avant, en colonne par trois ! » Enfin, les    dans la région de l’aine. En quelques heures, la démangeaison s’intensifiait pour bien-
     premiers camions quittèrent la gare, pleins à craquer. Le transport jusqu’au camp            tôt devenir insupportable. Penchés sur leurs vêtements, les hommes passaient leur
     dura des heures, car les camions durent faire d’innombrables allers et retours. Sur le       temps à chercher les poux et, plus important encore, les lentes. Mais ce désagrément,
     simple chemin de sable, ils n’avançaient qu’en patinant, et au pas.                          corrélatif de l’apparition des poux, n’était rien comparé au danger que représentait la
                                                                                                  propagation des microbes qu’ils véhiculaient.
           Le camp d’internement, déjà reconnaissable de loin à cause des barbelés, don-
     nait directement sur la plage et se composait de blocs séparés (les îlots), d’environ              Les toilettes consistaient en de petites estrades construites sur des barils de pé-
     cent mètres sur soixante-dix chacun, regroupant plusieurs baraquements. Au sud on            trole, auxquelles on accédait par une échelle. Seuls ceux qui n’étaient pas sujets au
     distinguait les Pyrénées, à l’ouest les eaux gris-vert de la lagune. Sur trois côtés, les    vertige et dont l’odorat était peu délicat osaient grimper aussi haut. Cela expliquait
     îlots étaient ceints d’une double rangée de barbelés ; le quatrième côté, à l’est, était     le grand nombre de ceux qui restaient sur la terre ferme, et les essaims de mouches
     bordé par la Méditerranée, dont les prisonniers ne purent profiter qu’après l’armis-         qui bientôt vinrent s’ajouter au fléau que représentaient les poux.
     tice. Des baraquements de fortune avaient été construits à titre provisoire, de simples
                                                                                                        La ration de pain que l’on distribua aux internés les premiers jours était piquée
     planches de bois maintenues entre elles par du papier goudronné, sans poutres ni che-
                                                                                                  de moisissure. Certains en réservèrent la moitié pour le lendemain – Dieu seul savait
     vrons. Le sable s’insinuait immédiatement dans les chaussures et les vêtements, mais
                                                                                                  quand on leur redonnerait du pain –, pour ensuite devoir constater que les précieuses
     se révélait aussi fort utile, parce qu’il n’y avait ni savon ni papier hygiénique.
                                                                                                  provisions avaient été mangées par les rats. Même plus tard, l’approvisionnement ne
          Toujours est-il que les nouveaux arrivés purent disposer au moins de ce « confort ».    s’améliora guère. L’administration française du camp faisait venir, de Perpignan tout
     Lorsque, à l’hiver 1938-1939, à la fin de la guerre civile, les Espagnols, des hommes,       proche, des fruits et légumes abîmés, ramassés à la pelle après leur mise au rebut à la
     des femmes, des enfants, épuisés par les combats et à demi affamés, blessés pour             fin du marché. Le jour de leur arrivée, les internés tentèrent d’étancher leur soif aux
     nombre d’entre eux, avaient déferlé sur la frontière, les autorités françaises les avaient   robinets jalonnant les nombreuses conduites d’eau qui passaient dans le sable entre
     rassemblés et encerclés de barbelés. Des centaines moururent de froid, de faim, des          les baraquements. Le lendemain, ils s’aperçurent qu’ils avaient bu de l’eau non po-
     suites de leurs blessures, parce qu’il n’y avait ni eau potable ni la moindre installation   table. Beaucoup attrapèrent le typhus. Les puces et punaises aggravèrent le risque de
     sanitaire. On leur jetait du pain depuis les camions directement dans le sable.              contamination. Des centaines d’entre eux en moururent. La dysenterie et la malaria
                                                                                                  sévirent, conséquences des mauvaises conditions d’hygiène et du manque de nourri-
          Et de même, pour les deux à trois mille nouveaux venus de Belgique, la vie dans
                                                                                                  ture. Malgré la chaleur, les internés se bandaient chaudement le ventre pour apai-
     le camp était à peine mieux organisée. Dans les premiers temps, ils durent dormir à
                                                                                                  ser les douleurs. À part un peu d’aspirine, il n’y avait pas de médicaments. L’aide la
     même le sable ; heureux ceux qui possédaient des draps. Pour tout oreiller ils avaient
                                                                                                  plus efficace vint des internés eux-mêmes, comme beaucoup d’autres choses dans ces
     le sable, tassé avec les mains. Les hommes durent d’abord s’habituer à dormir dans
                                                                                                  camps dominés par le chaos. Un pharmacien allemand réussit à fabriquer du charbon
     un espace réduit avec leurs compagnons de captivité. Ils ne cessaient de se réveiller
                                                                                                  animal avec les déchets osseux provenant de la cuisine du camp :
première étape — 1940
                         camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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          Je trouvais dans le camp tout ce dont j’avais besoin. La matière première, les dé-          fig. 7 (p. 34)
                                                                                                                       Carte SNCF, 1939.                                              prendre contact avec elle. Il envoyait des lettres en Angleterre, en Amérique, et à des
          chets osseux, je pouvais les obtenir à la cuisine du camp. Sinon, j’avais besoin de                                                                                         parents en Hongrie. Le service de recherche de la Croix-Rouge ne fonctionnait pas
          boîtes de conserve vides, d’une paire de pinces, d’un clou, d’un poêle et d’un mou-                                                                                         encore correctement dans ces camps de transit établis à la hâte.
          lin à café. La marche à suivre pour la fabrication était la suivante. On perce deux
                                                                                                                                                                                           Par certaines de ses connaissances qui venaient de Belgique, il apprit qu’au cours
          trous avec le clou, près du bord supérieur d’une boîte de conserve vide ; on remplit
                                                                                                                                                                                      de ces jours décisifs qui suivirent le 10 mai 1940, les femmes des prisonniers avaient
          la boîte de déchets osseux provenant de la cuisine. Puis on fixe le couvercle rond
                                                                                                                                                                                      essayé de rejoindre Ostende et de se sauver en embarquant sur un bateau en partance
          détaché de la boîte avec un fil de fer fort passé dans les trous – ainsi, les gaz émis
                                                                                                                                                                                      pour l’Angleterre. Dans une lettre envoyée à son frère Max en Amérique, il écrit :
          par la « distillation sèche » peuvent ensuite s’échapper et brûler dans le four, mais
          les trous sont trop petits pour risquer la combustion du charbon obtenu.                                                                                                         Mon cher Max 7,

          Avec un autre morceau de fil de fer (en forme de crochet), on descend la boîte ainsi                                                                                             La lettre que je t’ai écrite est partie hier, et aujourd’hui Muschi [Blanka] arrive avec
          préparée dans le feu d’un poêle allumé avec du charbon (dans la cuisine du camp).                                                                                                l’argent que tu as envoyé – cependant, sans la lettre dont tu fais mention (peut-être
          Au bout d’une heure ou deux, les os sont complètement carbonisés. On peut savoir                                                                                                 se trouve-t-elle aux Bermudes). En ce qui concerne l’argent, je dois te dire ceci : on
          que la distillation sèche est terminée lorsque plus aucun gaz ne s’échappe du bord                                                                                               a perçu 645 francs, Muschi m’a glissé dans la main «généreusement» 300 francs,
          de la boîte pour ensuite brûler dans le poêle. On sort alors la boîte du poêle avec le                                                                                           l’American Express aurait retenu 20 francs, elle a décompté 25 francs pour les frais
          fil de fer, et on la pose sur une tôle pour qu’elle refroidisse. Lorsque le tout est com-                                                                                        de port aérien qu’elle avait avancés, et elle a honnêtement partagé le reste, n’est-ce
          plètement froid, on ouvre la boîte. Le charbon d’os, noir comme de la poix, friable,                                                                                             pas ? Sans lettre de toi, il n’y avait rien à objecter, parce qu’il était impossible de de-
          est alors moulu en poudre fine avec le moulin à café, et la «médecine» est prête. On                                                                                             viner à qui tu destinais l’argent. Pour ta gouverne, je voudrais ajouter ceci : Muschi
          la mettait dans des récipients ou des sacs appropriés, et le service de santé pouvait                                                                                            et Fritz sont eux aussi dans le besoin, aucune opportunité de gagner de l’argent ne
          alors en disposer.                                                                                                                                                               se présentera dans un proche avenir, non plus que celle de récupérer l’argent ou les
                                                                                                                                                                                           bijoux qui sont restés en Belgique – si donc il t’est possible, sans que cela te cause
           Les internés ne tardèrent pas à créer leur propre administration, parce que l’ad-
                                                                                                                                                                                           une quelconque gêne, de leur envoyer de l’argent à eux aussi, alors fais-le ! Toujours
     ministration française du camp était irrémédiablement débordée. Ils tentèrent de
                                                                                                                                                                                           est-il que leur situation se différencie présentement de la mienne pour les raisons
     mettre de l’ordre dans ce chaos, prenant en charge la distribution de la nourriture et
                                                                                                                                                                                           suivantes. Muschi a retiré de la vente de son face-à-main environ 1 000 francs, dont
     les soins donnés aux malades. Heinz, dont beaucoup se souvenaient encore de l’acti-
                                                                                                                                                                                           il reste encore à peu près la moitié. Avec la différence, elle a acheté pour elle et Fritz
     vité au sein du « comité juif » d’Anvers, fut élu au Douzième Comité, comme on l’ap-
                                                                                                                                                                                           des vêtements, des chaussures, du linge, etc., et nous apporte une ou deux fois
     pelait, et s’occupait de l’aide médicale autant que faire se pouvait. « Quand quelque
                                                                                                                                                                                           par semaine des provisions, et aussi elle paie son loyer et subvient à ses propres
     chose n’allait pas, ils s’en prenaient aussi à moi : «Vous êtes un drôle de docteur !» »
                                                                                                                                                                                           besoins à Perpignan. Bien sûr, elle touche en plus l’allocation mensuelle : pour elle
          Entre-temps, il avait découvert dans le camp l’oncle Fritz 5 , le frère de sa mère.         —5
                                                                                                              Fritz Lewinsohn, frère
                                                                                                                                              fig. 8 – 9
                                                                                                                                                         Fritz et Blanka
                                                                                                                                                                                           et Fritz, environ 100 francs par semaine !… Au fait, pourrais-tu au moins m’envoyer
     Celui-ci avait, au cours d’une odyssée semblable à la sienne, été expédié de Bruxelles           d’Ella Lewinsohn-Pollak. Blanka         Lewinsohn, Bruxelles, 1939.                  quelques livres médicaux (anglais) ? Par exemple un almanach médical, diagnosti-
     à travers toute la France, et sa situation n’était en rien plus enviable, excepté que sa         Lewinsohn est sa femme.                                                              que et pharmacologique, comme on en trouve à Vienne en livre de poche pour quel-
                                                                                                                                              —7
     femme Blanka l’avait suivi, avait loué une chambre à Perpignan et lui rendait visite                                                             Max Pollak est le frère cadet        ques schillings. Ce serait vraiment une aubaine si tu pouvais faire cela.
                                                                                                      —6
                                                                                                               En 1938, Heinz avait épousé    de Heinz. À la date de la lettre, Max
     au camp aussi souvent que possible, apportant vêtements et nourriture. Heinz, par                Susanne Breiner (Suzy), qui dispa-      a réussi à émigrer aux États-Unis.           Ou bien une revue, par exemple le Reader’s Digest américain. Quant à ma femme,
     contre, était sans nouvelle aucune de sa femme, Suzy 6 . Désespérément, il tentait de            rut lors de l’invasion de la Belgique
                                                                                                      par l’armée allemande.
                                                                                                                                                                                           absolument aucun indice, malheureusement, au sujet de l’endroit où elle peut se
première étape — 1940
                        camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

38                                                                                                                                                                                                                                                                                39

          trouver. J’en suis très malheureux. S’il n’y avait pas ici cette épidémie de typhus et                                                                                           L’un d’eux nous assura : «Nous vous connaissons tous – y compris ceux qui se sont
          de malaria et suffisamment de travail pour que dans la journée au moins on n’ait pas                                                                                             cachés. Nous les attraperons le moment venu, comme vous tous, du reste.» Les
          le temps de penser, ce serait encore pire. Ne m’en veux pas de t’avoir rapporté les                                                                                              véritables membres de la cinquième colonne partirent avec eux, et nous, les vérita-
          choses avec une telle profusion de détails pour ce qui est de l’argent et de Muschi                                                                                              bles amis de la France, restâmes internés dans le camp.
         – je ne suis pas mesquin, je pense que tu le sais –, mais tu connais Muschi ! Sois
                                                                                                                                                                                           Cependant, Heinz et son ami Hans Mayer étaient fort désireux de quitter le
          chaudement remercié pour ton envoi et écris s’il te plaît à nouveau bientôt, et sou-
                                                                                                                                                                                      camp au plus vite pour retourner en Belgique, même s’ils couraient là-bas le risque
          vent et avec force détails – tout ce que j’ai eu de toi depuis le 10 mai, ce sont deux
                                                                                                                                                                                      de tomber entre les mains des Allemands. Ils étaient tenaillés par l’inquiétude quant
          télégrammes.
                                                                                                                                                                                      au sort de leur femme, et tout changement leur paraissait préférable à l’inaction dans
          Je t’embrasse de tout cœur.                                                                                                                                                 ce camp de désolation. Lorsque la commission allemande demanda aux internés
                                                                                                                                                                                      lesquels, parmi eux, voulaient retourner en Belgique, ils se firent inscrire. Fin août
          Heinz
                                                                                                                                                                                      1940, ils se trouvaient de nouveau dans un train qui les conduisait vers une destina-
          Mes sincères amitiés à ta femme !                                                                                                                                           tion inconnue.
                                                                                                    —8                                        fig. 10
           Après la capitulation de la France le 22 juin 1940, les Allemands devinrent ac-                   Mission Kundt :                          Billet signé par Heinz Pollak        Nous nous sommes dit : «Où que nous parvenions, ce ne pourra pas être pire qu’ici.»
     tifs. Ils envoyèrent des commissions sur les lieux où des Allemands étaient détenus,           la commission d’armis-                    lors du passage de la WAKO.                  Nous ne pouvions pas survivre à l’hiver, au bord de la mer, avec les vêtements dans
                                                                                                    tice allemande de Wiesbaden
     munies de listes précises sur lesquelles figuraient le nom de leurs propres hommes,            (Waffenstillstandskommission,                                                          lesquels nous avions été arrêtés, sans valise, rien. Ils ont pris tous ceux qui le
     avant tout des espions de la « cinquième colonne », mais aussi des exilés politiques.          WAKO) est chargée de l’application                                                     voulaient, ainsi que quelques-uns qui ne le voulaient pas, et ont mis tout ce beau
     Dans un rapport de la commission présidée par le conseiller de légation Ernst Kundt 8 ,        de l’armistice du 22 juin 1940 avec                                                    monde dans un train. Mais personne n’est arrivé en Belgique.
                                                                                                    la France. Elle décide d’envoyer
     relatif aux camps de la France non occupée et établi après une visite effectuée au             dans le courant du mois de juillet                                                      Dans le camp d’internement sur la plage de Saint-Cyprien, le nombre des inter-
     « Camp de St Cyprien près d’Elne, 15 km au sud-ouest de Perpignan (Pyr.-Orient.) les 12        une commission d’enquête dans
                                                                                                    les camps d’internement du sud de
                                                                                                                                                                                      nés avait entre-temps atteint les quatre mille. À un moment donné, en septembre,
     et 13.08 », il est indiqué en termes laconiques : « Nombre total des internés : 2 595
                                                                                                    la France, pour vérifier la situation                                             le camp fut presque totalement détruit par une terrible inondation. Un important
     Allemands du Reich, dont 296 Aryens. »                                                         matérielle des internés, faire libérer                                            glissement de terrain dans les Pyrénées avait obstrué le lit d’une rivière et causé une
                                                                                                    ceux qui souhaitaient rentrer en
          La commission arriva à l’heure et comme prévu dans une voiture d’état-major, ac-          Allemagne, et contrôler l’applica-
                                                                                                                                                                                      retenue d’eau qui se transforma en un fleuve impétueux, lequel déferla sur toute la
          compagnée de plusieurs véhicules apparemment civils. Elle était composée d’envi-          tion de l’article 19 de la convention                                             plaine entre Perpignan et la côte. En outre, il y eut une marée d’une amplitude excep-
          ron huit hommes. Ils firent défiler devant eux, en l’espace de trois heures, à peu près   d’armistice, c’est-à-dire dresser la                                              tionnelle, ce qui renforça l’effet dévastateur des eaux. Le camp fut réparé avec des
                                                                                                    liste de ceux dont le Reich désirait
          mille cinq cents personnes. Aucun de nous ne fut oublié. En une longue file, nous         qu’ils lui soient livrés par le gouver-
                                                                                                                                                                                      moyens de fortune pour tenir quelques jours, le temps nécessaire pour trouver aux
          passions devant les officiers qui, assis à une table, vérifiaient notre identité. Ils     nement de Vichy.                                                                  internés une place dans d’autres camps. Fin octobre, il fut définitivement désaffecté.
          nous examinaient avec arrogance et dédain et comparaient nos déclarations avec
                                                                                                                                                                                                                                 •
          les listes de personnes recherchées. Parmi les visiteurs se trouvaient surtout deux
          généraux et leurs ordonnances, tous vêtus de magnifiques uniformes. Évidemment,                                                                                                   C’est le soir et je me promène le long de la plage. Des lambeaux de sacs en plas-
          les mieux informés d’entre nous ne regardaient pas tant les généraux avec toutes                                                                                            tique, des gobelets vides, écrasés, des pailles, des papiers d’emballage de glaces frois-
          leurs décorations que les deux individus qui se tenaient derrière eux.                                                                                                      sés, des morceaux de pain, des trognons de pommes, des râpes de raisin, une sandale
                                                                                                                                                                                      en plastique esseulée, les restes d’un chapeau de paille sont disséminés sur le sable
          Leur mise et surtout leur mine les trahissaient, révélant des envoyés de la Gestapo.
première étape — 1940
                        camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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     retourné, foulé par des millions de pas. La plage est presque déserte. Deux femmes,                 et mes chaussures en lambeaux, je n’y survivrais pas. Alors je me suis équipé pour
     vêtues des pieds à la tête, sont assises et surveillent de jeunes enfants qui courent vers          l’hiver avec des pièces d’uniformes. Un camarade, qui avait fait la guerre d’Espagne,
     la mer avec leurs petits seaux, prennent de l’eau, la déversent sur le château de sable,            m’a appris comment fabriquer des chaussettes russes avec du drap d’uniforme
     bâtissent, courent encore vers la mer avec leurs seaux, les remplissent et ainsi de suite,          pour remplacer les chaussures.
     inlassablement.
                                                                                                                                               •
           D’après la description du maire de Saint-Cyprien-Plage, le camp d’internement
                                                                                                         Je me promène dans Bordeaux, à la recherche de la caserne dans laquelle mon
     devait se trouver à peu près ici. Je m’assieds sur le sable, laisse les vagues me lécher les
                                                                                                    père fit halte à l’automne 1940, sur le chemin d’un camp d’internement à un autre.
     pieds, et regarde la mer. J’essaie de m’imaginer le camp : les baraquements, les bar-
     belés, la vermine. Les hommes dans leurs vêtements usagés, barbus, négligés, pâles,                 De larges boulevards, richement aménagés, bordés de hauts immeubles bour-
     désespérés, amaigris, malades. Où ont-ils enterré les morts ? Y a-t-il un cimetière ? Je       geois aux couleurs claires ; des jardins publics bien entretenus, avec de vieux arbres
     n’ai nulle part vu de plaque commémorative, le camp a sombré dans l’oubli.                     dont les branches proéminentes dispensent une ombre généreuse ; des pelouses
                                                                                                    vertes ; des massifs de fleurs éclatants de couleurs ; les Bordelaises en promenade,
          Sur la place principale – des cafés, côte à côte, remplis de gens bronzés et ivres
                                                                                                    sur d’étroits canaux, à bord d’embarcations de bois démodées. Avant que le trafic
     de soleil, qui ont passé la journée sur la plage et maintenant se font servir des rafraî-
                                                                                                    bruyant et puant de cette grande ville ne me rende folle, je gare la voiture dans un
     chissements et de délicieux repas, tous les commerces sont encore ouverts, faisant
                                                                                                    parking souterrain.
     étalage de leurs marchandises – je cherche également en vain une plaque commémo-
     rative. Où pourrait-elle bien avoir été posée ? Je ne peux pas comprendre qu’il n’y ait             Au centre, une zone piétonne. Des boutiques de luxe, regorgeant de ravissants
     plus rien pour évoquer le souvenir du camp d’internement.                                      vêtements et de chaussures à la mode, des restaurants élégants et des terrasses de
                                                                                                    cafés, un établissement de restauration rapide McDonald’s au beau milieu de ce faste
                                                 •
                                                                                                    urbain.
           Le train dans lequel se trouvait Heinz n’allait pas en Belgique, mais se dirigeait
                                                                                                         De nombreux magasins d’antiquités, les meubles ouvragés, l’argenterie étince-
     vers l’ouest, et il s’arrêta finalement à Bordeaux.
                                                                                                    lante, les bibelots fragiles, si précieux que le prix n’en est pas mentionné. Dans une
         On conduisit les hommes dans une caserne, qui avait manifestement été aban-                gigantesque librairie aux multiples entrées, on s’occupe de moi sans aucune aménité.
     donnée en toute hâte. Par bonheur, les magasins étaient bien fournis en uniformes et           J’achète malgré tout des livres sur le mouvement local de la Résistance pendant la
     couvertures, ainsi que Heinz ne tarda pas à le découvrir.                                      seconde guerre mondiale.
           La guerre battait son plein, l’Allemagne avait commencé à attaquer l’Angleterre,               Un policier surveille un bâtiment officiel. Pour lier conversation, je m’enquiers
     des avions militaires survolaient Bordeaux. Il y eut des rumeurs selon lesquelles les          de la situation d’une rue. Comme il me répond avec amabilité, je continue à le ques-
     Anglais ripostaient victorieusement et que la guerre serait bientôt finie. Mais Heinz          tionner. Saurait-il où pouvait se situer une ancienne caserne dans laquelle des réfu-
     était plus au fait que cela :                                                                  giés ont été hébergés en octobre 1940 ? Il est serviable, il réfléchit, va chercher sa
                                                                                                    femme, qui est de service dans la loge du gardien. Ce pourrait être la caserne Palmer,
          Rien que des balivernes, je n’y ai jamais cru. Au contraire, j’ai su qu’une longue
                                                                                                    au sommet de la colline des hauts de Cenon, derrière la gare. Ils ne sauraient me dire
          période d’internement en camp m’attendait. Nous ne resterions pas dans cette
                                                                                                    s’il existe encore des bâtiments anciens ; actuellement, une base d’aviation militaire
          caserne. Où que nous allassions, armé comme je l’étais, avec mes vêtements d’été
                                                                                                    y serait installée.
première étape — 1940
                        camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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          Je ne tarde pas à découvrir la caserne Palmer. Elle se situe, contre toute attente,        mais pour faire aussitôt des gestes de dénégation avec un sourire de commisération :
     dans un quartier agréable, est entourée de villas et de jardins. C’est par hasard que           comment, en effet, pourrais-je bien savoir cela ?
     je découvre l’entrée de la base d’aviation. À travers la clôture métallique, je distingue
                                                                                                           Le petit soldat, dans son poste de garde blindé, fait apparaître comme par
     des baraquements en pierre, bas et modernes, et des antennes de radar. Partout, des
                                                                                                     enchantement un plan de Bordeaux. L’adjudante de semaine marque à différents
     doubles ou triples rangées de barbelés.
                                                                                                     endroits, sur les indications de son officier de semaine, l’emplacement d’anciennes
          Je sonne. Un moment après, l’une des deux portes d’acier s’ouvre brièvement,               casernes : à la gare principale de Saint-Jean, aux abords de la Garonne, à la Maison
     pour se refermer tout de suite. Plusieurs secondes passent, la porte s’ouvre de nou-            du vin. De charmants gribouillis ici et là, parce qu’elle fait des cercles plutôt que des
     veau lentement, je la pousse – et me retrouve à l’intérieur. « À l’intérieur », cela signifie   croix. Un de leurs supérieurs, un général ou un maréchal, ne pourrait-il me rensei-
     un petit couloir dans lequel je peux tout juste faire deux pas en avant et en arrière.          gner sur cette caserne ? Le lieutenant secoue la tête, il n’y a pas de maréchal chez eux,
     Derrière moi, la double porte d’acier s’est refermée immédiatement ; face à moi s’en            et l’adjudante de semaine de me dire, sceptique, que je peux naturellement écrire au
     trouve une autre, bien verrouillée. Durant la demi-heure que dureront mes investiga-            ministère de la Défense, mais qu’avant la dixième lettre je n’obtiendrai probable-
     tions, je ne vais pas quitter ce couloir protégé par l’acier. À gauche, au travers de bar-      ment pas de réponse, et que pour ce qui serait de sa valeur… Elle laisse sa phrase en
     reaux étroitement serrés, je peux jeter un coup d’œil sur le terrain de la caserne. Des         suspens.
     militaires, dans un seyant uniforme bleu marine, se déplacent avec plus ou moins de
                                                                                                          Dès que je prends congé, le même impressionnant mécanisme d’ouverture et
     hâte sur les pelouses bien entretenues et les chemins de gravier clair. De petits véhi-
                                                                                                     de fermeture que pour pénétrer dans la base se met en branle. Ouverture de la pre-
     cules électriques filent à toute allure sur d’étroites bandes d’asphalte. Il s’en dégage
                                                                                                     mière porte blindée, fermeture, ouverture de la seconde porte blindée, je fais un pas
     une impression de sérénité, presque comme dans un village de vacances.
                                                                                                     au-dehors, la porte claque derrière moi en reprenant sa place dans son chambranle
         À ma droite, la jeune sentinelle, assise dans son poste de garde aux murs d’acier,          métallique.
     me regarde d’un air interrogateur à travers la vitre probablement blindée.
                                                                                                           En réponse aux courriers que j’ai adressés au ministère des Armées et au minis-
          Je raconte mon histoire : mes parents réfugiés pendant la guerre, je recherche             tère des Anciens Combattants et Victimes de guerre, ce dernier m’informe que ma
     leurs lieux de séjour. J’aimerais qu’il me dise si, pendant la guerre, il existait aussi        demande aurait été transmise à leur service d’archives à Caen. Deux jours plus tard,
     une caserne ici. Il secoue la tête, il n’en sait rien, mais il va informer son officier de      je reçois aussi la réponse du ministère de la Défense :
     semaine. Il téléphone, j’attends dans ma cage. Bientôt, deux militaires à bicyclette
                                                                                                          Madame,
     s’approchent du poste de garde – un homme entre deux âges et une jeune femme. Ils
     descendent de vélo, doivent se soumettre à la même procédure d’ouverture et de fer-                  Vous m’avez demandé des renseignements concernant l’internement de votre père
     meture de la porte d’acier ; cette fois, il s’agit de la porte intérieure, qui jusque-là n’a         dans une caserne de Bordeaux en juillet-août 1940. Il me faut malheureusement
     pas bougé. Maintenant, ils se tiennent tous deux avec moi dans l’étroit couloir entre                vous informer de ce que le département historique du ministère de la Défense ne
     les deux portes d’acier et tentent de répondre à mes questions. Ils se concertent, la                dispose d’aucune archive relative aux camps d’internement, ces derniers ayant en
     jeune femme, l’adjudante de semaine, avec vivacité, et l’homme, originaire du sud                    effet été administrés par le ministère de l’Intérieur. Les archives de ce ministère
     de la France, avec bonhomie. Non, il ne leur est vraiment pas possible d’imaginer                    sont consultables aux Archives nationales.
     qu’une caserne ait existé ici avant, toutes les constructions sont récentes, je le vois
                                                                                                          Veuillez agréer…
     bien. S’agissait-il d’une base de l’armée de terre ou de la marine ? s’enquièrent-ils,
première étape — 1940
                       camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux

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          Deux mois et demi plus tard, je reçois trois autres réponses négatives de divers     —9
                                                                                                        Note de l’auteur : alors que
     services d’archives du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre –          je révise mon texte pour la dernière
     mes indications seraient trop imprécises, il n’existerait pratiquement plus de docu-      fois – nous sommes aujourd’hui
                                                                                               en 2009 –, les archives que j’ai
     mentation –, jusqu’à ce qu’enfin atterrisse sur mon bureau une lettre en provenance       pu explorer ces dernières années
     de la préfecture des Pyrénées-Atlantiques, à Pau, contenant six copies d’attestations     ont infirmé les souvenirs de mon
     qui concernent mon père et qui émanent des camps d’internement de Saint-Cyprien           père. Il semble que ce soit le convoi
                                                                                               l’amenant d’Anvers en mai 1940 qui
     et de Gurs. Cependant, aucune information sur la caserne de Bordeaux 9 .                  se soit arrêté à Bordeaux avant de
                                                                                               reprendre l’itinéraire vers Toulouse,
                                               •                                               puis vers Saint-Cyprien.

          Un certain jour d’octobre, les réfugiés durent se rassembler tôt le matin. Chacun    fig. 11
                                                                                                       Dessin de Karl Schleswig
     put emporter ce qu’il avait sur lui.                                                      réalisé à Saint-Cyprien, 1940.

          Heinz était maintenant mieux équipé pour résister à la saison d’hiver. Il avait
     confectionné, avec des couvertures, plusieurs couches de vêtements chauds, avait dé-
     chiré de longues bandes dans des pièces d’uniformes pour se constituer une réserve
     de chaussettes russes.

           On les emmena en camion à la gare la plus proche, les rares passants dans la rue
     s’arrêtaient pour regarder le convoi. Les internés ignoraient toujours où on allait les
     conduire. Ils avaient abandonné tout espoir d’atteindre la Belgique. Lorsque, le soir
     venu, harassés, ils descendirent des wagons à Oloron-Sainte-Marie, ils virent de la
     neige sur les cimes des Pyrénées.

          Vers le 20 octobre 1940, Heinz et 3 869 autres hommes entrèrent au camp d’in-
     ternement de Gurs, le plus grand et le pire de tous.
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