Première étape 1940 camp d'internement de Saint-Cyprien et Bordeaux
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27 À Perpignan , je quitte l’autoroute et cherche la petite route qui doit me conduire, en passant par Elne, à la Méditerranée, à Saint-Cyprien. Le paysage est plat et maré- cageux. Les roseaux sont si hauts qu’on ne peut rien voir au-delà. Soudain, à gauche et à droite de la route, de grands panneaux annoncent un lieu de villégiature, van- tant ses hôtels, ses courts de tennis, ses terrains de football, son camping Gala Gogo, sa maison de repos et son centre équestre. La mer est proche, je sens sur mon visage le vent chaud et salé qui entre par la fenêtre ouverte de la voiture, mais je ne peux pas encore la voir. Puis tout à coup, à ma droite, la surface gris-vert et lisse comme un miroir d’une lagune. Ce n’est qu’une fois parvenue au centre de Saint-Cyprien- Plage, et alors que les voitures et les piétons m’ont pratiquement contrainte à l’arrêt, que j’aperçois enfin la mer, presque entièrement émaillée de bateaux. Je contourne le port de plaisance, longeant les grands hôtels, passant devant des cafés, des restau- fig. 3 rants et des boutiques qui proposent tout l’attirail nécessaire à des vacances au bord Entête de lettre de la mairie de Saint-Cyprien. de la mer : matelas pneumatiques, planches de surf, bouées, équipements de plongée, maillots de bain. Je m’arrête sur une place semi-circulaire. Derrière la balustrade s’étend la plage de sable. Je ne peux aller plus loin en voiture, à partir d’ici il n’y a plus que la promenade de la plage, le long de la mer. Pas de possibilité de stationner non plus. Il me faut faire demi-tour, puis tourner longtemps, dans la chaleur brû- lante, avant de trouver une place libre sur le parking archicomble. À mon grand étonnement, je trouve à louer sans difficulté, au syndicat d’initia- tive, un petit studio avec balcon à l’extrémité sud de Saint-Cyprien. Peut-être parce que l’ensemble immobilier ne se situe pas directement en bord de mer et que, du balcon, le regard lui-même doit franchir une voie de circulation très empruntée, des chantiers, des lotissements uniformes et des poteaux électriques avant de découvrir, tout au loin, la ligne que dessine la mer. J’aimerais m’asseoir sur le balcon, lézarder dans la chaleur du soleil, lire un livre. Ou prendre ma serviette et aller à la plage, chercher une place libre, courir jusqu’à BORDEAUX l’eau, me laisser porter par les vagues, sentir le sable sur ma peau mouillée. —1 L’auteur est la fille de Heinz Mais la lettre du maire de Saint-Cyprien est là pour me rappeler le but de ma Pollak et d’Ilse Leo. visite. 1 « Madame, j’ai lu votre lettre avec beaucoup d’attention, et je tiens à vous infor- mer que je suis tout disposé à vous aider dans vos recherches concernant votre père. Je suis né à Saint-Cyprien et j’en suis maire depuis 1956. J’ai vécu cette triste époque et je SAINT CYPRIEN
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 28 29 pourrai donc certainement vous apporter des renseignements… » —3 Expression employée niers allemands » et « cinquième colonne » 3 . durant la guerre civile d’Espagne Il me faut trouver où se situe la mairie et à quel moment le maire reçoit. (1936-1939) pour désigner les C’est presque au pas que le long train se faufila en France ; deux autres trains, partisans nationalistes qui aidaient partis quelques minutes auparavant, furent survolés par des bombardiers allemands. Une fois assise en face de lui, je peux à peine le voir ; le corps ramassé du secrètement les quatre colonnes À peine eurent-ils parcouru quelques kilomètres qu’ils durent déjà s’arrêter, parce vieillard disparaît presque entièrement derrière son volumineux bureau, poli comme franquistes assiégeant la capitale. En 1939-1940, cette expression que le train devant eux avait été touché par une bombe. Un wagon était totalement un miroir et sur lequel figurent seuls un téléphone, un bloc et de quoi écrire. fut reprise pour dénoncer l’action détruit, les autres étaient endommagés. Ce n’est qu’après un long travail de déblaie- J’ai les plus grandes difficultés à le comprendre, il mâchonne probablement ses de petits groupes de « civils » ment qu’ils purent continuer leur route. Le train contourna Paris, s’arrêtant sans allemands, armés, qui s’infiltraient fausses dents. Oui, il aurait entendu parler du camp, lequel se serait situé à l’extré- dans les files de réfugiés venant cesse. Une nuit passa, le lendemain matin arriva, midi, un soleil impitoyable brûlait mité sud de Saint-Cyprien. Les hommes y auraient vécu sous des tentes, directement de Belgique ou du Luxembourg en le toit du wagon, une autre nuit. Dans l’après-midi du troisième jour, ils atteignirent sur la plage. Je n’obtiens pas plus d’informations, bien que la conversation dure près France, provoquant ainsi la panique leur destination provisoire, Le Vigan, au cœur des Cévennes, sur le versant sud du et la désorganisation. d’une heure et que j’essaie de savoir comment le camp était administré et de quelle mont Aigoual, qui culmine à 1 567 mètres. façon les gens étaient nourris. Le vieil homme passe le plus clair de notre entretien à Exténués, ils descendirent des wagons et parcoururent à pied le court chemin soupirer sur « cette terrible époque ». qui conduisait au camp. Prévu à l’origine pour l’hébergement de troupes, il était ina- • chevé, les murs blanchis à la chaux encore humides, les baraques béantes, vides, des gravats sur les sols de béton. La France avait été tout aussi surprise que la Belgique Quelques jours seulement après son arrestation à Anvers, en mai 1940 2 , Heinz —2 Le 10 mai 1940, la Belgique par les événements, la ligne Maginot avait cédé, et sur les routes le dramatique exode fut, en même temps que ses compagnons d’infortune – exclusivement des hommes –, est envahie par l’armée allemande. Le matin même est organisée l’ar- des populations civiles françaises avait commencé. De tout cela cependant, les inter- expédié à la gare la plus proche, où ils furent tous parqués dans des wagons de mar- restation des étrangers « nationaux nés, épuisés, n’avaient aucune idée. Il leur fallait s’y retrouver dans leur propre chaos, chandises plombés. Ils mirent une journée entière pour couvrir la distance de cent ennemis » ; parmi eux, une majorité en premier lieu calmer leur faim et leur soif et dormir. Alentour, ni cuisine ni eau cinquante kilomètres qui sépare Anvers de la ville frontalière de Tournai. Ils pas- de réfugiés juifs originaires des territoires du IIIe Reich. Tous les potable. Pour le dîner il y eut du poisson salé, dont on venait de livrer des tonnes. Ils sèrent la nuit dans une caserne, où on ne leur donna ni à manger ni à boire. Celui qui hommes de dix-sept à soixante- étaient si affamés qu’ils l’avalèrent sans mot dire, mais ils ne purent étancher leur soif voulait s’allonger devait se coucher à même le sol. Nombre d’entre eux restèrent assis cinq ans citoyens allemands ou que tard le soir à un camion-citerne. Ils durent dormir à même le sol, sur le béton. À sur les bancs, laissant tomber leur tête sur la table dans l’espoir au moins de s’assou- apatrides d’origine allemande sont soit sommés de se présenter dans l’épuisement physique vint s’ajouter la peur de l’avancée des Allemands. pir. Quelques ampoules électriques bleutées diffusaient un peu de lumière ; on avait, les commissariats, soit arrêtés dans sinon, ordonné le black-out. Des couvertures, qu’ils tiraient par-dessus leur tête pour la rue. fig. 4 Hans Mayer. C’est là que l’on a commencé à nous « trier », c’est-à-dire à séparer les émigrants se protéger du froid, constituaient le seul élément de confort. juifs et les marins allemands qui avaient été pris ensemble à Anvers. Seulement, —4 Hans Mayer, alias Jean comment fait-on pour savoir si quelqu’un est juif ou pas ? Beaucoup pensaient qu’on Le lendemain, ils apprirent que les Allemands avaient envahi la Belgique et que Améry (1912-1978), écrivain et les déshabillerait pour séparer les circoncis des non-circoncis. À cette idée, mon ces derniers seraient en quelques heures à Tournai. Quant à eux, ils devaient être essayiste autrichien. bon ami Hans 4 s’est mis dans tous ses états, car il n’était pas circoncis. Ce sont les transportés en France dans des wagons à bestiaux et remis aux Français. Des soldats nazis qui, comme à tant d’autres, lui ont imposé son identité juive. Alors, comment belges, qui attendaient sur le quai d’en face un train devant les conduire au front, pouvait-il donc bien s’y prendre pour leur faire croire qu’il était circoncis ? C’était brandissaient des poings menaçants en direction des internés. À chaque arrêt, et il y moi le médecin, je n’avais qu’à trouver quelque chose. Il ne voulait surtout pas être en eut beaucoup, ces injures se répétèrent. Ils n’en comprirent la raison qu’en descen- renvoyé en Allemagne. Dieu merci, on n’en est pas arrivés là. Ils procédaient selon dant : sur les wagons, on avait écrit à la craie « espions », « parachutistes », « prison-
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 30 31 des listes précises. Quel soulagement pour ce cher Hans ! Je n’aurais de toute façon Sur la carte routière de la France, je suis le tracé de la ligne de chemin de fer. rien pu faire pour lui ! » D’Anvers à la frontière, en passant par Lille et Arras, il faut compter environ trois cent quatre-vingts kilomètres pour atteindre Paris. Combien d’heures le train mit-il Lorsque, au bout de quelques jours, ils furent reconduits à la gare, les wagons pour contourner Paris ? Dans quel sens ? Par l’ouest ? Par l’est ? Quelle ligne de che- étaient plus bondés encore : le nouveau train était plus court, mais le nombre des min de fer a-t-il suivie vers le sud ? Est-il passé par Orléans ? ou Nevers ? Le premier internés, lui, n’avait pas varié. Et pendant qu’ils montaient, le soleil brûlait au-dessus arrêt d’une certaine durée eut lieu au Vigan. Paris-Le Vigan, cela fait environ sept de leur tête comme si on était déjà en août. cent vingt kilomètres, estimation approximative, parce que j’ignore comment le train Dès que les portes furent fermées et plombées, il y eut de vrais drames : les der- est parvenu au Vigan, au cœur des Cévennes. La ligne de chemin de fer passe obliga- niers avaient été poussés à l’intérieur dans la pénombre et étaient tombés sur ceux fig. 5 toirement par Alès, mais en venant d’où ? De Nîmes ? ou d’Aubenas ? Liste de transfert Saint- qui étaient assis par terre. Ce fut une mêlée de bras, de jambes et de corps qui Cyprien - Gurs, 29 octobre 1940. En partant du Vigan, le train doit nécessairement repasser par Alès, il n’existe occasionna de nouvelles chutes. Il était impossible de se tenir debout, on étouf- pas d’autre ligne. Et ensuite ? En direction de l’ouest, vers Montauban, il y a plusieurs fait, criait dans le noir, s’écrasait, chacun se défendait comme il pouvait, la panique possibilités. Suivre la côte, le long de la Méditerranée, serait le chemin le plus court. s’empara de tout le monde et on se mit à lutter sauvagement pour gagner un peu de En tous les cas, cela mènerait directement à Perpignan, puis à Elne et Saint-Cyprien. place, un peu d’air. Quelqu’un brandit même un couteau pour défendre sa place, hur- Cependant, le train s’est arrêté à Montauban, au nord de Toulouse. Pourquoi ce long lant comme un forcené. D’autres se jetèrent les uns sur les autres. Puis quelqu’un détour de presque quatre cents kilomètres ? Et pour finir, le trajet Montauban-Elne, réussit à rétablir le calme. Nous nous comptâmes, et il apparut que nous étions en passant par Carcassonne, soit environ trois cent cinquante kilomètres. cinquante-six individus dans une voiture prévue pour quarante-huit. Il fut décidé que huit d’entre nous, les plus âgés et les plus faibles, pourraient rester assis tout Je fais le compte. L’un dans l’autre, le train dans lequel se trouvait mon père a le long du trajet, adossés à la paroi. Les autres pourraient s’asseoir à tour de rôle parcouru presque deux mille kilomètres pendant ces journées de mai de l’année 1940. toutes les deux heures. Dès que le train se mit en marche, notre situation s’améliora Combien lui a-t-il fallu de jours pour cela ? Le trafic ferroviaire, dans le même état de un peu, et surtout on respira mieux. confusion que le pays tout entier, que sa population et son gouvernement, fonction- nait mal. Dans ce chaos généralisé, on semblait ne pas savoir dans quelle direction Mais étant donné la longueur du voyage, la chaleur devint insupportable, l’air expédier ces milliers d’émigrés. saturé devint irrespirable, sans parler du problème des déjections. Le train s’arrêtait bien de temps en temps, mais les portes demeuraient fermées. Il leur était impossible • de savoir où ils se trouvaient. Les fentes étroites dans les parois de bois permettaient Elne était le terminus. De là à Saint-Cyprien il n’y avait plus rien, aucune liaison tout au plus de deviner les contours d’une gare. D’après le soleil, le train se dirigeait ferroviaire, ni aucune route non plus. Des roseaux sur une terre marécageuse qu’au- vers le sud, bien qu’il prît souvent aussi la direction de l’ouest ou de l’est. Vers minuit, fig. 6 cun chemin ne parcourait, un désert de sable, et enfin la Méditerranée. il fit une courte halte à Montauban. Pour la première fois depuis leur départ, on ou- Internés espagnols sur la vrit les portes et on leur donna du pain et de l’eau. Le lendemain, alors que la chaleur plage du camp de Saint-Cyprien, Trois trains de marchandises en tout, cent cinquante wagons, s’arrêtèrent en 1939. était à son comble, ils purent reconnaître la silhouette de Carcassonne, et neuf ou gare d’Elne. La tête du convoi se trouvait bien au-delà de la gare et les derniers wa- dix heures plus tard ils entrèrent enfin en gare d’Elne, à quelques kilomètres à l’ouest gons se perdaient dans les champs. Un peloton de soldats descendit du train et prit de Saint-Cyprien. position sur le quai. Plusieurs camions stationnaient près des voies. Des plaintes, des gémissements et des cris s’élevèrent des wagons plombés, s’amplifiant progressive-
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 32 33 ment. De la rumeur qui montait ainsi, deux syllabes se détachaient, toujours plus mutuellement par leurs ronflements, leurs toux, leurs murmures, leurs gémissements nettes : « De l’eau ! » Enfin on ouvrit les portes. Des cartons, des paquets, des étuis et les cris de leurs cauchemars. Les nuits étaient courtes. Dès que le soleil brillait, les et des valises furent jetés sur le quai. Les passagers, épuisés, descendirent les hautes planches de bois et le papier goudronné chauffaient tellement que les baraques se marches avec peine. La confusion, le bruit étaient indescriptibles. On n’entendait transformaient en fours. Au bout d’environ une semaine, on apporta des bottes de presque pas de français, mais, en revanche, un mélange d’allemand, de tchèque, de paille, qui, certes, améliorèrent le couchage, mais introduisirent une nouvelle plaie polonais, de hongrois, de russe. Les soldats donnaient des ordres qui étaient à peine dans le camp : les poux. Les démangeaisons prenaient dans le cou, aux aisselles, et suivis. Ils hurlaient en vain : « En avant, en avant, en colonne par trois ! » Enfin, les dans la région de l’aine. En quelques heures, la démangeaison s’intensifiait pour bien- premiers camions quittèrent la gare, pleins à craquer. Le transport jusqu’au camp tôt devenir insupportable. Penchés sur leurs vêtements, les hommes passaient leur dura des heures, car les camions durent faire d’innombrables allers et retours. Sur le temps à chercher les poux et, plus important encore, les lentes. Mais ce désagrément, simple chemin de sable, ils n’avançaient qu’en patinant, et au pas. corrélatif de l’apparition des poux, n’était rien comparé au danger que représentait la propagation des microbes qu’ils véhiculaient. Le camp d’internement, déjà reconnaissable de loin à cause des barbelés, don- nait directement sur la plage et se composait de blocs séparés (les îlots), d’environ Les toilettes consistaient en de petites estrades construites sur des barils de pé- cent mètres sur soixante-dix chacun, regroupant plusieurs baraquements. Au sud on trole, auxquelles on accédait par une échelle. Seuls ceux qui n’étaient pas sujets au distinguait les Pyrénées, à l’ouest les eaux gris-vert de la lagune. Sur trois côtés, les vertige et dont l’odorat était peu délicat osaient grimper aussi haut. Cela expliquait îlots étaient ceints d’une double rangée de barbelés ; le quatrième côté, à l’est, était le grand nombre de ceux qui restaient sur la terre ferme, et les essaims de mouches bordé par la Méditerranée, dont les prisonniers ne purent profiter qu’après l’armis- qui bientôt vinrent s’ajouter au fléau que représentaient les poux. tice. Des baraquements de fortune avaient été construits à titre provisoire, de simples La ration de pain que l’on distribua aux internés les premiers jours était piquée planches de bois maintenues entre elles par du papier goudronné, sans poutres ni che- de moisissure. Certains en réservèrent la moitié pour le lendemain – Dieu seul savait vrons. Le sable s’insinuait immédiatement dans les chaussures et les vêtements, mais quand on leur redonnerait du pain –, pour ensuite devoir constater que les précieuses se révélait aussi fort utile, parce qu’il n’y avait ni savon ni papier hygiénique. provisions avaient été mangées par les rats. Même plus tard, l’approvisionnement ne Toujours est-il que les nouveaux arrivés purent disposer au moins de ce « confort ». s’améliora guère. L’administration française du camp faisait venir, de Perpignan tout Lorsque, à l’hiver 1938-1939, à la fin de la guerre civile, les Espagnols, des hommes, proche, des fruits et légumes abîmés, ramassés à la pelle après leur mise au rebut à la des femmes, des enfants, épuisés par les combats et à demi affamés, blessés pour fin du marché. Le jour de leur arrivée, les internés tentèrent d’étancher leur soif aux nombre d’entre eux, avaient déferlé sur la frontière, les autorités françaises les avaient robinets jalonnant les nombreuses conduites d’eau qui passaient dans le sable entre rassemblés et encerclés de barbelés. Des centaines moururent de froid, de faim, des les baraquements. Le lendemain, ils s’aperçurent qu’ils avaient bu de l’eau non po- suites de leurs blessures, parce qu’il n’y avait ni eau potable ni la moindre installation table. Beaucoup attrapèrent le typhus. Les puces et punaises aggravèrent le risque de sanitaire. On leur jetait du pain depuis les camions directement dans le sable. contamination. Des centaines d’entre eux en moururent. La dysenterie et la malaria sévirent, conséquences des mauvaises conditions d’hygiène et du manque de nourri- Et de même, pour les deux à trois mille nouveaux venus de Belgique, la vie dans ture. Malgré la chaleur, les internés se bandaient chaudement le ventre pour apai- le camp était à peine mieux organisée. Dans les premiers temps, ils durent dormir à ser les douleurs. À part un peu d’aspirine, il n’y avait pas de médicaments. L’aide la même le sable ; heureux ceux qui possédaient des draps. Pour tout oreiller ils avaient plus efficace vint des internés eux-mêmes, comme beaucoup d’autres choses dans ces le sable, tassé avec les mains. Les hommes durent d’abord s’habituer à dormir dans camps dominés par le chaos. Un pharmacien allemand réussit à fabriquer du charbon un espace réduit avec leurs compagnons de captivité. Ils ne cessaient de se réveiller animal avec les déchets osseux provenant de la cuisine du camp :
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 36 37 Je trouvais dans le camp tout ce dont j’avais besoin. La matière première, les dé- fig. 7 (p. 34) Carte SNCF, 1939. prendre contact avec elle. Il envoyait des lettres en Angleterre, en Amérique, et à des chets osseux, je pouvais les obtenir à la cuisine du camp. Sinon, j’avais besoin de parents en Hongrie. Le service de recherche de la Croix-Rouge ne fonctionnait pas boîtes de conserve vides, d’une paire de pinces, d’un clou, d’un poêle et d’un mou- encore correctement dans ces camps de transit établis à la hâte. lin à café. La marche à suivre pour la fabrication était la suivante. On perce deux Par certaines de ses connaissances qui venaient de Belgique, il apprit qu’au cours trous avec le clou, près du bord supérieur d’une boîte de conserve vide ; on remplit de ces jours décisifs qui suivirent le 10 mai 1940, les femmes des prisonniers avaient la boîte de déchets osseux provenant de la cuisine. Puis on fixe le couvercle rond essayé de rejoindre Ostende et de se sauver en embarquant sur un bateau en partance détaché de la boîte avec un fil de fer fort passé dans les trous – ainsi, les gaz émis pour l’Angleterre. Dans une lettre envoyée à son frère Max en Amérique, il écrit : par la « distillation sèche » peuvent ensuite s’échapper et brûler dans le four, mais les trous sont trop petits pour risquer la combustion du charbon obtenu. Mon cher Max 7, Avec un autre morceau de fil de fer (en forme de crochet), on descend la boîte ainsi La lettre que je t’ai écrite est partie hier, et aujourd’hui Muschi [Blanka] arrive avec préparée dans le feu d’un poêle allumé avec du charbon (dans la cuisine du camp). l’argent que tu as envoyé – cependant, sans la lettre dont tu fais mention (peut-être Au bout d’une heure ou deux, les os sont complètement carbonisés. On peut savoir se trouve-t-elle aux Bermudes). En ce qui concerne l’argent, je dois te dire ceci : on que la distillation sèche est terminée lorsque plus aucun gaz ne s’échappe du bord a perçu 645 francs, Muschi m’a glissé dans la main «généreusement» 300 francs, de la boîte pour ensuite brûler dans le poêle. On sort alors la boîte du poêle avec le l’American Express aurait retenu 20 francs, elle a décompté 25 francs pour les frais fil de fer, et on la pose sur une tôle pour qu’elle refroidisse. Lorsque le tout est com- de port aérien qu’elle avait avancés, et elle a honnêtement partagé le reste, n’est-ce plètement froid, on ouvre la boîte. Le charbon d’os, noir comme de la poix, friable, pas ? Sans lettre de toi, il n’y avait rien à objecter, parce qu’il était impossible de de- est alors moulu en poudre fine avec le moulin à café, et la «médecine» est prête. On viner à qui tu destinais l’argent. Pour ta gouverne, je voudrais ajouter ceci : Muschi la mettait dans des récipients ou des sacs appropriés, et le service de santé pouvait et Fritz sont eux aussi dans le besoin, aucune opportunité de gagner de l’argent ne alors en disposer. se présentera dans un proche avenir, non plus que celle de récupérer l’argent ou les bijoux qui sont restés en Belgique – si donc il t’est possible, sans que cela te cause Les internés ne tardèrent pas à créer leur propre administration, parce que l’ad- une quelconque gêne, de leur envoyer de l’argent à eux aussi, alors fais-le ! Toujours ministration française du camp était irrémédiablement débordée. Ils tentèrent de est-il que leur situation se différencie présentement de la mienne pour les raisons mettre de l’ordre dans ce chaos, prenant en charge la distribution de la nourriture et suivantes. Muschi a retiré de la vente de son face-à-main environ 1 000 francs, dont les soins donnés aux malades. Heinz, dont beaucoup se souvenaient encore de l’acti- il reste encore à peu près la moitié. Avec la différence, elle a acheté pour elle et Fritz vité au sein du « comité juif » d’Anvers, fut élu au Douzième Comité, comme on l’ap- des vêtements, des chaussures, du linge, etc., et nous apporte une ou deux fois pelait, et s’occupait de l’aide médicale autant que faire se pouvait. « Quand quelque par semaine des provisions, et aussi elle paie son loyer et subvient à ses propres chose n’allait pas, ils s’en prenaient aussi à moi : «Vous êtes un drôle de docteur !» » besoins à Perpignan. Bien sûr, elle touche en plus l’allocation mensuelle : pour elle Entre-temps, il avait découvert dans le camp l’oncle Fritz 5 , le frère de sa mère. —5 Fritz Lewinsohn, frère fig. 8 – 9 Fritz et Blanka et Fritz, environ 100 francs par semaine !… Au fait, pourrais-tu au moins m’envoyer Celui-ci avait, au cours d’une odyssée semblable à la sienne, été expédié de Bruxelles d’Ella Lewinsohn-Pollak. Blanka Lewinsohn, Bruxelles, 1939. quelques livres médicaux (anglais) ? Par exemple un almanach médical, diagnosti- à travers toute la France, et sa situation n’était en rien plus enviable, excepté que sa Lewinsohn est sa femme. que et pharmacologique, comme on en trouve à Vienne en livre de poche pour quel- —7 femme Blanka l’avait suivi, avait loué une chambre à Perpignan et lui rendait visite Max Pollak est le frère cadet ques schillings. Ce serait vraiment une aubaine si tu pouvais faire cela. —6 En 1938, Heinz avait épousé de Heinz. À la date de la lettre, Max au camp aussi souvent que possible, apportant vêtements et nourriture. Heinz, par Susanne Breiner (Suzy), qui dispa- a réussi à émigrer aux États-Unis. Ou bien une revue, par exemple le Reader’s Digest américain. Quant à ma femme, contre, était sans nouvelle aucune de sa femme, Suzy 6 . Désespérément, il tentait de rut lors de l’invasion de la Belgique par l’armée allemande. absolument aucun indice, malheureusement, au sujet de l’endroit où elle peut se
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 38 39 trouver. J’en suis très malheureux. S’il n’y avait pas ici cette épidémie de typhus et L’un d’eux nous assura : «Nous vous connaissons tous – y compris ceux qui se sont de malaria et suffisamment de travail pour que dans la journée au moins on n’ait pas cachés. Nous les attraperons le moment venu, comme vous tous, du reste.» Les le temps de penser, ce serait encore pire. Ne m’en veux pas de t’avoir rapporté les véritables membres de la cinquième colonne partirent avec eux, et nous, les vérita- choses avec une telle profusion de détails pour ce qui est de l’argent et de Muschi bles amis de la France, restâmes internés dans le camp. – je ne suis pas mesquin, je pense que tu le sais –, mais tu connais Muschi ! Sois Cependant, Heinz et son ami Hans Mayer étaient fort désireux de quitter le chaudement remercié pour ton envoi et écris s’il te plaît à nouveau bientôt, et sou- camp au plus vite pour retourner en Belgique, même s’ils couraient là-bas le risque vent et avec force détails – tout ce que j’ai eu de toi depuis le 10 mai, ce sont deux de tomber entre les mains des Allemands. Ils étaient tenaillés par l’inquiétude quant télégrammes. au sort de leur femme, et tout changement leur paraissait préférable à l’inaction dans Je t’embrasse de tout cœur. ce camp de désolation. Lorsque la commission allemande demanda aux internés lesquels, parmi eux, voulaient retourner en Belgique, ils se firent inscrire. Fin août Heinz 1940, ils se trouvaient de nouveau dans un train qui les conduisait vers une destina- Mes sincères amitiés à ta femme ! tion inconnue. —8 fig. 10 Après la capitulation de la France le 22 juin 1940, les Allemands devinrent ac- Mission Kundt : Billet signé par Heinz Pollak Nous nous sommes dit : «Où que nous parvenions, ce ne pourra pas être pire qu’ici.» tifs. Ils envoyèrent des commissions sur les lieux où des Allemands étaient détenus, la commission d’armis- lors du passage de la WAKO. Nous ne pouvions pas survivre à l’hiver, au bord de la mer, avec les vêtements dans tice allemande de Wiesbaden munies de listes précises sur lesquelles figuraient le nom de leurs propres hommes, (Waffenstillstandskommission, lesquels nous avions été arrêtés, sans valise, rien. Ils ont pris tous ceux qui le avant tout des espions de la « cinquième colonne », mais aussi des exilés politiques. WAKO) est chargée de l’application voulaient, ainsi que quelques-uns qui ne le voulaient pas, et ont mis tout ce beau Dans un rapport de la commission présidée par le conseiller de légation Ernst Kundt 8 , de l’armistice du 22 juin 1940 avec monde dans un train. Mais personne n’est arrivé en Belgique. la France. Elle décide d’envoyer relatif aux camps de la France non occupée et établi après une visite effectuée au dans le courant du mois de juillet Dans le camp d’internement sur la plage de Saint-Cyprien, le nombre des inter- « Camp de St Cyprien près d’Elne, 15 km au sud-ouest de Perpignan (Pyr.-Orient.) les 12 une commission d’enquête dans les camps d’internement du sud de nés avait entre-temps atteint les quatre mille. À un moment donné, en septembre, et 13.08 », il est indiqué en termes laconiques : « Nombre total des internés : 2 595 la France, pour vérifier la situation le camp fut presque totalement détruit par une terrible inondation. Un important Allemands du Reich, dont 296 Aryens. » matérielle des internés, faire libérer glissement de terrain dans les Pyrénées avait obstrué le lit d’une rivière et causé une ceux qui souhaitaient rentrer en La commission arriva à l’heure et comme prévu dans une voiture d’état-major, ac- Allemagne, et contrôler l’applica- retenue d’eau qui se transforma en un fleuve impétueux, lequel déferla sur toute la compagnée de plusieurs véhicules apparemment civils. Elle était composée d’envi- tion de l’article 19 de la convention plaine entre Perpignan et la côte. En outre, il y eut une marée d’une amplitude excep- ron huit hommes. Ils firent défiler devant eux, en l’espace de trois heures, à peu près d’armistice, c’est-à-dire dresser la tionnelle, ce qui renforça l’effet dévastateur des eaux. Le camp fut réparé avec des liste de ceux dont le Reich désirait mille cinq cents personnes. Aucun de nous ne fut oublié. En une longue file, nous qu’ils lui soient livrés par le gouver- moyens de fortune pour tenir quelques jours, le temps nécessaire pour trouver aux passions devant les officiers qui, assis à une table, vérifiaient notre identité. Ils nement de Vichy. internés une place dans d’autres camps. Fin octobre, il fut définitivement désaffecté. nous examinaient avec arrogance et dédain et comparaient nos déclarations avec • les listes de personnes recherchées. Parmi les visiteurs se trouvaient surtout deux généraux et leurs ordonnances, tous vêtus de magnifiques uniformes. Évidemment, C’est le soir et je me promène le long de la plage. Des lambeaux de sacs en plas- les mieux informés d’entre nous ne regardaient pas tant les généraux avec toutes tique, des gobelets vides, écrasés, des pailles, des papiers d’emballage de glaces frois- leurs décorations que les deux individus qui se tenaient derrière eux. sés, des morceaux de pain, des trognons de pommes, des râpes de raisin, une sandale en plastique esseulée, les restes d’un chapeau de paille sont disséminés sur le sable Leur mise et surtout leur mine les trahissaient, révélant des envoyés de la Gestapo.
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 40 41 retourné, foulé par des millions de pas. La plage est presque déserte. Deux femmes, et mes chaussures en lambeaux, je n’y survivrais pas. Alors je me suis équipé pour vêtues des pieds à la tête, sont assises et surveillent de jeunes enfants qui courent vers l’hiver avec des pièces d’uniformes. Un camarade, qui avait fait la guerre d’Espagne, la mer avec leurs petits seaux, prennent de l’eau, la déversent sur le château de sable, m’a appris comment fabriquer des chaussettes russes avec du drap d’uniforme bâtissent, courent encore vers la mer avec leurs seaux, les remplissent et ainsi de suite, pour remplacer les chaussures. inlassablement. • D’après la description du maire de Saint-Cyprien-Plage, le camp d’internement Je me promène dans Bordeaux, à la recherche de la caserne dans laquelle mon devait se trouver à peu près ici. Je m’assieds sur le sable, laisse les vagues me lécher les père fit halte à l’automne 1940, sur le chemin d’un camp d’internement à un autre. pieds, et regarde la mer. J’essaie de m’imaginer le camp : les baraquements, les bar- belés, la vermine. Les hommes dans leurs vêtements usagés, barbus, négligés, pâles, De larges boulevards, richement aménagés, bordés de hauts immeubles bour- désespérés, amaigris, malades. Où ont-ils enterré les morts ? Y a-t-il un cimetière ? Je geois aux couleurs claires ; des jardins publics bien entretenus, avec de vieux arbres n’ai nulle part vu de plaque commémorative, le camp a sombré dans l’oubli. dont les branches proéminentes dispensent une ombre généreuse ; des pelouses vertes ; des massifs de fleurs éclatants de couleurs ; les Bordelaises en promenade, Sur la place principale – des cafés, côte à côte, remplis de gens bronzés et ivres sur d’étroits canaux, à bord d’embarcations de bois démodées. Avant que le trafic de soleil, qui ont passé la journée sur la plage et maintenant se font servir des rafraî- bruyant et puant de cette grande ville ne me rende folle, je gare la voiture dans un chissements et de délicieux repas, tous les commerces sont encore ouverts, faisant parking souterrain. étalage de leurs marchandises – je cherche également en vain une plaque commémo- rative. Où pourrait-elle bien avoir été posée ? Je ne peux pas comprendre qu’il n’y ait Au centre, une zone piétonne. Des boutiques de luxe, regorgeant de ravissants plus rien pour évoquer le souvenir du camp d’internement. vêtements et de chaussures à la mode, des restaurants élégants et des terrasses de cafés, un établissement de restauration rapide McDonald’s au beau milieu de ce faste • urbain. Le train dans lequel se trouvait Heinz n’allait pas en Belgique, mais se dirigeait De nombreux magasins d’antiquités, les meubles ouvragés, l’argenterie étince- vers l’ouest, et il s’arrêta finalement à Bordeaux. lante, les bibelots fragiles, si précieux que le prix n’en est pas mentionné. Dans une On conduisit les hommes dans une caserne, qui avait manifestement été aban- gigantesque librairie aux multiples entrées, on s’occupe de moi sans aucune aménité. donnée en toute hâte. Par bonheur, les magasins étaient bien fournis en uniformes et J’achète malgré tout des livres sur le mouvement local de la Résistance pendant la couvertures, ainsi que Heinz ne tarda pas à le découvrir. seconde guerre mondiale. La guerre battait son plein, l’Allemagne avait commencé à attaquer l’Angleterre, Un policier surveille un bâtiment officiel. Pour lier conversation, je m’enquiers des avions militaires survolaient Bordeaux. Il y eut des rumeurs selon lesquelles les de la situation d’une rue. Comme il me répond avec amabilité, je continue à le ques- Anglais ripostaient victorieusement et que la guerre serait bientôt finie. Mais Heinz tionner. Saurait-il où pouvait se situer une ancienne caserne dans laquelle des réfu- était plus au fait que cela : giés ont été hébergés en octobre 1940 ? Il est serviable, il réfléchit, va chercher sa femme, qui est de service dans la loge du gardien. Ce pourrait être la caserne Palmer, Rien que des balivernes, je n’y ai jamais cru. Au contraire, j’ai su qu’une longue au sommet de la colline des hauts de Cenon, derrière la gare. Ils ne sauraient me dire période d’internement en camp m’attendait. Nous ne resterions pas dans cette s’il existe encore des bâtiments anciens ; actuellement, une base d’aviation militaire caserne. Où que nous allassions, armé comme je l’étais, avec mes vêtements d’été y serait installée.
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 42 43 Je ne tarde pas à découvrir la caserne Palmer. Elle se situe, contre toute attente, mais pour faire aussitôt des gestes de dénégation avec un sourire de commisération : dans un quartier agréable, est entourée de villas et de jardins. C’est par hasard que comment, en effet, pourrais-je bien savoir cela ? je découvre l’entrée de la base d’aviation. À travers la clôture métallique, je distingue Le petit soldat, dans son poste de garde blindé, fait apparaître comme par des baraquements en pierre, bas et modernes, et des antennes de radar. Partout, des enchantement un plan de Bordeaux. L’adjudante de semaine marque à différents doubles ou triples rangées de barbelés. endroits, sur les indications de son officier de semaine, l’emplacement d’anciennes Je sonne. Un moment après, l’une des deux portes d’acier s’ouvre brièvement, casernes : à la gare principale de Saint-Jean, aux abords de la Garonne, à la Maison pour se refermer tout de suite. Plusieurs secondes passent, la porte s’ouvre de nou- du vin. De charmants gribouillis ici et là, parce qu’elle fait des cercles plutôt que des veau lentement, je la pousse – et me retrouve à l’intérieur. « À l’intérieur », cela signifie croix. Un de leurs supérieurs, un général ou un maréchal, ne pourrait-il me rensei- un petit couloir dans lequel je peux tout juste faire deux pas en avant et en arrière. gner sur cette caserne ? Le lieutenant secoue la tête, il n’y a pas de maréchal chez eux, Derrière moi, la double porte d’acier s’est refermée immédiatement ; face à moi s’en et l’adjudante de semaine de me dire, sceptique, que je peux naturellement écrire au trouve une autre, bien verrouillée. Durant la demi-heure que dureront mes investiga- ministère de la Défense, mais qu’avant la dixième lettre je n’obtiendrai probable- tions, je ne vais pas quitter ce couloir protégé par l’acier. À gauche, au travers de bar- ment pas de réponse, et que pour ce qui serait de sa valeur… Elle laisse sa phrase en reaux étroitement serrés, je peux jeter un coup d’œil sur le terrain de la caserne. Des suspens. militaires, dans un seyant uniforme bleu marine, se déplacent avec plus ou moins de Dès que je prends congé, le même impressionnant mécanisme d’ouverture et hâte sur les pelouses bien entretenues et les chemins de gravier clair. De petits véhi- de fermeture que pour pénétrer dans la base se met en branle. Ouverture de la pre- cules électriques filent à toute allure sur d’étroites bandes d’asphalte. Il s’en dégage mière porte blindée, fermeture, ouverture de la seconde porte blindée, je fais un pas une impression de sérénité, presque comme dans un village de vacances. au-dehors, la porte claque derrière moi en reprenant sa place dans son chambranle À ma droite, la jeune sentinelle, assise dans son poste de garde aux murs d’acier, métallique. me regarde d’un air interrogateur à travers la vitre probablement blindée. En réponse aux courriers que j’ai adressés au ministère des Armées et au minis- Je raconte mon histoire : mes parents réfugiés pendant la guerre, je recherche tère des Anciens Combattants et Victimes de guerre, ce dernier m’informe que ma leurs lieux de séjour. J’aimerais qu’il me dise si, pendant la guerre, il existait aussi demande aurait été transmise à leur service d’archives à Caen. Deux jours plus tard, une caserne ici. Il secoue la tête, il n’en sait rien, mais il va informer son officier de je reçois aussi la réponse du ministère de la Défense : semaine. Il téléphone, j’attends dans ma cage. Bientôt, deux militaires à bicyclette Madame, s’approchent du poste de garde – un homme entre deux âges et une jeune femme. Ils descendent de vélo, doivent se soumettre à la même procédure d’ouverture et de fer- Vous m’avez demandé des renseignements concernant l’internement de votre père meture de la porte d’acier ; cette fois, il s’agit de la porte intérieure, qui jusque-là n’a dans une caserne de Bordeaux en juillet-août 1940. Il me faut malheureusement pas bougé. Maintenant, ils se tiennent tous deux avec moi dans l’étroit couloir entre vous informer de ce que le département historique du ministère de la Défense ne les deux portes d’acier et tentent de répondre à mes questions. Ils se concertent, la dispose d’aucune archive relative aux camps d’internement, ces derniers ayant en jeune femme, l’adjudante de semaine, avec vivacité, et l’homme, originaire du sud effet été administrés par le ministère de l’Intérieur. Les archives de ce ministère de la France, avec bonhomie. Non, il ne leur est vraiment pas possible d’imaginer sont consultables aux Archives nationales. qu’une caserne ait existé ici avant, toutes les constructions sont récentes, je le vois Veuillez agréer… bien. S’agissait-il d’une base de l’armée de terre ou de la marine ? s’enquièrent-ils,
première étape — 1940 camp d’internement de Saint-Cyprien et Bordeaux 44 45 Deux mois et demi plus tard, je reçois trois autres réponses négatives de divers —9 Note de l’auteur : alors que services d’archives du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre – je révise mon texte pour la dernière mes indications seraient trop imprécises, il n’existerait pratiquement plus de docu- fois – nous sommes aujourd’hui en 2009 –, les archives que j’ai mentation –, jusqu’à ce qu’enfin atterrisse sur mon bureau une lettre en provenance pu explorer ces dernières années de la préfecture des Pyrénées-Atlantiques, à Pau, contenant six copies d’attestations ont infirmé les souvenirs de mon qui concernent mon père et qui émanent des camps d’internement de Saint-Cyprien père. Il semble que ce soit le convoi l’amenant d’Anvers en mai 1940 qui et de Gurs. Cependant, aucune information sur la caserne de Bordeaux 9 . se soit arrêté à Bordeaux avant de reprendre l’itinéraire vers Toulouse, • puis vers Saint-Cyprien. Un certain jour d’octobre, les réfugiés durent se rassembler tôt le matin. Chacun fig. 11 Dessin de Karl Schleswig put emporter ce qu’il avait sur lui. réalisé à Saint-Cyprien, 1940. Heinz était maintenant mieux équipé pour résister à la saison d’hiver. Il avait confectionné, avec des couvertures, plusieurs couches de vêtements chauds, avait dé- chiré de longues bandes dans des pièces d’uniformes pour se constituer une réserve de chaussettes russes. On les emmena en camion à la gare la plus proche, les rares passants dans la rue s’arrêtaient pour regarder le convoi. Les internés ignoraient toujours où on allait les conduire. Ils avaient abandonné tout espoir d’atteindre la Belgique. Lorsque, le soir venu, harassés, ils descendirent des wagons à Oloron-Sainte-Marie, ils virent de la neige sur les cimes des Pyrénées. Vers le 20 octobre 1940, Heinz et 3 869 autres hommes entrèrent au camp d’in- ternement de Gurs, le plus grand et le pire de tous.
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