À propos de l'école de Paris : quelques repères pour la consultation psychosomatique On the subject of l'école de Paris : Reference point for ...
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Document generated on 11/21/2023 3:11 p.m. Santé mentale au Québec À propos de l’école de Paris : quelques repères pour la consultation psychosomatique On the subject of l’école de Paris : Reference point for psychosomatic consultation Claude Fortier Volume 13, Number 1, June 1988 Article abstract In his report, the author suggests that psychoanalysts working in hospitals La réinsertion sociale must deal with the distinct nature of the psychoanalytic listening of somatic patients. The author defines the theoretic base for psychoanalytic listening as URI: https://id.erudit.org/iderudit/030423ar psychosomatics (as opposed to psychosomatic medicine). The author presents DOI: https://doi.org/10.7202/030423ar two models from which descend all the various psychoanalytic approaches of psychosomatic clinics. Emphasis is mostly placed on contributions made by the Ecole de Paris : the importance given to sensorimotor manifestations ; the See table of contents evolutionist point of view ; the development of an original psychosomatic nosography, inspired by psychoanalysis ; and the somatization processes. The study covers a wide range of aspects, namely theoretical and clinical Publisher(s) considerations of allergy as a structural phenomenon and as a way of relating to the world ; operational thinking in its proper historical context ; essential Revue Santé mentale au Québec depression as a notion of great importance in psychosomatics. The author finally draws a profile of the various forms of psychoanalytic treatments ISSN offered to somatic patients. 0383-6320 (print) 1708-3923 (digital) Explore this journal Cite this article Fortier, C. (1988). À propos de l’école de Paris : quelques repères pour la consultation psychosomatique. Santé mentale au Québec, 13(1), 18–33. https://doi.org/10.7202/030423ar Tous droits réservés © Santé mentale au Québec,1988 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Santé mentale au Québec, 1988, XIII, 1, 18-33. À propos de Pécole de Paris: quelques repères pour la consultation psychosomatique Claude Fortier* Pour le psychanalyste travaillant en milieu hospitalier, il est nécessaire de dégager Ia spécificité de l'écoute psycha- nalytique des malades somatiques ; écoute dont l'élaboration théorique constitue ce qu'on appelle îa psychosomati- que (à distinguer de la médecine psychosomatique). L'auteur évoque deux modèles auxquels on peut rapporter les différentes approches psychanalytiques de la clinique psychosomatique, D s'attache surtout à souligner les apports de l'École de Paris : l'importance accordée à la sensorîo- motricité; le point de vue évolutioraiiste; la constitution d'une nosographie psychosomatique originale, inspirée de la psychanalyse; et les processus de somatisât ion. Des considérations théoriques et cliniques sur l'allergie comme mode de relation au monde et comme structure viennent illustrer ses propos. La pensée opératoire tst replacée dans son contexte historique; la dépression essen- tielle est présentée comme une notion d'une importance majeure en psychosomatique. En terminant, l'auteur esquisse un tableau des différentes formes que peut prendre le traitement psychanalytique des malades somatiques. «Ecoute: cordage servant à vous pouvez en dire comme psychanalyste consultant orienter une voile, et à l'amar- dans le service de psychosomatique d'un hôpital rer à son coin inférieur sous le vent, qui est le point d'écoute. » général ? (Le Petit Robert) On vous l'adresse d'ailleurs parce que vous exer- «J'appris ce jour-là qu'une cez ce qu'on appelle une « profession de la santé » ; main peut, pour qui sait l'obser- vous voilà partie prenante à ce qu'on appelle la méde- ver, refléter les émotions aussi bien qu'un visage, aussi bien et cine psychosomatique, expression, à bien y penser, mieux qu'un visage car elle bizarre et redondante — comme s'il y avait une méde- échappe davantage au contrôle cine qui pouvait se dispenser de l'être, psychosoma- de la volonté. Et les doigts de tique. cette main-là se tendaient et se Même ambiguïté du côté du malade. Comment pliaient, se pressaient et s'accrochaient, se livraient à la en serait-il autrement? Son lot est la solitude non plus intense mimique tandis pas du coureur de fond mais du « bénéficiaire » (la que le visage et tout le corps langue de bois administrative a de ces coquetteries !) demeuraient immobiles. » engagé dans une course dont il ne comprend guère (Vercors, Le silence de la mer). ni les étapes, ni le terme. Sa vie, ou sa survie, est scandée par la survenue imprévisible d'examens Quel est le point d'écoute en divers, suite à des colloques auxquels il assiste de psychosomatique ? l'extérieur sans en saisir l'objet. La tentation est Ce malade somatique qu'on vous demande de voir grande alors de s'abandonner : au sens de rompre — mais qui, le plus souvent, ne vous a rien demandé avec soi-même, et au sens de s'en remettre à l'appa- — comment l'écouter, que lui dire, et qu'est-ce que reil hospitalier pour penser sa vie... L'appareil ins- titutionnel peut remplacer l'appareil mental, comme * L'auteur est psychanalyste. Il remercie les collègues qui lui chez le malade qui disait de son séjour dans une ins- ont permis de participer à leur réflexion sur la psychosomati- titution: «J'y ai été vécu pendant neuf ans... » que lors de séminaires au cours des dernières années, et, plus particulièrement, Dominique Scarfone, qui dirige avec lui un II arrive parfois que la consultation en psychoso- séminaire clinique en milieu hospitalier. matique ait la fonction d'un siège éjectable. Si « le
À propos de l'école de Paris 19 malade n'a rien», sauf un corps souffrant, l'ombre Existe-t-il des malades de l'hystérie se profile à l'horizon, bien que ce dia- psychosomatiques ? gnostic dit d'exclusion tombe en désuétude. («L'hystérie est un diagnostic d'exclusion», nous On emploie généralement l'épithète « psychoso- disait un professeur de clinique en médecine). De matique » pour désigner les malades atteints d'une nos jours, c'est la dépression, masquée ou pas, qui maladie où les facteurs d'ordre affectif seraient à a la cote. Ce transfert de diagnostic... d'exclusion prendre en compte, sinon dans la genèse du trouble, tiendrait-il au fait que certaines formes de dépres- du moins dans son traitement — le plus souvent d'une sion répondent bien aux antidépresseurs, donc à un manière adjuvante par rapport au traitement médi- traitement biologique : alors que l'hystérie... cal classique. « C'est un psychosomatique » dira-t- Si le malade a « quelque chose », et s'il a le mau- on aussi d'un malade dont les symptômes ne parais- vais esprit de se manifester autrement que par les sent relever d'aucune étiologie somatique de bon aloi. anomalies de ses épreuves de laboratoire, le rôle du L'expression est donc lourde de malentendus, et a consultant serait-il de considérer ces manifestations des relents d'un dualisme psyché-soma qui n'est plus (traits de caractère, symptômes psychotiques ou de saison pour qui s'intéresse maintenant à l'appro- névrotiques) comme autant d'épiphénomènes à che psychanalytique des malades somatiques. réduire afin de rétablir le bon ordre biologique? Ce qu'on appelle « la psychosomatique » (le mot Pourtant il existe chez nos collègues médecins et étant employé substantivement) ne saurait se chirurgiens une demande d'un tout autre ordre, même confondre avec la médecine psychosomatique, et le si elle n'est pas toujours exprimée d'une manière modèle bio-psycho-social qui l'inspire: démarche explicite. De telle sorte que le tableau que nous médicale d'une part, démarche psychanalytique de venons d'esquisser — dont l'aspect caricatural est l'autre. Il n'y a vraiment aucun intérêt à les confondre. voulu — conduit avant tout à une interpellation de La psychosomatique désigne le regard et l'écoute du la psychiatrie dans sa tendance biologisante actuelle, psychanalyste, sa réflexion, l'élaboration théorique et sur l'exclusion qui en résulte — ne disons pas du qu'il fait de la rencontre avec le malade somatique. psychologique, terme lourd de confusion et d'ambi- Du moins c'est ainsi qu'on voudra bien l'entendre guïté — mais de la dimension de l'inconscient dans dans la suite de cet exposé. la compréhension de la maladie somatique. Pourquoi ne pas le déclarer d'emblée? Il n'y a « There is no thinking without a brain. » Cet apho- pas de malades psychosomatiques. Mais la psycho- risme nous est souvent servi pour signifier la pri- somatique existe tout de même. mauté absolue du biologique, comme si le corps qui Ceci étant, on ne s'étonnera pas qu'ici comme nous occupe en psychosomatique se réduisait à en d'autres domaines, on soit prisonnier du langage. l'ensemble de ses fonctions biologiques, d'où éma- Et l'on se trouve tout naturellement amené à parler nerait une vie mentale étroitement conditionnée par de malades, ou de maladies «psychosomatiques», cet ensemble. alors même qu'on veut réfuter théoriquement l'apho- Quel est le point d'écoute en psychosomatique? risme de la dualité psycho-soma, et qu'on a le pro- Ce n'est pas d'hier que des psychanalystes fréquen- pos de contester la relégation dans une Sibérie tent l'hôpital général, et cherchent des réponses à somatique de malades souffrant dans leur corps, mais cette question: réponses diverses et parfois qui ne seraient pas ... psychosomatiques ! contradictoires, à l'image sans doute de l'objet de Usage, commodité de langage, à nommer ainsi leur étude. des sujets qui, pour des raisons diverses et parfois Il s'agit d'écouter ce qui de l'inconscient se dit mal définies, « mériteraient » plus que d'autres l'accès dans le corps : mais cette expression qu'on emploie à une écoute psychanalytique. Non pas qu'il volontiers « le langage du corps », ne saurait rendre convienne d'allonger tout un chacun sur le divan; compte de tout en psychosomatique. Il y a des mais quand on fait de la psychosomatique, il y a une moments où l'on se heurte au silence obstiné des exigence théorique à s'intéresser à tous les aspects organes malades. Sauf à dresser à cet endroit la du spectre psychosomatique. borne-frontière de la psychosomatique, on doit se demander ce qu'on entend par psychosomatique ; et par maladie psychosomatique.
20 Santé mentale au Québec La psychosomatique, c'est plus que où l'humour trouve bien peu à s'ébattre, par son dia- la psychosomatique logue entre l'Empereur Charlemagne et le Cheva- lier inexistant. Si, pour des raisons historiques, du fait de la «Hé! paladin, c'est à vous que je parle! insista confusion entre psychosomatique et médecine Charlemagne. Pourquoi diantre ne montrez-vous psychosomatique, et pour des raisons qui tiennent pas votre visage au roi? à l'objet de notre étude, on est amené dans ce C'est que je n'existe pas, Majesté. domaine à accorder un intérêt privilégié aux mala- Eh bien ! vrai ! s'écria l'empereur. Voici que nous des que l'on rencontre dans les services médicaux avons en renfort un chevalier inexistant ! Faites et chirurgicaux, il n'en reste pas moins que ce serait voir un peu. Agilulfe parut hésiter un instant : puis créer un autre ghetto que de limiter là l'intérêt de d'une main sûre, mais lente, il releva la visière. la psychosomatique. Le heaume était vide. Dans l'armure blanche au Passant du lit d'hôpital au divan psychanalytique, beau plumail iridescent, personne. n'y-a-t-il pas bien des analysants, catalogués névro- Tiens, tiens ! On en voit des choses ! fit Charle- sés de caractère, chez lesquels on risque de négliger magne. Et comment vous acquittez-vous de vos l'élément somatique, et ses répercussions économi- charges, vu que vous n'y êtes pas? ques? Certes, dans les cas favorables, l'analyste saura À force de volonté, Sire, dit Agilulfe, et de foi s'adapter intuitivement aux failles de la mentalisa- en la sainteté de votre cause ! tion, de niveaux divers, et de significations varia- Eh ! Eh ! Voilà qui est bien dit, c'est justement bles, qui peuvent découler de ces situations. ainsi que l'on fait son devoir. » C'est en ce sens que la psychosomatique est plus On ne saurait mieux dire le désaveu du pulsion- que la psychosomatique, entendue dans un sens res- nel, le recours à un idéal impersonnel, la désolation trictif, (sauf à considérer que tout est donné au identifîcatoire, l'exil du corps, qui laissent l'interlo- départ), puisqu'elle nous amène à poser la question cuteur perplexe, et le renvoient à ses propres des commencements de la vie psychique, de la genèse moments « opératoires ». du fantasme, et de l'avènement du sexuel. Diverses C'est sans doute pourquoi, par mesure de com- formulations peuvent rendre compte de cette pro- pensation, lors de séminaires cliniques, après les blématique. Citons parmi d'autres : Joyce McDou- investigations les plus pauvres en matériel suscepti- gall (1986) qui parle de la « désomatisation de la ble d'interprétations symboliques, se déchaîne parmi psyché » ; Jean Laplanche (1970) qui théorise l'étayage les participants une activité fantasmatique intense, du plan de la sexualité sur le plan de l'auto- destinée à combler le vide où nous a laissé un dialo- conservation ; Piera Aulagnier (1986) qui évoque le gue particulièrement dévitalisé. processus de mise en vie de l'appareil psychique, temps préalable à la mise en scène, et à la mise en sens de cet appareil. Les deux modèles de la théorisation À poser ainsi la question de l'étayage du pulsion- psychosomatique nel sur l'instinctuel, prend-on le risque de sortir du champ propre de la psychanalyse? Sauf à s'interdire L'horreur du vide fantasmatique — mais toute navigation au plus près du littoral, faudrait-il convient-il de poser la question en terme de « vide » s'empêcher de chercher des repères accidents géo- ou de « plein »? — fait souvent postuler l'action d'un graphiques divers — hors du domaine maritime? Il fantasme «derrière» comme on dit, le symptôme vaut mieux éviter les réponses péremptoires. Rien somatique. Sans entrer dans une discussion sur le n'empêchera d'exister ce que l'on observe parfois — fantasme, ce qui serait hors de notre propos, citons mais pas toujours — en clinique psychosomatique : ici Jean-Louis Langlois (1982) en guise d'introduc- une sidération de la vie mentale ; une pauvreté fan- tion à la distinction qu'établit Sami-Ali entre les deux tasmatique; une séquestration des forces vives de modèles de théorisation en psychosomatique. l'inconscient, qu'on peut appeler pensée opératoire, « Pour les kleiniens, Suzan Isaacs par exemple, dépression essentielle, ou encore alexithymie. la satisfaction pulsionnelle primitive s'accompa- Italo Calvino (1962) donne une illustration sai- gne de fantasmes d'incorporation et de projec- sissante et pleine d'humour, de cette réalité clinique tion des objets. Cette conception du fantasme
À propos de l'école de Paris 21 primitif est tout à fait différente de ce que Freud tent tout de même l'attention des psychanalystes inté- entend par fantasme inconscient. Pour Freud, la ressés à la psychosomatique. C'est dire qu'il y a une genèse du fantasme suppose la frustration de la partie du champ psychosomatique qui déborde celui satisfaction pulsionnelle. Le concept de fantasme de la psychanalyse ; et que c'est justement ce débor- chez Freud exige une relative autonomie de la dement qui constitue la question principale pour les fonction de représentation d'objet, par rapport aux psychosomaticiens. expériences sensorimotrices de satisfaction pul- Le modèle hétérogène ainsi défini repose sur la sionnelle. Par contre, les fantasmes primitifs klei- distinction, toujours maintenue par Freud tout au niens paraissent souvent chargés d'affect, et même cours de son œuvre, entre névrose actuelle et psycho- de sensorialité» (notre traduction). névrose. D'une part une pathologie explicable uni- Penser qu'il existe un « prélude à la vie fantasma- quement par les lois de la physiologie, à comprendre tique» (Michel Fain, 1971), ou au contraire qu'on dans un registre actuel et anhistorique ; d'autre part, trouve, dès l'origine, des manifestations de cette vie, ses formations symptomatiques inscrites dans une renvoie à deux manières opposées de concevoir la histoire individuelle, renvoyant aux avatars de la psychosomatique, que Sami-Ali (1969) appelle « le sexualité infantile dont les conflits sont réactions modèle homogène» et le «modèle hétérogène». après coup. À vrai dire, l'intérêt du modèle hétérogène ne Le modèle homogène réside pas tant dans cette distinction, qui pourrait Selon ce modèle, les symptômes psychosomati- fort bien servir à conforter l'idée d'un dualisme ques expriment au moyen du « langage du corps » psyché-soma, stérile en psychosomatique. Il s'agit des pulsions, des fantasmes et des conflits qui sont plutôt de marquer les limites d'un champ, d'une façon demeurés refoulés, auxquels fut interdit l'accès à assez généreuse pour que toute la pathologie soma- l'expression psychologique. Il s'agit le plus souvent tique puisse y être considérée, y compris les mala- d'une conception qui assimile les troubles psycho- dies dont on sait qu'un facteur héréditaire y joue un somatiques à des variantes de la conversion hysté- rôle déterminant; il s'agit également, à partir de ce rique. que la clinique nous impose, de se donner les moyens On donne ainsi une grande extension à la notion de comprendre ce qui fait l'articulation entre psyché de conversion, à mettre en rapport avec un temps et soma, et les ratages de cette articulation. (temps logique ou temps réel) du développement Dans ses commentaires sur la complaisance mental où psyché et soma ne seraient que deux somatique, Freud nous indique une voie de dégage- aspects d'un même phénomène. Par l'interprétation, ment. Parlant du symptôme de conversion, il note il ne s'agirait pas tellement de donner un sens au qu'il y a toujours un grain de sable de névrose actuelle symptôme somatique, mais bien plutôt de le déga- autour duquel se constitue la perle psychonévroti- ger de la gangue somatique où il se trouve pris, telle que (Freud, 1912, 248). Il utilisera aussi une autre Minerve sortant, déjà armée et casquée, du crâne image : celle du fil de fer (névrose actuelle) autour de Jupiter. duquel s'enroule la guirlande (psychonévrose) Le psychosomatique ou, dirions-nous plutôt, le (Freud, 1905, 84-85). somatique se trouve réduit au conversionnel. C'est L'École de Paris fera sienne cette distinction entre ce qui fait la séduction de ce modèle, et en constitue névrose actuelle et psychonévrose, non pas tant pour en même temps les limites. en exploiter l'opposition apparente; mais bien, dans À postuler un fantasme sous-jacent à toute pro- une perspective évolutionniste, pour étudier les for- duction somatique, on risque de restreindre singu- mes de passage entre somatose et névrose, entre lièrement le champ de la psychosomatique, en « corps malade et corps erotique » (Fain et Dejours, fermant la porte de l'élaboration fantasmatique aux 1984). Ou bien, si l'on veut, comment l'esprit vient malades qui n'auraient pas, ou paraîtraient ne pas au corps. avoir, de fantasmes à présenter comme laisser-passer. Le modèle hétérogène L'école de Paris II y a des manifestations du corps qui ne relèvent « C'est d'Amérique, ce pays qui ne recule devant pas d'une interprétation symbolique, mais qui méri- l'audace d'aucun progrès, que ce mouvement est
22 Santé mentale au Québec parti (...) vaste mouvement dont les flots, par delà tian David (1963) présentent le mémoire intitulé : l'Atlantique, viennent battre les rivages de notre Aspects fonctionnels de la vie onirique ; Pierre Marty vieux continent. Sous ce flot déferlant, nos ter- et Michel de M'Uzan (1963) font une communica- rains anciens perdent parfois de leur solidité. La tion sur La pensée opératoire. Les deux textes seront vieille médecine française elle-même, avec son publiés dans la Revue française de psychanalyse en fonds de rationalisme, y peut parfois glisser, 1963, année même de la parution du livre signé comme sur un terrain mouvant, hors de la « zone Marty, de M'Uzan et David (1963) : L'investigation de sécurité » de la critique scientifique » (Bona- psychosomatique. parte, 1954, 276). Quant à l'influence américaine sur les premiers Ces commentaires de Marie Bonaparte, adres- écrits de l'École de Paris, il est hors de notre propos sés « à notre si sympathique collègue Marty » (1954, d'en rechercher les signes d'une manière systéma- 277) ; ainsi que d'autres moins amènes, qui ont suivi tique. le mémoire de Marty et Fain sur L'importance de Remarquons tout de même l'influence certaine la motricité dans la relation d'objet (1955), provo- exercée par Alexander, et de sa critique sur l'exten- queront éventuellement cette réponse des auteurs : sion de la théorie de la conversion hystérique à tou- «Nous sommes très émus à la pensée que tes les réactions psychosomatiques, «exemple Madame Marie Bonaparte soit tellement sensi- typique d'une erreur qui s'est produite fréquemment > ble à ce que nous avançons. Son intérêt pour notre dans l'histoire des sciences : celle de l'application travail a été très grand. Lorsqu'elle nous décrit non critiquée de concepts d'un domaine où ils sont laborieux, peinant, geignant sous le faix, obscurs valables à un autre domaine où ils ne le sont pas. » tâcherons d'un long et inutile travail, Madame (cité par Debray, 1983, 11). Bonaparte fait une erreur et confond la peine et On sait qu'Alexander (1950) a étudié de manière l'acharnement qu'elle a mis à nous lire, le temps privilégiée les maladies suivantes, au nombre de qu'elle a dépensé à tenter de nous comprendre sept: les ulcères duodénaux, les colites, l'hyperten- «mais le temps ne fait rien à l'affaire», avec le sion, l'asthme bronchique, les dermites d'origine ner- plaisir que nous avons ressenti à rédiger ce que, veuse, l'arthrite rhumatismale, et l'hyperthyroïdie contrairement croyons-nous à sa pensée profonde, dites maladies psychosomatiques, par opposition à elle qualifie de monstre inutile. » (Marty et Fain, celles qui n'auraient pas accès à ce statut. Pourrait- 1955, 319). on parler d'une époque « coloniale » de la psychoso- Avouons pour notre part le plaisir que nous avons matique, par analogie avec le temps où sept compa- à citer cet échange polémique, témoin d'une rhéto- gnies pétrolières qu'on appelait les « sept sœurs » se rique dont la tradition semble avoir été emportée par partageaient d'une manière exclusive le marché du les flots déferlants de la bienséance et de la neutra- pétrole? lité bienveillante qui régissent bien de nos échanges De toute manière, malgré la «colonisation» scientifiques. dénoncée par Marie Bonaparte (1954), le souci de Qu'en est-il de ce « monstre » théorique dont les repérer un conflit névrotique spécifique à l'origine auteurs de l'École de Paris ont accouché dans le d'une maladie somatique précise ne va pas caracté- plaisir? riser la démarche de l'École de Paris. Non pas qu'en C'est à partir de 1950 que Marty et Fain, seuls clinique psychosomatique ne s'impose parfois l'idée ou en collaboration, commenceront à publier: étu- d'une corrélation frappante entre l'expression soma- des sur diverses entités pathologiques (hypertension, tique et la configuration de la conflictualite mentale céphalée essentielle, ulcère gastro-duodénal, glau- d'un sujet, dans les cas où le modèle homogène de come...); exposés de cures psychanalytiques de Sami-Ali paraît rendre compte des manifestations malades présentant des troubles somatiques ; écrits somatiques. Le projet sera plutôt d'étudier les ava- théoriques; et interventions diverses. tars de la mentalisation, et ce qui fait qu'il y a ren- Si l'on s'en tient aux repères bibliographiques, contre, ou rendez-vous raté, entre le soma et la c'est vers la fin des années 50 que Michel de M'Uzan psyché. et Christian David se joindront à eux. En 1962, au Entre la somatique et le mental, les auteurs de 22e congrès des psychanalystes de langues romanes, l'École de Paris ont fait une place particulière à la l'École de Paris est constituée. Michel Fain et Chris- sensorio-motricité. Les premiers travaux de Marty
À propos de l'école de Paris 23 (1951) ont porté sur les céphalalgies, et avec Fain sensorio-motrice primitive, qui constitue juste- (Marty et Fain, 1952) sur les rachialgies. Marty et ment le fantasme. » (Marty, de M'Uzan et David, Fain (1955) encore ont présenté au congrès des lan- 1963, 19). gues romanes un mémoire intitulé : Importance de Une activité fantasmatique ou intellectuelle la motricité dans la relation d'objet. Enfin, dans consciente, plus ou moins coupées de ses sources L'investigation psychosomatique, de Marty, de dynamiques inconscientes d'une part ; et d'autre part M'Uzan et David (1963), une grande place est faite un enlisement dans la sensorio-motricité et éventuel- aux manifestations sensorio-motrices, soit comme lement dans le somatique surchargé économique- ébauches d'une activité fantasmatique, soit comme ment. Formulation qui rend compte de ce qui sera signe de l'échec de cette activité. nommé plus tard «névrose de comportement», s'il L'attention portée à ce thème est une constante s'agit d'un sujet au développement marqué de trau- à travers tous les écrits de l'École de Paris. matismes précoces, empêchant l'instauration de relais ultérieurs d'ordre psychique de plus en plus complexes ; ou fonctionnement régressif d'organi- sations plus évoluées en état de dépression essen- La sensorio-motricité et le principe tielle. Ainsi dans tous les cas, «les vagues d'équivalence énergétique. inconscientes ne semblent pas d'ordinaire troubler la surface lisse d'une conscience apparemment sim- Somatisation versus conversion ple». (Marty, de M'Uzan et David, 1963, 258). II est assez curieux et ironique qu'on reproche Le principe d'équivalence énergétique est le résul- souvent aux auteurs de l'École de Paris la notion de tat d'une élaboration empirique au cours des inves- carence fantasmatique, où on semble vouloir par- tigations, où l'on accorde une attention particulière fois limiter, avec la pensée opératoire, leur aux manifestations sensorio-motrices et éventuelle- contribution théorique à la psychosomatique, alors ment viscérales qui viendront couper le fil de la rela- qu'on trouve énoncé dans leurs écrits le projet ini- tion (Marty, de M'Uzan et David, 1963). tial « d'agréger aussi loin que possible le somatique On peut l'énoncer ainsi : le symptôme somatique à la même dynamique et à la même énergétique que est la forme directe que prend un quantum d'énergie celles qui régissent la vie mentale des malades névro- auquel les voies d'expression plus évoluées sont cou- tiques. » (Marty, de M'Uzan et David, 1963, 1). pées. L'activité somatique perturbée représente une En ce qui concerne la carence fantasmatique, rap- activité certes dégradée, mais équivalent, par un pri- pelons donc qu'on désigne ainsi la pauvreté d'une vilège accordé à l'économique qui paraît s'imposer activité mentale consciente, fantasmatique ou intel- dans les cas les plus graves, aux autres activités rela- lectuelle, dans sa fonction de fournir des voies tionnelles: perceptives, imaginaires, et intellec- d'expression « évoluées », c'est-à-dire mentales, à la tuelles. pression pulsionnelle. Il ne s'agit pas de conclure Équivalence, donc, du point de vue économique ; à l'inexistence de la vie fantasmatique. La valeur éco- mais pas nécessairement du point de vue dynami- nomique d'une fonction ne dépend pas de son acti- que. C'est ce qui différencie la somatisation de la vité propre, considérée isolément, mais dans son conversion. Celle-ci signifie un conflit qui a son ori- intégration harmonieuse dans un ensemble de fonc- gine sur la scène mentale, alors que la somatisation tions hiérarchiquement organisées. viendrait exprimer, si l'on peut dire, un négatif: La «mimique de fantasme», activité sensorio- l'incapacité d'élaborer mentalement un conflit, que motrice se produisant au cours de l'investigation, cette incapacité soit structurale ou conjoncturelle, se déployant à l'égard d'un objet-support extérieur, pour parler en termes ... économiques. et venant rompre la relation avec l'interlocuteur, Le principe d'équivalence énergétique, issu de la manifeste souvent par contre un fantasme sous-jacent clinique de l'investigation psychosomatique, illus- qui n'a d'autre expression que sensorio-motrice. tre bien le débordement du champ de la psychoso- « On a (...) le sentiment de Y existence indubita- matique par rapport à celui de la psychanalyse, sans ble d'un fantasme profondément enfoui, mais ce pour autant que celle-ci perde la position centrale dernier reste (...) non mobilisable, comme si le qui lui revient, en pointe évolutive. Débordement sujet se trouvait sidéré et pris dans une forme qui impose l'élaboration d'une nosographie propre
24 Santé mentale au Québec à la psychosomatique, extension de la nosographie tasmatique. psychanalytique. Pourtant, s'il y a une structure psychosomatique À mesure qu'elle se constitue à partir de la psycha- par excellence, c'est bien la structure allergique, car nalyse, la psychosomatique se dégage progressive- c'est en un point particulier de fixation précisément ment de la médecine psychosomatique. Elle se donne somatique qu'elle trouve sa principale attache évo- ses propres critères, qui n'ont rien à voir avec les lutive. données biologiques, quantifiables et mesurables, «Pour ma part», écrit Marty, «je n'ai toujours de la discipline médicale. Comme l'écrit Michel Fain pas abandonné lefantasme (c'est nous qui soulignons) en 1956, c'est l'appréciation de la relation d'objet qui d'un mécanisme de fixation pré-natal. Comme à constitue la référence essentielle, par la prise en l'habitude des névroses, (bien que les affaires ici se compte des symptômes psychonévrotiques, psycho- situent dans un domaine plus large) cette fixation somatiques et psychotiques, des traits de caractère, ne doit théoriquement constituer qu'un moment pri- des sublimations permettant d'évaluer dans quelle vilégié d'une phase habituelle de l'évolution. Le pri- mesure et par quels moyens « le moi s'épuise dans vilège à ce moment accordé qui cristallise une lutte stérile contre son énergie pulsionnelle. » l'organisation libidinale en cours en la chargeant subi- (Fain, 1956, 507). tement d'un poids particulièrement important, résulte Ceci conduira à un réaménagement global du sans doute d'événements ayant une valeur inhabi- champ psychosomatique. La meilleure illustration tuelle, c'est-à-dire traumatique. » (Marty, 1969, 246). en est le dégagement de l'entité constituée par la La relation d'objet allergique a les caractéristi- structure allergique, en passant par la notion de rela- ques suivantes: tion d'objet allergique. 1. une indistinction entre soi et les autres, constituant la base d'une étonnante faculté d'empa- thie; La relation d'objet allergique 2. une grande facilité d'établir des relations avec les autres, les sujets signalant avec une naïve coquet- Les deux articles de Pierre Marty sur l'allergie, terie le fait que de nombreuses personnes s'adres- publiés en 1958 et 1969 dans la Revue française de sent à eux spontanément et à tout propos ; psychanalyse, sont séparés dans le temps par la 3. une aptitude étonnante à remplacer l'investis- constitution d'une nosographie à proprement parler sement d'un objet par celui d'un autre objet; psychosomatique. 4. une absence d'agression envers les autres ; (si Le texte de 1969 ne rend pas caduc celui de 1958, les objets investis se montrent par trop étrangers au qui conserve toute sa pertinence. Mais il relativise sujet, de nouveaux investissements surviendront rapi- la prise en considération des manifestations allergi- dement, sauf en cas de mauvais fonctionnement du ques diagnostiquées médicalement. De telle sorte caractère allergique : auquel cas c'est la crise soma- que le diagnostic de « structure allergique » (pour par- tique qui éclate); ler comme en 1969) peut se faire en l'absence d'une 5. une représentation de la mère idéale symptomatologie allergique définie médicalement ; constituant la référence obligée de toute relation, le de même que la présence d'une telle symptomatolo- décalage trop grand entre cette représentation et gie n'entraîne pas nécessairement que l'organisation l'objet investi provoquant un conflit intérieur désor- psychosomatique d'un individu soit tributaire au pre- ganisant (Marty, 1958, 1969, 1980). mier chef de l'allergie comme structure. En somme, un allergique n'a qu'un désir, unique Communément, la notion de « structure psycho- et capital : se rapprocher le plus possible de l'objet somatique » renvoie aux notions de pauvreté rela- jusqu'à se confondre avec lui. Le sujet allergique tionnelle, d'atonie libidinale et de carence se trouve constamment engagé dans deux mouve- fantasmatique que la clinique nous amène souvent ments : la saisie de l'objet (immédiate, totale et bru- à associer aux atteintes somatiques graves. Il ne s'agit tale) ; et l'aménagement de l'objet (mouvement plus pas de cela ici: au contraire, on retrouve dans la long dans le temps, et plus nuancé, véritable instal- relation d'objet allergique une présentation tout en lation dans l'identification première). contraste avec cette description : une libido toujours « Je viens vous voir parce que vous êtes asthmati- en éveil, et une richesse particulière de l'activité fan- que. » (Marty, 1958, 6). « Vous désirez sans doute
A propos de l'école de Paris 25 que je vous parle de votre mère. » (Marty, 1958, 6). méré précédemment les principaux traits de carac- Ces déclarations illustrent bien le mouvement de tère. saisie immédiate de l'objet, en même temps qu'elles C'était « un modèle de gentillesse, d'amabilité, de dénotent un mécanisme de projection ; mais une pro- profonde bonté de laquelle était exclu tout sentiment jection qui a une visée infiniment plus vaste que celle de révolte ou d'agressivité» (...) «Mais c'est à une que l'on rencontre habituellement dans la clinique indistinction profonde entre lui et les autres, mise des névroses et des psychoses. Il ne s'agit pas à jour dans notre relation, que portait l'essentiel de d'exclure de soi ce qu'on peut considérer comme son caractère. Les nombreux exemples qui s'y rat- mauvais — l'allergique n'a que faire de la discrimi- tachent seraient fastidieux à énumérer, mais pour- nation entre bon et mauvais — mais bien de servir tant celui où, de retour de vacances, il me demanda l'objectif d'une identification totale à l'objet. si j'avais convenablement passé les miennes à Contrairement à ce qui se passe chez un malade para- l'endroit d'où il revenait et qu'il lui fallut trois bon- noïde, « le moindre mouvement d'approche de l'objet nes minutes pour se rendre compte de sa méprise, provoque un revirement du sujet qui, d'apparemment me semble assez évocateur de cette confusion en rap- persécuté qu'il était, se sent alors aimé. » (Marty, port avec sa perception atypique des autres et de lui- 1958, 22). même. » Nous avons déjà insisté sur l'importance de la dis- La visée de la psychothérapie — en plus du trai- tinction entre diagnostic médical et diagnostic tement médical qui s'impose dans ce genre de cas psychosomatique. Albert Dingli, à propos de — ne saurait être la même que dans le cas de la struc- l'asthme, en a donné une illustration clinique ture oedipienne mentionnée en premier lieu. «Elle convaincante au Vie Congrès de médecine psycho- permettra les réinvestissements affectifs nécessaires. somatique de Montréal en 1981. Elle indiquera au sujet ses mouvements inconscients Contestant « l'image d'Épinal que constitue le pro- et soulignera la précarité de ses relations objectales fil de l'asthmatique en vogue dans certains milieux », à outrance. Cela, du moins, jusqu'à ce que l'indi- il évoque les cas de trois enfants, en traitement avec vidu puisse à l'extérieur de la relation trouver un lui, qui présentaient des asthmes sévères nécessi- « objet-hôte » convenable, véritable suppléant du thé- tant des anti-inflammatoires majeurs, voire des rapeute. » séjours en réanimation, mais chacun avec une struc- Le troisième cas, celui d'une petite fille, pourrait ture mentale distincte. faire penser à une sorte de synthèse entre le premier Le premier cas est celui d'un enfant de 7 ans, et le deuxième cas. Grande malade asthmatique, elle très handicapé par la maladie asthmatique dans son se montre pourvue de mécanismes de défense de évolution scolaire, mais qui a montré au cours de l'ordre de la mentalisation qui ne fonctionnent cepen- la cure qui a duré deux ans, une particulière richesse dant que par intermittence. Pendant la cure, cela se de sa vie mentale. Il s'agissait d'une organisation manifesta dans le discours par des moments fugitifs oedipienne avec des points de fixation de type anal, d'indistinction évoquant un état de confusion oniri- recourant en cas de conflits à des défenses d'ordre que à forte participation orale. Le thérapeute mani- phobique. festant sa présence par une intervention, cet état Comment comprendre, dans un cas semblable, cessait aussitôt pour faire place à un discours plus la double réactivité qui s'exprime lors de décompen- organisé. sations : d'une part, la mobilisation de défenses men- Gardant à l'esprit qu'il s'agissait d'une malade sus- tales d'un type évolué (une symptomatologie ceptible d'une désorganisation somatique grave, le psychonévrotique, par exemple), en même temps que thérapeute, dans ces moments de grande régression, s'installe une crise somatique grave (par exemple un qu'il avait pu mettre contre-transférentiellement en asthme exigeant une hospitalisation, et une interven- rapport avec un trop grand rapprocher ou au contraire tion médicale d'urgence)? un désintérêt de sa part, se gardait d'interprétations Nous reviendrons à cette question après l'évoca- propres à confronter la malade à sa conflictualité, tion des deux autres vignettes cliniques de Dingli. craignant une fuite désorganisante dans la somati- Le second cas, également un jeune garçon de sept sation. ans, correspondait tout à fait à la description de la « C'est ainsi qu'elle dessina un jour un gros et structure allergique essentielle, dont nous avons énu- énorme serpent près d'une rivière. Alors que je
26 Santé mentale au Québec m'enquérais pour savoir ce que représentait cet ache- Le point de vue évolutionniste minement indéfiniment hélicoïdal du trajet de son Le principe d'équivalence énergétique, énoncé crayon sur la feuille, elle me signala la présence de précédemment, accorde une valeur relationnelle, au ce redoutable serpent en même temps sur la feuille, cours de l'investigation, aussi bien aux manifesta- sous le divan, mais aussi au-dessus des nuages aper- tions purement somatiques qu'aux activités percep- çus par la fenêtre. Elle me dit: «C'est toi ce ser- tives, imaginaires et intellectuelles. Il convient pent, il va te manger ». Elle poursuit : « Je te mange, cependant d'insister sur le fait qu'il y a une grada- c'est bien fait pour toi». tion du somatique au mental, et qu'ainsi se trouve « Je sais, dit Dingli, qu'on pourrait faire abstrac- posé implicitement un point de vue évolutionniste. tion de cette minime confusion, et se lancer dans Point de vue qui sera explicité plus tard par Pierre des interprétations, certainement de grande valeur, Marty à la base de sa conception de l'organisation au sujet de ce matériel. Sans nul doute, cette enfant psychosomatique. Ainsi se trouve défini un parcours, qui possède une organisation mentale, serait à même par paliers évolutifs successifs de natures différen- de s'en servir. » II s'est limité à une intervention tes, comportant la prise en compte aussi bien de («Comment cela était-il possible pratiquement?») « points de fixation » héréditaires que des avatars de qui était un appel à un discours plus secondarisé ; la mise en place de la vie mentale, avec la constitution et en même temps la manifestation de sa présence. de la première, puis de la deuxième topique dans Cette patiente n'a jamais eu de manifestation aiguë les cas les plus favorables. de sa maladie en présence et au contact d'allergènes Cette évolution n'est pas à comprendre d'une façon seuls, malgré le nombre impressionnant d'objets cou- purement linéaire. Dans un cheminement qui porte rants qualifiés par les tests et incriminés par eux de plus en plus la marque d'une histoire qui s'indi- comme facteurs déclenchants de ses crises. Celles- vidualise, des effets d'après-coup peuvent se pro- ci apparurent après deux ans de séparation d'avec duire, et ramener le sujet à un niveau évolutif ses parents, alors qu'elle venait de les rejoindre ; et dépassé, qu'il soit de l'ordre mental ou éventuelle- d'autant plus qu'une petite sœur était née pendant ment de l'ordre somatique, l'évolution personnelle son éloignement. se trouvant ainsi globalement mise en cause, ou en Il s'agit donc d'un cas qui présente une réactivité partie seulement. Ce sont des moments de régres- d'abord d'ordre mental face au conflit, la réactivité sion, terme qu'il convient d'entendre dans une accep- somatique apparaissant en cours de désorganisation, tion plus large en psychosomatique qu'en lors du débordement des défenses mentales. L'indi- psychanalyse. cation d'une psychothérapie reste essentielle : elle Des reprises évolutives peuvent également se pro- met l'accent sur les traumatismes d'ordre affectif, duire, soit spontanément, soit du fait d'une théra- et peut réduire ainsi la nécessité du recours au trai- pie, permettant de quitter le régime du pilotage tement médical. automatique représenté par la régression somatique En résumé, pour la même maladie somatique, et le recours à des modes de fonctionnement déter- éprouvée gravement dans tous les cas, nous som- minés uniquement par l'appartenance à l'espèce. mes devant trois configurations différentes du point Ce parcours psychosomatique jusqu'à la vie men- de vue mental: tale représentée par le fonctionnement harmonieux 1. une structure oedipienne avec une réactivité de la deuxième topique, Pierre Marty (1984) le repré- somatique parallèle et concomittante, sans abrasion sente par la convergence de faisceaux évolutifs à par- des défenses mentales; tir de ce qu'il appelle la « mosaïque première », qui 2. une structure allergique essentielle, sans est l'image que donnerait une coupe horizontale à défense qui vaille du point de vue mental ; la base de l'évolution individuelle. On aurait sous 3. une névrose de caractère au fonctionnement les yeux comme un archipel d'ilôts indépendants les mental intermittent, la réactivité somatique apparais- uns des autres, avec chacun son régime politique, sant lors du débordement des défenses mentales. sans égard pour une loi qui leur serait commune, et propre à assurer la progression harmonieuse de l'ensemble. La tâche vitale, à chaque niveau évolutif,
À propos de l'école de Paris Tl consisterait en l'unification de ces dynamismes indé- psychosomatique des évolutions fonctionnelles pendants les uns des autres, ce qui permettrait d'abor- longues, dont la lignée mentale est l'exemple le der dans les meilleures conditions l'étape évolutive plus représentatif. Plus une lignée évolutive fonc- suivante. tionnelle est longue dans le temps, plus elle a de L'histoire, bien sûr, ne se passe pas toujours ainsi. chance d'installer des systèmes de fixations, lieux Il y a des ilôts qui résistent indéfiniment à ces pro- ultérieurs de régressions qui serviront de paliers cessus de liaison. C'est ce que Marty appelle les d'arrêt, puis de réorganisation, lors des désorga- «dynamismes parallèles», qui ne mettent pas en nisations contre-évolutives. » (Marty, 1984, 104). cause la constitution d'un faisceau central commun, éventuellement mental. C'est le premier cas de Din- La nosographie psychosomatique gli (1981) : réactivité allergique co-existant avec une structure oedipienne. La nosographie psychosomatique se réfère au D'autres ilôts rejoindront tardivement dans l'évo- point de vue évolutionniste, et se présente comme lution le faisceau central, commun: il s'agit des une extension de la nosographie psychanalytique, « chaînes évolutives latérales », susceptibles de réac- aménagée pour tenir compte des avatars du fonction- tiver leur dynamisme propre en cas de défaillance nement mental. Nous évoquerons ici les grandes de l'organisation centrale. C'est le troisième cas de lignes de cette classification, renvoyant le lecteur aux Dingli (1981), qui tend à montrer que le renforce- observations abondamment commentées de Pierre ment de la chaîne évolutive centrale qui aboutit à Marty pour les illustrations cliniques (voir à ce pro- la mentalisation réduira les possibilités de manifes- pos Marty, De M'Uzan et David, 1963 ; Marty, 1976 ; tations autonomes sur le mode de crises asthmati- Marty, 1980; Marty et Loriod, 1986). ques. Une remarque préliminaire s'impose : il ne s'agit Le deuxième cas (Dingli, 1981) (structure aller- pas ici, à l'évidence, d'opposer d'une manière sim- gique essentielle) illustre l'échec de la mise en place ple (ou, dirions-nous, simpliste) des structures où d'une chaîne évolutive centrale aboutissant à la men- la mentalisation jouerait constamment son rôle dans talisation, ce qui permet à la chaîne évolutive aller- l'élaboration des conflits, à d'autres structures mar- gique, d'occuper, si l'on peut dire, toute la place. quées d'une manière irrémédiable par la carence fan- Il y a une quatrième éventualité à considérer : celle tasmatique. Quiconque s'est intéressé d'un peu près où aucune chaîne évolutive n'atteint à un développe- à la clinique psychosomatique sait bien que c'est là ment suffisant pour occuper une place centrale, et une position intenable. Non pas qu'il faille céder à servir ainsi de point d'appel aux dynamismes laté- la facilité de dire que « tout le monde peut somati- raux. Ces organisations — si l'on peut dire — cor- ser». Nous aurions beaucoup à apprendre de nos respondraient à ce que Michel de M'Uzan a appelle collègues travaillant en gériatrie ; ils pourraient nous «personnalités en archipel». (De M'Uzan, 1968, entretenir de personnes qui ne paraissent atteintes 240; De M'Uzan, 1973, 11). que par l'usure de l'âge, et qui montrent les signes « Dans ce développement, certaines organisations d'une libido toujours en éveil. Ces cas sont rares, fonctionnelles ont une évolution relativement certes, de même que sont rares les malades, qu'on courte dans le temps avant d'atteindre leur matu- rencontre surtout en milieu hospitalier — et pour rité : la plupart des organisations viscérales, par cause ! — pour qui le recours à la somatisation paraît exemple. D'autres ont une évolution plus longue, s'imposer, tellement les voies de décharge autres que par exemple la fonction visuelle dont l'achève- comportementales paraissent peu utilisables. Ces cas ment se situe vers l'âge de cinq ans, ou les fonc- existent: on ne saurait considérer ces structures tions motrices et d'équilibration qui s'achèvent comme simplement des concepts-limites destinés à vers la douzième année. De toutes c'est l'évolu- marquer un champ, ou comme des épisodes « fé- tion des fonctions mentales qui prend le plus de conds » — dans le sens de la somatisation ou celui temps, puisque l'organisation terminale idéale ne de la mentalisation — ponctuant l'existence de cha- peut s'instaurer qu'après la puberté ; et encore des cun d'entre nous. Il est bien vrai cependant que la modifications peuvent-elles intervenir pendant plus grande partie des parcours psychosomatiques l'adolescence. Je signale (...) l'intérêt pour la individuels se situent entre ces deux extrémités. C'est
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