Croissance à tout prix ? - #73 Automne 2019 - Alliance Sud
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#73 Automne 2019 RUBRIK #LIBRE-ÉCHANGE Croissance à tout prix ? Le magazine d’ Swissaid Action de Carême Pain pour le prochain Helvetas Caritas Eper
ÉCLAIRAGE Participez aux élections Photo : Daniel Rihs du changement ! Il ne reste que quelques jours avant l’élection du Organisation indépendante des partis politiques, nouveau Parlement qui façonnera la politique Alliance Sud ne fait aucune recommandation de la Suisse pour les quatre prochaines années. de vote. En revanche, elle sait très bien dans quels Après une législature jugée de part et d’autre partis elle peut compter sur quel soutien. perdue, gâchée ou dilapidée, l’espoir renaît. Smartvote a demandé aux candidats à un siège Chaque élection revient à opter pour une parlementaire s’il fallait introduire une taxe orientation mais on peut cette fois également sur les carburants et si la Confédération devait parler d’élections du changement – à juste dépenser davantage ou moins pour la coopé- titre. Un changement est en effet nécessaire : ration au développement. Les réponses de cer- des millions de personnes l’ont réclamé par- tains partis bourgeois et du centre ont été tout dans le monde ces dernières semaines. Elles remarquablement hétérogènes, raison pour la- sont convaincues que le modèle économique quelle il vaut la peine d’examiner de plus près basé sur la consommation de combustibles fos- les profils des candidats. siles a atteint ses limites. Elles ont de solides alliés parmi les scientifiques mais bien moins Compte tenu des défis auxquels la Suisse est dans les cercles politiques étroitement liés confrontée dans le monde, la dernière campagne aux intérêts économiques. Il y a toutefois lieu de électorale a été étrangement fade et sans inspi- nuancer : de plus en plus de représentants des ration. Les touches colorées ont été essentielle- milieux économiques ont reconnu la gravité de ment le fait de la société civile. Mais la majorité la situation et compris que si l’on ne s’enga- de celles et de ceux qui ont le droit de vote se tient geait pas dès à présent sur la voie de la transforma- encore passivement à l’écart. Plus la Suisse tion et du développement durable, il n’y aura s’est enrichie au XXe siècle, moins sa population bientôt que des perdants ; or cela risque d’entraî- est allée voter. Voilà un siècle, 80,4 % de celle-ci ner des réprobations difficiles à évaluer. se rendait aux urnes. La dernière fois que plus de 50 % de la population a voté, c’était en L’année prochaine, le nouveau Parlement 1975. Quiconque estime que nous avons besoin du adoptera deux projets décisifs : la révision totale changement maintenant ira voter le 20 octobre – de la loi sur le CO₂ et le Message sur la coopéra- non sans inciter son entourage à en faire de même ! tion internationale de la Suisse 2021–2024. La nou- velle loi sur le CO₂ doit permettre de mettre en œuvre l’Accord de Paris sur le climat, et ce sans concession, tandis que le Message sur la co- opération internationale a pour objet premier de savoir si la Confédération entend apporter sa contribution à la lutte contre la pauvreté dans le monde ou si la coopération au développement doit d’abord servir à la promotion du commerce Mark Herkenrath extérieur. Switzerland first ou solidarity first ? Directeur d’Alliance Sud 2 #73 Automne 2019
POINTS FORTS IMPRESSUM global – Plaidoyer pour un monde juste paraît quatre fois par an. MIS EN IMAGES Le prochain numéro paraîtra début décembre 2019. Hôpital flottant au Bangladesh Éditeur : 6 Alliance Sud Communauté de travail Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas, Caritas, Eper PERSPECTIVE SUD 1, Av. de Cour, CH – 1007 Lausanne T +41 21 612 00 95 Jai Jagat, de Delhi à Genève F +41 21 612 00 99 globalplus@alliancesud.ch pour l’Agenda 2030 www.alliancesud.ch 8 Médias sociaux : facebook.com/alliancesud twitter.com/AllianceSud COMMERCE ET INVESTISSEMENTS Rédaction : Daniel Hitzig (dh), Kathrin Spichiger (ks) T +41 31 390 93 34 /30 Comment les concernés Iconographie : Nicole Aeby perçoivent l’accord avec le Mercosur Graphisme : Bodara GmbH, Büro für Gebrauchsgrafik, Zurich Impression: Valmedia, Viège 12 Tirage : 1600 Prix publicité / encartage : voir site Internet CLIMAT ET ENVIRONNEMENT Photo de couverture : Récolte du soja à Correntina dans Justice climatique : l’État brésilien de Bahia. Photo : Paulo Whitaker / Reuters tournons le dos à l’égoïsme 14 POLITIQUE FINANCIÈRE ET FISCALE Le ciel se couvre sur le ALLIANCE SUD : QUI SOMMES-NOUS ? modèle économique suisse Président POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT 16 Bernard DuPasquier, Directeur Pain pour le Coopération au développement Kristina Lanz prochain T +41 31 390 93 40 Direction kristina.lanz@alliancesud.ch ENTREPRISE ET DROITS HUMAINS Mark Herkenrath Politique financière et fiscale Un crash-test total pour (directeur), Kathrin Spichiger Dominik Gross T +41 31 390 93 35 la diligence raisonnable (membre de la direction), Matthias Wüthrich dominik.gross@alliancesud.ch Climat et environnement 18 Monbijoustr. 31, Jürg Staudenmann Case postale, 3001 Berne T +41 31 390 93 32 T +41 31 390 93 30 juerg.staudenmann@alliancesud.ch POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT mail@alliancesud.ch Commerce et investissements Bureau de Lausanne À qui profite réellement Isolda Agazzi Isolda Agazzi T +41 21 612 00 97 la Banque mondiale ? (membre de la direction), Laurent Matile, isolda.agazzi@alliancesud.ch Entreprises et droits humains Mireille Clavien 20 T +41 21 612 00 95 Laurent Matile T +41 21 612 00 98 F +41 21 612 00 99 laurent.matile@alliancesud.ch lausanne@alliancesud.ch Médias et communication Le conseiller fédéral Cassis Bureau de Lugano Lavinia Sommaruga Daniel Hitzig T +41 31 390 93 34 affronte des vents contraires (membre de la direction) T +41 91 967 33 66 daniel.hitzig@alliancesud.ch 23 F +41 91 966 02 46 lugano@alliancesud.ch INFODOC Berne Simone Decorvet, Petra INFODOC Schrackmann, Jérémie Urwyler, « African Mirror » – Le colonialisme Joëlle Valterio, T +41 31 390 93 37 suisse sur grand écran dokumentation@alliancesud.ch Lausanne 26 Pierre Flatt (membre de la direction), Nina Alves, Amélie Vallotton Preisig T +41 21 612 00 86 « Ceux qui travaillent » – documentation@alliancesud.ch Prix du cinéma suisse 27 #73 Automne 2019 3
DROIT AU BUT L’Afrique sur la voie du libre-échange rable (ODD), y compris 75 des 169 indi- imagine que cet argent est utilisé pour L’Afrique est en passe de devenir la plus cateurs pertinents. Il montre aussi financer la production plus ou moins grande zone de libre-échange du les tendances et les changements. La judicieuse de biens ou la fourniture de monde. Si l’ambitieuse feuille de route Suisse se classe au 17e rang mondial services, et créer ainsi des emplois, est respectée, la Zone de libre-échange pour la mise en œuvre de l’Agenda 2030. fait fausse route. Du moins en partie. continentale africaine (ZLEC) devrait Mais il n’y a pas de quoi pavoiser : Selon une notification préalable du compter 1,2 milliard de consomma- nous sommes en retard sur la plupart FMI sur une étude non encore publiée teurs l’an prochain et deux fois plus des pays d’Europe occidentale et de certains de ses économistes et de d’ici 2050. L’Union africaine (UA) n’avons en outre atteint que 2 des 17 ODD l’université de Copenhague, près de a réaffirmé cet objectif début juillet (le premier sur la réduction de la 40 % des investissements directs à Niamey (Niger). L’objectif d’un pauvreté et le septième sur l’énergie étrangers (IDE) dans le monde ne sont espace économique cohérent a été dis- propre et à coût abordable). Mais la pas injectés dans l’économie réelle, cuté pour la première fois en 1991 et, Suisse reste confrontée à des défis im- mais aboutissent dans des entreprises en 2012, les chefs d’État et de gouverne- portants, voire majeurs, s’agissant fictives, créées dans le seul but de ment africains avaient donné le feu vert des 15 autres objectifs. Pour la plupart contourner l’impôt. Selon le FMI, pour sa mise en œuvre. Aujourd’hui, des indicateurs, notre pays est même plus de 50 % des IDE serviraient seule l’Érythrée se tient à l’écart. D’ici très en retard, notamment en ce qui uniquement, en Suisse, à transférer 2022, le commerce intra-africain, qui concerne l’objectif 12 sur les modes les bénéfices vers les collectivités ter- reste très modeste même entre pays de production et de consommation. ritoriales où la fiscalité des entre- voisins, devrait augmenter de 60 %. prises est la plus basse et à minimiser De nos jours, le commerce transfron- ainsi les impôts des multinationales. talier de marchandises en Afrique se Les chercheurs parlent d’un total mon- caractérise encore, en maints endroits, L’analyse des effets négatifs pour dial de 15 milliards de dollars, soit la par des obstacles bureaucratiques et d’autres pays (spillover) est toutefois performance économique annuelle des chicanes, mais aussi par des droits plus alarmante encore. Le rapport globale de la Chine et de l’Allemagne. de douane pouvant atteindre 100 %. analyse également la mesure dans laquelle les politiques et pratiques d’un pays menacent la réalisation des ODD dans d’autres pays, que ce soit en raison de flux financiers déloyaux, de paradis fiscaux, d’exportations d’armes ou de consommation de biens et services produits ailleurs dans Une porte-parole de la Conférence des des conditions inhumaines. Et la Suisse Selon le FMI, le Luxembourg et les Nations Unies sur le commerce et le arrive en tête de ce classement ! Pays-Bas accueillent près de la moitié développement (CNUCED) s’enthou- C’est le pays du monde qui a les retom- de ces IDE fantômes à l’échelle pla- siasme : « La libéralisation du com- bées les plus négatives sur d’autres nétaire. Centré uniquement sur les merce en Afrique est un fait accompli, pays. L’analyse de la Fondation Bertels- sommes correspondantes injectées mais elle sera introduite progres- mann révèle que notre petit îlot dans les paradis fiscaux des multinatio- sivement. Des périodes de transition de prospérité et de tranquillité sou- nales, un rapport du Financial Times plus longues doivent s’appliquer aux vent loué est en fait un pays forte- sur l’étude du FMI classe la Suisse au pays les moins avancés. » DH ment intégré dans le commerce mon- huitième rang, parmi les paradis dial, dont la richesse repose sou- fiscaux des Caraïbes, Singapour et Hong vent sur l’exploitation et la pauvreté Kong, et même devant l’Irlande, un ODD : la Suisse championne des autres. KL autre important territoire à faible im- des retardataires position. Nous suivons le dossier de La Fondation Bertelsmann a de nou- près et attendons avec impatience la veau publié cette année son Sustainable Le FMI chiffre les investissements publication de l’étude complète par Development Report (rapport de fantômes le FMI. DG développement durable). Il analyse la Chaque année, 2316 milliards de dollars mesure dans laquelle les 193 États d’investissements directs entrent et membres de l’ONU ont atteint les sortent de Suisse (chiffres de la Banque 17 objectifs de développement du- nationale pour 2017). Quiconque 4 #73 Automne 2019
RUEDI WIDMER À PROPOS DE NOUS L’Agenda 2030 à la traîne Kristina Lanz a repris le poste d’Eva auprès Quatre ans après leur lancement, les objectifs d’Alliance Sud et s’occupera désormais non seule- de développement durable (ODD) de l’Agenda ment de la Banque mondiale (page 20), mais 2030 sont loin d’être en bonne voie. Telle est la encore de la politique de développement en géné- conclusion du premier rapport d’experts de ral. Ce sujet lui est des plus familiers puisqu’elle l’ONU publié à la mi-septembre à New York. En a rédigé son doctorat en anthropologie sociale Suisse aussi, l’idée qu’un véritable change- sur la saisie illégale de terres au Ghana. Bien- ment de mentalité est nécessaire pour mettre en venue à bord, Kristina ! œuvre l’Agenda 2030 n’a pas encore fait son chemin au plus haut niveau. Cet état de fait est Dans notre numéro d’été de « global », nous vous critiqué sans ambages dans les réponses aux informions que notre magazine était désor- questions du Conseil fédéral sur l’orientation que mais disponible à prix libre, mais pas gratuite- doit prendre la coopération internationale de ment (cf. l’encart dans ce numéro). Et que la Suisse. Avec Kristina Lanz, Eva Schmassmann nous recherchions de nouveaux lecteurs, jeunes résume les résultats de la procédure de con- en particulier. Nous sommes sur la bonne sultation en page 23. Ce sera pour l’heure son voie : nous sommes heureux d’accueillir quelque dernier article pour « global » : elle a repris les 100 nouveaux abonnés à « global » ! DH rênes de la plate-forme de la société civile Agenda 2030 et entend veiller à ce que ce dernier occupe enfin la place qu’il mérite en Suisse également. Nous sommes ravis qu’Eva continue de faire partie de notre réseau et lui tenons les pouces pour sa nouvelle mission ! #73 Automne 2019 5
MIS EN IMAGE Swinde Wiederhold (41 ans), originaire d’Essen en Allemagne, a fait l’expérience du monde pendant trois ans sur la Panamericana, de l’Argentine à l’Alaska. Après des études de photographie, elle est remontée sur son vélo, cette fois d’Europe en Asie, pour travailler sur des reportages sociaux et sociétaux en cours de route. Dans son travail « Docteur Ahoi », Wiederhold décrit le travail de l’ONG Friendship au Bangladesh. Les habitants des îles Char sont quotidiennement confrontés à la perte de leurs biens, le niveau de la mer s’élève sous l’effet du changement clima- tique et ils sont contraints de mener une vie de nomades sur la boue et le limon. La seule façon d’obtenir des soins et des traitements médicaux est par bateau. Friendship exploite maintenant cinq navires-hôpitaux qui vont d’île en île, four- nissant aux résidents ce dont ils ont besoin. Bon nombre des personnes touchées n’ont jamais pu consulter un médecin auparavant. Un coup d’œil à la clinique dentaire. Le Dr Shafiul Azam, responsable de la médecine générale et de la pédiatrie, vit lui-même à bord du navire. 6 #73 Automne 2019
En neuf jours, le Dr Julien-David Szwebel (à gauche) et son équipe ont effectué 35 opérations à bord de la « Lifebuoy ». Photos : Swinde Wiederhold Rokeya, 5 ans, a été brulée. Après l’opération, sa mère chasse les mouches. #73 Automne 2019 7
AGENDA 2030 PERSPECTIVE SUD Développement ? Changement climatique ? Droits humains ? La société civile exige une participation aux décisions dans tous ces domaines. Rajagopal P.V. et Jill Carr-Harris entendent canaliser et mettre en réseau cette aspiration à l’échelle planétaire. Entretien mené par Dominik Gross et Daniel Hitzig. « Un véritable développement n’abandonne personne. » 8 #73 Automne 2019
global : Vous avez défié les puissants depuis la Suède, la Grande-Bretagne et d’environ 16 jours au cœur de l’été 2020, Photo : Marco Zanoni / Lunax en organisant les marches du mouve- l’Afrique du Nord. Et bien sûr, nous es- et le fait qu’il s’agisse d’une période de ment des paysans sans terre « Ekta pérons aussi la participation de nom- vacances nous aidera, nous l’espérons, Parishad » en Inde. Vous voulez main- breux Suisses et Suissesses et de per- à rencontrer le Pape. tenant faire entendre vos préoccupa- sonnes de la région frontalière genevoise tions à l’échelle mondiale en initiant une pour nous accompagner à l’ONU. Les mouvements sociaux sont de plus marche à l’enseigne de « Jai Jagat 2020 ». en plus en butte à la pression des Quelle est la signification de ce terme ? Quel est l’itinéraire choisi ? gouvernements du monde entier. Rajagopal P.V. : On peut traduire « Jai Rajagopal P.V. : De l’Iran, nous nous Qu’en est-il en Inde ? Jagat » par la victoire du monde. Le rendrons en Azerbaïdjan et de là, en Ar- Rajagopal P.V. : La réduction de la marge terme est très proche du concept gand- ménie et en Géorgie. Nous traverserons de manœuvre de la société civile est un hien de « sarvodaya » (progrès pour la mer Noire par bateau et atteindrons problème majeur pour les organisa- tous). Si victoire il y a, elle doit être celle l’Europe en Bulgarie. En passant par la tions travaillant sur une base de volon- de l’humanité unie et non celle d’une Serbie, la Bosnie-Herzégovine et la tariat. Il est généralement fait peu de nation sur une autre. Notre campagne Croatie, nous arriverons en vue de la cas du concept des droits de l’homme a commencé le 2 octobre 2019, jour du mer Méditerranée à Split. De là, nous dans les pays du Sud. Il est aussi discré- 150e anniversaire du Mahatma Gandhi. gagnerons Ancône en Italie par bateau. dité par le gouvernement indien qui le Elle se terminera en apothéose un an À Assise, nous espérons rencontrer le perçoit comme un instrument occiden- plus tard exactement, à Genève, le Pape François. Enfin, nous atteindrons tal. Si les ONG qui ont des liens avec les deuxième siège le plus important des la Suisse à Brigue et descendrons la val- organisations internationales bénéfi- Nations Unies. lée du Rhône jusqu’à Genève. 22 jours cient certes d’une certaine protection, sont prévus pour cette partie du che- elles sont à l’inverse attaquées précisé- Que se passera-t-il d’ici là ? min. Mais nous traverserons les Alpes ment pour cette raison comme des À l’origine, nous voulions venir à pied de en bus. Notre marche n’est après tout « agents étrangers » dont l’influence l’Inde en Suisse. En raison des tensions pas censée être un événement sportif, doit être brisée dans l’intérêt du déve- avec l’Inde, le Pakistan nous reste mal- mais une marche pour la paix (rires). loppement national. heureusement fermé, c’est pourquoi nous marchons dans toute l’Inde pen- De quels contenus politiques Pourtant la question cruciale serait dant les quatre premiers mois. Début serez-vous porteurs durant de savoir quel genre de développement février 2020, nous prenons l’avion pour ce déplacement ? les gens veulent… Abu Dhabi et espérons atteindre l’Iran Jill Carr-Harris : Les événements et en- Oui, le « développement » peut susciter par ferry. tretiens organisés partout sur notre des réactions très violentes. Et c’est là chemin feront référence aux sujets de qu’entre en jeu le point de vue de Mais vous ne serez pas des centaines préoccupation des populations locales. Gandhi. Il s’est battu pour l’autodéter- de milliers... En Inde et au Pakistan, les relations mu- mination. Gandhi n’était pas intéressé Non, contrairement aux marches pré- tuelles violentes, en Iran la question par une nation indienne puissante cédentes, pour des raisons logistiques, nucléaire, mais aussi les tensions entre construisant des barrages, mais par la nous ne marcherons qu’avec environ sunnites et chiites. Le Caucase est un création d’une fédération de commu- 200 personnes, car l’hébergement des point névralgique de la nouvelle guerre nautés villageoises autodéterminées et marcheurs n’est pas facile en hiver. froide entre la Russie et l’OTAN, les souveraines. Car le développement ne Pour nous, passer la nuit à la belle étoile Balkans sont le théâtre de conflits eth- devrait jamais remettre en question les n’est pas un problème pendant la saison niques et religieux. moyens de subsistance naturels des chaude. Nous pouvons être bien plus gens. C’est ce que font les grandes socié- nombreux à cette période. Le groupe À quels problèmes la préparation de tés de matières premières, au service de principal comprendra désormais cette marche vous confronte-t-elle ? l’État. Elles financent des partis poli- 50 personnes. Dans chaque pays, un Autant nous sommes sûrs du soutien de tiques pour pouvoir remporter des élec- minimum de 150 personnes nous re- la société civile, autant nous peinons tions et exercer ainsi une influence au joindra pour une partie du trajet. parfois à obtenir celui des autorités. plus haut niveau de l’État. C’est ce qui se Jill Carr-Harris : Pour l’ultime étape Prenons l’Italie, un pays qui jouit d’une passe aujourd’hui, et c’est pourquoi menant à Genève, nous attendons déjà longue tradition d’accueil des réfugiés. une autre conception du développe- 5000 personnes – ce sera le résultat de la La tendance s’est inversée avec le gou- ment ne suivant pas aveuglément celle marche des étoiles du « Jai Jagat », qui se vernement dominé par Matteo Salvini. du progrès industriel est si vigoureuse- mettra en chemin à la fin de l’été 2020 L’Italie sera une étape très importante ment combattue. Mais les idées de #73 Automne 2019 9
L’instrument de la non-violence peut mettre à genoux même les plus puissants, comme l’a montré la lutte pour l’indépen- dance de l’Inde. En automne 2012, des milliers ont défilé de Gwalior (État du Madhya Pradesh) à la capitale indienne de Delhi pour défendre leurs droits fonciers et lutter pour une réforme agraire. Gandhi sont bien sûr plus actuelles que nous sommes demandé ce que l’Inde alors que sa vision du monde diffère jamais, en Afrique ou en Amérique la- pouvait donner au monde. Selon complètement de l’Inde moderne ? tine surtout. Gandhi, c’est l’idée d’une planète sans Pour bon nombre d’Indiens, Gandhi n’a frontières et sans laissés-pour-compte, pas tellement d’importance. On Quelles sont les conséquences sociales sur laquelle chacun doit s’en sortir. constate une très sérieuse tendance à de la confiscation des terres par détruire son héritage. Comme les idées les sociétés agro-industrielles ou de Donc un concept diamétralement de Gandhi sont trop exigeantes – il parle matières premières et de l’expulsion opposé à celui d’États-nations en de morale, de simplicité, d’honnêteté, des personnes qui y vivent ? compétition ? de tout ce que beaucoup d’Indiens ne Nous appelons aussi ce processus la Rajagopal P.V. : Oui, absolument. Et veulent pas entendre –, il est une source « brésilianisation » de l’Inde. Comme parce que cet ancien savoir contredit le constante d’irritation. dans ce pays, de plus en plus de gens concept occidental d’industrialisation Jill Carr-Harris : Avec sa philosophie, doivent, en Inde, s’installer dans les bi- planétaire, il est aujourd’hui privé de Gandhi s’oppose à la revendication au donvilles des mégapoles. Les personnes légitimité. Le pouvoir de l’argent et de la pouvoir de la majorité. Mais au- qui militent pour l’approvisionnement politique n’intéressait pas Gandhi, il jourd’hui, elle est à nouveau légitimée en eau potable et en énergie dans les misait sur le pouvoir moral. Lorsque par la majorité hindoue du Premier mi- zones rurales sont taxées d’ennemies à l’Inde a accédé à l’indépendance, il n’a nistre indien et nationaliste hindou la nation indienne. pas fait la fête, mais a œuvré à la récon- Narendhra Modi. C’est précisément ciliation entre les hindous et les musul- contre cette exclusion d’autrui que Quel modèle opposez-vous à cette mans. Gandhi était convaincu de l’inu- Gandhi a lutté, et c’est aussi un fonde- évolution ? tilité d’un pouvoir sans morale. Ce qui ment de notre marche pour la paix : Jill Carr-Harris : Pour nous, l’Inde n’a pas fonctionne économiquement ne doit nous voulons dire non au nationalisme pour vocation d’être une puissance nu- pas nécessairement être éthiquement et au protectionnisme ambiants. L’en- cléaire. Son ADN, c’est la non-violence correct, tant s’en faut. Les paramètres jeu est la participation de tous, la démo- et la paix enseignées par Bouddha et économiques comme le PIB (produit cratisation de la démocratie. Et bien Gandhi. Ces instruments peuvent intérieur brut) ne disent rien de la cor- sûr, nous espérons que l’idée que nous mettre à genoux même les plus puis- ruption, de la pauvreté et de la misère. porterons dans notre marche à travers sants, comme l’a montré la lutte pour Mais cette logique gouverne le monde et la planète aura également à nouveau un l’indépendance contre le pouvoir colo- nous sommes restés les bras croisés effet sur l’Inde. nial britannique. Et c’est précisément trop longtemps. de ces instruments dont le monde d’au- Quel rôle joue la non-violence dans jourd’hui a besoin. Lorsque nous avons Comment expliquez-vous que Gandhi la question des genres ou dans le débat élaboré le concept de « Jai Jagat », nous soit vénéré comme un héros national sur le climat ? 10 #73 Automne 2019
Il est intéressant de noter que le point de pour les gouvernements. L’ONU doit ne voulait parler avec les « bandits » Photos : Mansi Thapliyal / Reuters, Marco Zanoni / Lunax vue de Gandhi sur ces questions reste amener les gouvernements à écouter les sans terre de la vallée de Chambal et j’ai actuel. Que les débats soient modernes populations, la société civile. Avec notre servi de médiateur entre des ministres ou postmodernes, Gandhi s’inscrit « Jai Jagat », nous espérons pouvoir in- et les hors-la-loi. Personne ne pouvait le dans le juste milieu avec ses vues, ce qui fluencer l’opinion publique mondiale croire quand ces derniers ont déposé peut unir et fusionner toutes ces luttes. dans ce sens. leurs mitraillettes devant un tableau de Les féministes qui ignorent les hommes Gandhi. Le passage de la violence ou- faisant preuve de compréhension font Dans quel sens concrètement ? verte au dialogue peut engendrer une fausse route. Nous avons besoin de Les solutions technologiques ne suffi- force énorme. Malheureusement, de pères qui éduquent leurs filles à être des ront en aucun cas à construire un nombreux dirigeants ne savent tou- femmes fortes. L’idée de tout voir monde meilleur. Elles ne font que nous jours pas comment résoudre les conflits comme étant cohérent est quelque créer de nouveaux problèmes. Nous de- d’une manière civilisée ; ils se cachent chose de nouveau et d’inhabituel ici en vons penser de manière holistique, plutôt derrière les forces de sécurité qui Occident. Un point important dans ce nous concentrer sur les relations entre rouent les populations de coups. Per- contexte est la persévérance : Le court les diverses dimensions de nos sociétés sonnellement, je suis convaincu qu’un terme n’intéressait pas Gandhi. Ces au lieu d’examiner chaque sujet séparé- monde meilleur présuppose une capa- luttes demandent de la patience et ment. Cette philosophie imprègne éga- cité de dialogue permettant de surmon- beaucoup de temps, et vous devez être lement les ODD. À notre arrivée à Ge- ter la polarisation. C’est ce à quoi nous capable de contrôler votre colère contre nève en octobre 2020, nous voulons nous préparons et c’est pourquoi nous l’injustice et rester constructif. Ce n’est tenir des pourparlers de haut rang : avec viendrons à Genève en octobre 2020 pas si facile de garder la maîtrise de son des dirigeants de la Banque mondiale, pour mener un très sérieux dialogue. ego blessé. du Fonds monétaire international et de « Walk walk, talk talk ». l’Organisation mondiale du commerce. Vous soulignez le lien direct entre votre Parce que leurs politiques de développe- marche pour la paix et l’Agenda 2030. ment, financières et commerciales sont Dans quelle mesure est-ce le cas ? en contradiction flagrante avec le Rajagopal P.V. : Quel est l’héritage de contenu de l’Agenda 2030. Mais l’ONU Gandhi ? Par son travail, il voulait don- n’en dit rien. La cohérence fait défaut. ner du pouvoir à ceux qui en sont tota- lement privés. Pour lui, l’enjeu du déve- Comment entendez-vous persuader loppement a toujours été de ne laisser ceux qui profitent de la situation ac- personne au bord du chemin. L’idée tuelle de changer leur comportement ? centrale des Objectifs de développe- Jill Carr-Harris : Quand les gens dé- ment durable (ODD), ne laisser per- couvrent le pouvoir d’un collectif, l’at- Rajagopal P.V. sonne sur le carreau (Leave no one trait trompeur de l’argent diminue. Les (né en 1948) est originaire de l’État indien behind), est presque une illumination riches se murent de plus en plus dans du Kerala. Le fils d’un indépendantiste a dans le contexte de l’ONU (rires). Nous des communautés fermées (gated com- fait des études d’ingénieur agronome et a partons de la tombe de Gandhi, traver- munities) par crainte du monde exté- fondé l’organisation Ekta Parishad en 1991. sons tous ces pays à pied et apportons ce rieur. Mais leur individualisme ne les Il lutte pour les droits de la population message de ne laisser personne pour protège plus ; la sécurité ne peut être rurale selon les principes de la non-violence compte au siège de l’ONU à Genève. Car atteinte que conjointement, avec du Mahatma Gandhi. Au centre du mou- il est évident que dans un monde globa- d’autres. vement se trouvent les réformes agraires, lisé, il n’y a pas de place pour les « der- la fin des expulsions et des instances niers ». L’Agenda 2030 restera simple- Comment expliquez-vous que votre de résolution des conflits fonciers qui fonc- ment une liste de vœux pieux si la message soit réellement entendu tionnent. société civile ne crée pas un espace et par l’élite politique et économique ? n’exprime pas haut et fort les idées Rajagopal P.V. : Notre philosophie est Jill Carr-Harris qu’elle a concernant cet agenda. Si les celle de la résistance et du dialogue. Jill Carr-Harris est sa compagne de vie de- multinationales disposent de la terre, L’une a besoin de l’autre. Les guerres ne puis 1993. Née au Canada, elle vit en Inde de l’air et de l’eau, si les gens ne gèrent prennent pas fin sur le champ de ba- depuis plus de 30 ans, où elle fait de la re- plus leur propre vie, comment lutter sé- taille, mais lorsque les adversaires re- cherche et enseigne la non-violence et rieusement contre la pauvreté ? trouvent le chemin du dialogue. J’ai déjà la paix, avec un accent particulier sur les L’Agenda 2030 est pour les gens et non fait cette expérience en 1972 : personne femmes et le développement. #73 Automne 2019 11
COMMERCE ET INVESTISSEMENTS L’accord de libre-échange avec le Mercosur soulève des questions. Ceux qui sont touchés sur le terrain craignent que l’agro-industrie ne prenne encore plus de pouvoir. Et de mauvaises perspectives pour leurs droits humains. Isolda Agazzi « L’accord promeut un modèle économique qui va dans le mur » Chez JBS S.A. à Santana de Paraiba (Brésil), le plus grand producteur mondial de viande bovine, la viande salée attend d’être emballée et expédiée. Photo : Paulo Whitaker / Reuters « Qu’est-ce qu’on vise avec les accords de libre-échange ? De À ce jour, il existe une douzaine d’études d’impact des ac- qui défend-on les intérêts ? Ces accords partent du principe cords commerciaux, en plus de celles de l’Union européenne. que ce qui profite aux plus forts profite à tout le monde ; pour- « Notre étude met l’accent sur la consultation des parties tant, malgré la croissance économique, les inégalités augmen- prenantes, précise la consultante, et elle ne prétend pas être tent. Les études d’impact sur les droits humains, que les dé- exhaustive : on se focalise sur les principaux droits humains fenseurs réclament depuis vingt ans, contribuent à mettre le considérés à risque par les organisations consultées. » doigt sur les zones à risque pour éviter les effets négatifs, ou Celles-ci ont répondu à un questionnaire en ligne et certaines pour y remédier par des mesures complémentaires », nous ont participé à une réunion à Buenos Aires en avril, co-organi- explique Caroline Dommen. Cette spécialiste des questions sée par Alliance Sud. du commerce et des humains est en train de finaliser une 70 % des sondés considèrent que l’impact du libre-échange « proto » étude d’impact de l’accord de libre-échange avec le sur les droits humains est négatif (0 % considèrent l’impact Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) pour le positif). Surtout pour les populations vulnérables, à savoir les compte d’Alliance Sud. pauvres, les autochtones, les petits paysans, les travailleurs 12 #73 Automne 2019
du secteur informel et des secteurs industriels sensibles et les Les organisations consultées craignent aussi que l’accord ne personnes âgées. Mais aussi pour les petites et moyennes en- limite la capacité des États à prendre des mesures pour pro- treprises. téger l’environnement, la santé publique et assurer le droit à l’eau, les droits des peuples autochtones et les droits des tra- L’agriculture industrielle, talon d’Achille du Mercosur vailleurs, comme la hausse du salaire minimum. « Compte tenu de l’absence d’études d’impact et du manque Mais le principal souci des participants, surtout vis-à-vis d’informations dû à l’opacité des négociations, l’accord de la Suisse, est le renforcement des droits de propriété intel- aboutira à un échange inégal où le Mercosur exportera essen- lectuelle généralement prévu par ces accords. Car le prolon- tiellement des matières premières à faible valeur ajoutée. Au gement de la durée des brevets au-delà de 20 ans et des condi- lieu de cela, il faudrait promouvoir l’agriculture familiale et tions plus strictes pour la commercialisation des génériques la transformation des produits sur place pour augmenter les risquent de faire augmenter le prix des médicaments et de revenus et en assurer une répartition plus équitable », affirme réduire la disponibilité des traitements médicaux, mettant une personne sondée. ainsi en péril le droit à la santé. Pour les participants à la consultation, l’agriculture est le Le renforcement des droits de propriété intellectuelle talon d’Achille du modèle de développement du Mercosur, et pourrait menacer aussi l’accès des petits paysans aux se- l’accord ne fera que le renforcer. « Les modes de consomma- mences. tion dans les pays du Sud sont de moins en moins adéquats, assène une autre participante. Chez nous, on trouve des ali- ments agro-industriels bon marché et de mauvaise qualité, alors que les aliments sains sont de plus en plus rares. Il faut appliquer des restrictions à ce type d’approvisionnement, subventionner l’agro-écologie, promouvoir le droit à la terre et la commercialisation d’aliments sûrs, exempts d’agro- toxines et issus de l’agriculture familiale. » L’accaparement La modification de la loi de semences des terres est un problème majeur car « il conduira à une plus en Argentine grande expulsion des petits paysans et des populations au- Ce n’est pas une crainte infondée : en Argentine, le tochtones, les privant ainsi de leurs sources de vie. » gouvernement essaie depuis des années de modifier la loi de semences, appelée aussi Monsanto – Bayern Changer la matrice productive des pays du Mercosur (ils auraient pu ajouter la bâloise Syngenta qui, de- Pour d’autres sondés, il faudrait modifier ni plus ni moins la puis sa fusion avec Chem China, est devenue l’une matrice productive des pays du Mercosur, qui repose actuel- des quatre multinationales qui contrôlent 60 % lement sur l’exportation de matières premières (agro- des semences dans le monde). Le but est de limiter négoce) et l’extractivisme des produits miniers. Au lieu de « l’utilisation propre », à savoir le droit des paysans cela, il faudrait l’orienter vers la fabrication de biens d’équipe- d’utiliser, sauvegarder et reproduire semences. Jusqu’à ment, de produits manufacturés à faible ou moyenne com- présent, les organisations de la société civile, forte- plexité, de produits scientifiques et technologiques pour le ment mobilisées, ont réussi à bloquer la modification développement du savoir, et les exporter sous forme de ser- de la loi. Elles dénoncent une légalisation de la vices. Tout cela générerait de la richesse en recomposant une « biopiraterie », à savoir le vol des semences des économie aujourd’hui « refroidie » par la récession, l’ajuste- communautés paysannes et autochtones au profit des ment fiscal et l’inflation, et mettrait en mouvement le mar- entreprises biotechnologiques et agro-industrielles. ché intérieur en générant de l’emploi – « notre principale Pour Tamara Perelnuter, une chercheuse de l’université préoccupation aujourd’hui. » nationale de Saint José, « l’enjeu est vital. Avec plus Plusieurs participants s’inquiètent de la tendance à la des- de la moitié de ses terres arables plantées en semences truction d’emplois dans les petites et moyennes entreprises, transgéniques, l’Argentine est un lieu stratégique pour qui sont pourtant le moteur de l’activité économique dans le analyser les conflits autour de l’appropriation des se- Mercosur. Un autre pense que l’accord va augmenter la pré- mences. Il serait urgent d’avancer dans les politiques carité du travail. Citant le cas de l’ALENA (l’accord de libre- de transition vers un autre modèle agroalimentaire basé échange nord-américain, récemment renégocié), il indique sur l’agro-écologie. » que l’industrie mexicaine a été affectée par une réduction des Le gouvernement libéral de Mauricio Macri veut faire salaires et un abaissement des normes du travail. « L’AELE passer la modification de la loi de semences avant pourra exporter des produits manufacturés hors droits de la fin de l’année (et de son mandat). Le renforcement douane, qui mettront sous forte pression l’industrie locale des droits de propriété intellectuelle probablement naissante. » prévu par l’accord avec l’AELE lui ouvre une voie royale. #73 Automne 2019 13
CLIMAT ET ENVIRONNEMENT Enfin la notion de justice climatique fait florès. Le principe sous-jacent a été formulé déjà en 1992 et confirmé à plusieurs reprises. Mais jamais mis en œuvre par les pays riches. Jürg Staudenmann Être juste : un impératif moral La justice climatique était sur toutes les réduction des émissions de gaz à effet obligé les « pays déjà développés » à ré- lèvres lors des grèves pour le climat de serre a fait l’objet de premières négo- duire leurs émissions ; les pays en déve- « Fridays for Future » et de la manifes- ciations. Il a été marqué par des consi- loppement devaient être dans un pre- tation nationale « Climat de change- dérations liées aux droits de l’homme et mier temps autorisés à continuer à ment » du 28 septembre. Dans le con- à l’égalité, ainsi que par la revendica- utiliser des énergies fossiles. texte de ce mouvement de la jeunesse, tion selon laquelle chaque habitant de Comme le changement climatique a la justice climatique interpelle aussi la terre a fondamentalement droit au progressé plus vite que prévu depuis l’ancienne génération : vous nous lais- même « budget d’émissions » limité. lors, la revendication d’une égalité de sez un monde au bord du gouffre, vous Étant donné qu’au XXe siècle, les riches traitement à l’échelle mondiale doit avez créé un problème que nous devons pays occidentaux avaient construit leur être interprétée a posteriori non plus résoudre. C’est injuste. prospérité en brûlant des combustibles comme un droit mais comme un devoir : Mais la justice climatique signifie bien fossiles bon marché, il est a priori in- chacun doit faire le même effort pour davantage : c’est une approche éthique juste de refuser aux « pays en dévelop- réduire son empreinte climatique. Cela et politique du changement climatique pement suivants » d’en faire de même. signifie que les nombreux habitants de d’origine anthropique, placée dans un Le Protocole de Kyoto de 1997 avait ainsi la planète qui émettent beaucoup de contexte historique et géographique ; certains en tirent profit, d’autres passent à la caisse. Il est donc inacceptable de considérer les conséquences drama- tiques du réchauffement climatique comme un problème environnemental purement technique. Ce serait une autre injustice. En tant que notion, la justice clima- tique englobe donc également les ques- tions de répartition et d’égalité à l’échelle de la planète. Le terme n’est pas nouveau : Alliance Sud explore de- puis des années les questions de déve- loppement et de justice au carrefour des tensions engendrées par le change- ment climatique mondial, et propose des solutions pratiques pour faire face à une crise climatique toujours plus marquée. Le terme de justice climatique a été utilisé pour la première fois lors de l’éla- Un quartier de Katmandou, boration de la Convention-cadre des au Népal, qui a été inondé par Nations Unies sur les changements cli- la forte mousson de cet été. matiques (CCNUCC) en 1992, lorsque la Photo : Navesh Chitrakar / Reuters 14 #73 Automne 2019
gaz à effet de serre, comme nous changement climatique mondial. La La justice climatique mondiale signifie Suisses, doivent contribuer bien davan- crise climatique actuelle se manifeste donc assumer et prendre au sérieux sa tage à la réduction mondiale des gaz à de manière très différente selon les ré- propre responsabilité climatique. Dans effet de serre d’origine anthropique que gions du monde. Et les moyens d’en- l’Accord de Paris sur le climat, cela se les populations du Sud, qui, par habi- rayer le changement climatique ou de traduit clairement par l’engagement tant, en émettent bien moins. Ce point s’armer contre ses impacts sont répar- des pays industrialisés à fournir de vue était déjà inscrit en tant que tis de manière très disparate. conjointement 100 milliards de dollars principe dans la Convention-cadre de Pour dire les choses simplement, la par an pour des mesures de protection 1992, plus précisément dans l’approche justice climatique culmine dans l’impé- et d’adaptation climatiques dans les dite des responsabilités communes ratif suivant : que chaque être humain, pays en développement. Mais pas au dé- mais différenciées. Cela signifie en clair chaque pays et chaque entreprise as- triment de la coopération au développe- que si la communauté mondiale veut sume sa responsabilité climatique et par- ment, comme le font la plupart des pays éliminer rapidement les émissions de ticipe à la solution commune du pro- riches, la Suisse y compris. gaz à effet de serre, les pays industriali- blème climatique global de manière Soutenir les populations les plus sés riches – et, de plus en plus, les écono- responsable, en fonction des moyens et pauvres et les plus vulnérables du Sud mies émergentes également – doivent des possibilités respectifs. dans la lutte contre le changement cli- non seulement réduire leur propre em- matique n’équivaut pas, en effet, à lut- preinte CO2 beaucoup trop forte, mais Responsabilité climatique et ter contre la pauvreté. La réduction des également aider les pays en développe- conformité au principe de causalité gaz à effet de serre (atténuation) et la ment à prospérer sans émettre de gaz à Quiconque en Suisse prend la responsa- protection contre les effets du change- effet de serre si possible. bilité climatique au sérieux sait que ment climatique qui s’accélère (adapta- Toutefois, en tant que concept nor- notre empreinte climatique s’étend aux tion) peuvent compléter la coopération matif, la justice climatique doit être émissions dues à la consommation de au développement, mais ne pourront appréhendée plus largement au- marchandises importées et aux vols in- jamais la remplacer. Il est donc cynique jourd’hui pour dépasser la question de ternationaux hors des frontières natio- de la part de la Suisse et d’autres pays de la réduction des émissions de gaz à effet nales. Dans le cas de la Suisse, ces émis- vouloir vendre deux fois le même franc de serre : il y va en réalité de l’inégale sions par habitant sont presque le aux pays en développement, une fois répartition des causes et des effets du double de l’empreinte domestique. comme aide publique au développe- Dans ce contexte, la justice climatique ment et une fois comme financement signifie assumer la responsabilité de climatique. toutes les émissions liées à notre propre mode de vie. Les émissions liées aux placements et aux investissements de la place financière suisse ne sont pas prises en compte. Or on sait qu’elles sont un multiple des autres émissions. D’où cette question sensible : qui en as- L’exigence d’Alliance Sud sume la responsabilité (climatique) ? Le papier de position d’Alliance Sud « Jus- Dans l’esprit de la conformité au tice climatique et financement climatique principe de causalité, il y a lieu d’assu- international dans une perspective de dé- mer la responsabilité des conséquences veloppement » explore la relation entre de ses propres émissions sur des tiers : le climat et les tâches de développement si précisément les plus pauvres de la et propose des solutions concrètes pour planète, qui ont eux-mêmes le moins mobiliser 1 milliard de francs par an en plus contribué au changement climatique, de la coopération au développement sont le plus durement touchés par ses afin de soutenir les mesures climatiques conséquences, ceux qui en sont les dans les pays en développement en principaux responsables doivent conformité avec le principe de causalité. mettre la main à la poche. La justice cli- Pour ce faire, la nouvelle loi sur le CO2 doit matique signifie aussi contribuer aux introduire une taxe sur les billets d’avion à coûts du changement climatique causé affectation (partiellement) obligatoire, aug- par notre comportement de consom- menter la taxe actuelle sur le CO2 sur les mation. combustibles et l’étendre aux carburants. #73 Automne 2019 15
POLITIQUE FINANCIÈRE ET FISCALE Les chaînes de création de valeur des multinationales couvrent depuis longtemps la planète entière. Mais ces dernières sont toujours imposées au niveau des États nationaux. Une taxation unitaire (Unitary Taxation), à savoir une imposition globale des multinationales comme unité, pourrait changer la donne. Dominik Gross Taxer selon un principe unitaire Des milliers de personnes travaillent dans l’indus- Dans le débat actuel, une proposition joue aussi trie minière zambienne. Mais une grande partie un rôle susceptible de déboucher sur une réparti- des bénéfices de ces mines est transférée à l’étran- tion véritablement équitable des bénéfices de ger par des pirouettes comptables, notamment telles sociétés : l’imposition globale des multina- aux sièges des sociétés de matières premières éta- tionales considérées comme des entités uniques, blies dans le canton de Zoug ou au bord du lac Lé- ou la taxation unitaire (Unitary Taxation). À l’aide man, où souvent seuls quelques employés tra- d’une formule spécifique (formulary apportion- vaillent. C’est généralement légal, mais cette ment), elle permettrait de répartir les bénéfices pratique prive l’État zambien d’un substrat fiscal entre les pays dans lesquels une multinationale dont il a un urgent besoin. Et la Zambie n’est est active. Et ceci indépendamment du fait que qu’un cas parmi tant d’autres. l’entreprise soit physiquement présente dans ce L’ordre dominant de la politique fiscale inter- pays avec une usine, une unité de services ou une nationale pourrait bientôt être chamboulé par unité administrative. Contrairement à ce qui se une réforme du système fiscal mondial dans le passe aujourd’hui, les unités individuelles d’un cadre de l’Organisation de coopération et de déve- groupe multinational seraient traitées fiscale- loppement économiques (OCDE) et du G20. Les ment comme une société unique plutôt que États-Unis et les grandes économies émergentes comme des sociétés individuelles indépendantes. comme l’Inde, l’Indonésie et le Nigeria travaillent Les bénéfices des différentes unités compose- à une redistribution des droits d’imposition. Dans raient un bénéfice consolidé, réparti ensuite entre le cas de création de valeur transfrontalière au les différents pays contribuant à la valeur ajoutée sein de sociétés multinationales, les pays où ces du groupe, en fonction de divers facteurs (voir dernières ont leurs usines ou leurs sièges sociaux graphique). ne devraient plus être autorisés à taxer en pre- mière ligne les bénéfices réalisés. Les tenants de Une répartition plus équitable des cette réforme veulent remanier les règles interna- recettes fiscales tionales de sorte qu’à l’avenir, les pays dans les- La taxation unitaire fondée sur une formule de quels les multinationales vendent leurs produits répartition des bénéfices réduirait considérable- puissent de plus en plus profiter des bénéfices de ment l’attrait des transferts de bénéfices pour les ces dernières. Il s’agit donc de déplacer la fiscalité multinationales. Les seuls pays en développement des « pays d’origine » vers les « pays de commer- perdent aujourd’hui des centaines de milliards de cialisation ». dollars de recettes fiscales chaque année, alors que On ignore encore qui bénéficierait en fin de des milliers de milliards de dollars échappent au compte d’un nouveau système d’imposition. Les fisc mondial. Soigneusement mise au point, une 134 pays réunis à la table des négociations dans le taxation unitaire attachant la plus haute impor- contexte du Cadre inclusif (Inclusive Framework) tance au travail pourrait, par exemple, apporter de l’OCDE doivent d’abord être en mesure de se beaucoup plus de substrat fiscal aux pays africains mettre d’accord sur une position commune. Celle- d’extraction de matières premières, dont les ser- ci est annoncée pour l’an prochain. Le facteur vices publics pâtissent énormément de l’exode de décisif sera la formule utilisée pour procéder bénéfices. à la future répartition des bénéfices d’une multi- L’imposition selon un principe unitaire (Uni- nationale. tary Taxation) n’est pas une idée nouvelle, pas 16 #73 Automne 2019
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