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                            La lutte pour la survie
                            d’une collectivité crie dans
                            le Nord-du-Québec

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  CARTOGRAPHIER D’AUTRES RÉCITS
  DE DÉPLACEMENT AU CANADA
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chef de la direction John G. Geiger

chef des opérations et éditeur (diffuseur) Gilles Gagnier

rédacteur en chef Aaron Kylie
directeur, image et création Javier Frutos
rédacteur en chef adjoint Nick Walker
rédactrice adjointe Michela Rosano
rédactrice numérique Alexandra Pope
graphistes Kathryn Barqueiro et Christy Hutton
traduction Geneviève Beaulnes
correctrice d’épreuves en français Emma Viel
conceptrice de la production Katherine Van der Ploeg

vice-présidente, finance et administration Catherine Frame
directrice principale des opérations Nathalie Cuerrier
directrice des ventes Nicole Mullin, Strategic Content Labs
416-364-3333, poste 3051 nicole.mullin@stjoseph.com
directeur des partenariats stratégiques Tim Joyce

Géographica est publié par Canadian Geographic Enterprises, pour
la Société géographique royale du Canada.
bureau de la rédaction 50, promenade Sussex
Ottawa (Ontario) K1M 2K1
613-745-4629 geographica.ca       courriel@geographica.ca

ISSN 1920-8766. Le contenu de ce magazine ne peut être reproduit,
archivé dans une base de données ni transmis, sous quelque forme
que ce soit, sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Copyright ©2020.
Tous droits réservés.

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                                                                             V
                                                                             UNE NATION DE DÉPLACEMENTS

                                                                             VU LA COMPOSITION CULTURELLE ACTUELLE DU CANADA, il peut se révé-
                                                                             ler difficile de cerner une expérience canadienne partagée par tous. Mais grâce
    Ce projet est financé en partie par
    le gouvernement du Canada.                                               au projet Ré:installation de Canadian Geographic, qui traite des déplacements
                                                                             passés et actuels de collectivités au Canada, nous avons apparemment réussi.
                                                                                L’initiative — qui compte un site Web interactif (cangeo.ca/relocation), un
                                                                             programme éducatif accompagné d’une carte-tapis géante, un article de fond et
                                                                             une carte (incluse dans les pages qui suivent), ainsi qu’une exposition publique à
                                                                             venir au 50, promenade Sussex, à Ottawa — porte sur des collectivités cana-
                                                                             diennes qui ont vécu un déplacement forcé. Mais tous les Canadiens ont proba-
                                                                             blement vécu un tel déplacement, soit personnellement ou par l’entremise de
Fondée en 1929, la Société est un organisme à but non lucratif. Elle vise
à promouvoir le savoir géographique, en particulier à diffuser des
                                                                             membres de leur arbre généalogique. Les peuples autochtones au pays ont fait
connaissances sur la géographie canadienne et ses liens avec l’essor         face à des déplacements systémiques pendant des siècles et les Canadiens non
du pays, de ses habitants et de leur culture. En bref, sa mission consiste
à mieux faire connaître le Canada aux Canadiens et au monde entier.          autochtones ont des ancêtres qui ont immigré ici. Conséquemment, nous pou-
                                  patron                                     vons tous imaginer les défis — et dans certains cas les possibilités — associés au
             Son Excellence la très honorable Julie Payette
                      C.C., C.M.M., C.O.M., C.D.                             fait de se déplacer ou d’être déplacés de force dans un nouvel endroit.
                  Gouverneure générale du Canada
                                                                                Dans ce numéro spécial de Géographica sur la question, vous trouverez la carte
                             vice-patrons
 L’honorable Nellie T. Kusugak, O.Nu, Sir Christopher Ondaatje, O.C.,        (page 3) d’une sélection de nombreuses collectivités, historiques et contempo-
   C.B.E., Lord Martin Rees, O.M., Le très honorable John N. Turner,
                            P.C., C.C., Q.C.                                 raines, qui ont été déplacées de force en raison du développement urbain, de la
                          président d’honneur                                création de parcs nationaux, de forces économiques, de politiques gouvernemen-
                            Alex Trebek, O.C.
                                                                             tales ou de projets d’infrastructure majeurs. Elles ont été choisies pour illustrer à
                       vice-présidents d’honneur
                      Roberta Bondar, O.C., O.Ont.                           la fois les raisons et la diversité régionale de tels déplacements, et ne sont pas
                           Pierre Camu, O.C.
                            Arthur E. Collin
                                                                             représentatives de toutes les collectivités qui ont été déplacées de force peu
                           Wade Davis, C.M.                                  importe la raison.
                              Gisèle Jacob
                     Joseph MacInnis, C.M., O.Ont.                              De plus, vous pourrez lire un article de fond sur Oujé-Bougoumou, une col-
                         Denis A. St-Onge, O.C.
                                                                             lectivité crie du Québec qui a enduré des décennies de déplacements à répétition
                        explorateurs en résidence
  Jill Heinerth, Johnny Issaluk, George Kourounis, Mylène Paquette,          avant de s’établir finalement dans un lotissement permanent. Et malgré la concep-
    Adam Shoalts (Explorateur-en-résidence Westaway), Ray Zahab
                                                                             tion avant-gardiste de ce lotissement, les résidents ont encore du mal à se sentir
                                président
                       Gavin Fitch, Q.C., Calgary                            vraiment chez eux.
                                                                                                                                                                     CHRISTIAN FLEURY

                           vice-présidents                                      La carte et cet article nous rappellent, qu’au fond, tous les Canadiens partagent
                     Wendy Cecil, C.M., Toronto
                Connie Wyatt Anderson, The Pas, Man.                         une compréhension profonde de ce qui constitue un chez-soi et de la façon de
                                secrétaire                                   maintenir cette richesse, peu importe où on se retrouve.
                       Joseph Frey, C.D., Toronto
                                                                                                                                                   —Aaron Kylie
                                 trésorier
                          Keith Exelby, Ottawa
                                conseiller                                                                                                      CANGEO.CA       3
                       Andrew Pritchard, Ottawa
Ré : INSTALLATION - re : LOCATION +CARTOGRAPHIER D'AUTRES RÉCITS
TERRES
promises
              DÉRACINÉS À RÉPÉTITION PAR DES PROJETS DE DÉVELOPPEMENT,
              LES CRIS D’OUJÉ-BOUGOUMOU ONT ERRÉ DANS LE QUÉBEC
              BORÉAL PENDANT 70 ANS AVANT DE S’ÉTABLIR DE FAÇON
              PERMANENTE. POUR CERTAINS, LE VOYAGE CONTINUE.
              PAR JULIAN BRAVE NOISECAT
              AVEC PHOTOGRAPHIES PRISES PAR CHRISTIAN FLEURY

4   GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
Ré : INSTALLATION - re : LOCATION +CARTOGRAPHIER D'AUTRES RÉCITS
Le lac niché dans ce paysage à proximité
d’Oujé-Bougoumou (Québec).

          CANADIAN GEOGRAPHIC              5
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A
ABEL BOSUM, GRAND CHEF                     ont parcouru la forêt boréale, non loin     Debout là où se trouvait jadis sa mai-
du Grand Conseil des Cris, plante ses      de ce qui est maintenant Chibouga-          son d’enfance, Bosum balaie du
chaussures de ville là où se trouvait      mau (Québec), comme des squatteurs,         regard la péninsule. C’est la première
jadis la maison de ses parents, sur        à la recherche d’un abri dans des mai-      fois qu’il revient ici depuis que les
une mince flèche boisée qui s’avance       sons de fortune en bord de route, des       Cris d’Oujé-Bougoumou ont organisé
toute en courbe dans le lac aux Dorés,     tentes de mineurs et des cabanes de         un camp de guérison sur cette par-
telle la langue d’un chien dans un bol     piégeage, avant que Bosum, en 1992,         celle il y a 20 ans. Aujourd’hui, on y
d’eau. Une brise de fin septembre          ne réussisse à leur procurer une            trouve une petite ferme familiale
souffle à travers les bouleaux. L’esprit   réserve permanente sur les rives du         avec des poules, des lapins et un chat
de Bosum se tourne vers le passé. Il       lac Opémisca, à environ une heure de        solitaire. Quand Bosum et moi nous
s’agit de l’emplacement du dernier         route d’ici. Pour certains, l’exode n’est   y arrêtons, les propriétaires sont
village d’où son peuple, la Nation crie    peut-être pas fini.                         absents, alors techniquement nous
d’Oujé-Bougoumou, a été déraciné              Bosum est né en 1955 au lac              sommes coupables d’intrusion.
par une société minière — une mine         Chibougamau, séparé du lac aux                 « Ces arbres m’impressionnent
d’or appartenant à un dénommé              Dorés par un isthme étroit à travers        encore », dit Bosum, en examinant le
Campbell — dans la quête incessante        lequel les Cris pouvaient facilement        bouleau à papier à côté de la maison
de ressources minières monnayables         porter leurs canots. Il était l’aîné de     modeste à deux étages. Bosum se
dans le Bouclier canadien.                 11 enfants. Les parents de sa mère,         remémore une photo de sa tante
   La Bible dit que les Israélites ont     Lucy, avaient refusé qu’elle se marie       devant l’un de ces troncs. Il y en a une
erré dans le désert pendant 40 ans         avec le père biologique d’Abel, Cypien      autre de Bosum, quelque part dans un
avant que Moïse ne les mène à la           Caron, un Canadien français. Lucy           album de souvenirs, qui pose à
Terre promise. Pendant quelque             s’est donc mariée avec Sam Neepoosh,        l’extérieur de la maison familiale vêtu
70 ans, les Cris d’Oujé-Bougoumou          une figure paternelle pour Abel.            d’un pantalon à pattes d’éléphant fait

6      GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
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DÉPLACEMENTS DES
  CRIS DE LA RÉGION D’OUJÉ-BOUGOUMOU                                                                                  Vers Mistissini
                                                             De Mistissini
  Mashchekushtikw                                                                                                                             Concessions minières
                                                                                                                167
                                                                                                                                              en cours*
                                                                                                                                                        BlackRock

                                                                                                      Utapiskucheu                                      Autres entreprises/
                   Nation crie                                   CHIBOUGAMAU                                                                            sociétés
    Lac            Oujé-Bougoumou
                                                                         Sw                                                                   *concessions à jour le 13 janvier 2020
                                                                                                Cedar Bay

                                                                               am
             Opémisca

                                                                                 py
                                                                                                      Poste de

                                                                                    P
                                                                                          Cam         Chibougamau

                                                                                   t
                                                                                                pb
                                                                Lac aux Dorés                     ell
                                                                                        Ham
                                                                                           el

                                                                                                      Pt
                                                                       Lac aux                I                                                                 Gawashebuggidnajj

                                                                                              s
                                                                        Dorés                         Lac                                                       (Site du projet minier
                                                                                                                                                                BlackRock proposé)
                                                                                            Chibouga mau
                                       113
          Chapais                                     Camps sur la
                                                      grande route
                                                                                                                                                                        Camp
                                                                                                                                                                     Wapachee
                                                                                                                                                                       Rabbit
                                                            Chibouchibi

                                                                                                                                               sé
                                                                                          Poste de trait de

                                                                                                                                             po
                                                                                            la Compagnie

                                                                                                                                          pro
    0      250 km                                                                               de la Baie
                                                                                                 d'Hudson

                                                                                                                                        ire
                            Convention de la                                                                                            via
                                                                                                                                                  0                        10 km

                                                                                                                                 r ro
                            Baie James

                                                                                                                             r fe
                            et du Nord
                            québécois

                                                                                                                      r r ido
                            (1977) Nichicum                                                                                                   Déplacement de la
                                                                                                                                              collectivité crie

                                                                                                                  Co
        Nemiscau               Neoskweskau
                                                                                                167
 ONTARIO                      Mistissini                                                                                                                   1929
                    Zone      Mistissini
                  élargie                                                                                                                                  1942
        Elliot             QUÉBEC
        Lake         Val-d'Or                                                                                                                              1950-1952
                              Ville de Québec
                                                                                                                                                           1962
                              Montréal                                                                                                                     1974
                 Toronto                                                     Shiipekush                                                                    1989

maison (confectionné en pratiquant                  une dizaine de maisons se dressaient                         Abel Bosum, grand chef du Grand Conseil
une fente dans le bas des jambes du                 ici. Les constructeurs érigeaient                            des Cris, revisite son domicile d’enfance
pantalon et en insérant un triangle de              d’abord une cabane de contreplaqué                           au lac aux Dorés. Sa famille était forcée de
denim) et les cheveux aux épaules,                  avec une bâche en guise de toit. Au fil                      quitter la collectivité en 1974.
comme un hippy. À 63 ans, il porte la               de deux ou trois ans, à l’aide de maté-
chevelure argentée et courte. Il parle              riaux récupérés dans une décharge à                       jadis un terrain de balle de fortune.
d’une voix douce et réfléchie des sou-              proximité, les familles montaient                         Un boulanger avait l’habitude de                                           CARTE : CHRIS BRACKLEY/CAN GEO; LES DONNÉES DE CONCESSIONS MINIÈRES EN COURS :

venirs qui remontent à la surface,                  lentement les murs et le toit avant de                    s’arrêter pour vendre du pain et des
ajustant périodiquement ses lunettes                sceller les fenêtres, d’ajouter de                        gâteaux Vachon à partir de sa camion-
rectangulaires déposées sur son nez                 l’isolant et, finalement, d’aménager                      nette. Les familles économisaient
charnu. « Tout ça, c’était il y a bien              l’intérieur. « Ça n’était pas comme                       leurs sous pour acheter des pâtisser-
longtemps », dit-il avec mélancolie.                aujourd’hui », dit Bosum. « Nous                          ies. Une fois, Bosum et cinq jeunes
   Bosum se rappelle de maisons en                  n’avions aucun accès à du crédit, nous                    amis ont organisé un vol de gâteaux.
                                                                                                                                                                                         MINISTÈRE DES RESSOURCES NATURELLES DE LA FAUNE

bois rond placées en cercle, portes                 ne pouvions pas aller à la banque. »                      Leur plan était simple : Eddy, le plus
d’entrée vers l’intérieur. Jadis, environ           Néanmoins, les familles étaient fières                    rapide, saisirait un gâteau Vachon et
                                                    de leur maison, en partie car elles                       déguerpirait. Le boulanger se lancerait
                                                    avaient l’impression que si elles cré-                    à sa poursuite. Comme la camion-
Julian Brave NoiseCat (@jnoisecat) est collabora-   aient une communauté digne, les                           nette serait maintenant sans
teur à la rédaction pour Canadian Geographic.       gouvernements provincial et fédéral                       surveillance, les quatre autres vole-
Christian Fleury (christianfleury.com) est un       leur permettraient de rester.                             raient autant de gâteaux que possible
photographe publicitaire et éditorial établi            Au centre du village, à peu près là                   et s’enfuiraient. Le plan a marché et le
à Montréal.                                         où le foyer des résidents actuels se                      boulanger était en colère. Après ça, les
                                                    trouve, dans la cour avant, il y avait                    enfants n’avaient plus le droit de

                                                                                                                                                           CANGEO.CA               7
Ré : INSTALLATION - re : LOCATION +CARTOGRAPHIER D'AUTRES RÉCITS
s’approcher de sa camionnette. Des           lointaines comme Toronto puissent               sistance autochtone plus ancienne. En
mois plus tard, pendant un voyage à          bâtir à la baie Cachée, juste à côté du         1870, la Commission géologique cana-
la décharge pour trouver des matéri-         village, une salle communautaire de             dienne a envoyé un arpenteur dans la
aux de construction, Bosum a vu              15 mètres de long où tenir des rencon-          région. De l’or a été découvert en 1903
l’homme jeter ses gâteaux après ses          tres communautaires et des services             à la pointe Copper sur l’île Portage,
dernières ventes au lac aux Dorés.           religieux. Cette salle servait aussi de         dans le lac Chibougamau. Les Cris
C’est alors qu’il s’est rendu compte         maison au chef. Les villageois                  maintiennent que leurs ancêtres, qui
que le boulanger vendait au village les      l’appelaient « Beaver House ».                  ignoraient la valeur des métaux, avaient
derniers produits qu’il lui restait alors       Bosum se souvient d’une réception            été les premiers à montrer des affleu-
qu’ils commençaient à se gâter. « Ça         de mariage à Beaver House quand il              rements rocheux à des prospecteurs.
n’était pas gentil », dit Bosum.             était petit. Vers 23 h, quatre policiers        Ensuite sont venues des périodes de
   Derrière chaque maison, un sentier        sont arrivés et ont commencé à lancer           prospérité et de débâcle dans le secteur
menait au lac où se trouvaient les canots    des invités sur le siège arrière de leurs       minier, reflétant généralement les
utilisés par les familles pour parcourir     auto-patrouilles. Les Cris étaient ébran-       cycles économiques mondiaux : cycle
le grand réseau de cours d’eau qui           lés et blessés. « Personne ne savait ce         baissier avec le krach de 1929 et cycle
s’étendait de Chibougamau à la baie          qui se passait », dit Bosum. « Le rac-          haussier après la Deuxième Guerre
James, tel un test de Rorschach géant        isme était très présent à l’époque. Entre       mondiale. En 1947, le gouvernement
créé par le retrait de l’inlandsis lauren-   autres, il y avait beaucoup de tension          du Québec a commencé la construc-
tidien il y a de cela des millénaires.       entre les Cris et les francophones qui          tion d’une route dans la région. En
Malgré les circonstances autrefois dif-      travaillaient dans la mine. Et puis, les        1950, la route achevée, les bûche-
ficiles vécues par son peuple, Bosum         policiers — je ne dirais pas tous les           rons ont alors commencé à abattre
considère ce lieu comme une terre            policiers, car j’en connaissais des             les épinettes, grandes et solides, qui
d’abondance. Le lac aux Dorés est            bons — certains policiers abusaient de          poussaient densément dans l’arrière-
d’ailleurs ainsi nommé pour illustrer la     leur pouvoir et ne venaient que pour            pays. Au moment de l’établissement
présence de dorés dans ses eaux. Les         troubler la fête. Ils n’avaient même pas        de Chibougamau comme cité ouvrière
bleuets et les framboises poussent sur       été invités, ils n’avaient pas été appelés. »   en 1952, il y avait 25 scieries en activité
la colline qui surplombe le village. Dans                                                    dans la région, produisant 50 millions
les années 1960, un représentant du          PENDANT LE PLUS CLAIR                           de pieds de bois, principalement
gouvernement du Québec avait dit au          DES ANNÉES 1900, la vie chez                    aux fins d’exportation vers les États-
chef de l’époque, Jimmy Mianscum,            les Cris tournait autour de la récolte de       Unis. En 1954, la province a constitué
que son peuple pouvait rester ici indé-      la fourrure, du bois et des minéraux            Chibougamau en municipalité.
finiment. En 1966, la Commission du          pour des colons francophones et anglo-             Les Cris, qui avaient eu la mal-
centenaire du Canada a même accordé          phones arrivés dans la région pour la           chance de construire des maisons sur
une subvention de 1 700 $ pour que des       première fois dans les années 1600, et          un territoire regorgeant de richesses
bénévoles de l’église anglicane de villes    aussi autour d’une économie de sub-             réclamées par des hommes blancs,

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                                                                                                                   re : LOCATION ré : INSTALLATION
   Maggie Wapachee, âgée de 88 ans, détache         prospection et travaillaient comme            Mistissini. Au magasin, la mère de
   la peau d’un castor dans son domicile (page      explorateurs et déboiseurs de sentiers,       Bosum a offert à son garçon les plus
   opposée, à gauche). Son garçon, Norman           et coupaient des arbres dans des              beaux vêtements qu’elle avait les moy-
   (page opposée, à droite), a travaillé pour une   endroits d’intérêt particulier pour les       ens d’acheter. Bosum se souvient de
   compagnie minière. Une autre compagnie           sociétés minières. D’autres trouvaient        la fierté qu’il avait ressentie en se voy-
   semblable a autrefois été responsable de         du travail comme bûcherons. Ils               ant dans le miroir. Le jour d’après, un
   l’expropriation de la famille de leur maison     buvaient l’eau et mangeaient le pois-         avion s’est posé sur le lac Mistissini. Le
   près du lac aux Dorés (ci-dessous).              son du lac, et ajoutaient à leurs revenus     beau-père de Bosum, Sam, a dit, « c’est
                                                    des rations et de l’aide sociale obtenues     le temps d’y aller » et il a accompagné
ont été déplacés de village en village.             auprès de représentants du gouverne-          le garçon de sept ans jusqu’au quai
Et même quand le déplacement n’était                ment qui se trouvaient dans un poste          où des enfants cris étaient réunis. Un
pas le résultat d’activités industrielles,          de la Compagnie de la Baie d’Hudson           homme blanc était là et appelait par leur
ils en ressentaient les effets. En hiver,           sur la réserve de Mistissini, à environ       nom les enfants qui devaient monter
des déchets miniers empilés sur des                 quatre jours de canot. À l’automne, les       dans l’avion. Bosum a été appelé et
lacs gelés tuaient les poissons et, en              familles retournaient dans des camps          son beau-père l’a porté dans ses bras
été, contaminaient l’eau. De nouvelles              où elles piégeaient le castor, la loutre et   jusqu’à l’aire d’attente où se trouvaient
mines, parcelles de coupe et routes                 le lynx qu’elles vendaient à la Baie          trente autres enfants. Ils seraient les
faisaient peur au gibier. Dans les                  d’Hudson, et elles chassaient l’orignal,      premiers élèves du pensionnat de La
années qui ont précédé leur établisse-              l’oie, le caribou, l’ours, le porc-épic, le   Tuque, dirigé par l’Église anglicane à
ment au lac aux Dorés, les Cris                     lapin et la perdrix pour se nourrir.          des centaines de kilomètres au sud. Les
vivaient à l’île Hamel, à la pointe                 Entre 1952 et 1972, la population             enfants pleuraient dans l’avion qui les
Swampy, à la pointe Campbell et à la                blanche de Chibougamau est passée de          emmenait vers le sud.
baie Cedar, parmi d’autres endroits. À              moins de 200 à près de 12 000. Ils               Cette même année, malgré de nom-
l’île Hamel, on leur a dit de partir                étaient beaucoup plus nombreux que            breuses promesses des gouvernements
parce que le gouvernement avait                     les Cris au lac aux Dorés, dont la popu-      provincial et fédéral de respecter leur
besoin de sable pour construire des                 lation atteignait environ 125 personnes       village et de construire de nouvelles
autoroutes. À la pointe Swampy — la                 en 1968.                                      maisons, les Cris du lac aux Dorés, ainsi
seule terre que les prospecteurs                                                                  que d’autres de Neoskweskau, de
n’avaient pas réclamée —, d’influents               BOSUM SE SOUVIENT              de la          Nemiscau et de Nichicun, ont été incor-
membres du clergé ont évoqué des                    fois où, en 1962, il a accompagné sa          porés à la Bande de Mistissini par le
préoccupations en matière de santé                  mère et son beau-père dans l’un de            ministère des Affaires indiennes. Le
publique avant de dire aux Cris de                  leurs voyages au poste de la HBC à            gouvernement et l’industrie ont obligé
partir. À la baie Cedar et à la pointe
Campbell, les Cris se sont fait dire que
leurs maisons étaient trop proches
d’explosifs miniers. Chaque fois qu’ils
étaient déracinés, ils devaient trouver
un nouvel endroit où s’établir, faire
beaucoup de coupe à blanc et com-
mencer à construire un nouvel abri.
Quand ils ont quitté la pointe Camp-
bell, ils ont dû exhumer et déplacer la
dépouille de leurs ancêtres enterrés
dans un cimetière communautaire.
Pour surmonter ces épreuves diffi-
ciles, bien des gens se sont tournés
vers l’alcool.
    À partir de 1962, beaucoup d’entre
eux avaient une résidence d’été dans le
village sur le lac aux Dorés. Les hom-
mes se joignaient à une équipe de

                                                                                                                          CANGEO.CA         9
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les Cris à abandonner le lac aux Dorés.      de choses. Je ne suis pas aussi rapide      pères marchent avec les petits
Finalement, quand l’entreprise Camp-         qu’avant », dit-elle, dans le dialecte      garçons. « Ils s’engagent ainsi à
bell a découvert un nouveau gisement         percussif du cri de l’est — des voyelles    élever l’enfant dans la tradition crie,
près du village, les Cris ont cédé. « Au     pointues enveloppées dans des con-          à lui faire découvrir le mode de vie
lac aux Dorés, on nous a dit de démé-        sonnes répétitives et rondes. (Dites        crie — l’enfant sera élevé sur la terre
nager à Mistissini et que la terre           « Chibougamau » et vous aurez une           pour maintenir la tradition cul-
appartenait aux hommes blancs », a dit       idée de la phonologie.) Norman ricane       turelle », explique Norman. « Cette
Mary-Ann Bosum, une Crie du coin, à          en traduisant sa mère.                      cérémonie se célèbre depuis des
l’anthropologue Jacques Frenette en             Le castor, un aliment de base chez       temps immémoriaux. »
1982. « C’était faux. Cette terre était le   les Cris, peut être grillé au four,            Depuis des décennies, la famille
territoire de chasse de mon père et son      bouilli sur la cuisinière ou rôti sur un    Wapachee vit ici à Chibouchibi, sur la
père avant lui avait aussi chassé là. »      feu à ciel ouvert. On considère que sa      rivière Chibougamau. Après avoir
D’autres, comme la mère de Bosum,            queue tendre est un met fin. Mais il        quitté le lac aux Dorés, elle a vécu à
Lucy, se sont réinstallés dans la ville de   a aussi une forte odeur lors de la          Mistissini pendant dix ans. Lors de
Chibougamau. Certains sont allés à           cuisson et Maggie, une hôtesse bien-        l’établissement de la réserve d’Oujé-
Chapais. La collectivité, jadis réunie       veillante, dit qu’elle souhaite nous        Bougoumou, Matthew, le patriarche
autour du lac, de Beaver House et du         ménager les narines. « Je n’arrêterai       Wapachee, a plutôt choisi de bâtir une
terrain de balle, s’est dispersée.           jamais de faire ce genre de tâches, car     maison sur la ligne de piégeage de la
   Les dernières familles cries ont          j’aime ça », dit-elle, alors qu’elle fait   famille qui est plus ou moins perpen-
quitté le lac aux Dorés en 1974. Leurs       une pause. « Ma défunte mère m’a            diculaire à l’autoroute 167, l’artère
maisons en bois rond et Beaver House         montré comment faire et je souhaite         principale construite après la Deux-
ont été démolies peu après. La mine          transmettre mes connaissances pour          ième Guerre mondiale pour relier les
Campbell a été en exploitation pen-          que ce mode de vie continue. »              mines et les scieries de Chibougamau
dant trois ans.                                 Toujours vêtu de ses habits de           avec le reste du monde. (Chibouchibi
                                             chasse à l’orignal du petit matin, Nor-     se trouve directement sur l’auto-
MAGGIE WAPACHEE, 88 ANS,                     man pointe la rivière Chibougamau,          route 167, alors que la sortie pour
est en train d’écorcher un castor mort,      derrière la maison, qui s’écoule lente-     Oujé-Bougoumou est à 20 kilomètres
placé sur le dos sur la table de la cui-     ment. C’est là que la plupart de ses        à l’ouest le long de la route 113 qui
sine, quand son fils Norman arrive à         quatorze frères et sœurs — six gar-         croise l’autoroute, au sud de Chibou-
la maison. Plus tôt ce matin-là, le père     çons, six filles et deux sœurs              gamau.) Le clan Wapachee, qui
de Norman, Matthew, 87 ans, a piégé          adoptives — ont célébré la cérémonie        compte maintenant quelque
et tué l’animal avant de se retirer dans     de la première sortie, un rite de pas-      140 enfants, petits-enfants et arrières
sa chambre. Comme Maggie ne parle            sage cri qui marque les premiers pas        petits-enfants, a conservé un mode de
que le cri, Norman traduit pour moi          d’un enfant. Les mères et les grands-       vie traditionnel. Son territoire de
alors qu’elle se prépare à dépouiller la     mères marchent avec les petites filles      chasse saisonnier s’étend profondé-
bête. « Je me fais vieille pour ce genre     jusqu’à l’eau; les pères et les grands-     ment dans la forêt vers le sud-est, le

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                                                                                                       re : LOCATION ré : INSTALLATION

                                                                                          Les territoires de chasse traditionnels des
                                                                                          Wapachee près de la montagne qu’ils
                                                                                          nomment Gawashebuggidnajj (page
                                                                                          opposée) sont maintenant menacés par
                                                                                          une concession minière. L’exploitation
                                                                                          minière et forestière (à gauche et
                                                                                          ci-dessus) dans cette région est en grande
                                                                                          partie responsable des déplacements
                                                                                          répétés des Cris locaux, comme Cynthia
                                                                                          et Maggie Wapachee (en haut, à gauche),
                                                                                          qui vivent encore hors d’Oujé-Bougoumou
long du chemin forestier 210, jusqu’à      d’Oujé-Bougoumou ont signé une                 (en haut, à droite).
une montagne qui s’appelle dans            Entente sur les répercussions et les
leurs histoires, Gawashebuggidnajj         avantages avec BlackRock. L’entente,        l’appui de la mise à niveau d’infra-
(prononcé « Ka-wa-she-pi-ki-ti-            nommée en l’honneur de Bally                structures à Port-Saguenay pour
nach »), traduit librement par             Husky, l’un des ancêtres des                permettre l’exportation des produits de
montagne « dorée » ou « brillante »,       Wapachee qui chassaient sur ces             BlackRock en Chine. Toutefois, en rai-
et nommée ainsi en raison des bou-         terres, promettait de l’argent, des         son de la fluctuation du prix des
leaux qui poussent sur ses flancs et       emplois, de la formation, des con-          minéraux, l’exploitation de la mine a
qui brillent au loin. Voilà où les mem-    trats commerciaux et des possibilités       été retardée et, dans l’intervalle, Black-
bres de la famille ont le plus de chance   de surveillance environnementale à          Rock semble faire marche arrière
de repérer et de chasser les orignaux      la Nation crie d’Oujé-Bougoumou.            quant à certains de ses engagements.
en train de brouter. « C’est là où nous    Norman a même occupé le poste de               Selon des critiques du projet dans la
trouvons la nourriture pour nourrir        coordonnateur des relations avec la         famille Wapachee et la collectivité, il y
nos enfants et nos petits-enfants »,       communauté chez BlackRock.                  aura moins d’emplois et de contrats
explique Maggie.                              BlackRock a l’intention d’entre-         pour les Cris que ce qui avait été promis
   Toutefois, BlackRock Metals Inc.        prendre les travaux une fois que            au départ. Entre-temps, les premières
souhaite aplanir la montagne pour          l’entreprise aura recueilli 1 milliard de   étapes de l’exploration et de la construc-
créer une mine à ciel ouvert géante        dollars de ses investisseurs. En 2018,      tion ont eu un effet perturbateur plus
de titane, de vanadium et de fer de        l’entreprise avait recueilli environ le     grand sur la faune, l’environnement et
haute pureté. En 2013, le Grand Con-       tiers de cette somme, y compris 63 mil-     les Wapachee que ce qui avait été
seil des Cris et la Nation crie            lions du gouvernement du Québec à           anticipé. Avant l’ouverture de la mine de

                                                                                                                 CANGEO.CA        11
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                                                                                               joint à nous pour traduire, se cachant
                                                                                               les mains et le visage dans une veste à
                                                                                               capuche verte pour se protéger du
                                                                                               froid. Maggie a installé des mangeoires
                                                                                               sur la galerie. Il y a des générations de
                                                                                               cela, lors de temps difficiles, le père de
                                                                                               Matthew, Alan, avait été obligé de tuer
                                                                                               et de manger de petits oiseaux pour ne
                                                                                               pas mourir de faim. Les parulines qui
                                                                                               leur rendent visite leur rappellent la
                                                                                               survie de la famille.
                                                                                                  « J’aime cet endroit », dit Maggie,
                                                                                               une mèche de cheveux gris devant
                                                                                               l’oreille et les yeux qui prennent la
                                                                                               forme d’un sourire. « Je souhaite la
                                                                                               stabilité à mes enfants, je ne veux pas
     BlackRock, par exemple, les Wapachee         la cuisine avec le castor à demi écorché     qu’ils vivent ce que j’ai vécu avec tous
     devront déménager Rabbit Camp — où           toujours là.                                 ces déplacements. »
     se trouvent les cabanes qu’ils utilisent        Matthew était jadis maître, ou ges-          Le mode de vie cri en est un de
     pour la chasse en automne et en hiver.       tionnaire, de cette ligne de piégeage,       survie. Contrairement à la plupart
     « Les déplacements ne sont pas finis »,      mais il a depuis transféré cette respon-     des personnes de son âge, Maggie n’a
     explique Norman, qui ne sait pas quoi        sabilité à son fils aîné, Phillip. Matthew   pas fréquenté les pensionnats et a
     penser de la mine, mais qui a                est opposé à BlackRock. Mais c’est une       plutôt appris les compétences du
     l’impression qu’il a peu de pouvoir pour     histoire plus compliquée pour ses            monde de la femme crie de sa mère
     l’arrêter. « Nous avons des camps ici qui    enfants. Bien qu’ils expriment tous des      à Mistissini. Avant de pouvoir se
     nous servent de façon saisonnière pour       réserves quant à la profanation du ter-      marier, elle devait savoir comment
     nos activités de chasse principales.         ritoire familial, certains trouvent que le   écorcher un castor; gratter, étirer et
     L’entreprise BlackRock s’est amenée ici      développement est inévitable et qu’ils       fumer une peau d’orignal; confec-
     et ce qui est difficile maintenant pour la   feraient mieux de tirer le meilleur parti    tionner des vêtements et des
     famille Wapachee, c’est qu’on nous           de circonstances difficiles.                 mocassins de cuir; fabriquer un filet
     demande de déménager nos camps. »               Quelques personnes, comme Nor-            de pêche; et nettoyer un animal et
     Il poursuit : « La façon de fonctionner      man, ont même choisi de travailler pour      une maison.
     du gouvernement, c’est répétitif : ouvrir    l’entreprise. Mais ce faisant, Matthew a        Après avoir acquis toutes ces com-
     la porte à d’autres initiatives              l’impression que les enfants n’ont pas       pétences et d’autres, un mariage a été
     d’exploitation des ressources. […] Nos       respecté son autorité ni celle de Phillip.   arrangé entre elle et Matthew qui
     terrains de chasse dans la ligne de pié-     Ça n’est pas que Matthew s’oppose caté-      vivait au lac aux Dorés. Mais là-bas,
     geage rapetissent, il faut maintenant        goriquement au développement — en            Maggie se rappelle que le couple était
     réfléchir à ce que nous allons faire. »      fait, il a été l’un des premiers mineurs     entouré par la misère et l’alcool. Le
         Réveillé par la présence d’invités, le   cris dans la collectivité. Mais comme la     propre père de Maggie, William,
     père de Norman, Matthew, sort de sa          terre se dénude de plus en plus, son         buvait. Et pendant qu’elle raconte
     chambre. « Il est fâché après moi »,         sentiment de perte et d’amertume             l’histoire, Maggie, une conteuse
     marmonne Norman, avant de filer.             s’intensifie. Il a choisi de bâtir sa mai-   dyna-mique, se gonfle la poitrine et
                                                  son ici. Et maintenant, dans son grand       lève les bras avec exubérance en fai-
     « NOUS SOMMES DANS LE                        âge, on lui enlève. « Je vais gagner »,      sant semblant de prendre une grosse
     PÉTRIN », et grincheux avec des              dit-il plus tard. « BlackRock n’exploitera   gorgée d’alcool d’une bouteille imagi-
     sourcils broussailleux qui surplomb-         pas cette mine de mon vivant. »              naire. (Elle est une oratrice appréciée
     ent d’épaisses lunettes noires, Matthew         Une fois que Matthew se calme,            lors d’activités communautaires, on
     porte une ceinture perlée pour retenir       Maggie sort sur la galerie arrière,          comprend pourquoi.) Selon Maggie,
     ses pantalons gris. Il se laisse tomber      emmitouflée dans un chandail rouge           c’est grâce aux traditions et à l’Église —
     sur une chaise au bout de la table de        et un manteau orné de motifs floraux         elle n’y voit pas d’incompatibilité —

     12      GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
que sa famille et sa collectivité ont pu
s’engager sur une voie différente.
Elle est dévouée aux deux. « Quand
nous sommes devenus chrétiens, j’ai
trouvé la paix chez moi », dit-elle.
« Nous devons conserver ce mode de
vie — c’est comme quand on échappe
quelque chose », elle étend alors le
poing et l’ouvre comme si un objet
lui glissait entre les doigts, « c’est
difficile de rattraper ce qui tombe ».
   La division semée par BlackRock
lui pèse. Au moment de ma visite,
Norman, Phillip et Matthew ne se
parlent pas. Comme son mari et ses
enfants sont en conflit, Maggie, la
matriarche, doit protéger le tissu
familial. « Ma mère est comme une
aiguille », dit sa cadette, Alice. Comme
Matthew, Maggie craint qu’à cause de
BlackRock la famille Wapachee ait
perdu son chemin. Assise sur la gal-
erie arrière, Maggie regarde l’eau où
ses enfants ont fait leurs premiers pas
en respectant le mode de vie cri. « J’ai
de bons souvenirs du passé », dit-elle.
« L’environnement où je me trouve,
comment je vois les choses
aujourd’hui, ça fait mal. »                   Maggie, Cynthia et moi terminons          Le village d’Oujé-Bougoumou, élaboré
   De retour à l’intérieur, Maggie finit   notre conversation. « Tapwe », dit-          par le célèbre architecte Douglas Cardinal
d’écorcher le castor. Elle nous apprend    elle, en me faisant un gros câlin et         (page opposée). L’impressionnant
comment utiliser l’écorce de saule         en me frottant le dos alors qu’elle          édifice de l’Institut culturel cri
pour fabriquer des filets de pêche et      prie en cri. Le seul mot que je com-         Aanischaaukamikw (ci-dessus).
nous montre les mocassins et les           prends — « Jésus » — revient sans
gants qu’elle a confectionnés à l’aide     cesse dans son invocation. « Amen »,      gauche et les édifices gouvernemen-
de peau d’orignal fumée. Au milieu de      dit-elle. Même si je ne vais pas à        taux, à notre droite. L’Institut culturel
la visite, son fils James entre dans la    l’église, je dis « Amen », moi aussi.     cri, un musée, est droit devant.
pièce, vêtu d’un chandail en molleton         Ensuite, Cynthia et moi quittons la    L’église pentecôtiste est derrière nous
de camouflage et d’une casquette des       maison et montons à l’arrière du          et, plus loin, il y a le lac Opémisca.
Bruins de Boston. (S’il y avait un sit-    camion F-150 de James. Son fusil de          En 1989, les Oujé-Bougoumou ont
com cri, la maison des Wapachee            chasse .270 se fait secouer sous mes      construit ce shaptuan pour une céré-
serait un plateau de tournage digne de     bottes alors que nous roulons jusqu’à     monie de signature avec le Québec
ce nom.) James vient de repérer des        Rabbit Camp.                              quand la province a accepté de con-
pistes fraîches dans la ligne de pié-                                                tribuer au financement de la
geage. Il n’a pas vu l’animal, mais il a   ABEL BOSUM ET MOI SOM-                    construction d’un village et a reconnu,
fait des appels de l’orignal et a bon      MES ASSIS sur un banc à côté du           dans une certaine mesure, la compé-
espoir que le gibier reviendra plus        shaptuan, une structure crie oblongue     tence et l’autonomie de la collectivité.
tard cette nuit. Il est presque temps      qui se trouve à peu près au centre des    Trois ans plus tard, les Oujé-Bougou-
pour les chasseurs Wapachee de se          édifices administratifs de la Nation      mou ont finalisé une entente avec le
réunir au camp et de se préparer pour      crie d’Oujé-Bougoumou. Le centre          gouvernement fédéral et ont obtenu
la chasse.                                 de services aux entreprises est à notre   d’autres ressources financières pour

                                                                                                              CANGEO.CA        13
leur village, ce qui les a mis sur la voie   Après le lac aux Dorés, la mère d’Abel,        de motocross, est mort dans un acci-
de l’indépendance. À l’époque, les Cris      Lucy, a déménagé à Chibougamau où              dent de course il y a deux ans. Curtis
vivaient dans des maisons de fortune         elle vivait de l’aide sociale et travaillait   est le chef des Oujé-Bougoumou
au bas de la colline, plus près du lac,      de façon intermittente comme femme             depuis 2015.
et le shaptuan était la seule structure      de chambre. Son mari, Sam, est mort               Malgré les circonstances de sa jeu-
présente. Bosum se souvient des célé-        en 1969. Elle s’est tournée vers l’alcool.     nesse, Abel n’a pas abandonné. Après
brations de 1989. Tout a commencé            Elle s’est remariée. Quand il était à la       le pensionnat, il a travaillé dans les
par la prière d’un Aîné et une chanson       maison et que sa mère buvait, Abel             mines. Ensuite, il a suivi un cours
par les jeunes. Les Cris se sont régalés     prêtait main-forte pour prendre soin de        sur la planification communautaire,
d’orignal, d’ours, de castor et de ban-      ses frères et sœurs. Il se rappelle des        les communications et les affaires
nique. Des conférenciers de la               chicanes et de la violence qui accompa-        gouvernementales à Elliot Lake, en
Première Nation et du gouvernement           gnaient la dépendance de Lucy, le son          Ontario. Une fin de semaine sur
provincial ont prononcé des discours         de ses pleurs. La fin de semaine, il           deux, il conduisait pendant 17 heures
pour marquer l’entente historique            quittait l’appartement avec les enfants        jusqu’à Chibougamau pour passer du
avant de signer le document et de se         jusqu’à ce que les choses se calment le        temps avec son épouse et sa jeune
serrer la main. Bosum, l’un des négo-        dimanche venu. Les services de protec-         famille. (Pendant cette période, il a
ciateurs, se rappelle avoir vu des gens      tion de l’enfance ont fini par lui en          manqué la naissance de Curtis de
pleurer dans la foule. « Pour bien des       retirer quelques-uns. Plusieurs s’en           deux heures.)
gens, ce parcours a été très émotif »,       sont sortis, mais d’autres ne sont plus           Dans les années 1970, les choses
dit-il des négociations. « Ils venaient,     parmi nous, consumés à leur tour par           changeaient dans le Nord-du-Québec.
ils s’exprimaient, ils participaient et      l’alcool et la souffrance.                     La province planifiait l’expansion des
puis parfois je devais revenir et expli-         Au pensionnat, Abel a rencontré            barrages hydroélectriques à la baie
quer que les choses allaient mal             Sophie Happyjack de la Nation crie             James, et les Premières Nations et les
ou que telle ou telle idée avait été         de Waswanapi. Quand ils n’étaient              Inuits qui seraient touchés par cette
abandonnée. C’était comme des mon-           pas ensemble à La Tuque, Abel tra-             expansion ont insisté pour que leurs
tagnes russes. Mais après tout ce            versait le Nord-du-Québec pendant              droits soient respectés. En 1975, les
processus, d’obtenir une entente, de         deux jours en faisant du pouce pour            Cris et les Inuits de la région, ainsi
tenir une cérémonie, eh bien, c’est          lui rendre visite. Ils ont eu quatre           que les gouvernements fédéral et pro-
toute une réalisation. »                     enfants : Irene en 1975, Curtis en             vincial, ont signé la Convention de la
   Bosum raconte comment son peu-            1977, Reggie en 1982 et Nathaniel en           Baie-James et du Nord québécois, le
ple et lui-même en sont arrivés là.          1989. Nathaniel, pilote professionnel          premier traité moderne de l’histoire

14     GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
ré : INSTALLATION

                                                                                                          re : LOCATION ré : INSTALLATION

   Des Cris de nombreux endroits ont         des Premières Nations dans la région           tuaient un groupe distinct, et son
   été réinstallés à Oujé-Bougoumou          pour leur faire part de plans et mettre        ouvrage L’histoire des Cris de Chibou-
   (page opposée), où se trouve à présent    au point des stratégies de développe-          gamau, publié par le centre en 1985,
   l’édifice administratif de la région      ment économique. Ses déplacements              a procuré à la collectivité des résul-
   (à gauche), en 1989, après un accord      l’ont amené à Chibougamau.                     tats probants précieux pour faire
   entre le gouvernement fédéral et les          Dans les années 1980, les Cris dis-        avancer sa cause. Des gens, certains
   provinces, lequel était dirigé par le     persés du lac aux Dorés sont nés de            en haut lieu, ont commencé à prêter
   chef Abel Bosum (à droite).               nouveau. Des prêcheurs aux noms                attention à ces Cris qui avaient été
                                             colorés — Enoch Hall, Chuck Mor-               exclus de la Convention de la Baie-
du Canada. Cette convention a permis         ton, Lott Thunder — ont évangélisé             James et qui vivaient dans des
à la province de terminer la construc-       la collectivité. Nombre d’entre eux            conditions comparables à celles du
tion des barrages et, en échange, a          sont devenus pentecôtistes. Lors de            tiers monde.
accordé aux Cris et aux Inuits la            rencontres au camp, ils étudiaient la             En 1985, quand les libéraux ont
somme de 225 millions de dollars             Bible, mais ils ont aussi redécouvert          pris le pouvoir au Québec, Bosum a
échelonnée sur 20 ans, et a reconnu          qui ils étaient et ont commencé à              vu une ouverture, mais les négocia-
leurs droits territoriaux et culturels       parler de ce qui leur était arrivé.            tions tripartites entre sa collectivité,
distincts. Cela a permis d’affirmer          Beaucoup ont arrêté de boire. En               le Québec et le Canada avançaient
l’indépendance de nombreuses col-            1984, Bosum a été élu chef et a ouvert         lentement et se révélaient compli-
lectivités cries et inuites, tout en les     un bureau à Chibougamau. Il a com-             quées. La position du Québec, selon
incorporant à l’économie de la région.       mencé à animer des ateliers et à               Bosum, était que sa bande recevrait
Toutefois, les Cris du lac aux Dorés         envoyer des lettres aux gouverne-              des terres une fois qu’elle serait
ont été exclus, car sur le plan juridique    ments fédéral et provincial pour               reconnue par le gouvernement
ils avaient été intégrés à l’époque à la     demander la reconnaissance de son              fédéral. La position du gouvernement
Nation crie de Mistissini.                   peuple. Ses alliés au Centre des Cris          canadien était qu’il reconnaîtrait les
   Après la fin de ses cours, Abel a         de Chibougamau ont retenu les ser-             Cris une fois qu’ils auraient obtenu
décroché un emploi à Val-d’Or avec           v i c e s d e J a c q u e s Fr e n e t t e ,   des terres. Les négociations étaient
le Grand Conseil des Cris, un nou-           l’anthropologue mentionné plus                 d’autant plus compliquées par le fait
veau corps dirigeant ayant pour              haut, pour réaliser une étude eth-             que les souverainistes québécois ne
mandat la mise en œuvre de la Con-           nographique de la Première Nation.             voulaient rien savoir du gouverne-
vention de la Baie-James. Dans le            Frenette a soutenu que les Cris qui            ment fédéral, et les réserves
cadre de son travail, il devait aller voir   vivaient jadis au lac aux Dorés consti-        indiennes étaient avant tout de com-

                                                                                                                  CANGEO.CA      15
pétence fédérale. Aucun des                ressources et de destruction de vil-           Cynthia et James Wapachee font cuire
gouvernements ne voulait indemniser        lages. Ils ont érigé un blocus sous une        des steaks d’orignal au camp Rabbit
les Cris pour les 4 milliards de dollars   ligne de transport acheminant                  de la famille (à gauche), où la jeune
de ressources naturelles que les Cris      l’électricité de la baie James jusqu’aux       Amberlynn Shecapio (à droite) montre
estimaient avoir été volées de leurs       États-Unis. « Les journalistes qui sont        ses compétences en chasse à l’orignal.
territoires depuis les années 1950, en     venus prenaient des photos avec les
plus d’avoir vu leurs terres et leur eau   lignes de transport en arrière-plan.        architecturales traditionnelles,
contaminées, et d’avoir été dépossé-       Évidemment, cela a retenu l’attention       comme le shaptuan, et de valeurs tra-
dés de leurs maisons                       de Québec, car il s’agissait de la ligne    ditionnelles, comme la durabilité.
   Bosum se souvient d’une réunion         de transport d’un milliard de dollars          Tous les bâtiments de la réserve sont
particulièrement conflictuelle d’une       destinée à leur projet hydroélectrique      connectés à un système de chauffage
journée dans une cabane crie. Le           et voilà qu’il y avait des Indiens sous     central qui brûle des déchets de sciures
négociateur fédéral était venu             les lignes », se souvient Bosum, en         des scieries locales pour pomper l’eau
d’Ottawa en avion et avait demandé au      riant. En septembre, la Première            chaude. Quand les membres de la col-
chauffeur de taxi de l’attendre avec le    Nation et Québec ont conclu une             lectivité se sont installés dans leurs
compteur en marche. Des enfants cris       entente. Le gouvernement fédéral a          nouvelles maisons, après des généra-
avaient allumé un feu de camp non          emboîté le pas.                             tions passées à vivre dans des maisons
loin. Les heures passaient et les             Après une longue diaspora, les Cris      de fortune, nombreux sont ceux qui ne
représentants fédéraux et provinciaux      ont entrepris de choisir et de conce-       savaient pas comment utiliser un robi-
ont demandé à leurs adjoints d’aller       voir un village permanent. Ils ont          net ni une toilette. Bosum se rappelle
chercher des hot-dogs. Finalement,         commencé par demander à chaque              que la plainte formulée le plus souvent
vers 23 h, le négociateur fédéral a cédé   famille de choisir un endroit privilégié    c’était que les maisons étaient « trop
et a signé une entente. Deux jours         dans leur ligne de piégeage. Ils ont        grandes ». Les familles ont nommé les
plus tard, il a envoyé une lettre allé-    ensuite travaillé avec un planificateur     rues du nom d’endroits dans leurs lig-
guant qu’il avait été contraint de         communautaire pour restreindre les          nes de piégeage : Muskuuchi Meskino
signer. Les négociations se sont effon-    choix. La communauté a voté sur les         pour la « rue de l’Ours », Ginshaw
drées. Bosum se souvient du conseil        trois options finales et a choisi le site   Wagumshi Meskino pour la « rue de la
que Robert Epstein, un ami, lui avait      actuel du lac Opémisca. Il s’agissait       rivière aux Brochets », Oukauw Sakhe-
donné : « Tu vas attendre après le         d’une décision fortuite. Bien que les       gun pour le « lac aux Dorés ». Et ils ont
gouvernement éternellement. Si tu          Cris l’ignoraient à l’époque, un esker,     appelé leur nation Oujé-Bougoumou :
crois que ton peuple est distinct, agis    une crête de gravier, traverse la terre     « Là où les gens se rassemblent. »
en conséquence. »                          et agit comme un filtre à eau naturel.         Les Cris d’Oujé-Bougoumou, par-
                                           La collectivité a embauché Douglas          ticulièrement les Aînés, passent encore
À L’ÉTÉ 1989, les Cris ont déclaré         Cardinal, architecte réputé, de descen-     beaucoup de temps sur la terre. La
leur compétence sur leur territoire,       dance pied-noir, algonquienne et            collectivité a pour tradition de partir
ont établi leur propre tribunal et ont     métisse, pour concevoir leur nouveau        chasser l’orignal pendant deux
condamné Québec et Ottawa de vol de        village dans le respect de formes           semaines au printemps, et l’oie, pen-

16     GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
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