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ré : INSTALLATION La lutte pour la survie d’une collectivité crie dans le Nord-du-Québec e : LOCATION ré : INSTALLATION + CARTOGRAPHIER D’AUTRES RÉCITS DE DÉPLACEMENT AU CANADA
VOUS POUVEZ CONTRIBUER À L’ENRICHISSEMENT DES CONNAISSANCES SUR LE CANADA POUR LES CANADIENS ET LE MONDE ENTIER La SGRC est l’un des organismes canadiens à but non lucratif les plus importants. Un don par mois a des retombées considérables pour les enseignants et les élèves canadiens. 25 $ /MOIS 50 $ /MOIS 100 $ /MOIS aide à fournir des contribue à la création d’activités aide au financement d’un abonnements à la revue éducatives bilingues liées au projet de recherche Canadian Geographic programme scolaire et destinées géographique de pointe. à 10 classes. à circuler partout au pays. RCGS.ORG/DONS
BILLET chef de la direction John G. Geiger chef des opérations et éditeur (diffuseur) Gilles Gagnier rédacteur en chef Aaron Kylie directeur, image et création Javier Frutos rédacteur en chef adjoint Nick Walker rédactrice adjointe Michela Rosano rédactrice numérique Alexandra Pope graphistes Kathryn Barqueiro et Christy Hutton traduction Geneviève Beaulnes correctrice d’épreuves en français Emma Viel conceptrice de la production Katherine Van der Ploeg vice-présidente, finance et administration Catherine Frame directrice principale des opérations Nathalie Cuerrier directrice des ventes Nicole Mullin, Strategic Content Labs 416-364-3333, poste 3051 nicole.mullin@stjoseph.com directeur des partenariats stratégiques Tim Joyce Géographica est publié par Canadian Geographic Enterprises, pour la Société géographique royale du Canada. bureau de la rédaction 50, promenade Sussex Ottawa (Ontario) K1M 2K1 613-745-4629 geographica.ca courriel@geographica.ca ISSN 1920-8766. Le contenu de ce magazine ne peut être reproduit, archivé dans une base de données ni transmis, sous quelque forme que ce soit, sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Copyright ©2020. Tous droits réservés. Géographica et sa signature graphique sont des marques déposées®. V UNE NATION DE DÉPLACEMENTS VU LA COMPOSITION CULTURELLE ACTUELLE DU CANADA, il peut se révé- ler difficile de cerner une expérience canadienne partagée par tous. Mais grâce Ce projet est financé en partie par le gouvernement du Canada. au projet Ré:installation de Canadian Geographic, qui traite des déplacements passés et actuels de collectivités au Canada, nous avons apparemment réussi. L’initiative — qui compte un site Web interactif (cangeo.ca/relocation), un programme éducatif accompagné d’une carte-tapis géante, un article de fond et une carte (incluse dans les pages qui suivent), ainsi qu’une exposition publique à venir au 50, promenade Sussex, à Ottawa — porte sur des collectivités cana- diennes qui ont vécu un déplacement forcé. Mais tous les Canadiens ont proba- blement vécu un tel déplacement, soit personnellement ou par l’entremise de Fondée en 1929, la Société est un organisme à but non lucratif. Elle vise à promouvoir le savoir géographique, en particulier à diffuser des membres de leur arbre généalogique. Les peuples autochtones au pays ont fait connaissances sur la géographie canadienne et ses liens avec l’essor face à des déplacements systémiques pendant des siècles et les Canadiens non du pays, de ses habitants et de leur culture. En bref, sa mission consiste à mieux faire connaître le Canada aux Canadiens et au monde entier. autochtones ont des ancêtres qui ont immigré ici. Conséquemment, nous pou- patron vons tous imaginer les défis — et dans certains cas les possibilités — associés au Son Excellence la très honorable Julie Payette C.C., C.M.M., C.O.M., C.D. fait de se déplacer ou d’être déplacés de force dans un nouvel endroit. Gouverneure générale du Canada Dans ce numéro spécial de Géographica sur la question, vous trouverez la carte vice-patrons L’honorable Nellie T. Kusugak, O.Nu, Sir Christopher Ondaatje, O.C., (page 3) d’une sélection de nombreuses collectivités, historiques et contempo- C.B.E., Lord Martin Rees, O.M., Le très honorable John N. Turner, P.C., C.C., Q.C. raines, qui ont été déplacées de force en raison du développement urbain, de la président d’honneur création de parcs nationaux, de forces économiques, de politiques gouvernemen- Alex Trebek, O.C. tales ou de projets d’infrastructure majeurs. Elles ont été choisies pour illustrer à vice-présidents d’honneur Roberta Bondar, O.C., O.Ont. la fois les raisons et la diversité régionale de tels déplacements, et ne sont pas Pierre Camu, O.C. Arthur E. Collin représentatives de toutes les collectivités qui ont été déplacées de force peu Wade Davis, C.M. importe la raison. Gisèle Jacob Joseph MacInnis, C.M., O.Ont. De plus, vous pourrez lire un article de fond sur Oujé-Bougoumou, une col- Denis A. St-Onge, O.C. lectivité crie du Québec qui a enduré des décennies de déplacements à répétition explorateurs en résidence Jill Heinerth, Johnny Issaluk, George Kourounis, Mylène Paquette, avant de s’établir finalement dans un lotissement permanent. Et malgré la concep- Adam Shoalts (Explorateur-en-résidence Westaway), Ray Zahab tion avant-gardiste de ce lotissement, les résidents ont encore du mal à se sentir président Gavin Fitch, Q.C., Calgary vraiment chez eux. CHRISTIAN FLEURY vice-présidents La carte et cet article nous rappellent, qu’au fond, tous les Canadiens partagent Wendy Cecil, C.M., Toronto Connie Wyatt Anderson, The Pas, Man. une compréhension profonde de ce qui constitue un chez-soi et de la façon de secrétaire maintenir cette richesse, peu importe où on se retrouve. Joseph Frey, C.D., Toronto —Aaron Kylie trésorier Keith Exelby, Ottawa conseiller CANGEO.CA 3 Andrew Pritchard, Ottawa
TERRES promises DÉRACINÉS À RÉPÉTITION PAR DES PROJETS DE DÉVELOPPEMENT, LES CRIS D’OUJÉ-BOUGOUMOU ONT ERRÉ DANS LE QUÉBEC BORÉAL PENDANT 70 ANS AVANT DE S’ÉTABLIR DE FAÇON PERMANENTE. POUR CERTAINS, LE VOYAGE CONTINUE. PAR JULIAN BRAVE NOISECAT AVEC PHOTOGRAPHIES PRISES PAR CHRISTIAN FLEURY 4 GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
A ABEL BOSUM, GRAND CHEF ont parcouru la forêt boréale, non loin Debout là où se trouvait jadis sa mai- du Grand Conseil des Cris, plante ses de ce qui est maintenant Chibouga- son d’enfance, Bosum balaie du chaussures de ville là où se trouvait mau (Québec), comme des squatteurs, regard la péninsule. C’est la première jadis la maison de ses parents, sur à la recherche d’un abri dans des mai- fois qu’il revient ici depuis que les une mince flèche boisée qui s’avance sons de fortune en bord de route, des Cris d’Oujé-Bougoumou ont organisé toute en courbe dans le lac aux Dorés, tentes de mineurs et des cabanes de un camp de guérison sur cette par- telle la langue d’un chien dans un bol piégeage, avant que Bosum, en 1992, celle il y a 20 ans. Aujourd’hui, on y d’eau. Une brise de fin septembre ne réussisse à leur procurer une trouve une petite ferme familiale souffle à travers les bouleaux. L’esprit réserve permanente sur les rives du avec des poules, des lapins et un chat de Bosum se tourne vers le passé. Il lac Opémisca, à environ une heure de solitaire. Quand Bosum et moi nous s’agit de l’emplacement du dernier route d’ici. Pour certains, l’exode n’est y arrêtons, les propriétaires sont village d’où son peuple, la Nation crie peut-être pas fini. absents, alors techniquement nous d’Oujé-Bougoumou, a été déraciné Bosum est né en 1955 au lac sommes coupables d’intrusion. par une société minière — une mine Chibougamau, séparé du lac aux « Ces arbres m’impressionnent d’or appartenant à un dénommé Dorés par un isthme étroit à travers encore », dit Bosum, en examinant le Campbell — dans la quête incessante lequel les Cris pouvaient facilement bouleau à papier à côté de la maison de ressources minières monnayables porter leurs canots. Il était l’aîné de modeste à deux étages. Bosum se dans le Bouclier canadien. 11 enfants. Les parents de sa mère, remémore une photo de sa tante La Bible dit que les Israélites ont Lucy, avaient refusé qu’elle se marie devant l’un de ces troncs. Il y en a une erré dans le désert pendant 40 ans avec le père biologique d’Abel, Cypien autre de Bosum, quelque part dans un avant que Moïse ne les mène à la Caron, un Canadien français. Lucy album de souvenirs, qui pose à Terre promise. Pendant quelque s’est donc mariée avec Sam Neepoosh, l’extérieur de la maison familiale vêtu 70 ans, les Cris d’Oujé-Bougoumou une figure paternelle pour Abel. d’un pantalon à pattes d’éléphant fait 6 GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
DÉPLACEMENTS DES CRIS DE LA RÉGION D’OUJÉ-BOUGOUMOU Vers Mistissini De Mistissini Mashchekushtikw Concessions minières 167 en cours* BlackRock Utapiskucheu Autres entreprises/ Nation crie CHIBOUGAMAU sociétés Lac Oujé-Bougoumou Sw *concessions à jour le 13 janvier 2020 Cedar Bay am Opémisca py Poste de P Cam Chibougamau t pb Lac aux Dorés ell Ham el Pt Lac aux I Gawashebuggidnajj s Dorés Lac (Site du projet minier BlackRock proposé) Chibouga mau 113 Chapais Camps sur la grande route Camp Wapachee Rabbit Chibouchibi sé Poste de trait de po la Compagnie pro 0 250 km de la Baie d'Hudson ire Convention de la via 0 10 km r ro Baie James r fe et du Nord québécois r r ido (1977) Nichicum Déplacement de la collectivité crie Co Nemiscau Neoskweskau 167 ONTARIO Mistissini 1929 Zone Mistissini élargie 1942 Elliot QUÉBEC Lake Val-d'Or 1950-1952 Ville de Québec 1962 Montréal 1974 Toronto Shiipekush 1989 maison (confectionné en pratiquant une dizaine de maisons se dressaient Abel Bosum, grand chef du Grand Conseil une fente dans le bas des jambes du ici. Les constructeurs érigeaient des Cris, revisite son domicile d’enfance pantalon et en insérant un triangle de d’abord une cabane de contreplaqué au lac aux Dorés. Sa famille était forcée de denim) et les cheveux aux épaules, avec une bâche en guise de toit. Au fil quitter la collectivité en 1974. comme un hippy. À 63 ans, il porte la de deux ou trois ans, à l’aide de maté- chevelure argentée et courte. Il parle riaux récupérés dans une décharge à jadis un terrain de balle de fortune. d’une voix douce et réfléchie des sou- proximité, les familles montaient Un boulanger avait l’habitude de CARTE : CHRIS BRACKLEY/CAN GEO; LES DONNÉES DE CONCESSIONS MINIÈRES EN COURS : venirs qui remontent à la surface, lentement les murs et le toit avant de s’arrêter pour vendre du pain et des ajustant périodiquement ses lunettes sceller les fenêtres, d’ajouter de gâteaux Vachon à partir de sa camion- rectangulaires déposées sur son nez l’isolant et, finalement, d’aménager nette. Les familles économisaient charnu. « Tout ça, c’était il y a bien l’intérieur. « Ça n’était pas comme leurs sous pour acheter des pâtisser- longtemps », dit-il avec mélancolie. aujourd’hui », dit Bosum. « Nous ies. Une fois, Bosum et cinq jeunes Bosum se rappelle de maisons en n’avions aucun accès à du crédit, nous amis ont organisé un vol de gâteaux. MINISTÈRE DES RESSOURCES NATURELLES DE LA FAUNE bois rond placées en cercle, portes ne pouvions pas aller à la banque. » Leur plan était simple : Eddy, le plus d’entrée vers l’intérieur. Jadis, environ Néanmoins, les familles étaient fières rapide, saisirait un gâteau Vachon et de leur maison, en partie car elles déguerpirait. Le boulanger se lancerait avaient l’impression que si elles cré- à sa poursuite. Comme la camion- Julian Brave NoiseCat (@jnoisecat) est collabora- aient une communauté digne, les nette serait maintenant sans teur à la rédaction pour Canadian Geographic. gouvernements provincial et fédéral surveillance, les quatre autres vole- Christian Fleury (christianfleury.com) est un leur permettraient de rester. raient autant de gâteaux que possible photographe publicitaire et éditorial établi Au centre du village, à peu près là et s’enfuiraient. Le plan a marché et le à Montréal. où le foyer des résidents actuels se boulanger était en colère. Après ça, les trouve, dans la cour avant, il y avait enfants n’avaient plus le droit de CANGEO.CA 7
s’approcher de sa camionnette. Des lointaines comme Toronto puissent sistance autochtone plus ancienne. En mois plus tard, pendant un voyage à bâtir à la baie Cachée, juste à côté du 1870, la Commission géologique cana- la décharge pour trouver des matéri- village, une salle communautaire de dienne a envoyé un arpenteur dans la aux de construction, Bosum a vu 15 mètres de long où tenir des rencon- région. De l’or a été découvert en 1903 l’homme jeter ses gâteaux après ses tres communautaires et des services à la pointe Copper sur l’île Portage, dernières ventes au lac aux Dorés. religieux. Cette salle servait aussi de dans le lac Chibougamau. Les Cris C’est alors qu’il s’est rendu compte maison au chef. Les villageois maintiennent que leurs ancêtres, qui que le boulanger vendait au village les l’appelaient « Beaver House ». ignoraient la valeur des métaux, avaient derniers produits qu’il lui restait alors Bosum se souvient d’une réception été les premiers à montrer des affleu- qu’ils commençaient à se gâter. « Ça de mariage à Beaver House quand il rements rocheux à des prospecteurs. n’était pas gentil », dit Bosum. était petit. Vers 23 h, quatre policiers Ensuite sont venues des périodes de Derrière chaque maison, un sentier sont arrivés et ont commencé à lancer prospérité et de débâcle dans le secteur menait au lac où se trouvaient les canots des invités sur le siège arrière de leurs minier, reflétant généralement les utilisés par les familles pour parcourir auto-patrouilles. Les Cris étaient ébran- cycles économiques mondiaux : cycle le grand réseau de cours d’eau qui lés et blessés. « Personne ne savait ce baissier avec le krach de 1929 et cycle s’étendait de Chibougamau à la baie qui se passait », dit Bosum. « Le rac- haussier après la Deuxième Guerre James, tel un test de Rorschach géant isme était très présent à l’époque. Entre mondiale. En 1947, le gouvernement créé par le retrait de l’inlandsis lauren- autres, il y avait beaucoup de tension du Québec a commencé la construc- tidien il y a de cela des millénaires. entre les Cris et les francophones qui tion d’une route dans la région. En Malgré les circonstances autrefois dif- travaillaient dans la mine. Et puis, les 1950, la route achevée, les bûche- ficiles vécues par son peuple, Bosum policiers — je ne dirais pas tous les rons ont alors commencé à abattre considère ce lieu comme une terre policiers, car j’en connaissais des les épinettes, grandes et solides, qui d’abondance. Le lac aux Dorés est bons — certains policiers abusaient de poussaient densément dans l’arrière- d’ailleurs ainsi nommé pour illustrer la leur pouvoir et ne venaient que pour pays. Au moment de l’établissement présence de dorés dans ses eaux. Les troubler la fête. Ils n’avaient même pas de Chibougamau comme cité ouvrière bleuets et les framboises poussent sur été invités, ils n’avaient pas été appelés. » en 1952, il y avait 25 scieries en activité la colline qui surplombe le village. Dans dans la région, produisant 50 millions les années 1960, un représentant du PENDANT LE PLUS CLAIR de pieds de bois, principalement gouvernement du Québec avait dit au DES ANNÉES 1900, la vie chez aux fins d’exportation vers les États- chef de l’époque, Jimmy Mianscum, les Cris tournait autour de la récolte de Unis. En 1954, la province a constitué que son peuple pouvait rester ici indé- la fourrure, du bois et des minéraux Chibougamau en municipalité. finiment. En 1966, la Commission du pour des colons francophones et anglo- Les Cris, qui avaient eu la mal- centenaire du Canada a même accordé phones arrivés dans la région pour la chance de construire des maisons sur une subvention de 1 700 $ pour que des première fois dans les années 1600, et un territoire regorgeant de richesses bénévoles de l’église anglicane de villes aussi autour d’une économie de sub- réclamées par des hommes blancs, 8 GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
ré : INSTALLATION re : LOCATION ré : INSTALLATION Maggie Wapachee, âgée de 88 ans, détache prospection et travaillaient comme Mistissini. Au magasin, la mère de la peau d’un castor dans son domicile (page explorateurs et déboiseurs de sentiers, Bosum a offert à son garçon les plus opposée, à gauche). Son garçon, Norman et coupaient des arbres dans des beaux vêtements qu’elle avait les moy- (page opposée, à droite), a travaillé pour une endroits d’intérêt particulier pour les ens d’acheter. Bosum se souvient de compagnie minière. Une autre compagnie sociétés minières. D’autres trouvaient la fierté qu’il avait ressentie en se voy- semblable a autrefois été responsable de du travail comme bûcherons. Ils ant dans le miroir. Le jour d’après, un l’expropriation de la famille de leur maison buvaient l’eau et mangeaient le pois- avion s’est posé sur le lac Mistissini. Le près du lac aux Dorés (ci-dessous). son du lac, et ajoutaient à leurs revenus beau-père de Bosum, Sam, a dit, « c’est des rations et de l’aide sociale obtenues le temps d’y aller » et il a accompagné ont été déplacés de village en village. auprès de représentants du gouverne- le garçon de sept ans jusqu’au quai Et même quand le déplacement n’était ment qui se trouvaient dans un poste où des enfants cris étaient réunis. Un pas le résultat d’activités industrielles, de la Compagnie de la Baie d’Hudson homme blanc était là et appelait par leur ils en ressentaient les effets. En hiver, sur la réserve de Mistissini, à environ nom les enfants qui devaient monter des déchets miniers empilés sur des quatre jours de canot. À l’automne, les dans l’avion. Bosum a été appelé et lacs gelés tuaient les poissons et, en familles retournaient dans des camps son beau-père l’a porté dans ses bras été, contaminaient l’eau. De nouvelles où elles piégeaient le castor, la loutre et jusqu’à l’aire d’attente où se trouvaient mines, parcelles de coupe et routes le lynx qu’elles vendaient à la Baie trente autres enfants. Ils seraient les faisaient peur au gibier. Dans les d’Hudson, et elles chassaient l’orignal, premiers élèves du pensionnat de La années qui ont précédé leur établisse- l’oie, le caribou, l’ours, le porc-épic, le Tuque, dirigé par l’Église anglicane à ment au lac aux Dorés, les Cris lapin et la perdrix pour se nourrir. des centaines de kilomètres au sud. Les vivaient à l’île Hamel, à la pointe Entre 1952 et 1972, la population enfants pleuraient dans l’avion qui les Swampy, à la pointe Campbell et à la blanche de Chibougamau est passée de emmenait vers le sud. baie Cedar, parmi d’autres endroits. À moins de 200 à près de 12 000. Ils Cette même année, malgré de nom- l’île Hamel, on leur a dit de partir étaient beaucoup plus nombreux que breuses promesses des gouvernements parce que le gouvernement avait les Cris au lac aux Dorés, dont la popu- provincial et fédéral de respecter leur besoin de sable pour construire des lation atteignait environ 125 personnes village et de construire de nouvelles autoroutes. À la pointe Swampy — la en 1968. maisons, les Cris du lac aux Dorés, ainsi seule terre que les prospecteurs que d’autres de Neoskweskau, de n’avaient pas réclamée —, d’influents BOSUM SE SOUVIENT de la Nemiscau et de Nichicun, ont été incor- membres du clergé ont évoqué des fois où, en 1962, il a accompagné sa porés à la Bande de Mistissini par le préoccupations en matière de santé mère et son beau-père dans l’un de ministère des Affaires indiennes. Le publique avant de dire aux Cris de leurs voyages au poste de la HBC à gouvernement et l’industrie ont obligé partir. À la baie Cedar et à la pointe Campbell, les Cris se sont fait dire que leurs maisons étaient trop proches d’explosifs miniers. Chaque fois qu’ils étaient déracinés, ils devaient trouver un nouvel endroit où s’établir, faire beaucoup de coupe à blanc et com- mencer à construire un nouvel abri. Quand ils ont quitté la pointe Camp- bell, ils ont dû exhumer et déplacer la dépouille de leurs ancêtres enterrés dans un cimetière communautaire. Pour surmonter ces épreuves diffi- ciles, bien des gens se sont tournés vers l’alcool. À partir de 1962, beaucoup d’entre eux avaient une résidence d’été dans le village sur le lac aux Dorés. Les hom- mes se joignaient à une équipe de CANGEO.CA 9
les Cris à abandonner le lac aux Dorés. de choses. Je ne suis pas aussi rapide pères marchent avec les petits Finalement, quand l’entreprise Camp- qu’avant », dit-elle, dans le dialecte garçons. « Ils s’engagent ainsi à bell a découvert un nouveau gisement percussif du cri de l’est — des voyelles élever l’enfant dans la tradition crie, près du village, les Cris ont cédé. « Au pointues enveloppées dans des con- à lui faire découvrir le mode de vie lac aux Dorés, on nous a dit de démé- sonnes répétitives et rondes. (Dites crie — l’enfant sera élevé sur la terre nager à Mistissini et que la terre « Chibougamau » et vous aurez une pour maintenir la tradition cul- appartenait aux hommes blancs », a dit idée de la phonologie.) Norman ricane turelle », explique Norman. « Cette Mary-Ann Bosum, une Crie du coin, à en traduisant sa mère. cérémonie se célèbre depuis des l’anthropologue Jacques Frenette en Le castor, un aliment de base chez temps immémoriaux. » 1982. « C’était faux. Cette terre était le les Cris, peut être grillé au four, Depuis des décennies, la famille territoire de chasse de mon père et son bouilli sur la cuisinière ou rôti sur un Wapachee vit ici à Chibouchibi, sur la père avant lui avait aussi chassé là. » feu à ciel ouvert. On considère que sa rivière Chibougamau. Après avoir D’autres, comme la mère de Bosum, queue tendre est un met fin. Mais il quitté le lac aux Dorés, elle a vécu à Lucy, se sont réinstallés dans la ville de a aussi une forte odeur lors de la Mistissini pendant dix ans. Lors de Chibougamau. Certains sont allés à cuisson et Maggie, une hôtesse bien- l’établissement de la réserve d’Oujé- Chapais. La collectivité, jadis réunie veillante, dit qu’elle souhaite nous Bougoumou, Matthew, le patriarche autour du lac, de Beaver House et du ménager les narines. « Je n’arrêterai Wapachee, a plutôt choisi de bâtir une terrain de balle, s’est dispersée. jamais de faire ce genre de tâches, car maison sur la ligne de piégeage de la Les dernières familles cries ont j’aime ça », dit-elle, alors qu’elle fait famille qui est plus ou moins perpen- quitté le lac aux Dorés en 1974. Leurs une pause. « Ma défunte mère m’a diculaire à l’autoroute 167, l’artère maisons en bois rond et Beaver House montré comment faire et je souhaite principale construite après la Deux- ont été démolies peu après. La mine transmettre mes connaissances pour ième Guerre mondiale pour relier les Campbell a été en exploitation pen- que ce mode de vie continue. » mines et les scieries de Chibougamau dant trois ans. Toujours vêtu de ses habits de avec le reste du monde. (Chibouchibi chasse à l’orignal du petit matin, Nor- se trouve directement sur l’auto- MAGGIE WAPACHEE, 88 ANS, man pointe la rivière Chibougamau, route 167, alors que la sortie pour est en train d’écorcher un castor mort, derrière la maison, qui s’écoule lente- Oujé-Bougoumou est à 20 kilomètres placé sur le dos sur la table de la cui- ment. C’est là que la plupart de ses à l’ouest le long de la route 113 qui sine, quand son fils Norman arrive à quatorze frères et sœurs — six gar- croise l’autoroute, au sud de Chibou- la maison. Plus tôt ce matin-là, le père çons, six filles et deux sœurs gamau.) Le clan Wapachee, qui de Norman, Matthew, 87 ans, a piégé adoptives — ont célébré la cérémonie compte maintenant quelque et tué l’animal avant de se retirer dans de la première sortie, un rite de pas- 140 enfants, petits-enfants et arrières sa chambre. Comme Maggie ne parle sage cri qui marque les premiers pas petits-enfants, a conservé un mode de que le cri, Norman traduit pour moi d’un enfant. Les mères et les grands- vie traditionnel. Son territoire de alors qu’elle se prépare à dépouiller la mères marchent avec les petites filles chasse saisonnier s’étend profondé- bête. « Je me fais vieille pour ce genre jusqu’à l’eau; les pères et les grands- ment dans la forêt vers le sud-est, le 10 GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
ré : INSTALLATION re : LOCATION ré : INSTALLATION Les territoires de chasse traditionnels des Wapachee près de la montagne qu’ils nomment Gawashebuggidnajj (page opposée) sont maintenant menacés par une concession minière. L’exploitation minière et forestière (à gauche et ci-dessus) dans cette région est en grande partie responsable des déplacements répétés des Cris locaux, comme Cynthia et Maggie Wapachee (en haut, à gauche), qui vivent encore hors d’Oujé-Bougoumou long du chemin forestier 210, jusqu’à d’Oujé-Bougoumou ont signé une (en haut, à droite). une montagne qui s’appelle dans Entente sur les répercussions et les leurs histoires, Gawashebuggidnajj avantages avec BlackRock. L’entente, l’appui de la mise à niveau d’infra- (prononcé « Ka-wa-she-pi-ki-ti- nommée en l’honneur de Bally structures à Port-Saguenay pour nach »), traduit librement par Husky, l’un des ancêtres des permettre l’exportation des produits de montagne « dorée » ou « brillante », Wapachee qui chassaient sur ces BlackRock en Chine. Toutefois, en rai- et nommée ainsi en raison des bou- terres, promettait de l’argent, des son de la fluctuation du prix des leaux qui poussent sur ses flancs et emplois, de la formation, des con- minéraux, l’exploitation de la mine a qui brillent au loin. Voilà où les mem- trats commerciaux et des possibilités été retardée et, dans l’intervalle, Black- bres de la famille ont le plus de chance de surveillance environnementale à Rock semble faire marche arrière de repérer et de chasser les orignaux la Nation crie d’Oujé-Bougoumou. quant à certains de ses engagements. en train de brouter. « C’est là où nous Norman a même occupé le poste de Selon des critiques du projet dans la trouvons la nourriture pour nourrir coordonnateur des relations avec la famille Wapachee et la collectivité, il y nos enfants et nos petits-enfants », communauté chez BlackRock. aura moins d’emplois et de contrats explique Maggie. BlackRock a l’intention d’entre- pour les Cris que ce qui avait été promis Toutefois, BlackRock Metals Inc. prendre les travaux une fois que au départ. Entre-temps, les premières souhaite aplanir la montagne pour l’entreprise aura recueilli 1 milliard de étapes de l’exploration et de la construc- créer une mine à ciel ouvert géante dollars de ses investisseurs. En 2018, tion ont eu un effet perturbateur plus de titane, de vanadium et de fer de l’entreprise avait recueilli environ le grand sur la faune, l’environnement et haute pureté. En 2013, le Grand Con- tiers de cette somme, y compris 63 mil- les Wapachee que ce qui avait été seil des Cris et la Nation crie lions du gouvernement du Québec à anticipé. Avant l’ouverture de la mine de CANGEO.CA 11
ré : INSTALLATION re : LOCATION ré : INSTALLATION cris. La fille de Maggie, Cynthia, se joint à nous pour traduire, se cachant les mains et le visage dans une veste à capuche verte pour se protéger du froid. Maggie a installé des mangeoires sur la galerie. Il y a des générations de cela, lors de temps difficiles, le père de Matthew, Alan, avait été obligé de tuer et de manger de petits oiseaux pour ne pas mourir de faim. Les parulines qui leur rendent visite leur rappellent la survie de la famille. « J’aime cet endroit », dit Maggie, une mèche de cheveux gris devant l’oreille et les yeux qui prennent la forme d’un sourire. « Je souhaite la stabilité à mes enfants, je ne veux pas BlackRock, par exemple, les Wapachee la cuisine avec le castor à demi écorché qu’ils vivent ce que j’ai vécu avec tous devront déménager Rabbit Camp — où toujours là. ces déplacements. » se trouvent les cabanes qu’ils utilisent Matthew était jadis maître, ou ges- Le mode de vie cri en est un de pour la chasse en automne et en hiver. tionnaire, de cette ligne de piégeage, survie. Contrairement à la plupart « Les déplacements ne sont pas finis », mais il a depuis transféré cette respon- des personnes de son âge, Maggie n’a explique Norman, qui ne sait pas quoi sabilité à son fils aîné, Phillip. Matthew pas fréquenté les pensionnats et a penser de la mine, mais qui a est opposé à BlackRock. Mais c’est une plutôt appris les compétences du l’impression qu’il a peu de pouvoir pour histoire plus compliquée pour ses monde de la femme crie de sa mère l’arrêter. « Nous avons des camps ici qui enfants. Bien qu’ils expriment tous des à Mistissini. Avant de pouvoir se nous servent de façon saisonnière pour réserves quant à la profanation du ter- marier, elle devait savoir comment nos activités de chasse principales. ritoire familial, certains trouvent que le écorcher un castor; gratter, étirer et L’entreprise BlackRock s’est amenée ici développement est inévitable et qu’ils fumer une peau d’orignal; confec- et ce qui est difficile maintenant pour la feraient mieux de tirer le meilleur parti tionner des vêtements et des famille Wapachee, c’est qu’on nous de circonstances difficiles. mocassins de cuir; fabriquer un filet demande de déménager nos camps. » Quelques personnes, comme Nor- de pêche; et nettoyer un animal et Il poursuit : « La façon de fonctionner man, ont même choisi de travailler pour une maison. du gouvernement, c’est répétitif : ouvrir l’entreprise. Mais ce faisant, Matthew a Après avoir acquis toutes ces com- la porte à d’autres initiatives l’impression que les enfants n’ont pas pétences et d’autres, un mariage a été d’exploitation des ressources. […] Nos respecté son autorité ni celle de Phillip. arrangé entre elle et Matthew qui terrains de chasse dans la ligne de pié- Ça n’est pas que Matthew s’oppose caté- vivait au lac aux Dorés. Mais là-bas, geage rapetissent, il faut maintenant goriquement au développement — en Maggie se rappelle que le couple était réfléchir à ce que nous allons faire. » fait, il a été l’un des premiers mineurs entouré par la misère et l’alcool. Le Réveillé par la présence d’invités, le cris dans la collectivité. Mais comme la propre père de Maggie, William, père de Norman, Matthew, sort de sa terre se dénude de plus en plus, son buvait. Et pendant qu’elle raconte chambre. « Il est fâché après moi », sentiment de perte et d’amertume l’histoire, Maggie, une conteuse marmonne Norman, avant de filer. s’intensifie. Il a choisi de bâtir sa mai- dyna-mique, se gonfle la poitrine et son ici. Et maintenant, dans son grand lève les bras avec exubérance en fai- « NOUS SOMMES DANS LE âge, on lui enlève. « Je vais gagner », sant semblant de prendre une grosse PÉTRIN », et grincheux avec des dit-il plus tard. « BlackRock n’exploitera gorgée d’alcool d’une bouteille imagi- sourcils broussailleux qui surplomb- pas cette mine de mon vivant. » naire. (Elle est une oratrice appréciée ent d’épaisses lunettes noires, Matthew Une fois que Matthew se calme, lors d’activités communautaires, on porte une ceinture perlée pour retenir Maggie sort sur la galerie arrière, comprend pourquoi.) Selon Maggie, ses pantalons gris. Il se laisse tomber emmitouflée dans un chandail rouge c’est grâce aux traditions et à l’Église — sur une chaise au bout de la table de et un manteau orné de motifs floraux elle n’y voit pas d’incompatibilité — 12 GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
que sa famille et sa collectivité ont pu s’engager sur une voie différente. Elle est dévouée aux deux. « Quand nous sommes devenus chrétiens, j’ai trouvé la paix chez moi », dit-elle. « Nous devons conserver ce mode de vie — c’est comme quand on échappe quelque chose », elle étend alors le poing et l’ouvre comme si un objet lui glissait entre les doigts, « c’est difficile de rattraper ce qui tombe ». La division semée par BlackRock lui pèse. Au moment de ma visite, Norman, Phillip et Matthew ne se parlent pas. Comme son mari et ses enfants sont en conflit, Maggie, la matriarche, doit protéger le tissu familial. « Ma mère est comme une aiguille », dit sa cadette, Alice. Comme Matthew, Maggie craint qu’à cause de BlackRock la famille Wapachee ait perdu son chemin. Assise sur la gal- erie arrière, Maggie regarde l’eau où ses enfants ont fait leurs premiers pas en respectant le mode de vie cri. « J’ai de bons souvenirs du passé », dit-elle. « L’environnement où je me trouve, comment je vois les choses aujourd’hui, ça fait mal. » Maggie, Cynthia et moi terminons Le village d’Oujé-Bougoumou, élaboré De retour à l’intérieur, Maggie finit notre conversation. « Tapwe », dit- par le célèbre architecte Douglas Cardinal d’écorcher le castor. Elle nous apprend elle, en me faisant un gros câlin et (page opposée). L’impressionnant comment utiliser l’écorce de saule en me frottant le dos alors qu’elle édifice de l’Institut culturel cri pour fabriquer des filets de pêche et prie en cri. Le seul mot que je com- Aanischaaukamikw (ci-dessus). nous montre les mocassins et les prends — « Jésus » — revient sans gants qu’elle a confectionnés à l’aide cesse dans son invocation. « Amen », gauche et les édifices gouvernemen- de peau d’orignal fumée. Au milieu de dit-elle. Même si je ne vais pas à taux, à notre droite. L’Institut culturel la visite, son fils James entre dans la l’église, je dis « Amen », moi aussi. cri, un musée, est droit devant. pièce, vêtu d’un chandail en molleton Ensuite, Cynthia et moi quittons la L’église pentecôtiste est derrière nous de camouflage et d’une casquette des maison et montons à l’arrière du et, plus loin, il y a le lac Opémisca. Bruins de Boston. (S’il y avait un sit- camion F-150 de James. Son fusil de En 1989, les Oujé-Bougoumou ont com cri, la maison des Wapachee chasse .270 se fait secouer sous mes construit ce shaptuan pour une céré- serait un plateau de tournage digne de bottes alors que nous roulons jusqu’à monie de signature avec le Québec ce nom.) James vient de repérer des Rabbit Camp. quand la province a accepté de con- pistes fraîches dans la ligne de pié- tribuer au financement de la geage. Il n’a pas vu l’animal, mais il a ABEL BOSUM ET MOI SOM- construction d’un village et a reconnu, fait des appels de l’orignal et a bon MES ASSIS sur un banc à côté du dans une certaine mesure, la compé- espoir que le gibier reviendra plus shaptuan, une structure crie oblongue tence et l’autonomie de la collectivité. tard cette nuit. Il est presque temps qui se trouve à peu près au centre des Trois ans plus tard, les Oujé-Bougou- pour les chasseurs Wapachee de se édifices administratifs de la Nation mou ont finalisé une entente avec le réunir au camp et de se préparer pour crie d’Oujé-Bougoumou. Le centre gouvernement fédéral et ont obtenu la chasse. de services aux entreprises est à notre d’autres ressources financières pour CANGEO.CA 13
leur village, ce qui les a mis sur la voie Après le lac aux Dorés, la mère d’Abel, de motocross, est mort dans un acci- de l’indépendance. À l’époque, les Cris Lucy, a déménagé à Chibougamau où dent de course il y a deux ans. Curtis vivaient dans des maisons de fortune elle vivait de l’aide sociale et travaillait est le chef des Oujé-Bougoumou au bas de la colline, plus près du lac, de façon intermittente comme femme depuis 2015. et le shaptuan était la seule structure de chambre. Son mari, Sam, est mort Malgré les circonstances de sa jeu- présente. Bosum se souvient des célé- en 1969. Elle s’est tournée vers l’alcool. nesse, Abel n’a pas abandonné. Après brations de 1989. Tout a commencé Elle s’est remariée. Quand il était à la le pensionnat, il a travaillé dans les par la prière d’un Aîné et une chanson maison et que sa mère buvait, Abel mines. Ensuite, il a suivi un cours par les jeunes. Les Cris se sont régalés prêtait main-forte pour prendre soin de sur la planification communautaire, d’orignal, d’ours, de castor et de ban- ses frères et sœurs. Il se rappelle des les communications et les affaires nique. Des conférenciers de la chicanes et de la violence qui accompa- gouvernementales à Elliot Lake, en Première Nation et du gouvernement gnaient la dépendance de Lucy, le son Ontario. Une fin de semaine sur provincial ont prononcé des discours de ses pleurs. La fin de semaine, il deux, il conduisait pendant 17 heures pour marquer l’entente historique quittait l’appartement avec les enfants jusqu’à Chibougamau pour passer du avant de signer le document et de se jusqu’à ce que les choses se calment le temps avec son épouse et sa jeune serrer la main. Bosum, l’un des négo- dimanche venu. Les services de protec- famille. (Pendant cette période, il a ciateurs, se rappelle avoir vu des gens tion de l’enfance ont fini par lui en manqué la naissance de Curtis de pleurer dans la foule. « Pour bien des retirer quelques-uns. Plusieurs s’en deux heures.) gens, ce parcours a été très émotif », sont sortis, mais d’autres ne sont plus Dans les années 1970, les choses dit-il des négociations. « Ils venaient, parmi nous, consumés à leur tour par changeaient dans le Nord-du-Québec. ils s’exprimaient, ils participaient et l’alcool et la souffrance. La province planifiait l’expansion des puis parfois je devais revenir et expli- Au pensionnat, Abel a rencontré barrages hydroélectriques à la baie quer que les choses allaient mal Sophie Happyjack de la Nation crie James, et les Premières Nations et les ou que telle ou telle idée avait été de Waswanapi. Quand ils n’étaient Inuits qui seraient touchés par cette abandonnée. C’était comme des mon- pas ensemble à La Tuque, Abel tra- expansion ont insisté pour que leurs tagnes russes. Mais après tout ce versait le Nord-du-Québec pendant droits soient respectés. En 1975, les processus, d’obtenir une entente, de deux jours en faisant du pouce pour Cris et les Inuits de la région, ainsi tenir une cérémonie, eh bien, c’est lui rendre visite. Ils ont eu quatre que les gouvernements fédéral et pro- toute une réalisation. » enfants : Irene en 1975, Curtis en vincial, ont signé la Convention de la Bosum raconte comment son peu- 1977, Reggie en 1982 et Nathaniel en Baie-James et du Nord québécois, le ple et lui-même en sont arrivés là. 1989. Nathaniel, pilote professionnel premier traité moderne de l’histoire 14 GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
ré : INSTALLATION re : LOCATION ré : INSTALLATION Des Cris de nombreux endroits ont des Premières Nations dans la région tuaient un groupe distinct, et son été réinstallés à Oujé-Bougoumou pour leur faire part de plans et mettre ouvrage L’histoire des Cris de Chibou- (page opposée), où se trouve à présent au point des stratégies de développe- gamau, publié par le centre en 1985, l’édifice administratif de la région ment économique. Ses déplacements a procuré à la collectivité des résul- (à gauche), en 1989, après un accord l’ont amené à Chibougamau. tats probants précieux pour faire entre le gouvernement fédéral et les Dans les années 1980, les Cris dis- avancer sa cause. Des gens, certains provinces, lequel était dirigé par le persés du lac aux Dorés sont nés de en haut lieu, ont commencé à prêter chef Abel Bosum (à droite). nouveau. Des prêcheurs aux noms attention à ces Cris qui avaient été colorés — Enoch Hall, Chuck Mor- exclus de la Convention de la Baie- du Canada. Cette convention a permis ton, Lott Thunder — ont évangélisé James et qui vivaient dans des à la province de terminer la construc- la collectivité. Nombre d’entre eux conditions comparables à celles du tion des barrages et, en échange, a sont devenus pentecôtistes. Lors de tiers monde. accordé aux Cris et aux Inuits la rencontres au camp, ils étudiaient la En 1985, quand les libéraux ont somme de 225 millions de dollars Bible, mais ils ont aussi redécouvert pris le pouvoir au Québec, Bosum a échelonnée sur 20 ans, et a reconnu qui ils étaient et ont commencé à vu une ouverture, mais les négocia- leurs droits territoriaux et culturels parler de ce qui leur était arrivé. tions tripartites entre sa collectivité, distincts. Cela a permis d’affirmer Beaucoup ont arrêté de boire. En le Québec et le Canada avançaient l’indépendance de nombreuses col- 1984, Bosum a été élu chef et a ouvert lentement et se révélaient compli- lectivités cries et inuites, tout en les un bureau à Chibougamau. Il a com- quées. La position du Québec, selon incorporant à l’économie de la région. mencé à animer des ateliers et à Bosum, était que sa bande recevrait Toutefois, les Cris du lac aux Dorés envoyer des lettres aux gouverne- des terres une fois qu’elle serait ont été exclus, car sur le plan juridique ments fédéral et provincial pour reconnue par le gouvernement ils avaient été intégrés à l’époque à la demander la reconnaissance de son fédéral. La position du gouvernement Nation crie de Mistissini. peuple. Ses alliés au Centre des Cris canadien était qu’il reconnaîtrait les Après la fin de ses cours, Abel a de Chibougamau ont retenu les ser- Cris une fois qu’ils auraient obtenu décroché un emploi à Val-d’Or avec v i c e s d e J a c q u e s Fr e n e t t e , des terres. Les négociations étaient le Grand Conseil des Cris, un nou- l’anthropologue mentionné plus d’autant plus compliquées par le fait veau corps dirigeant ayant pour haut, pour réaliser une étude eth- que les souverainistes québécois ne mandat la mise en œuvre de la Con- nographique de la Première Nation. voulaient rien savoir du gouverne- vention de la Baie-James. Dans le Frenette a soutenu que les Cris qui ment fédéral, et les réserves cadre de son travail, il devait aller voir vivaient jadis au lac aux Dorés consti- indiennes étaient avant tout de com- CANGEO.CA 15
pétence fédérale. Aucun des ressources et de destruction de vil- Cynthia et James Wapachee font cuire gouvernements ne voulait indemniser lages. Ils ont érigé un blocus sous une des steaks d’orignal au camp Rabbit les Cris pour les 4 milliards de dollars ligne de transport acheminant de la famille (à gauche), où la jeune de ressources naturelles que les Cris l’électricité de la baie James jusqu’aux Amberlynn Shecapio (à droite) montre estimaient avoir été volées de leurs États-Unis. « Les journalistes qui sont ses compétences en chasse à l’orignal. territoires depuis les années 1950, en venus prenaient des photos avec les plus d’avoir vu leurs terres et leur eau lignes de transport en arrière-plan. architecturales traditionnelles, contaminées, et d’avoir été dépossé- Évidemment, cela a retenu l’attention comme le shaptuan, et de valeurs tra- dés de leurs maisons de Québec, car il s’agissait de la ligne ditionnelles, comme la durabilité. Bosum se souvient d’une réunion de transport d’un milliard de dollars Tous les bâtiments de la réserve sont particulièrement conflictuelle d’une destinée à leur projet hydroélectrique connectés à un système de chauffage journée dans une cabane crie. Le et voilà qu’il y avait des Indiens sous central qui brûle des déchets de sciures négociateur fédéral était venu les lignes », se souvient Bosum, en des scieries locales pour pomper l’eau d’Ottawa en avion et avait demandé au riant. En septembre, la Première chaude. Quand les membres de la col- chauffeur de taxi de l’attendre avec le Nation et Québec ont conclu une lectivité se sont installés dans leurs compteur en marche. Des enfants cris entente. Le gouvernement fédéral a nouvelles maisons, après des généra- avaient allumé un feu de camp non emboîté le pas. tions passées à vivre dans des maisons loin. Les heures passaient et les Après une longue diaspora, les Cris de fortune, nombreux sont ceux qui ne représentants fédéraux et provinciaux ont entrepris de choisir et de conce- savaient pas comment utiliser un robi- ont demandé à leurs adjoints d’aller voir un village permanent. Ils ont net ni une toilette. Bosum se rappelle chercher des hot-dogs. Finalement, commencé par demander à chaque que la plainte formulée le plus souvent vers 23 h, le négociateur fédéral a cédé famille de choisir un endroit privilégié c’était que les maisons étaient « trop et a signé une entente. Deux jours dans leur ligne de piégeage. Ils ont grandes ». Les familles ont nommé les plus tard, il a envoyé une lettre allé- ensuite travaillé avec un planificateur rues du nom d’endroits dans leurs lig- guant qu’il avait été contraint de communautaire pour restreindre les nes de piégeage : Muskuuchi Meskino signer. Les négociations se sont effon- choix. La communauté a voté sur les pour la « rue de l’Ours », Ginshaw drées. Bosum se souvient du conseil trois options finales et a choisi le site Wagumshi Meskino pour la « rue de la que Robert Epstein, un ami, lui avait actuel du lac Opémisca. Il s’agissait rivière aux Brochets », Oukauw Sakhe- donné : « Tu vas attendre après le d’une décision fortuite. Bien que les gun pour le « lac aux Dorés ». Et ils ont gouvernement éternellement. Si tu Cris l’ignoraient à l’époque, un esker, appelé leur nation Oujé-Bougoumou : crois que ton peuple est distinct, agis une crête de gravier, traverse la terre « Là où les gens se rassemblent. » en conséquence. » et agit comme un filtre à eau naturel. Les Cris d’Oujé-Bougoumou, par- La collectivité a embauché Douglas ticulièrement les Aînés, passent encore À L’ÉTÉ 1989, les Cris ont déclaré Cardinal, architecte réputé, de descen- beaucoup de temps sur la terre. La leur compétence sur leur territoire, dance pied-noir, algonquienne et collectivité a pour tradition de partir ont établi leur propre tribunal et ont métisse, pour concevoir leur nouveau chasser l’orignal pendant deux condamné Québec et Ottawa de vol de village dans le respect de formes semaines au printemps, et l’oie, pen- 16 GÉOGRAPHICA MARS/AVRIL 2020
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