Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
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édito Cette rentrée 2018 est placée sous le double signe du renouveau et de la tradition. Ainsi, la littérature française et étrangère chez Calmann-Lévy revient habillée d’une nouvelle charte graphique et porteuse de l’esprit qui a toujours animé cette maison durant ses presque deux siècles d’existence : éditer des voix qui comptent. Que l’on parle de transmission, d’art, de solidarité, de famille ou de grands espaces, la littérature reste un de nos piliers fondateurs, et nous sommes heureux de lui donner cette année un nouvel éclat. Nous vous souhaitons une excellente lecture, Philippe Robinet, directeur général, Caroline Lépée, responsable domaine français, Tiffany Gassouk, responsable domaine étranger
littérature française 1945, à Paris. Paul Valéry, vieux solitaire indifférent © Pascale Lourmand / Calmann-Lévy à la fureur des temps, doit en admettre l’horreur. Cherchant la lumière, il rouvre le carnet hérité dans sa jeunesse Né en Haute-Savoie en 1949, de Berthe Morisot, peintre Jean-Daniel Baltassat du silence et de l’absolu. a étudié l’histoire de l’art, du cinéma et de la Dans ses mots, photographie à Paris. il affronte l’exigence vitale Photographe pour des revues de beauté qui fut d’art au début des années 70, il fonde une galerie- sa quête. Revient alors coopérative (1973-1977) le souffle de la vie, en même temps qu’il devient directeur artistique pour malgré tout. des sociétés de cosmétique internationales. Depuis 1986, il se consacre exclusivement à l’écriture de romans, essais et scénarios TV. Peinture de Berthe Morisot, Villa du bord de mer (Fécamp) (détail, 1874) / Son précédent roman, Le Divan de Staline (liste Goncourt 2013), a été adapté au cinéma par Fanny Ardant, avec Gérard Depardieu et Emmanuelle Seigner. © Norton Simon Art Foundation En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6365-8 / 135 x 215 / 338 pages / 19,50 € TTC Contact presse : Christelle Pestana – cpestana@calmann-levy.fr - +33(0)1 49 54 36 13
premières pages Le 20 février 1945, dans le cœur de l’après-midi, le télé- phone sonne au troisième étage de la rue de Villejust qui ne s’appelle pas encore rue Paul-Valéry. À la seconde sonnerie, Valéry lève la tête. Grimaçant, il abandonne la contemplation de l’aquarelle de Berthe Morisot et des feuillets noircis d’une fine écriture. La sienne, mais si ancienne qu’elle lui est devenue étrangère. Le crépuscule pèse déjà sur Paris. Lorsqu’il se dresse pour atteindre le téléphone posé sur un guéridon, le vitrage de la porte-fenêtre de son bureau reflète sa silhouette. Il n’a pas à prononcer un mot. Voix de Mathilde : « Paul, Paul ! » Le combiné vibre sous les cris. Ou plutôt non, Mathilde ne crie pas ni ne pleure, elle jette des phrases sans reprendre son souffle. Mais on le sait bien, impossible de parler et respi- rer tout à la fois. Ce que l’on redoutait depuis des mois, suffoque-t-elle, est désormais une certitude. Les Soviétiques sont parvenus aux camps. Ces cercles de l’enfer existent bel et bien. Pas des men- songes, pas des bobards comme les nazis ont voulu le faire croire. On ne sait pas encore tout, halète Mathilde. Les Amé- ricains se méfient des communistes. Ils donnent les informa- tions au compte-gouttes. Quand même, ils ont pris des photos, Paul. Ceux qui les ont vues disent que c’est pire que tout. On ne peut pas l’imaginer. Un être humain ne peut pas imaginer ça ! Même suffoquée, Mathilde donne des détails. Des choses qu’on lui a rapportées par Dieu sait quels chemins. Valéry ne patiente pas longtemps. Il l’interrompt. L’hor- reur, dit-il de son ton le plus sec, l’horreur n’est pas une variété d’actes issus de l’imagination. Le mal non plus. — Si l’on en croit ce qu’on voit, il faudrait plutôt les classer dans les catégories du plaisir et du spectacle. Remarque malvenue. Ton plus que déplacé. Le combiné cesse de vibrer. Oh Paul, gémit Mathilde, bouleversement et colère dans la voix, larmes dans la gorge. Oh Paul ! Vous faites comme d’ha- bitude. Vous êtes incapable de laisser votre cœur saigner. Il faut
toujours que vous nous serviez le fruit de votre cervelle quand on a besoin du reste de vous. Nous lancer de grandes phrases à la figure pour faire la morale, c’est tout ce qui vous convient. Si vous croyez que ça nous aide, Paul ! Que ça nous aide, vous ou moi, ou n’importe qui ! Elle ne laisse pas venir le temps d’une réponse. Elle raccroche. Pas d’au revoir non plus, on s’en doute. Lorsqu’à son tour Valéry repose le combiné, il observe la paume de sa main droite. Les plaintes de Mathilde y laisse- raient-elles une manière de trace ? Non. La pendulette disposée à côté du téléphone affiche l’heure et la date : seize heures quarante-huit, 20 février 1945. Un petit paquet de temps déjà figé et, si l’on y songe, se flétrissant dans le souffle sec remontant de la falaise du passé. Le regard de Valéry se détourne de la pendulette et heurte la silhouette toujours reflétée dans le vitrage de la porte-fenêtre, la sienne en entier quoique dispersée dans les carreaux. Il en connaît le nombre exact : deux fois deux lignes de vingt-deux carreaux séparés par les brins de la croisée. Lui-même, haut et mince, vieux, mais pas vraiment voûté, sa chevelure grise devenue rase lui décollant les oreilles, cela fort heureusement dans le reflet plus que dans la réalité. Quoi qu’il en soit rien de plaisant. Il tente de remplacer cette triste image par celle de Mathilde. Une silhouette encore de jeunesse, d’impétuosité, d’espoir, même à son endroit. Une grâce féminine vénérée. Honorée quelques merveilleuses fois. Mais non, rien. Le reflet de verre appuyé sur la première pénombre de la nuit demeure le sien.
littérature française Comédien à la carrière essoufflée, Mathieu tente de renouer avec son fils Antoine, musicien prodigieux. Au rythme © Catalina Perez des tâtonnements de ce père absent, Acteur né en 1966, se découvrent la tendresse formé par Patrice Chéreau prudente et la violence et Pierre Romans à l’école du théâtre des Amandiers sourde des sentiments. de Nanterre, Marc Citti arpente les plateaux de théâtre, de cinéma et de télévision depuis plus de trente ans. Il a travaillé notamment sous la direction de Jacques Audiard, Patrice Chéreau, Jorge Lavelli, Claude Chabrol, Luc Bondy, Alexis Michalik et Jérôme Bonnell. Il est aussi l’auteur de trois pièces de théâtre (Kiss Richard, Le Temps des suricates et Les Vies de Swann), et d’un récit (Les Enfants de Chéreau, Actes Sud / Papiers, 2015). Sergent Papa est son premier roman. En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6359-7 / 135 x 215 / 162 pages / 16 € TTC © Lokas Contact presse : Fanny Plan – fplan@editionskero.com - +33(0)1 44 39 51 36
premières pages A Day in the Life C’est l’instant qu’Antoine préfère, lorsque la sueur com- mence à perler sur ses tempes et que la chaleur colonise tout son corps, jusqu’au bout des doigts de sa main gauche qui tra- vaillent le manche de la White Falcon. Au moment de plaquer le premier accord, il s’est permis une furtive suspension, le temps d’embrasser d’un coup d’œil panoramique la pénombre de la salle bondée du Casino de Paris. Il sait que le public est là pour Alabama Shakes, mais aussi qu’il y a peu de risques pour que son groupe se fasse jeter comme la semaine dernière, quand ils ont assuré la première partie de Razorchild au Zénith de Reims, dans un énorme malentendu que seul le rock’n’roll peut provoquer. L’assistance est composée de quadragénaires curieux de découvrir les nouvelles pépites débusquées par l’équipe du festival des Inrockuptibles. Il n’est pas exclu que certains d’entre eux soient snobs et poseurs, mais le risque de débordements n’est pas à craindre. Le groupe qui a joué avant eux, un trio de punkettes new-yorkaises composé de deux ukulélés électrifiés et d’une DJ, a reçu un accueil favorable et Antoine ne voit pas pourquoi il n’en serait pas de même pour eux. Au pire l’auditoire leur opposera-t‑il indifférence polie ou départ discret vers la buvette, avait-il songé pour dissiper son trac en attendant de monter sur scène. Ethan attaque l’intro de batterie de Lexington Boogie en moulinant souplement sur ses toms, bientôt rejoint par la basse hypnotique de Kamel. La salle chaloupe comme un gigantesque banc de poissons nocturnes. Lorsque la ligne ryth- mique de ses partenaires aura suffisamment pénétré la moelle épinière de la foule, Antoine créera la surprise en y adjoignant un riff rageur et atypique sur lequel il posera sa voix si particu- lière, toute en glissandos périlleux et en inflexions narquoises, qui avait fait écrire au type des Inrocks, quelques semaines plus tôt : « Cet énergumène est le rejeton naturel de Little Richard et de Catherine Ringer autant que le cousin hexagonal de Jack White » (s’ensuivait toute une série de considérations
convoquant les nœuds borroméens lacaniens et la grammaire saussurienne dont il ressortait, sauf erreur, que Les Extradés distillaient un putain de groove). Alors qu’il est agenouillé pour régler son pédalier, l’œil d’Antoine est attiré vers la coulisse. Brittany Howard, l’impo- sante chanteuse d’Alabama Shakes, l’observe en souriant. Au moment où leurs regards se croisent, elle lève le pouce et lui décoche un clin d’œil enthousiaste. Cette marque de compli- cité, émanant de la plus fantastique voix soul du moment, le comble plus que ne le feraient toutes les ovations du monde. À la fin de Lexington Boogie, leur set, d’une durée non négo- ciable de quarante minutes, s’achèvera. Il n’y aura pas de rap- pel, les règles draconiennes édictées par les organisateurs ne le permettent pas. Kamel, Ethan et Antoine lèveront alors le poing vers le ciel et emprunteront le couloir des loges. Ils se reposeront quelques instants, se congratuleront peut-être, puis on cognera à la porte. Kamel, une serviette autour du cou, torse nu, ira ouvrir, découvrant une vingtaine de personnes turbulentes qui feront résonner la pièce d’exclamations chaleureuses. Ethan, comme à son habitude, se montrera ironique et classieux, et Antoine, par la porte restée entrebâillée, apercevra la silhouette de son père sanglée dans un manteau autrefois élégant. Mathieu se grattera alors la nuque, dansera d’un pied sur l’autre en lui souriant pauvrement. Antoine lui fera signe d’entrer.
littérature étrangère À l’occasion du mariage de sa sœur aînée Hadia, Amar, le rebelle de la famille, refait surface © Gregg Richards pour la première fois depuis trois ans. Nés en Californie Fatima Farheen Mirza de parents indiens chiites, est née en Californie Hadia, Amar et leur en 1991 et y a grandi. Elle est diplômée sœur Huda ont grandi du prestigieux Iowa Writers’ tiraillés entre traditions Workshop. Cette maison ancestrales est la tienne est son premier roman, paru aux États-Unis et rêve américain. comme fer de lance Leurs retrouvailles de la nouvelle collection dirigée par l’actrice vont les propulser et productrice Sarah Jessica dans un tourbillon Parker chez Random House. de souvenirs, parfois Traduit de l’anglais © THE PALMER / Getty Images / Maquette : Christopher Brand & Elena Giavaldi douloureux, souvent (États-Unis) par Nathalie Bru tendres, et composer ainsi une fresque familiale qui se lit comme une histoire universelle bouleversante, celle de toutes les familles qui se bâtissent une maison ailleurs. En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6330-6 / 135 x 215 / 468 pages / 21,90 € TTC Contact presse : Christelle Pestana – cpestana@calmann-levy.fr - +33(0)1 49 54 36 13
premières pages Alors qu’il regardait les invités se presser dans la salle pour le mariage de sa sœur, Amar se fit la promesse de rester. Il était de son devoir ce soir de les accueillir. La tâche était simple et il se sentait capable de l’accomplir. Avec diligence, il s’avan- çait vers les hommes pour leur serrer la main ou présentait ses respects aux femmes, la paume ouverte contre son cœur. Il ne s’était pas attendu à répondre si facilement par un sourire à ceux qui semblaient heureux de le voir. Pas plus qu’il n’avait prévu l’étonnant réconfort que lui procuraient tous ces visages familiers. Cela faisait vraiment trois ans. Sans le coup de fil de sa sœur, plusieurs années encore auraient pu s’écouler avant qu’il rassemble assez de courage pour rentrer. Il s’assura que sa cravate était bien centrée puis lissa ses cheveux d’une main, comme si une mèche rebelle pouvait suf- fire à attirer l’attention sur lui, à le trahir. Un vieil ami de la famille cria son nom et le prit dans ses bras. Que leur dirait-il s’ils demandaient où il était passé, et comment il allait ? Le son de la shehnai signala le début du mariage d’Hadia et soudain, la salle prit vie ; et là, sous la lueur dorée des lustres, entouré des couleurs vives des robes que portaient les femmes, Amar se dit que peut-être, il avait bien fait de venir. Il pouvait les convaincre tous : toutes ces têtes connues, sa mère dont il sen- tait le regard fixé sur lui chaque fois qu’elle bougeait, ou son père qui gardait ses distances. Il pouvait même se convaincre qu’il était à sa place ici, dans ce costume ; qu’il n’avait pas changé et que ce soir, il tiendrait convenablement le rôle du frère de la mariée. Hadia elle-même avait pris la décision de l’inviter. Les yeux posés sur sa sœur Huda en train de se préparer, elle espérait ne pas avoir commis d’erreur. Ce matin-là, Hadia s’était réveillée en pensant à son frère et toute la journée, elle avait essayé de se préoccuper des sujets propres à toutes les mariées – elle allait désormais appeler Tariq son mari ; après toutes ces années pas- sées à se demander s’ils parviendraient un jour à ce moment, ils y étaient enfin. Ce qu’elle n’avait jamais cru possible allait devenir réalité : elle épousait un homme qu’elle avait choisi.
Amar était venu, comme elle l’avait espéré. Mais le choc qu’elle avait ressenti en le voyant lui avait fait prendre conscience qu’elle n’y avait en réalité jamais cru. Trois ans s’étaient écoulés sans qu’il donne de nouvelles. Le jour où elle avait annoncé à ses parents qu’elle comptait l’inviter, elle ne s’était pas autorisée à implorer Dieu qu’il soit là, se contentant d’un Ô Dieu, ne laisse pas mon père me refuser ce droit. Elle avait répété ce qu’elle voulait dire à son frère jusqu’à ce que sa voix soit si posée que n’importe qui pourrait voir en elle une femme assumant pleinement ses désirs. Huda avait fini d’appliquer son rouge à lèvres et fermait la broche de son hijab argenté. Elle était magnifique dans son sari bleu marine brodé de perles d’argent, identique à celui qu’une poignée des amies les plus proches d’Hadia porteraient aussi. Sa sœur montrait un enthousiasme qu’Hadia ne trouvait pas en elle. « Tu pourras garder un œil sur lui, ce soir ? » demanda-t‑elle. Huda leva le bras pour glisser à son poignet une série de bracelets en argent qui tintaient les uns contre les autres. Tour- nant le dos au miroir, elle considéra sa sœur. « Pourquoi l’as-tu appelé si tu ne voulais pas qu’il vienne ? » Hadia baissa les yeux sur ses mains, couvertes de henné noir. Elle enfonça les ongles dans la chair de son bras. « C’est mon mariage. » Une évidence, mais que dire d’autre ? Peu importait si son frère n’avait pas donné de nouvelles depuis des années, elle ne pouvait pas imaginer cette journée sans lui. Le soulagement qu’elle avait ressenti en le voyant avait cependant ravivé aussi le souci qu’elle se faisait pour lui. « Tu veux bien lui demander de venir me rejoindre ici ? dit Hadia. Et quand il sera là, pourras-tu nous laisser seuls un ins- tant ? » Elle leva enfin les yeux sur Huda. Et même si elle en fut brièvement blessée, Huda ne demanda pas à Hadia de l’inclure dans cette relation dont elle avait toujours été exclue.
littérature française « Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain ! » C’est par ces mots que Yann Queffélec, 26 ans, marin passionné en route pour l’équateur, rencontra © DR Françoise Verny, figure Yann Queffélec, écrivain, de l’édition française. est l’auteur de nombreux Un récit tendre, drôle et ouvrages. Son deuxième roman, Les Noces barbares, vivant du chemin que a reçu le prix Goncourt 1985. parcoururent ensemble Son dernier livre paru ce jeune homme encore s’intitule L’Homme de ma vie (2015). inconnu et cette femme aux excès aussi célèbres que ses fulgurances. En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6327-6 / 135 x 215 Contact presse : Catherine Bourgey – cbourgey@editionskero.com – +33(0)1 44 39 51 31
premières pages Toi, chéri… J’avais oublié mon passeport quand j’ai pris la mer, à vingt- six ans, sur un beau voilier pas comme les autres. Oublié à Paris, sous la pile du courrier non décacheté, sa place habi- tuelle. Par extraordinaire je n’eus pas à le présenter, et de toute manière il était périmé. Le voilier s’appelait Aeleutheria, ce qui veut dire « Liberté ». Il était grand : cinquante pieds. Il était lourd : treize tonnes de plomb et d’acier. Il avait deux mâts. Il était beau : la beauté d’une illusion d’enfant. Il n’avait pas coûté si cher que ça, mais assez pour mettre sur la paille un rêveur de mon acabit. Il navi- guait sous grand-voile et foc tempête, sa seule garde-robe. Il n’était qu’à moitié fini, le jour du départ, à moitié peint. Cer- tains se rappellent un bateau vert amande, d’autres un bateau rouge minium ou rouge sang. Quelle bagarre de témoins s’il avait coulé dès la sortie du port, accroché par un caillou ! En fait il avait déjà coulé sans témoin, bien avant sa mise en construc- tion, un secret qu’il feignait d’ignorer. Mais va mentir à la mer. On était trois à mettre les voiles, quatre avec le hasard : l’éternel passager clandestin. Rien à signaler durant les deux premiers jours, le sud ouvrait ses longs bras dorés, le vent soufflait dans le bon sens. Et rien à signaler durant le troisième jour, en tout cas rien jusqu’au coucher du soleil. Le ciel rouge se fit bleu, se fit nuit, se fit ciel étoilé. Le voilier filait sous la lune, lançant comme une poussière de neige. à cette vitesse-là, pensais-je, on atteindra l’équateur avant un mois. J’avais fini mes heures de veille et je suis descendu me cou- cher. Je commençais à m’endormir quand le bruit du moteur m’a rouvert les yeux. Il démarrait, s’étouffait, démarrait, s’étouf- fait, ne démarrait pas. ça vous fend le cœur, un bruit pareil dans les ténèbres, ça vous oppresse. Pourquoi on démarre le moteur ? Pourquoi il ne démarre pas ? Est-ce qu’il va bien- tôt démarrer ? Est-ce qu’il a rendu l’âme, ce brave RCD 80 CV bleu layette, révisé à neuf, fringant comme une jeune mariée ? C’est épuisant, pour le corps humain, toutes ces questions. Il ne
sait plus s’il faut dormir, appeler, monter voir ce qui se passe – il s’endort, il écrase, ils n’ont qu’à foutre le moteur par-des- sus bord. Claudius est entré dans ma cabine, ou plutôt le rayon d’une lampe torche environné d’un souffle court : — Le moteur ne démarre pas. — Pourquoi tu l’as démarré ? — Le vent est tombé. — Pas grave, il reviendra. Et le moteur attendra. — On n’a plus d’électricité à bord, plus de compas, plus de table à carte, plus rien. On fait comment ? Claudius, c’est mon équipage, mon pote, un Cévenol insen- sible au froid. Il n’est pas marin pour deux sous, mais il est à l’aise partout, dans la vie, sur le pont d’un bateau comme ail- leurs. Il n’a peur de rien, ni des bagarres ni du gros temps. L’avion lui retourne les sangs, personne n’est parfait. Il me les retourne aussi. — OK, j’arrive, j’ai dit en me levant. C’est la prise d’air qui fait yèche ! Je vais lui causer. On était en mer depuis soixante-douze heures à peine, et les bobos s’additionnaient. Le plus embêtant, c’était la prise d’air entre la cuve à gasoil et les injecteurs. Le moteur s’arrê- tait subitement, se fichant bien qu’on aille taper dans le décor. Pas de moteur : pas d’hélice, pas d’alternateur, pas d’instru- ments, pas de glacière, pas de côtes de porc, pas de beurre au petit déjeuner, on est mal. C’est vrai qu’on aurait dû y penser plus tôt, à toutes ces bricoles. Et c’est vrai qu’on avait quitté l’île de Groix comme des voleurs, sur un coup de tête, un soir de beuveries chantées avec les îliens. Au moins on était parti, contrairement à tant d’autres. Quand on attend trop : on répare trop, on oublie la mer, on ne part jamais. On ouvre un café des amis sur le port en face du bateau. Et la nostalgie se déguise en verre à pied.
littérature française Pendant neuf mois, Émilie, Fabrice © Pascale Lourmand / Calmann-Lévy et leurs deux enfants ont accueilli dans leur appartement parisien Reza, un jeune Afghan qui a fui son pays Née en 1980, en guerre à l’âge de douze émilie de Turckheim ans. Ce journal lumineux est l’auteur de neuf romans et de livres pour enfants. retrace la formidable Elle a reçu aventure de ces mois le prix de la Vocation passés à se découvrir pour Chute libre (éd. du Rocher, 2008), et à retrouver le prix Roger Nimier pour ce qu’on avait égaré La Disparition du nombril (Héloïse d’Ormesson, 2015) en chemin : l’espoir et le prix des lycéens et la fraternité. d’Île-de-France pour Popcorn Melody (Héloïse d’Ormesson, 2016). Depuis une quinzaine d’années, elle est modèle vivant pour des peintres et des écoles d’art ; expérience qu’elle relate dans La Femme à modeler (éd. Naïve, 2012). Elle anime par ailleurs des ateliers d’écriture, notamment en milieu pénitentiaire et en milieu scolaire. En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-5897-5 / 135 x 215 / 216 pages / 17 € TTC Contact presse : Catherine Bourgey – cbourgey@editionskero.com - +33(0)1 44 39 51 31
premières pages Un jour, j’ai dit : « Ils sont des milliers à dormir dehors. Quelqu’un pourrait habiter chez nous, peut-être ? » Et Fabrice a dit : « Oui, il faudra juste acheter un lit. » Et notre fils Marius a dit : « Faudra apprendre sa langue avant qu’il arrive. » Et son petit frère Noé a ajouté : « Faudra surtout lui apprendre à jouer aux cartes, parce qu’on adore jouer aux cartes, nous ! » Quelques semaines plus tard, Reza est arrivé chez nous. Que voulait dire, pour lui, « arriver chez nous » ? Avait-il imaginé nos visages, comme j’ai essayé, pendant des semaines, d’imaginer le sien ? La nuit, je faisais sans cesse le même rêve absurde. J’ouvrais la porte et il entrait, avec son béret traditionnel en laine, son sourire irrésistible et ses yeux en amande, tristes et heureux : c’était le commandant Massoud. Deux semaines avant son emménagement, Reza est venu prendre le thé à la maison. Que faisions-nous, ce jour-là, pour tuer le temps ? Je ne sais plus vraiment. Nous tournions un peu en rond. Nous étions excités et impatients. Inquiets, aussi. Mais de cette inquiétude confiante qui précède les grands voyages. Les enfants avaient repéré l’Afghanistan sur la carte du monde épinglée au mur de leur chambre. Noé m’avait dit : « Je te préviens, maman, c’est super loin ! » Et Marius avait énu- méré les pays limitrophes, en les touchant du bout de l’index : le Pakistan, le Tadjikistan, l’Iran, le Turkménistan, et la Chine, qui ne partage que quelques dizaines de kilomètres de frontière avec l’Afghanistan. Parce que nous ne savions rien de Reza, Fabrice et moi avions demandé aux enfants de ne pas lui poser de questions personnelles pendant ce premier rendez-vous. Peut-être avait-il perdu des membres de sa famille au cours de la guerre et de sa longue fuite jusqu’en Europe. Qu’a ressenti Reza à la seconde où nous nous sommes rencontrés ? Retrouvés tous les cinq dans le salon pour la
première fois ? Il avait l’air anxieux et terriblement épuisé. Son visage anguleux était luisant de sueur. Si je n’avais pas su qu’il avait vingt et un ans, je lui en aurais donné quarante. J’avais acheté un cake au citron à la boulangerie, et nous attendions notre futur hôte, sagement assis sur le canapé du salon, devant le gâteau encore emballé. J’avais préparé deux chaises : une pour Reza et une pour la jeune femme du Samu social qui l’accompagnait. J’ai presque tout oublié de cette première rencontre. Un seul mot me vient à l’esprit : qui-vive. Un homme sur le qui-vive. Et qui vous regarde avec une telle fixité, une telle profondeur, qu’il ne vous regarde plus vrai- ment : il guette ce qui pourrait surgir à droite, à gauche, de tous côtés. Reza semblait surveiller chacun de ses gestes. Il tenait ses mains l’une dans l’autre. Nous lui parlions en français, len- tement. Il plissait les yeux et se concentrait sur les paroles qui sortaient de nos bouches, comme si chaque mot était un objet mystérieux qu’il fallait retourner à toute vitesse pour en devi- ner le sens. Reza a pris une profonde inspiration et a dit qu’il venait d’Afghanistan. Qu’il avait traversé « beaucoup, beaucoup » de pays avant d’arriver ici. « Combien de pays ? » a demandé Marius. Reza lui a répondu qu’il était d’abord allé en Iran, puis en Turquie, en Grèce, en Albanie, et qu’il avait ensuite parcouru toute l’Europe jusqu’en Norvège. « La chance ! T’as trop de chance ! » s’est exclamé Marius. J’ai ressenti un pincement glacial dans la nuque. Quelle maladresse, ce mot « chance », pour évoquer une fuite clandes- tine, sous l’ombre tenace de la peur. Au même instant, j’ai sur- pris une lueur de fierté dans les yeux de Reza. Il avait compris que pour ce garçon de neuf ans, son périple était synonyme de fabuleuse aventure. Il a regardé Marius et lui a dit, avec un sou- rire très tendre qui a soudain rajeuni son visage : « Oui, c’est chance ! »
contacts Virginie EBAT-LAMUENG Commercial vebat@calmann-levy.fr +33(0)1 49 54 36 03 Johanna MARCHAND Relations libraires jmarchand@calmann-levy.fr +33(0)1 49 54 36 19 Patricia ROUSSEL Cession de droits proussel@calmann-levy.fr +33(0)1 49 54 36 49 Les prix des ouvrages sont mentionnés à titre indicatif. Conception graphique : olo.éditions Imprimé en France par Domigraphic en mai 2018
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