Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy

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Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
2018

Rentrée
littéraire
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2018

Rentrée
littéraire
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
édito
Cette rentrée 2018 est placée
sous le double signe
du renouveau et de la
tradition. Ainsi, la littérature
française et étrangère
chez Calmann-Lévy revient
habillée d’une nouvelle
charte graphique et porteuse
de l’esprit qui a toujours
animé cette maison durant
ses presque deux siècles
d’existence : éditer
des voix qui comptent.
Que l’on parle de transmission,
d’art, de solidarité, de famille
ou de grands espaces,
la littérature reste un de nos
piliers fondateurs,
et nous sommes heureux
de lui donner cette année
un nouvel éclat.
Nous vous souhaitons une
excellente lecture,

           Philippe Robinet, directeur général,
 Caroline Lépée, responsable domaine français,
Tiffany Gassouk, responsable domaine étranger
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
littérature française

                                                                             1945, à Paris. Paul Valéry,
                                                                             vieux solitaire indifférent

                                                                                                                                                                           © Pascale Lourmand / Calmann-Lévy
                                                                             à la fureur des temps,
                                                                             doit en admettre l’horreur.
                                                                             Cherchant la lumière,
                                                                             il rouvre le carnet hérité
                                                                             dans sa jeunesse
                                                                                                                                      Né en Haute-Savoie en 1949,
                                                                             de Berthe Morisot, peintre                               Jean-Daniel Baltassat
                                                                             du silence et de l’absolu.                               a étudié l’histoire de l’art,
                                                                                                                                      du cinéma et de la
                                                                             Dans ses mots,                                           photographie à Paris.
                                                                             il affronte l’exigence vitale                            Photographe pour des revues
                                                                             de beauté qui fut                                        d’art au début des années 70,
                                                                                                                                      il fonde une galerie-
                                                                             sa quête. Revient alors                                  coopérative (1973-1977)
                                                                             le souffle de la vie,                                    en même temps qu’il devient
                                                                                                                                      directeur artistique pour
                                                                             malgré tout.
                                                                                                                                      des sociétés de cosmétique
                                                                                                                                      internationales. Depuis 1986,
                                                                                                                                      il se consacre exclusivement
                                                                                                                                      à l’écriture de romans,
                                                                                                                                      essais et scénarios TV.
Peinture de Berthe Morisot, Villa du bord de mer (Fécamp) (détail, 1874) /

                                                                                                                                      Son précédent roman,
                                                                                                                                      Le Divan de Staline
                                                                                                                                      (liste Goncourt 2013),
                                                                                                                                      a été adapté au cinéma
                                                                                                                                      par Fanny Ardant,
                                                                                                                                      avec Gérard Depardieu
                                                                                                                                      et Emmanuelle Seigner.
© Norton Simon Art Foundation

                                                                             En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6365-8 / 135 x 215 / 338 pages / 19,50 € TTC
                                                                             Contact presse : Christelle Pestana – cpestana@calmann-levy.fr - +33(0)1 49 54 36 13
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
premières pages

    Le 20 février 1945, dans le cœur de l’après-midi, le télé-
phone sonne au troisième étage de la rue de Villejust qui ne
s’appelle pas encore rue Paul-Valéry.
    À la seconde sonnerie, Valéry lève la tête. Grimaçant, il
abandonne la contemplation de l’aquarelle de Berthe Morisot
et des feuillets noircis d’une fine écriture. La sienne, mais si
ancienne qu’elle lui est devenue étrangère.
    Le crépuscule pèse déjà sur Paris. Lorsqu’il se dresse pour
atteindre le téléphone posé sur un guéridon, le vitrage de la
porte-fenêtre de son bureau reflète sa silhouette.
    Il n’a pas à prononcer un mot. Voix de Mathilde : « Paul,
Paul ! » Le combiné vibre sous les cris. Ou plutôt non, Mathilde
ne crie pas ni ne pleure, elle jette des phrases sans reprendre
son souffle. Mais on le sait bien, impossible de parler et respi-
rer tout à la fois.
    Ce que l’on redoutait depuis des mois, suffoque-t-elle, est
désormais une certitude. Les Soviétiques sont parvenus aux
camps. Ces cercles de l’enfer existent bel et bien. Pas des men-
songes, pas des bobards comme les nazis ont voulu le faire
croire. On ne sait pas encore tout, halète Mathilde. Les Amé-
ricains se méfient des communistes. Ils donnent les informa-
tions au compte-gouttes. Quand même, ils ont pris des photos,
Paul. Ceux qui les ont vues disent que c’est pire que tout. On ne
peut pas l’imaginer. Un être humain ne peut pas imaginer ça !
    Même suffoquée, Mathilde donne des détails. Des choses
qu’on lui a rapportées par Dieu sait quels chemins.
    Valéry ne patiente pas longtemps. Il l’interrompt. L’hor-
reur, dit-il de son ton le plus sec, l’horreur n’est pas une variété
d’actes issus de l’imagination. Le mal non plus.
    — Si l’on en croit ce qu’on voit, il faudrait plutôt les classer
dans les catégories du plaisir et du spectacle.
    Remarque malvenue. Ton plus que déplacé.
    Le combiné cesse de vibrer.
    Oh Paul, gémit Mathilde, bouleversement et colère dans la
voix, larmes dans la gorge. Oh Paul ! Vous faites comme d’ha-
bitude. Vous êtes incapable de laisser votre cœur saigner. Il faut
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
toujours que vous nous serviez le fruit de votre cervelle quand
on a besoin du reste de vous. Nous lancer de grandes phrases
à la figure pour faire la morale, c’est tout ce qui vous convient.
Si vous croyez que ça nous aide, Paul ! Que ça nous aide, vous
ou moi, ou n’importe qui !
    Elle ne laisse pas venir le temps d’une réponse.
    Elle raccroche.
    Pas d’au revoir non plus, on s’en doute.

    Lorsqu’à son tour Valéry repose le combiné, il observe la
paume de sa main droite. Les plaintes de Mathilde y laisse-
raient-elles une manière de trace ?
    Non.
    La pendulette disposée à côté du téléphone affiche l’heure
et la date : seize heures quarante-huit, 20 février 1945. Un petit
paquet de temps déjà figé et, si l’on y songe, se flétrissant dans
le souffle sec remontant de la falaise du passé.
    Le regard de Valéry se détourne de la pendulette et heurte la
silhouette toujours reflétée dans le vitrage de la porte-fenêtre,
la sienne en entier quoique dispersée dans les carreaux. Il en
connaît le nombre exact : deux fois deux lignes de vingt-deux
carreaux séparés par les brins de la croisée. Lui-même, haut
et mince, vieux, mais pas vraiment voûté, sa chevelure grise
devenue rase lui décollant les oreilles, cela fort heureusement
dans le reflet plus que dans la réalité.
    Quoi qu’il en soit rien de plaisant.
    Il tente de remplacer cette triste image par celle de Mathilde.
Une silhouette encore de jeunesse, d’impétuosité, d’espoir,
même à son endroit. Une grâce féminine vénérée. Honorée
quelques merveilleuses fois.
    Mais non, rien. Le reflet de verre appuyé sur la première
pénombre de la nuit demeure le sien.
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
Rentrée littéraire 2018 - Calmann-Levy
littérature française

          Comédien à la carrière
          essoufflée, Mathieu tente
          de renouer avec
          son fils Antoine, musicien
          prodigieux. Au rythme

                                                                                                     © Catalina Perez
          des tâtonnements
          de ce père absent,
                                                                   Acteur né en 1966,
          se découvrent la tendresse                               formé par Patrice Chéreau
          prudente et la violence                                  et Pierre Romans à l’école
                                                                   du théâtre des Amandiers
          sourde des sentiments.                                   de Nanterre, Marc Citti
                                                                   arpente les plateaux
                                                                   de théâtre, de cinéma
                                                                   et de télévision depuis plus
                                                                   de trente ans. Il a travaillé
                                                                   notamment sous la direction
                                                                   de Jacques Audiard,
                                                                   Patrice Chéreau, Jorge Lavelli,
                                                                   Claude Chabrol, Luc Bondy,
                                                                   Alexis Michalik
                                                                   et Jérôme Bonnell.
                                                                   Il est aussi l’auteur de trois
                                                                   pièces de théâtre
                                                                   (Kiss Richard,
                                                                   Le Temps des suricates
                                                                   et Les Vies de Swann),
                                                                   et d’un récit
                                                                   (Les Enfants de Chéreau,
                                                                   Actes Sud / Papiers, 2015).
                                                                   Sergent Papa
                                                                   est son premier roman.

          En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6359-7 / 135 x 215 / 162 pages / 16 € TTC
© Lokas

          Contact presse : Fanny Plan – fplan@editionskero.com - +33(0)1 44 39 51 36
premières pages

                       A Day in the Life

    C’est l’instant qu’Antoine préfère, lorsque la sueur com-
mence à perler sur ses tempes et que la chaleur colonise tout
son corps, jusqu’au bout des doigts de sa main gauche qui tra-
vaillent le manche de la White Falcon. Au moment de plaquer
le premier accord, il s’est permis une furtive suspension, le
temps d’embrasser d’un coup d’œil panoramique la pénombre
de la salle bondée du Casino de Paris. Il sait que le public est
là pour Alabama Shakes, mais aussi qu’il y a peu de risques
pour que son groupe se fasse jeter comme la semaine dernière,
quand ils ont assuré la première partie de Razorchild au Zénith
de Reims, dans un énorme malentendu que seul le rock’n’roll
peut provoquer. L’assistance est composée de quadragénaires
curieux de découvrir les nouvelles pépites débusquées par
l’équipe du festival des Inrockuptibles. Il n’est pas exclu que
certains d’entre eux soient snobs et poseurs, mais le risque de
débordements n’est pas à craindre. Le groupe qui a joué avant
eux, un trio de punkettes new-yorkaises composé de deux
ukulélés électrifiés et d’une DJ, a reçu un accueil favorable et
Antoine ne voit pas pourquoi il n’en serait pas de même pour
eux. Au pire l’auditoire leur opposera-t‑il indifférence polie ou
départ discret vers la buvette, avait-il songé pour dissiper son
trac en attendant de monter sur scène.
    Ethan attaque l’intro de batterie de Lexington Boogie en
moulinant souplement sur ses toms, bientôt rejoint par la
basse hypnotique de Kamel. La salle chaloupe comme un
gigantesque banc de poissons nocturnes. Lorsque la ligne ryth-
mique de ses partenaires aura suffisamment pénétré la moelle
épinière de la foule, Antoine créera la surprise en y adjoignant
un riff rageur et atypique sur lequel il posera sa voix si particu-
lière, toute en glissandos périlleux et en inflexions narquoises,
qui avait fait écrire au type des Inrocks, quelques semaines plus
tôt : « Cet énergumène est le rejeton naturel de Little Richard
et de Catherine Ringer autant que le cousin hexagonal de
Jack White » (s’ensuivait toute une série de considérations
convoquant les nœuds borroméens lacaniens et la grammaire
saussurienne dont il ressortait, sauf erreur, que Les Extradés
distillaient un putain de groove).
    Alors qu’il est agenouillé pour régler son pédalier, l’œil
d’Antoine est attiré vers la coulisse. Brittany Howard, l’impo-
sante chanteuse d’Alabama Shakes, l’observe en souriant. Au
moment où leurs regards se croisent, elle lève le pouce et lui
décoche un clin d’œil enthousiaste. Cette marque de compli-
cité, émanant de la plus fantastique voix soul du moment, le
comble plus que ne le feraient toutes les ovations du monde.
    À la fin de Lexington Boogie, leur set, d’une durée non négo-
ciable de quarante minutes, s’achèvera. Il n’y aura pas de rap-
pel, les règles draconiennes édictées par les organisateurs ne
le permettent pas. Kamel, Ethan et Antoine lèveront alors le
poing vers le ciel et emprunteront le couloir des loges. Ils se
reposeront quelques instants, se congratuleront peut-être, puis
on cognera à la porte.
    Kamel, une serviette autour du cou, torse nu, ira ouvrir,
découvrant une vingtaine de personnes turbulentes qui feront
résonner la pièce d’exclamations chaleureuses. Ethan, comme
à son habitude, se montrera ironique et classieux, et Antoine,
par la porte restée entrebâillée, apercevra la silhouette de son
père sanglée dans un manteau autrefois élégant.
    Mathieu se grattera alors la nuque, dansera d’un pied sur
l’autre en lui souriant pauvrement. Antoine lui fera signe
d’entrer.
littérature étrangère

                                                                              À l’occasion du mariage
                                                                              de sa sœur aînée
                                                                              Hadia, Amar, le rebelle
                                                                              de la famille, refait surface

                                                                                                                                                                            © Gregg Richards
                                                                              pour la première fois
                                                                              depuis trois ans.
                                                                              Nés en Californie
                                                                                                                                       Fatima Farheen Mirza
                                                                              de parents indiens chiites,                              est née en Californie
                                                                              Hadia, Amar et leur                                      en 1991 et y a grandi.
                                                                                                                                       Elle est diplômée
                                                                              sœur Huda ont grandi                                     du prestigieux Iowa Writers’
                                                                              tiraillés entre traditions                               Workshop. Cette maison
                                                                              ancestrales                                              est la tienne est son premier
                                                                                                                                       roman, paru aux États-Unis
                                                                              et rêve américain.                                       comme fer de lance
                                                                              Leurs retrouvailles                                      de la nouvelle collection
                                                                                                                                       dirigée par l’actrice
                                                                              vont les propulser
                                                                                                                                       et productrice Sarah Jessica
                                                                              dans un tourbillon                                       Parker chez Random House.
                                                                              de souvenirs, parfois
                                                                                                                                       Traduit de l’anglais
© THE PALMER / Getty Images / Maquette : Christopher Brand & Elena Giavaldi

                                                                              douloureux, souvent                                      (États-Unis) par Nathalie Bru
                                                                              tendres, et composer ainsi
                                                                              une fresque familiale
                                                                              qui se lit comme
                                                                              une histoire universelle
                                                                              bouleversante, celle de
                                                                              toutes les familles
                                                                              qui se bâtissent
                                                                              une maison ailleurs.
                                                                              En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6330-6 / 135 x 215 / 468 pages / 21,90 € TTC
                                                                              Contact presse : Christelle Pestana – cpestana@calmann-levy.fr - +33(0)1 49 54 36 13
premières pages

    Alors qu’il regardait les invités se presser dans la salle pour
le mariage de sa sœur, Amar se fit la promesse de rester. Il était
de son devoir ce soir de les accueillir. La tâche était simple et
il se sentait capable de l’accomplir. Avec diligence, il s’avan-
çait vers les hommes pour leur serrer la main ou présentait
ses respects aux femmes, la paume ouverte contre son cœur. Il
ne s’était pas attendu à répondre si facilement par un sourire
à ceux qui semblaient heureux de le voir. Pas plus qu’il n’avait
prévu l’étonnant réconfort que lui procuraient tous ces visages
familiers. Cela faisait vraiment trois ans. Sans le coup de fil de
sa sœur, plusieurs années encore auraient pu s’écouler avant
qu’il rassemble assez de courage pour rentrer.
    Il s’assura que sa cravate était bien centrée puis lissa ses
cheveux d’une main, comme si une mèche rebelle pouvait suf-
fire à attirer l’attention sur lui, à le trahir. Un vieil ami de la
famille cria son nom et le prit dans ses bras. Que leur dirait-il
s’ils demandaient où il était passé, et comment il allait ? Le son
de la shehnai signala le début du mariage d’Hadia et soudain,
la salle prit vie ; et là, sous la lueur dorée des lustres, entouré
des couleurs vives des robes que portaient les femmes, Amar
se dit que peut-être, il avait bien fait de venir. Il pouvait les
convaincre tous : toutes ces têtes connues, sa mère dont il sen-
tait le regard fixé sur lui chaque fois qu’elle bougeait, ou son
père qui gardait ses distances. Il pouvait même se convaincre
qu’il était à sa place ici, dans ce costume ; qu’il n’avait pas
changé et que ce soir, il tiendrait convenablement le rôle du
frère de la mariée.
    Hadia elle-même avait pris la décision de l’inviter. Les yeux
posés sur sa sœur Huda en train de se préparer, elle espérait ne
pas avoir commis d’erreur. Ce matin-là, Hadia s’était réveillée
en pensant à son frère et toute la journée, elle avait essayé de se
préoccuper des sujets propres à toutes les mariées – elle allait
désormais appeler Tariq son mari ; après toutes ces années pas-
sées à se demander s’ils parviendraient un jour à ce moment,
ils y étaient enfin. Ce qu’elle n’avait jamais cru possible allait
devenir réalité : elle épousait un homme qu’elle avait choisi.
Amar était venu, comme elle l’avait espéré. Mais le
choc qu’elle avait ressenti en le voyant lui avait fait prendre
conscience qu’elle n’y avait en réalité jamais cru. Trois ans
s’étaient écoulés sans qu’il donne de nouvelles. Le jour où elle
avait annoncé à ses parents qu’elle comptait l’inviter, elle ne
s’était pas autorisée à implorer Dieu qu’il soit là, se contentant
d’un Ô Dieu, ne laisse pas mon père me refuser ce droit. Elle avait
répété ce qu’elle voulait dire à son frère jusqu’à ce que sa voix
soit si posée que n’importe qui pourrait voir en elle une femme
assumant pleinement ses désirs.
    Huda avait fini d’appliquer son rouge à lèvres et fermait la
broche de son hijab argenté. Elle était magnifique dans son sari
bleu marine brodé de perles d’argent, identique à celui qu’une
poignée des amies les plus proches d’Hadia porteraient aussi.
Sa sœur montrait un enthousiasme qu’Hadia ne trouvait pas
en elle.
    « Tu pourras garder un œil sur lui, ce soir ? » demanda-t‑elle.
    Huda leva le bras pour glisser à son poignet une série de
bracelets en argent qui tintaient les uns contre les autres. Tour-
nant le dos au miroir, elle considéra sa sœur.
    « Pourquoi l’as-tu appelé si tu ne voulais pas qu’il vienne ? »
    Hadia baissa les yeux sur ses mains, couvertes de henné
noir. Elle enfonça les ongles dans la chair de son bras.
    « C’est mon mariage. »
    Une évidence, mais que dire d’autre ? Peu importait si son
frère n’avait pas donné de nouvelles depuis des années, elle ne
pouvait pas imaginer cette journée sans lui. Le soulagement
qu’elle avait ressenti en le voyant avait cependant ravivé aussi
le souci qu’elle se faisait pour lui.
    « Tu veux bien lui demander de venir me rejoindre ici ? dit
Hadia. Et quand il sera là, pourras-tu nous laisser seuls un ins-
tant ? »
    Elle leva enfin les yeux sur Huda. Et même si elle en fut
brièvement blessée, Huda ne demanda pas à Hadia de l’inclure
dans cette relation dont elle avait toujours été exclue.
littérature française

« Toi, chéri, tu as une
gueule d’écrivain ! »
C’est par ces mots que
Yann Queffélec, 26 ans,
marin passionné en route
pour l’équateur, rencontra

                                                                                        © DR
Françoise Verny, figure
                                                        Yann Queffélec, écrivain,
de l’édition française.                                 est l’auteur de nombreux
Un récit tendre, drôle et                               ouvrages. Son deuxième
                                                        roman, Les Noces barbares,
vivant du chemin que                                    a reçu le prix Goncourt 1985.
parcoururent ensemble                                   Son dernier livre paru
ce jeune homme encore                                   s’intitule L’Homme de ma vie
                                                        (2015).
inconnu et cette femme
aux excès aussi célèbres
que ses fulgurances.

En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-6327-6 / 135 x 215
Contact presse : Catherine Bourgey – cbourgey@editionskero.com – +33(0)1 44 39 51 31
premières pages

                              Toi, chéri…
    J’avais oublié mon passeport quand j’ai pris la mer, à vingt-
six ans, sur un beau voilier pas comme les autres. Oublié à
Paris, sous la pile du courrier non décacheté, sa place habi-
tuelle. Par extraordinaire je n’eus pas à le présenter, et de toute
manière il était périmé.
    Le voilier s’appelait Aeleutheria, ce qui veut dire « Liberté ».
Il était grand : cinquante pieds. Il était lourd : treize tonnes de
plomb et d’acier. Il avait deux mâts. Il était beau : la beauté
d’une illusion d’enfant. Il n’avait pas coûté si cher que ça, mais
assez pour mettre sur la paille un rêveur de mon acabit. Il navi-
guait sous grand-voile et foc tempête, sa seule garde-robe. Il
n’était qu’à moitié fini, le jour du départ, à moitié peint. Cer-
tains se rappellent un bateau vert amande, d’autres un bateau
rouge minium ou rouge sang. Quelle bagarre de témoins s’il
avait coulé dès la sortie du port, accroché par un caillou ! En fait
il avait déjà coulé sans témoin, bien avant sa mise en construc-
tion, un secret qu’il feignait d’ignorer. Mais va mentir à la mer.
    On était trois à mettre les voiles, quatre avec le hasard :
l’éternel passager clandestin. Rien à signaler durant les deux
premiers jours, le sud ouvrait ses longs bras dorés, le vent
soufflait dans le bon sens. Et rien à signaler durant le troisième
jour, en tout cas rien jusqu’au coucher du soleil. Le ciel rouge
se fit bleu, se fit nuit, se fit ciel étoilé. Le voilier filait sous la
lune, lançant comme une poussière de neige. à cette vitesse-là,
pensais-je, on atteindra l’équateur avant un mois.
    J’avais fini mes heures de veille et je suis descendu me cou-
cher. Je commençais à m’endormir quand le bruit du moteur
m’a rouvert les yeux. Il démarrait, s’étouffait, démarrait, s’étouf-
fait, ne démarrait pas. ça vous fend le cœur, un bruit pareil
dans les ténèbres, ça vous oppresse. Pourquoi on démarre le
moteur ? Pourquoi il ne démarre pas ? Est-ce qu’il va bien-
tôt démarrer ? Est-ce qu’il a rendu l’âme, ce brave RCD 80 CV
bleu layette, révisé à neuf, fringant comme une jeune mariée ?
C’est épuisant, pour le corps humain, toutes ces questions. Il ne
sait plus s’il faut dormir, appeler, monter voir ce qui se passe
– il s’endort, il écrase, ils n’ont qu’à foutre le moteur par-des-
sus bord.
     Claudius est entré dans ma cabine, ou plutôt le rayon d’une
lampe torche environné d’un souffle court :
     — Le moteur ne démarre pas.
     — Pourquoi tu l’as démarré ?
     — Le vent est tombé.
     — Pas grave, il reviendra. Et le moteur attendra.
     — On n’a plus d’électricité à bord, plus de compas, plus de
table à carte, plus rien. On fait comment ?
     Claudius, c’est mon équipage, mon pote, un Cévenol insen-
sible au froid. Il n’est pas marin pour deux sous, mais il est à
l’aise partout, dans la vie, sur le pont d’un bateau comme ail-
leurs. Il n’a peur de rien, ni des bagarres ni du gros temps.
L’avion lui retourne les sangs, personne n’est parfait. Il me les
retourne aussi.
     — OK, j’arrive, j’ai dit en me levant. C’est la prise d’air qui fait
yèche ! Je vais lui causer.
     On était en mer depuis soixante-douze heures à peine, et
les bobos s’additionnaient. Le plus embêtant, c’était la prise
d’air entre la cuve à gasoil et les injecteurs. Le moteur s’arrê-
tait subitement, se fichant bien qu’on aille taper dans le décor.
Pas de moteur : pas d’hélice, pas d’alternateur, pas d’instru-
ments, pas de glacière, pas de côtes de porc, pas de beurre au
petit déjeuner, on est mal. C’est vrai qu’on aurait dû y penser
plus tôt, à toutes ces bricoles. Et c’est vrai qu’on avait quitté
l’île de Groix comme des voleurs, sur un coup de tête, un soir
de beuveries chantées avec les îliens. Au moins on était parti,
contrairement à tant d’autres. Quand on attend trop : on répare
trop, on oublie la mer, on ne part jamais. On ouvre un café des
amis sur le port en face du bateau. Et la nostalgie se déguise
en verre à pied.
littérature française

Pendant neuf mois,
Émilie, Fabrice

                                                                                           © Pascale Lourmand / Calmann-Lévy
et leurs deux enfants
ont accueilli dans
leur appartement parisien
Reza, un jeune Afghan
qui a fui son pays
                                                         Née en 1980,
en guerre à l’âge de douze                               émilie de Turckheim
ans. Ce journal lumineux                                 est l’auteur de neuf romans
                                                         et de livres pour enfants.
retrace la formidable                                    Elle a reçu
aventure de ces mois                                     le prix de la Vocation
passés à se découvrir                                    pour Chute libre
                                                         (éd. du Rocher, 2008),
et à retrouver                                           le prix Roger Nimier pour
ce qu’on avait égaré                                     La Disparition du nombril
                                                         (Héloïse d’Ormesson, 2015)
en chemin : l’espoir
                                                         et le prix des lycéens
et la fraternité.                                        d’Île-de-France pour Popcorn
                                                         Melody (Héloïse
                                                         d’Ormesson, 2016).
                                                         Depuis une quinzaine
                                                         d’années, elle est modèle
                                                         vivant pour des peintres
                                                         et des écoles d’art ;
                                                         expérience qu’elle relate
                                                         dans La Femme à modeler
                                                         (éd. Naïve, 2012).
                                                         Elle anime par ailleurs
                                                         des ateliers d’écriture,
                                                         notamment en milieu
                                                         pénitentiaire
                                                         et en milieu scolaire.
En librairie le 16 août 2018 / ISBN 978-2-7021-5897-5 / 135 x 215 / 216 pages / 17 € TTC
Contact presse : Catherine Bourgey – cbourgey@editionskero.com - +33(0)1 44 39 51 31
premières pages

    Un jour, j’ai dit : « Ils sont des milliers à dormir dehors.
Quelqu’un pourrait habiter chez nous, peut-être ? »
    Et Fabrice a dit : « Oui, il faudra juste acheter un lit. »
    Et notre fils Marius a dit : « Faudra apprendre sa langue
avant qu’il arrive. »
    Et son petit frère Noé a ajouté : « Faudra surtout lui apprendre
à jouer aux cartes, parce qu’on adore jouer aux cartes, nous ! »

    Quelques semaines plus tard, Reza est arrivé chez nous. Que
voulait dire, pour lui, « arriver chez nous » ? Avait-il imaginé nos
visages, comme j’ai essayé, pendant des semaines, d’imaginer
le sien ? La nuit, je faisais sans cesse le même rêve absurde.
J’ouvrais la porte et il entrait, avec son béret traditionnel en
laine, son sourire irrésistible et ses yeux en amande, tristes et
heureux : c’était le commandant Massoud.

    Deux semaines avant son emménagement, Reza est venu
prendre le thé à la maison.
    Que faisions-nous, ce jour-là, pour tuer le temps ? Je ne sais
plus vraiment. Nous tournions un peu en rond. Nous étions
excités et impatients. Inquiets, aussi. Mais de cette inquiétude
confiante qui précède les grands voyages.
    Les enfants avaient repéré l’Afghanistan sur la carte du
monde épinglée au mur de leur chambre. Noé m’avait dit :
« Je te préviens, maman, c’est super loin ! » Et Marius avait énu-
méré les pays limitrophes, en les touchant du bout de l’index :
le Pakistan, le Tadjikistan, l’Iran, le Turkménistan, et la Chine,
qui ne partage que quelques dizaines de kilomètres de frontière
avec l’Afghanistan.
    Parce que nous ne savions rien de Reza, Fabrice et moi
avions demandé aux enfants de ne pas lui poser de questions
personnelles pendant ce premier rendez-vous. Peut-être avait-il
perdu des membres de sa famille au cours de la guerre et de sa
longue fuite jusqu’en Europe.
    Qu’a ressenti Reza à la seconde où nous nous sommes
rencontrés ? Retrouvés tous les cinq dans le salon pour la
première fois ? Il avait l’air anxieux et terriblement épuisé. Son
visage anguleux était luisant de sueur. Si je n’avais pas su qu’il
avait vingt et un ans, je lui en aurais donné quarante.
    J’avais acheté un cake au citron à la boulangerie, et nous
attendions notre futur hôte, sagement assis sur le canapé du
salon, devant le gâteau encore emballé. J’avais préparé deux
chaises : une pour Reza et une pour la jeune femme du Samu
social qui l’accompagnait.

    J’ai presque tout oublié de cette première rencontre. Un seul
mot me vient à l’esprit : qui-vive.
    Un homme sur le qui-vive. Et qui vous regarde avec une
telle fixité, une telle profondeur, qu’il ne vous regarde plus vrai-
ment : il guette ce qui pourrait surgir à droite, à gauche, de tous
côtés. Reza semblait surveiller chacun de ses gestes. Il tenait
ses mains l’une dans l’autre. Nous lui parlions en français, len-
tement. Il plissait les yeux et se concentrait sur les paroles qui
sortaient de nos bouches, comme si chaque mot était un objet
mystérieux qu’il fallait retourner à toute vitesse pour en devi-
ner le sens.

    Reza a pris une profonde inspiration et a dit qu’il venait
d’Afghanistan. Qu’il avait traversé « beaucoup, beaucoup »
de pays avant d’arriver ici. « Combien de pays ? » a demandé
Marius. Reza lui a répondu qu’il était d’abord allé en Iran, puis
en Turquie, en Grèce, en Albanie, et qu’il avait ensuite parcouru
toute l’Europe jusqu’en Norvège.
    « La chance ! T’as trop de chance ! » s’est exclamé Marius.
    J’ai ressenti un pincement glacial dans la nuque. Quelle
maladresse, ce mot « chance », pour évoquer une fuite clandes-
tine, sous l’ombre tenace de la peur. Au même instant, j’ai sur-
pris une lueur de fierté dans les yeux de Reza. Il avait compris
que pour ce garçon de neuf ans, son périple était synonyme de
fabuleuse aventure. Il a regardé Marius et lui a dit, avec un sou-
rire très tendre qui a soudain rajeuni son visage : « Oui, c’est
chance ! »
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Imprimé en France
par Domigraphic
en mai 2018
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