ROMÉO ET JULIETTE - Opéra Comique
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Soutenu par Soutenu par AVEC LE SOUTIEN DE Madame Aline Foriel-Destezet, Mécène principale de l’Opéra Comique PARTENARIAT MÉDIA Spectacle capté les 15 et 17 décembre 2021 2
ROMÉO ET JULIETTE Opéra en cinq actes de Charles Gounod Livret de Jules Barbier et Michel Carré, d’après la tragédie de Shakespeare Créé le 27 avril 1867 au Théâtre-Lyrique, à Paris Direction musicale - Laurent Campellone Roméo - Jean-François Borras Mise en scène et décors - Éric Ruf, Juliette - Julie Fuchs Sociétaire honoraire de la Comédie-Française Frère Laurent - Patrick Bolleire Production Opéra Comique Costumes - Christian Lacroix Stéphano - Adèle Charvet Coproduction Opéra de Rouen Normandie, Opéra national de Washington, Lumières - Bertrand Couderc Mercutio - Philippe-Nicolas Martin Théâtre de la Ville de Berne, Chorégraphie - Glysleïn Lefever Comte Capulet - Jérôme Boutillier Fondation Théâtre Petruzzelli de Bari Collaboration artistique - Gertrude - Marie Lenormand Le décor a été initialement réalisé dans Léonidas Strapatsakis Tybalt - Yu Shao les ateliers de la Comédie-Française pour Benvolio - Thomas Ricart le spectacle Roméo et Juliette de William Assistant musical - Mathieu Charrière Pâris - Arnaud Richard* Shakespeare mis en scène par Éric Ruf. Assistante à la mise en scène - Grégorio - Yoann Dubruque Céline Gaudier Duc de Vérone - Geoffroy Buffière Durée estimée : 3h, entracte inclus Assistante décors - Dominique Schmitt Frère Jean - Julien Clément* Assistants costumes - Jennifer Morangier, Danseurs - Camille Brulais, Laurent Côme, Jean-Philippe Pons Rafael Linares Torres, Sabine Petit Assistant lumières - Sébastien Böhm Chœur - accentus/ Introduction au spectacle et Chantez Chef de chant - Thomas Palmer Opéra de Rouen Normandie Roméo et Juliette dans les espaces Seconde cheffe de chant - du théâtre, 45 minutes avant chaque représentation Marine Thoreau La Salle Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie *Membres d’accentus 3
À LIRE AVANT LE SPECTACLE Par Agnès Terrier L’Italie des cités médiévales, des palais Cependant, quoique populaire et le pas à Paris, à l’Opéra-Comique peints à fresque, des tours crénelées romantique à souhait, l’histoire et au Théâtre Feydeau, en pleine et des balcons de marbre… Quelle des amoureux Juliette et Roméo tourmente révolutionnaire. L’heure promesse pour un théâtre au XIXe pose quelques difficultés à était alors à la célébration du contrat siècle, quand le caractère pittoresque l’opéra. Elle requiert, pour rendre matrimonial, présenté comme socle des décors de scène comptait autant la représentation crédible, deux et ciment pacificateur de la société que l’éloquence des interprètes ! interprètes aussi jeunes que beaux. républicaine. Berlioz estime aussi que, dans un Lorsque cette perspective décorative répertoire depuis toujours dévolu aux Comment renouer ensuite avec les se combinait à l’esprit de Shakespeare, passions du cœur et foisonnant de amours « lamentables » de Roméo et un directeur de salle se frottait les déclarations et de duos, « la sublimité Juliette ? Et comment traiter l’origine mains. Car comme l’avait décrété de cet amour en rend la peinture même du tragique, l’autorité paternelle Victor Hugo en 1827, dans la préface dangereuse pour le musicien ». D’où des seigneurs Capulet et Montaigu, en de Cromwell, Shakespeare « c’est sa propre transposition de la pièce un XIXe siècle où le Code civil renforce la sommité poétique des temps en symphonie dramatique (1839), l’autorité patriarcale ? modernes, c’est le drame qui peint avec chœurs et solistes mais sans la vie, qui fond sous un même les voix des personnages éponymes… Heureusement, si les personnages sont souffle le grotesque et le sublime, italiens, c’est aussi d’Italie qu’arrivent, le terrible et le bouffon, la tragédie Au XVIIIe siècle, les amants de Vérone dans cette capitale cosmopolite qu’est et la comédie. » sont bien devenus des personnages le Paris romantique, des opéras lyriques mais… dans des comédies se tragiques signés Zingarelli (1812), Au XIXe siècle, plus de deux cents ans concluant par leur mariage ! Benda Vaccai (1827), Bellini (1833), tandis après sa mort, Shakespeare fournit a ouvert le bal en Allemagne en qu’une troupe anglaise vient y révéler donc l’inspiration, sinon le sujet, de 1776, avec un singspiel créé à Gotha. les sombres couleurs dramatiques nombreuses pièces et opéras. Dalayrac et Steibelt lui ont emboité du théâtre shakespearien. 4
« L’amour ne peut pas donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l’amour... Pourquoi séparer l’un de l’autre ? Ce sont les deux ailes de l’âme. » Hector Berlioz Épris du sujet depuis son séjour Le dernier, au dénouement, respecte Gounod compose d ’une traite, de jeunesse à la Villa Médicis – la longue tradition britannique, et au printemps 1865, ce qui doit récompense du Grand Prix non l’original shakespearien que d’abord être un opéra-comique de Rome –, Charles Gounod décide révèlera bientôt la belle et fidèle puis qui devient un opéra, sans de s’y consacrer vingt-cinq ans plus traduction de François-Victor Hugo, qu’on connaisse les raisons de ce tard, en pleine maturité, porté le fils du poète. revirement. Orchestrer prend plus par les succès de Faust (1859) et de temps en raison d’une grave de Mireille (1864). Lui qui a mis Le T h é â t r e - Ly r i q u e , s c è n e d e crise dépressive, qui amène Gounod en musique Goethe, Mistral et création concurrente de l’Opéra- à se convaincre que Roméo sera Molière ne s’effraie d’aucun auteur C o m i q u e e t d e l ’O p é r a s o u s son dernier opéra. Pourtant, il est majeur, et il entend bien relever le Second Empire, a produit élu à l’Académie des Beaux-Arts le défi lancé par l’ami Berlioz. Les les succès de Gounod et lui et, dans la foulée, l’œuvre entre couleurs italiennes, la peinture est acquis. Son directeur Léon en répétitions en août 1866. Sous amoureuse et l’expression sincère Carvalho, génial metteur en la direction du maestro Deloffre, l’enthousiasment. Enfin et surtout, scène, a initié le compositeur aux Caroline et Michot entourent il a des collaborateurs idéaux. ficelles du théâtre. Formations Cazaux, naguère créateur de musicales, peintres décorateurs Méphistophélès, désormais Ses librettistes, les habiles Jules et artistes sont de premier ordre, converti en Frère Laurent. Gounod Barbier et Michel Carré, lui à commencer par l’épouse de a fait imprimer sa partition, ce qui offrent un livret assez affranchi Léon, Caroline Miolan-Carvalho, laisse à Carvalho toute liberté de l’original pour comporter un brillante créatrice de Marguerite et de la couper, ce qu’il ne manque personnage de page, confié à une de Mireille, et le ténor Michot. Car jamais de faire. Sans doute est-ce mezzo en travesti, un grand bal, contrairement aux opéras italiens, nécessaire car la première du 27 deux scènes de mariage et… un le Roméo français ne peut être avril 1867 dure presque 4h45, dont record de quatre duos d’amour. chanté que par un homme. 1h15 de changements de décors… 5
Le contexte de création est C’est en effet la première fois que Avec Julie Fuchs et Jean-François absolument idéal : l’Exposition la salle Favart joue un titre qui Borras, nous reprenons Roméo et universelle a ouvert le 1 er avril sur n’est plus un opéra-comique, ceci Juliette à sa 426 e représentation. le Champ-de-Mars, attirant à Paris à double titre : il est dépourvu le monde des arts, des sciences de dialogues parlés et il s'achève L’originalité de notre projet, confié à et des techniques. Le Théâtre- tragiquement. Prenant lui-même la baguette de Laurent Campellone, Lyrique se place à la hauteur de ses la tête de l’Opéra-Comique en est de confronter l’opéra au drame concurrents, en particulier l’Opéra, 1876, Carvalho porte le nombre de Shakespeare, pour injecter dans qui affiche Don Carlos de Verdi de représentations à 391, jusqu’au celui-là l’urgence, la fulgurance, depuis le 11 mars, et les Variétés, coup d’arrêt du terrible incendie qui l’âpreté et la violence de celui-ci. qui ont lancé La Grande Duchesse ravage le théâtre en 1887. D’où l’idée d’inviter Éric Ruf à de Gerolstein d’Offenbach le 12 avril. reprendre ses magistrales mise en Le 27, Roméo remporte un immense L’année suivante, l’Opéra Garnier scène et scénographie de 2015, qui succès, au retentissement aussitôt récupère solennellement l’œuvre. ont remis la pièce au répertoire de la international. Il est joué dans l’année À chaque fois, elle a fait l’objet Comédie-Française, dans une vision même à Bruxelles (en français), à d’adaptations – supervisées par Bizet jeune et actualisée, débarrassée de Dresde et Vienne (en allemand), en 1873 – et à chaque fois Gounod sa lourde tradition décorative. à Londres, Milan et New York (en a publié une nouvelle version, sans italien). Roméo s’impose et restera trancher en faveur d’une seule. Retour à Shakespeare, avec de comme le titre le plus populaire Si bien que c’est à partir de celle grands interprètes lyriques, pour de Gounod. de 1888 que chaque chef élabore une double utopie : en explorant aujourd’hui sa version, en fonction les voies de mutualisation possibles En 1868, la ruine de Carvalho arrête des impératifs de production et de de nos productions, faire dialoguer l’exploitation du spectacle après ses options dramaturgiques. les œuvres. 102 représentations. Une reprise à l’Opéra échoue. Mais l’Opéra- Hormis deux soirées de gala Comique des années 1870 récupère d a n s l ’e n t r e - d e u x g u e r r e s , les chefs-d’œuvre du Théâtre-Lyrique l’Opéra-Comique a repris l’œuvre en disparu, en particulier ceux de 1959-1960 (pour 26 représentations), Gounod, tout en engageant Miolan- avec Janine Micheau et Marcel Carvalho (d’où la présence de son Huylbrock dirigés par Jésus Etcheverry, profil en médaillon dans le foyer et en 1994 (pour 8 représentations), de notre théâtre). Roméo y reparait avec Nuccia Focile et Roberto en 1873, avec un éclat particulier. Alagna dirigés par Michel Plasson. 6
ARGUMENT ACTE I ACTE III le père de Juliette vient lui annoncer qu’il va l’unir à Pâris selon l’ultime Au bal masqué des Capulet, on Frère Laurent reçoit dans sa cellule souhait de Tybalt. admire la fille de la maison, Juliette, Roméo et Juliette, qui veulent s’unir p ro m i s e au co mte P â r i s , m a i s secrètement. Il accepte, voyant Chargé par Capulet de préparer désireuse de profiter d’abord de dans leur mariage une promesse de Juliette à ce mariage, Frère Laurent sa jeunesse. Roméo Montaigu et paix civile. lui propose un breuvage qui la fera ses amis sont venus incognito car passer pour morte et qui lui permettra, la vieille rivalité des deux familles En ville, le valet de Roméo, Stéphano, après sa mise au tombeau, de retrouver met sans cesse Vérone au bord de provoque les Capulet. Le ton monte, Roméo pour s’enfuir avec lui. la guerre civile. il reçoit l’appui de Mercutio et de Benvolio, tandis que Tybalt rassemble Elle boit, et s'effondre peu après, Roméo et Juliette tombent amoureux le clan Capulet. Roméo tente de les juste devant l’autel nuptial. dès leur rencontre fortuite. Après séparer mais Tybalt l’insulte. Roméo coup, chacun identifie l’autre avec refusant le combat, Mercutio veut le ACTE V effroi… Le cousin de Juliette, Tybalt, venger et affronte Tybalt qui le tue. jure qu’il tuera Roméo. Juliette se Acculé, Roméo tue Tybalt. Roméo n’a pas reçu le message de Frère promet de mourir si son amour n’est Laurent car Stéphano a été agressé en pas exaucé. La fête continue dans Le duc de Vérone constate le double chemin. Il est donc rentré à Vérone à la une ambiance tendue. meurtre et exile Roméo. nouvelle de la mort de sa bien-aimée. ACTE II ACTE IV Dans la crypte des Capulet, il s’em- poisonne sur la dépouille de Juliette, La nuit suivante, Roméo vient sous Dans la chambre de Juliette, le jeune juste avant son réveil. Passé le le balcon de Juliette. Ils échangent couple doit se séparer au matin. Elle lui bonheur de se retrouver, ils réalisent des serments passionnés, malgré la pardonne le meurtre de Tybalt et ils que la mort va les séparer. Elle se surveillance de la nourrice Gertrude échangent de nouveaux serments. frappe de son poignard, et ils meurent et des valets de Capulet. Après le départ de son époux secret, ensemble. 7
INTENTIONS Par les maîtres d’œuvre du spectacle LAURENT CAMPELLONE, COMMENT ABORDEZ-VOUS LA PARTITION DE ROMÉO ET JULIETTE À L’OPÉRA-COMIQUE ? Laurent Campellone J’ai dirigé Roméo plusieurs fois : Œuvre mythique du répertoire, à chaque reprise se pose la question Roméo et Juliette est aussi une œuvre de ce que l’on va jouer exactement. ouverte. À chaque reprise du vivant Maintient-on l’air du poison ? de Gounod, à l’Opéra-Comique puis Si oui, en entier ? Quelle conclusion à l’Opéra, la partition a été adaptée pour l’acte IV ? On n’est pas dans aux contraintes qui s’imposaient, un opéra durchkomponiert à la Wagner, notamment aux changements d’interprètes. mais dans une partition à numéros, Difficile de déterminer quelle serait même si Gounod s’efforce de l’unifier la version originale, ou définitive, même par la tension dramatique : on peut pour moi qui suis très soucieux des donc enlever certains morceaux souhaits des compositeurs et de la en fonction de l’orientation que l’on vérité musicologique. En vérité, c’est veut donner à la fin de l’opéra, cela, l’esprit de Roméo : faire du sur- à l’issue du drame. Un nouveau mesure, favoriser l’esprit pragmatique. projet se crée avec chaque équipe Gounod et son metteur en scène et artistique. Cela confère à l’œuvre producteur Carvalho pensaient qu’il fallait un très grand potentiel de modernité. privilégier la puissance du spectacle vivant La situation est différente avec Faust, par rapport au strict respect de l’écrit. qui ne tolère pas de coupe. 8
Laurent Campellone Direction musicale 9
Jean-François Borras Julie Fuchs Roméo Juliette 10
JUSTEMENT, EN QUOI ROMÉO ET JULIETTE SE DISTINGUE-T-IL DANS LA PRODUCTION DE GOUNOD ? Laurent Campellone Voyez la progression en perspective Gounod est un caméléon musical. qu’observent les quatre duos d’amour, À chaque opéra, il cherche à surprendre. du plus superficiel et charmant au plus Il fait voyager son public dans l’Allemagne profond et déchirant. Les figures d’autorité, de Faust, l’Italie de Roméo, la Provence créées par le même chanteur à l’époque, de Mireille. En peintre qu’il était aussi, sont aux antipodes : Frère Laurent il cherche des couleurs évocatrices, est l’antithèse de Méphistophélès. s’imprègne d’atmosphères – il compose Roméo à Saint-Raphaël – et sait éviter La dichotomie est d’ailleurs un trait le pittoresque. La valse de Juliette n’est caractéristique chez Gounod. Roméo repose pas celle de la kermesse de Faust. sur l’alternance, très méridionale, entre la nuit des complots et des secrets, et le jour Il est cependant en constante recherche du paraître en société. « Ô nuit ! sous tes de nouveauté, ce par quoi il est bien ailes obscures, abrite-moi ! » et « Ah ! lève-toi, de son temps, de ce Second Empire où tout soleil ! » se succèdent dans le rôle de Roméo s’accélère, où se développent le chemin à quelques vers d’intervalles. À l’orchestre, de fer, les grands magasins, la mode les cordes sont associées à la lune, saisonnière, où production et consommation au féminin, à l’élément liquide, tandis que entrent en effervescence. l’éveil, le jour, le masculin sont représentés par les bois, la chaleur du souffle. J’ai parfois le sentiment que Faust et Roméo sont construites en opposition. Autre trait dichotomique, l’ambivalence Les deux histoires sont liées au cosmos, stylistique : l’art de Gounod se déploie mais dans Roméo tout passe par le rapport dans une structure et un cadre formel très à la nature, tandis que l’alchimie assure forts, imposés par sa formation classique ce rôle dans Faust. Les deux ouvrages et rassurants, mais il est fait de déversements sont très intenses, mais tandis que Faust émotionnels intenses, débridés, véhiculés par nous embarque dans des montagnes les thèmes et la vocalité. À l’image de l’ultime russes émotionnelles, Roméo ne cesse duo d’amour dans le caveau des Capulet, de faire monter la tension. une absolue réussite théâtrale et musicale... 11
QUELLES SONT LES CARACTÉRISTIQUES VOCALES DES RÔLES PRINCIPAUX ? Laurent Campellone Pour Roméo, il faut un ténor qui ait un sens Gounod écrit extraordinairement poussé du legato et un passage facile, bien pour les voix. Malgré la difficulté des presque une voix italienne. Juliette doit rôles solistes, en termes de tessiture et être pleine d’énergie, avec un grand moteur d’amplitude, les aigus sont toujours bien rythmique. Le danger pour ces deux rôles, amenés, en accord avec la nature des c’est de privilégier le son et de les confier voyelles. Il n’y a jamais non plus de faute à des voix trop lourdes : cela mettrait de prosodie ou d’accent. Par ailleurs, du plomb dans l’aile à l’interprétation, on a parfois l’impression chez d’autres sur le plan musical comme dramatique. compositeurs qu’il faudrait plusieurs types Ces deux personnages sont jeunes, frais, de voix pour chanter certains rôles – leur voix ne doit pas contredire ces traits je pense à Don José, dont l’épaisseur est de personnalité. Et puis un autre faux pas très différente entre le duo avec Micaëla serait, avec de trop grandes voix, d’anticiper et l’épisode dans la montagne. Chez Gounod, le drame, alors que le début de l’opéra les profils vocaux sont très clairs. doit être extrêmement joyeux. La tragédie est un engrenage mais ne doit pas peser sur eux dès le début comme une fatalité – c’est aussi une conviction d’Éric Ruf. Patrick Bolleire Trois rôles en apparence secondaires Frère Laurent sont particulièrement délicats à distribuer pour préserver l’économie de l’œuvre. Capulet requiert une voix à la fois puissante, autoritaire – c’est un stentor – et capable d’énergie et d’élégance, pour lancer le lever de rideau à la française de l’acte I. Il y a ensuite Stéphano et Frère Laurent, dont les interventions sont très théâtrales et très difficiles malgré une apparente simplicité, et surtout cruciales dans l’évolution du drame. 12
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Jérôme Boutillier Comte Capulet Yoann Dubruque Grégorio 14
PARLEZ-NOUS DE L’ORCHESTRATION DE GOUNOD… Laurent Campellone L’orchestration de Gounod est certes académique : c’est un musicien issu de l’institution, épris de littérature classique (Shakespeare succède à Molière et Goethe !) et j’ai déjà mentionné son rapport aux formes – son amour de la fugue par exemple. Mais Gounod est aussi un compositeur dévoué au drame, et il utilise l’orchestre comme un décor pour l’action scénique, en adaptant sans cesse sa texture, ses couleurs. Je pense à la scène de bataille dans l’acte III par exemple, ou au troisième duo d’amour. Dans celui-ci, l’orchestre fait entendre l’alouette et le rossignol du jour qui se lève. Je dirais que Gounod, qui fut organiste, conçoit un peu son orchestration comme une registration : il superpose des timbres pour créer un espace et une atmosphère. Dans le madrigal du premier acte, lorsque Roméo déclare sa flamme à Juliette pour la première fois, j’ai comme la sensation que Gounod a refermé la boîte expressive de son orgue, qu’il a abandonné le grand orgue pour un simple positif : diminuant le son, il crée l’intimité nécessaire à ces premiers aveux, en marge du bal. Ses combinaisons de strates sonores témoignent d’un grand savoir-faire théâtral. D’ailleurs, Roméo et Juliette a inspiré d’autres compositeurs. Avant Leonard Bernstein, qui admirait tant Gounod, et son célèbre West Side Story, il y a eu Verdi, dont le tableau final d’Aida (créé en 1871, Roméo ayant été donné à Milan dès 1867) n’est pas sans rappeler le tombeau des Capulet. Là encore, on joue entre vie et mort, obscurité et jour. C’est de bonne guerre, car je soupçonne aussi Verdi d’avoir été une inspiration pour les chœurs de Roméo – à Paris, Rigoletto a été créé au Théâtre-Italien en 1857… 15
ÉRIC RUF, VOUS AVEZ MIS EN SCÈNE LA PIÈCE DE SHAKESPEARE À LA COMÉDIE-FRANÇAISE, Éric Ruf, ET VOUS L’ADAPTEZ Mise en scène À PRÉSENT À L’OPÉRA et décors DE GOUNOD : C’EST UNE PREMIÈRE ? Éric Ruf L’expérience qui m’est proposée à l’Opéra-Comique est précieuse : il est rare en effet qu’un metteur en scène soit amené à créer la même œuvre au théâtre et à l’opéra. Ce projet s’inscrit dans une double démarche économique et écologique, puisque nous conservons la même base de costumes, de décors, et bien sûr la même équipe artistique de création qu’à la Comédie-Française. Cependant, il ne s’agit pas d’une reprise stricte. On pourrait parler de progression. L’effectif au plateau augmente grâce à la présence des chœurs, et les artistes lyriques amènent naturellement une dimension supérieure à la simple narration. 16
Enfin, les caractéristiques du genre opératique sont très différentes de celles du théâtre, notamment en ce qui concerne le déroulement temporel de l’action et la signification des interventions musicales. Le livret se fondait sur une version de la pièce élaborée au XVIIIe siècle, alors que j’ai mis en scène une version scénique d’une traduction fidèle de Shakespeare, celle de François- Victor Hugo. La différence la plus notable est peut-être la résistance étonnante des chanteurs par rapport aux comédiens lorsqu’il s’agit de poison shakespearien. Les premiers chantent encore quand les seconds ont fini depuis longtemps de convulser. Ainsi, Juliette chez Gounod succombe au philtre de Frère Laurent en pleine cérémonie de mariage alors qu’au théâtre, c’est dans la solitude de sa chambre de jeune fille. Malgré ces écarts, j’ai été agréablement surpris, en découvrant l’opéra, par la proximité des idées dramaturgiques de Gounod et de Shakespeare. Et cette partition correspond si bien à ma façon d’envisager Shakespeare que j’ai pu m’engager dans l’aventure avec conviction. 17
VOTRE MISE EN SCÈNE A ÉTÉ CRÉÉE EN 2015. DANS QUEL ESPRIT L’AVIEZ-VOUS CONÇUE ? Éric Ruf Pour commencer, il fallait Redonner, réexposer les revenir à l’essentiel, tenter pièces légendaires qui font partie ce viatique hérité de de la mémoire collective est l’une des Patrice Chéreau : raconter missions de la Comédie-Française. une histoire. Donc faire Pourtant, Roméo et Juliette n’y une lecture littérale, avait pas été donnée depuis 1954. en m’efforçant d’ôter les Tentant de comprendre les raisons filtres, de déblayer parmi de cette longue absence, je me les couches de sédiments suis aperçu que le mythe est si successives. Shakespeare présent dans les esprits qu’il en était est un immense raconteur devenu autarcique, souvent très loin d’histoires et celle de la réalité complexe de la pièce de Roméo et Juliette de Shakespeare, comme une pièce est d’un foisonnement rentrée, fantôme. Cette distance extraordinaire. Ce n’est pas m’a passionné, comme me fascine l’œuvre d’un Shakespeare l’imaginaire collectif autour assagi et univoque, mais du répertoire. On parle souvent celle de l’auteur du Songe et de tradition d’interprétation chez de Macbeth mêlés. les acteurs : elle existe aussi chez les spectateurs. Strates de lectures Pour faire entendre ce texte, accumulées au fil des siècles, il était nécessaire de déplacer gravures, couvertures des livres la mire, de trouver un entre- de poche, films, opéras, ou encore deux d’époque, d’esthétique, balcons transfuges de Shakespeare suffisamment inactuel à Rostand… Ces confusions altèrent et contemporain pour que le la lecture de la pièce et lui font perdre spectateur n’y reconnaisse des plumes : la rudesse, la luxuriance, pas immédiatement une l’humour de Shakespeare intention manifeste mais se s’en trouvent tamisés, arasés. laisse porter par l’histoire. 18
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Marie Lenormand Gertrude 20
D’OÙ L’INSPIRATION ITALIENNE POUR LES DÉCORS QUE VOUS AVEZ CONÇUS. Éric Ruf C’est l’Italie bien sûr, mais une Italie pauvre où l’on observe sur les murs beaux et délabrés le souvenir d’une civilisation glorieuse. Une Italie du Sud où la chaleur écrase les places et échauffe les esprits. Une Italie d’entre-deux-guerres encore extrêmement pieuse, où les peurs irraisonnées, les croyances populaires demeurent vivaces. Une Italie pauvre où la qualité de la langue est d’autant plus audible si elle n’est pas noyée dans les moirures des velours et les cols de fourrure de la Renaissance, et si elle se frotte à la grandeur perdue de façades écaillées. L’Italie de la vendetta où la vengeance, la mort sont laissées en héritage sans que personne ne puisse remonter à la source des antagonismes. Je m’étais appuyé à la Comédie-Française sur de vieilles chansons populaires italiennes ; écoutant la musique de Gounod, sa luxuriance et ces airs faisant partie d’une mémoire collective, je n’ai pas vu d’incongruité du passage et de la continuité des unes à l’autre. Au théâtre comme à l’opéra et sans doute comme au Globe Theatre de l’origine, la scénographie doit répondre à un impératif de fluidité narrative. Rien ne s’arrête jamais chez Shakespeare et toute installation est coupable – en deux ou trois jours à peine, Juliette et Roméo se seront connus, aimés et en seront morts. J’utilise donc comme décor des tours comme autant de piliers antiques dont l’organisation crée des agoras, des intérieurs ou des dédales à volonté. Souvent la chambre nuptiale et la chambre funéraire partagent une architecture commune, à l’instar des lits de nos aïeux où l’on naissait, enfantait et mourait sous le même plafond indifférent. 21
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DÉBARRASSÉ DE SON ROMANTISME DÉCORATIF, QUE RACONTE LE MYTHE DE ROMÉO ET JULIETTE ? Éric Ruf Cette histoire existe avant tout par sa fulgurance. Il ne s’agit pas ici de comprendre cet amour, sa nature et son origine mais d’en reconnaître la course folle. Roméo et Juliette sont comme des surdoués de l’amour, sachant à deux, intuitivement, très vite, qu’il a maille à partager avec la mort, chacun jouant l’Orphée de son Eurydice, tour à tour. On songe à La Nuit sexuelle de Pascal Quignard, dont ils auraient fait une lecture impressionnée. Amour fou de tranchées, de guerres civiles. Tout consommer, se consumer autant. Le vrai romantisme n’est traversé que de cette idée-là, c’est pour cela que ça va vite, que ça vit, que ça meurt. Pour cela que c’est juvénile, mais en aucun cas naïf. Il s’agit d’animalité aussi, de mort, de violence, de sang. On se bat à l’arme blanche, on se tue à coups de couteau, cela saigne. Pour le dernier tableau, j’ai pensé à Palerme et à ses catacombes où les corps sont disposés, debout, dans leurs habits du dimanche. Un lieu où la fraîche beauté de Juliette insulte pour quelques heures les joues parcheminées, crevées, de celles qui l’ont précédées dans la tombe, victimes sans doute elles aussi des haines séculaires. 23
PARLEZ-NOUS DES PERSONNAGES. Éric Ruf On pense de Roméo qu’il est un jeune garçon héroïque et brillant, mais c’est l’antihéros par excellence, l’opposé de l’amoureux transi ou du chef de bande. Il courtise une certaine Rosaline jusqu’au jour où il croise Juliette. Son amour pour elle va lui permettre d’échapper un temps à sa famille et à son destin. Juliette quant à elle est d’une force stupéfiante et porte la transgression. D’une façon générale, même si c’est atténué dans l’opéra, chaque personnage présente une tension entre sa fonction dramatique et son individualité. Assumant la dimension collective et joyeuse du drame, le chœur de Gounod sert aussi à exprimer cela : chaque personnage est plein de vie, aucun ne mérite la violence absurde et le destin de mort qu’impose la vendetta. Thomas Palmer Chef de chant La pièce commence par un prologue qui, dans l’opéra, est chanté par tous les personnages, entre la fosse et le rideau baissé. Cela crée un contact direct entre le plateau et le public, et sert notre quête de sens et d’identification. Les interprètes restent ensuite en scène et entrent, à vue, dans leurs rôles pour jouer le bal de l’acte I. Tout au long du spectacle, on verra aussi les choristes interpréter tantôt les Capulet, tantôt les Montaigu, au moyen de gestes très simples, une façon de se coiffer, de se retrousser les manches. Les montrer si semblables permet de souligner l’absurdité de leurs affrontements. 24
Arnaud Richard Pâris Yu Shao Tybalt 25
CHARLES GOUNOD (1818-1893) Par Gérard Condé Otello de Rossini au Théâtre-Italien avec restèrent si vaines qu’il songea la Malibran en 1831 puis Don Giovanni à se consacrer à la musique d’église, en 1833 susciteront sa vocation de voire à entrer dans les ordres. Pauline compositeur. Élève de Reicha en privé García Viardot lui donna sa chance puis, au Conservatoire, de Lesueur et en mettant comme condition à son d’Halévy, Gounod remporta le premier réengagement à l’Opéra la création Grand Prix de Rome en 1839 avec la d’un ouvrage de Gounod dont elle cantate Fernand. Les deux années serait l’héroïne… Las, les succès passées à la Villa Médicis furent médiocres de Sapho (1851), malgré sa marquées par son intimité avec Ingres, fin sublime, puis de La Nonne sanglante Charles Gounod dans les années 1860 dont les propos (« le dessin est la dignité (1854) à l’Opéra firent douter de ses de l’art ») lui apprirent davantage que dons pour la musique dramatique, ses études de composition ; et par la jusqu’à ce que la création du Médecin Né à Paris le 17 juin 1818, Charles découverte, à l’écoute des conférences malgré lui (1858), sur la scène plus intime Gounod était le fils du peintre de carême de Lacordaire et des du Théâtre-Lyrique, révèle ce qu’il François Gounod et le petit-fils du chantres de la chapelle Sixtine, des pouvait apporter dans un genre moins dernier « fourbisseur » du Roi (armurier). vertus de l’éloquence, autre clef de monumental que le "grand opéra". Les artisans étant logés dans la galerie son esthétique. du Louvre au même titre que les Ses librettistes étaient Jules Barbier artistes attachés à la couronne, leurs À son retour à Paris en 1843, il fut et Michel Carré, poètes et hommes de enfants jouaient ensemble et c’est ainsi nommé Maître de chapelle à l’Église théâtre à la plume alerte. Grâce à eux, que la famille Gounod s’est intégrée des Missions étrangères. Ses tentatives Gounod sut donner à ses œuvres, et au milieu artistique le plus en vue. pour forcer les portes des théâtres spécialement à l’effusion amoureuse, 26
une note de fraîcheur inattendue et Les trois derniers opéras de Gounod mais encore il leur a rendu justice une incomparable justesse d’accent. ne connurent pas la consécration grâce à une légèreté de touche qui Faust (1859) n’est pas le fruit des immédiate que Roméo et Juliette exalte les vers sans s’appesantir et circonstances : Gounod l’a porté en lui rencontra en 1867 : de Cinq-Mars conserve la souplesse de la langue. pendant vingt ans. Il avait découvert (1877) la postérité n’a retenu qu’un air la pièce en 1839. « Cet ouvrage ne (« Nuit resplendissante ») jusqu’à la La musique sacrée occupe une place me quittait pas, notera-t-il dans ses redécouverte de l’ouvrage ; Polyeucte majeure dans sa production, au début Mémoires, je l’emportais partout avec (1878) attend son heure qui replacera et à la fin de sa carrière. Seule connue moi, et je consignais dans des notes « Source délicieuse » dans son ou peu s’en faut parmi une vingtaine éparses les différentes idées que je contexte ; enfin, Le Tribut de Zamora de messes, celle qu’il destina à la fête supposais pouvoir me servir le jour (1881) ne subit pas, de loin, l’échec qui de Sainte Cécile (1855) n’est cependant où je tenterais d’aborder ce sujet le fit plonger dans un injuste oubli. pas représentative. C’est, dirait-on, comme opéra ». une messe sinon d’apparat du moins Cette carrière théâtrale chaotique de concert, où les quelques allusions Gounod fut moins heureux avec La tient au fait que le domaine de au plain chant dans le Kyrie et Reine de Saba (1862), malgré la qualité prédilection de Gounod était l’intimité, le Benedictus ne semblent là que pour des airs, mais se dédommagea avec et ses mélodies ont autant de mérite rehausser les effusions d’un lyrisme Mireille (1864) d’après le chef-d’œuvre à assurer sa gloire que sa musique chaleureux et ensoleillé. de Mistral. Au printemps 1863, le dramatique. Ravel affirmait qu’il poète l’avait pressé de séjourner fut « le véritable instaurateur de la Trois messes de requiem (1842, près des lieux mêmes — les Baux, la mélodie en France [...] qui a retrouvé 1873, 1891) jalonnent sa carrière Crau — pour saisir le contexte des le secret d’une sensualité harmonique marquée par la faveur constante amours contrariées de la fille du perdue depuis les clavecinistes ». dont jouirent ses deux symphonies (à riche Ramon et de Vincent, l’humble l’inverse de ses cinq quatuors), une vannier. Pour composer Roméo et Gounod a publié près de cent centaine de motets, des chœurs et Juliette, au printemps 1865, Gounod cinquante mélodies, dont près d’un trois oratorios : Tobie, Rédemption se fixa à Saint-Raphaël : « Je travaille tiers en anglais et une quinzaine en et Mors et Vita créé à Birmingham soit chez moi, soit dehors, sur le bord italien écrites lors de ses années le 30 août 1885 et dont il expliqua de la mer qui est pour moi un vrai londoniennes, de l’automne 1870 le titre : « La mort n’est que la fin collaborateur. J’entends chanter au printemps 1874. Toutes sont d’une existence qui meurt un peu mes personnages avec autant de intéressantes car non seulement il a chaque jour. Mais c’est le moment netteté que je vois les objets qui souvent choisi de bons poètes — Hugo, premier et, en fait, la naissance de m’environnent, et cette netteté me Musset, Gautier, Lamartine, jusqu’à ce qui ne meurt jamais. » Gounod met dans une sorte de béatitude ». Racine, La Fontaine, Baïf ou Ronsard — franchit le seuil le 18 octobre 1893. 27
STAR-CROSS'D LOVERS AMANTS MAUDITS ROMEO If I profane with my unworthiest hand This holy shrine, the gentle sin is this: My lips, two blushing pilgrims, ready stand To smooth that rough touch with a tender kiss. JULIET Good pilgrim, you do wrong your hand too much, Which mannerly devotion shows in this ; For saints have hands that pilgrims’ hands do touch, And palm to palm is holy palmers’ kiss. Acte I, scène 5 Rencontre de Roméo et Juliette au bal masqué 28
ROMÉO JULIETTE Ah ! chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux bien en quel lieu je dois être : m’y voici… Mais où est Roméo ? et que l’affreux monstre décharné te garde ici dans les Rumeur au loin. ténèbres pour te posséder ! Horreur ! Je veux rester près FRÈRE LAURENCE de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! J’entends du bruit… Ma fille, quitte ce nid de mort, Oh ! c’est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et de contagion, de sommeil contre-nature. Un pouvoir soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse au-dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. du monde… (Tenant le corps embrassé.) Un dernier regard, Viens, viens, partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein, mes yeux ! bras, une dernière étreinte ! et vous, lèvres, et voici Pâris. Viens, je te placerai dans une communauté vous, portes de l’haleine, scellez par un baiser légitime un de saintes religieuses ; pas de questions ! le guet arrive… pacte indéfini avec le sépulcre accapareur ! (Saisissant Allons, viens, chère Juliette. (La rumeur se rapproche.) la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote Je n’ose rester plus longtemps. désespéré, vite ! lance sur les brisants ma barque épuisée Il sort du tombeau et disparaît. par la tourmente ! À ma bien-aimée ! (Il boit le poison.) Oh ! JULIETTE l’apothicaire ne m’a pas trompé : ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser ! Va, sors d’ici, car je ne m’en irai pas, moi. Qu’est ceci ? Une coupe qu’étreint la main de mon bien-aimé ? C’est le poison, Il expire en embrassant Juliette. je le vois, qui a causé sa fin prématurée. L’égoïste ! il a tout bu ! […] il n’a pas laissé une goutte amie pour m’aider à le rejoindre ! FRÈRE LAURENCE, allant vers le tombeau. Je veux baiser tes lèvres ; peut-être y trouverai-je un reste Roméo ! (Dirigeant la lumière de sa lanterne sur l’entrée de poison dont le baume me fera mourir… (Elle l’embrasse.) du tombeau.) Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache Tes lèvres sont chaudes ! le seuil de pierre de ce sépulcre ? Pourquoi ces épées PREMIER GARDE, derrière le théâtre. abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre Conduis-nous, page… De quel côté ? lueur sur ce lieu de paix ? (Il entre dans le monument.) Roméo ! Oh ! qu’il est pâle ! Quel est cet autre ? Quoi, Pâris JULIETTE aussi ! baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! (Saisissant le poignard est donc coupable de cette lamentable catastrophe ? de Roméo.) Ô heureux poignard ! voici ton fourreau… (Éclairant Juliette.) Elle remue ! (Elle se frappe.) Rouille-toi là et laisse-moi mourir ! Juliette s’éveille et se soulève. Elle tombe sur le corps de Roméo et expire. Scène 24, traduction de François-Victor Hugo, 1868 29
ROMÉO, JULIETTE George Anne Bellamy et David Garrick interprétant ET LA FRANCE le nouveau dénouement de Romeo and Juliet en 1753 à Londres 1559 Pierre Boisteau publie dans ses Histoires tragiques la traduction française d’une nouvelle italienne de Bandello (1554) sous le même titre : De deux amants dont l’un mourut de venin, l’autre de tristesse. Traduite à son tour en anglais, elle inspire à Shakespeare sa tragédie, créée vers 1597. ADAPTER ET TRADUIRE 1746 1772 Première traduction française de La Comédie-Française présente la pièce de Shakespeare par La Place Roméo et Juliette, adaptation signée dans son Théâtre anglois. Ducis, respectant l’alexandrin et les règles classiques. Une parodie en 1748 vers burlesques signée Radet paraît Le grand acteur anglais David Garrick l’année suivante sous le titre Roméo crée à Drury Lane un Romeo and Juliet et Paquette. mis au goût du jour, avec de nouvelles scènes qui resteront en vigueur jusqu’à 1778 la fin du XIXe siècle : les funérailles Le Tourneur publie sa traduction de spectaculaires de Juliette et les la version Garrick dans le 4 e des 20 retrouvailles finales des amants, Juliette volumes de son Shakespeare traduit se réveillant pendant l’agonie de Roméo. de l’anglois, réédité jusqu’en 1839. 30
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DE L’OPÉRA-COMIQUE À L’OPÉRA « Quand on connaît le merveilleux poème 1792 Tout pour l’amour, ou Roméo et écrit en caractères de flamme, et qu’on lui Juliette, opéra-comique en 3 actes, compare tant de grotesques opéras qu’on livret de Boutet de Monvel et en a tirés, froides rhapsodies écrites avec musique de Dalayrac, est créé à l’Opéra-Comique et joué avec les sucs du concombre et du nénuphar, succès jusqu’en 1799. il faut dire : “Shakespeare !! God !!” et songer que l’outrage ne peut l’atteindre. » « On dirait une œuvre composée par deux imbéciles qui ne connaissent ni Berlioz la passion, ni le sentiment, ni le bon sens, ni le français, ni la musique. » Berlioz 1793 Roméo et Juliette, opéra-comique en 3 actes, livret de Ségur et musique de Steibelt, est créé au Théâtre Feydeau. En 1801, l’Opéra-Comique absorbe cette institution, et reprend l’œuvre de Steibelt jusqu’en 1822. « Il y a là du style, du sentiment, de l’invention, des nouveautés d’harmonie et d’instrumentation fort remarquables qui durent paraître à cette époque de véritables hardiesses. » Berlioz 32
« Dans les théâtres où régnait l’opéra-comique, le dénouement est heureux : on y avait interdit le spectacle de la mort par égard pour l’extrême sensibilité du public. Dans les opéras italiens, la catastrophe finale est admise. Roméo s’empoisonne, Juliette se donne un petit coup avec un joli poignard en vermeil, s’assied à côté du corps de Roméo, pousse un petit “ah !” bien gentil, et tout est dit. » Berlioz 1812 Giulietta e Romeo de Zingarelli, créé à Milan en 1796, entame une La Pasta en Romeo belle carrière parisienne au Théâtre- Italien. Composé pour un castrat soprano, le rôle de Romeo est repris par les plus célèbres sopranos : Giuditta Pasta, Maria Malibran… « Les maestri italiens ont voulu que l’amant de Juliette fût représenté par une femme. C’est un reste des anciennes mœurs musicales de l’école italienne. Les voix graves étaient en horreur à ce public de sybarites, friands des douceurs sonores comme les enfants le sont des sucreries. » Berlioz 33
ESSAIS D’APPROPRIATION ROMANTIQUE 1827 Un e t ro u p e a n g l a i s e p r é s e n t e le répertoire shakespearien au Théâtre de l’Odéon, avec les fameux Charles Kemble et Harriet Smithson en Romeo et Juliet dans la version Garrick. Les romantiques y assistent, enthousiastes, traduction en main. Berlioz épousera Smithson en 1833. Smithson en Ophelia Kemble en Romeo « Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l’improviste, me foudroya. Son éclair, en m’ouvrant le ciel de l’art avec un fracas sublime, m’en illumina les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques. » Berlioz 34
1828 Soulié présente sa version de Roméo et Juliette à l’Odéon. Reprise en 1832 à la Comédie-Française, elle est jouée quatre fois seulement, jusqu’en 1844. « Si j’avais l’âge de Juliette, je n’aurais pas mon talent, mais ayant ce talent, je n’ai plus son âge. » Mlle Mars de la Comédie-Française, refusant le rôle en 1828 Héritiers de Garrick, les acteurs anglais crient, gesticulent, rampent et jouent dos au public, ce qui était jusqu’alors considéré comme inconvenant. Leur jeu influencera durablement les comédiens français. « Il n’est pas décent en France que deux amants sur un théâtre s’embrassent à corps perdu : cela n’est pas convenable. » Berlioz 35
TRADUCTIONS MUSICALES 1833 Création parisienne, au Théâtre- Italien, de I Capuleti e i Montecchi de Bellini. Romeo est chanté par une mezzo-soprano, Giuditta Grisi. Le livret de F. Romani a déjà servi au Giulietta e Romeo de Vaccai, présenté sans succès au Théâtre-Italien en 1827. 1839 Création au Conservatoire de Roméo et Juliette, symphonie dramatique avec chœur de Berlioz, sur un livret d’É. Deschamps. Dédiée à Paganini qui en a financé la composition, l’œuvre sera publiée en 1847. 1859 L’opéra de Bellini passe à l’Opéra en version française, titrée Roméo et Juliette, mais ne reste pas au répertoire. Elle y reviendra en version originale en 1994. 1867 27 avril Création de l’opéra de Gounod au Théâtre-Lyrique. 14 juillet Création de sa parodie Rhum et eau en Juillet au Théâtre Déjazet. 36
« Dans Rhum et eau en Juillet, M. Jallais a parodié Shakespeare mais respecté Gounod : c’est peut-être l’inverse qu’il aurait dû faire. Quoiqu’il en soit, il y a des couplets bien tournés, des mots spirituels, et le tout est gaiement rendu par Degrenay et Mme Boisgontier qui jouent avec un entrain et une verve irrésistibles. » La France musicale, 14 juillet 1867 1868 RETOUR À SHAKESPEARE Parution de la première traduction fidèle de Roméo et Juliette par François- 1920 Victor Hugo, dans le 7e des 15 volumes La pièce de Shakespeare revient au répertoire de la Comédie- des Œuvres complètes de Shakespeare. Française, dans une libre adaptation d’André Rivoire, jamais reprise. 1873 1952 L’opéra de Gounod entre au répertoire La Comédie-Française affiche la traduction de Jean Sarment, de l’Opéra-Comique. Nouvelles qui maintient le principe du dénouement de Garrick. Elle quitte productions en 1959 et 1994. le répertoire en 1954. 1888 2015 L’opéra de Gounod entre au répertoire Éric Ruf monte Roméo et Juliette dans une version scénique de l’Opéra, et y sera joué régulièrement d’après la traduction de F.-V. Hugo. Elle est désormais inscrite jusqu’en 1985. au répertoire de la Comédie-Française. 37
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