Russie : l'envers du pouvoir - Marie Mendras

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                                      Marie Mendras

                  Russie :
            l’envers du pouvoir
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                                          © ODILE JACOB,          OCTOBRE      2008
                                           15,   RUE   SOUFFLOT, 75005 PARIS

                                                    www.odilejacob.fr

                                              ISBN : 978-2-7381-2045-8

        Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.122-5, 2° et 3° a, d’une part, que
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                                                         À la mémoire d’Anna Politkovskaïa
                                                                          et de Iouri Levada,
                                                             disparus l’un et l’autre en 2006,
                                                 qui m’ont transmis avec générosité et amitié
                                               leur connaissance exceptionnelle de la Russie.
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                                             Introduction

             On entend souvent dire, en Russie comme en Europe, que
        Vladimir Poutine a restauré un État fort et redonné à son pays ordre
        et puissance. Et la fascination pour ce sursaut de la grande Russie
        conduit à considérer le modèle poutinien comme bon, car adapté à
        la situation particulière de ce pays. L’économie connaît une crois-
        sance continue depuis 2002-2003, la population vit mieux et devient,
        à l’exception du quart pauvre, une société de consommation.
        L’argent du pétrole offre le moyen de retrouver une place dans les
        affaires mondiales.
             Sur le plan politique, l’ordre semble, au premier regard, régner :
        les attentats et violences extrêmes se limiteraient à la zone du Nord-
        Caucase, le Parlement serait toujours d’accord avec l’exécutif, tout
        comme les tribunaux, et les perturbateurs n’occuperaient plus
        qu’une place très marginale au sein de la société. Les Russes ordi-
        naires voteraient comme un seul homme pour le pouvoir en place
        et se réjouiraient d’avoir élu président le jeune protégé Dmitri
        Medvedev pour être sûrs de conserver Vladimir Poutine, leader de la
        nation et génie de la stabilité.
             Le paysage peint par les admirateurs – et par les serviteurs – du
        régime est une harmonie unanimiste de citoyens et de consomma-
        teurs comblés. Et tout est tellement bien en comparaison du chaos
        qui a suivi l’éclatement de l’URSS en 1991 et la chute du régime
        communiste.
             Le système Poutine, aidé par le prix élevé des hydrocarbures,
        aurait donc opéré un rétablissement spectaculaire de la Russie, sans
        le soutien de l’Occident et en se démarquant des valeurs démocra-
        tiques de l’Europe qui ne conviendraient pas aux réalités de l’Est. Le
        redressement économique n’est pas contestable. Avec des revenus
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        10                                           RUSSIE        :   L’ENVERS   DU   POUVOIR

        multipliés par deux en cinq ans, l’État dispose de finances conforta-
        bles et les salaires ont en moyenne doublé entre 2002 et 2008, tout
        comme le PNB par habitant pendant cette période. La Russie reve-
        nait de très loin et n’a retrouvé qu’en 2006 son niveau économique
        de 1989. La reprise récente est donc une évolution salutaire qui a
        sauvé le pays du marasme mais n’a pas encore installé l’économie et
        la société sur le chemin d’une prospérité rapide, solide et harmo-
        nieuse. Les économistes soulignent que la Russie est encore dans
        une phase de rattrapage et s’inquiètent de l’inflation et de la concen-
        tration des ressources dans quelques grands conglomérats d’État.
        Les disparités sociales toujours considérables rappellent l’histoire
        heurtée des vingt dernières années.
             Les problèmes de fond ne sont pas étouffés par les autorités,
        qui s’indignent jour après jour de la chute démographique, de l’incu-
        rie du système de santé, de l’inefficacité des bureaucraties et de la
        corruption irrépressible. Au contraire, il leur importe de souligner
        les dangers qui menacent la Russie et pourraient la freiner dans son
        ascension mondiale. La tâche est ardue, répètent les dirigeants, car
        si tout va mieux, la menace de perdre l’acquis est d’autant plus
        grande : le contrôle du pouvoir central est donc d’autant plus néces-
        saire. L’amélioration économique appelle la limitation du pluralisme
        et de la concurrence, c’est-à-dire des libertés, et ceux qui tentent de
        contrer la politique d’en haut prennent des positions antinationalis-
        tes et condamnables. La loi sur les organisations non gouvernemen-
        tales et celle sur l’extrémisme, par exemple, ont été votées en 2006
        pour paralyser les individus et les organisations (ONG, associations,
        partis) qui s’expriment et agissent contre les « intérêts de l’État ».
        Quant aux médias critiques, ils fragilisent la reconstruction de l’État
        fort, il faut donc les contraindre.
             Le défi est lancé : comment expliquer, par une analyse en pro-
        fondeur de la Russie politique et sociale, les contradictions de la
        situation actuelle faite de répression politique et de percées écono-
        miques, d’affaiblissement des institutions publiques et de renforce-
        ment du pouvoir central, d’antioccidentalisme et de concurrence
        active avec les partenaires occidentaux ? L’État russe se targue d’être
        « fort », mais de quelle forme d’État parle-t-on ?
             Ce livre est né de l’interrogation qu’a suscitée cet étonnant para-
        doxe : la Russie est généralement louée ou critiquée pour son éta-
        tisme et son centralisme exacerbés, pour cette domination des insti-
        tutions gouvernementales sur la société, pour cette capacité du
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        INTRODUCTION                                                         11

        Kremlin à rassembler les terres et les hommes. Or l’analyse appro-
        fondie de l’État russe à l’époque contemporaine aboutit à des
        conclusions inverses. L’État en tant que construction institutionnelle
        et en tant que représentant de la chose publique est, en Russie, un
        État faible et dysfonctionnel. Comment expliquer qu’une vision
        mythique perdure, en Russie comme à l’étranger ?
             La puissance énergétique et la croissance économique des
        années 2000 portent le système politique. Elles sont le ressort de
        l’autoritarisme et de la concentration des ressources par des indivi-
        dus et des réseaux qui occupent les positions de pouvoir. La nature
        du pouvoir se transforme au cours du processus de dérive autori-
        taire et prédatrice.
             Cet ouvrage a pour objet d’éclairer sous un angle nouveau l’his-
        toire récente de la Russie postcommuniste et de proposer une inter-
        prétation du changement politique et social qui s’y produit. Il a aussi
        pour ambition de construire une première analyse du régime politi-
        que poutinien, l’étape la plus récente de la transformation russe.
             Le recul historique des deux décennies qui nous séparent des
        réformes gorbatchéviennes ouvre la perspective nécessaire pour au
        moins tenter une critique formalisée et argumentée d’un système
        politique encore en pleine mutation. Cette analyse méritera certaine-
        ment d’être complétée et affinée au fil des années qui viennent ; elle
        ne prétend d’aucune manière être une modélisation définitive de la
        société russe et du gouvernement de la Russie. Cependant, le cher-
        cheur en sciences sociales ne peut toujours attendre l’aboutissement
        d’un processus car l’achèvement d’un cycle historique est plus for-
        mel que réel et ne dicte pas la fin des évolutions ou des transforma-
        tions d’une société.
             Les tendances lourdes sont plus facilement discernables en
        2008 qu’en 1998 ou qu’en 1988. Elles ne doivent pourtant pas effacer
        de la mémoire et de l’appareil critique du chercheur les enseigne-
        ments tirés des multiples épisodes qui ont marqué en profondeur les
        différents moments de la transformation. Il nous appartient, à nous,
        politologues, sociologues et historiens du contemporain, de jongler
        avec les entrelacs d’une histoire accélérée sans la réduire à ses effets
        à un moment donné.
             Cela est d’autant plus important que les autorités russes
        s’emploient depuis quelques années à agir exactement à l’inverse de
        la démarche scientifique. Pour Vladimir Poutine et ses conseillers,
        un événement qui n’a pas été « gagné » n’a pas existé. La révolution
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        12                                           RUSSIE        :   L’ENVERS   DU   POUVOIR

        orange qui a secoué l’Ukraine fin 2004 n’a pas eu lieu, c’était un pro-
        duit américain de subversion, et la suite de l’histoire l’a bien démon-
        tré puisque le régime issu de cet épisode se porte mal. Autre exem-
        ple de réécriture de l’histoire : la Tchétchénie est normalisée, la
        guerre menée par l’armée russe pendant des années se résume à une
        bataille gagnée de la « lutte antiterroriste ». Toute autre analyse est
        jugée mal intentionnée et subjective.
             Les limites de la critique venant de Russie rendent d’autant plus
        important le travail d’analyse et d’interprétation mené par des obser-
        vateurs extérieurs, c’est-à-dire protégés d’une interférence constante
        dans leur vie privée et professionnelle quand ils touchent à des
        sujets sensibles. Le thème de ce livre est en principe le sujet le plus
        sensible de tous, puisqu’il s’attaque à la question de l’État et du gou-
        vernement en Russie, et donc du pouvoir politique, sujet a priori
        dangereux dans un contexte où les dirigeants referment le couvercle
        sur leur domaine réservé. « L’État est dur et intransigeant, il le peut
        car il est redevenu fort, cela choque certains, mais la majorité des
        Russes est ravie. » Telle est, en substance, la riposte officielle.
             L’équipe au pouvoir s’agace, mais ne censure pas complètement
        les intenses « divagations » des journalistes et experts critiques sur
        les excès autoritaristes du régime et les violations des libertés et des
        droits fondamentaux. En revanche, le monde réel de l’exercice du
        pouvoir par les hommes du Kremlin et leurs affiliés est un sujet
        tabou. Il n’est pas question d’entrer dans le secret du fonctionne-
        ment intimiste et clientéliste des puissants. Dès qu’un sujet touche
        aux intérêts financiers, aux affaires judiciaires, aux dons et contre-
        dons entre hommes influents, les autorités utilisent tous les moyens
        pour forcer au silence les perturbateurs. L’autre sujet dangereux à
        étudier est l’usage excessif de la force par l’État et les groupes qu’il
        protège, comme le clan au pouvoir dans la république de Tchétché-
        nie, dite « normalisée » car contrôlée par la peur. Les deux guerres
        en Tchétchénie ont fait au moins 150 000 morts depuis 1994 ; du
        côté russe, les pertes s’élèveraient à plusieurs dizaines de milliers de
        tués, dont de nombreux conscrits.
             À condition de respecter ces règles du jeu, travailler sur la
        dérive des institutions publiques, le contrôle des médias, la mau-
        vaise gouvernance n’est pas interdit, même aux universitaires russes.
        Et c’est cette tolérance qui m’a amenée à réfléchir et à me demander
        pourquoi un régime autoritaire tolère une présentation négative des
        organisations politiques et sociales, dénonce en permanence la cor-
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                                              C H A P I T R E        3

                    La défaite du constitutionnalisme
                               (1993-1999)
                                           « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas
                                           assurée, ni la séparation des pouvoirs assuréé, n’a point de
                                           constitution. »
                                                                  Article 15 de la Déclaration des droits
                                                                         de l’homme et du citoyen, 1789

             Au début des années 1990, toutes les énergies vont vers l’éco-
        nomie : liberté des prix et des échanges, nouvelles législations
        dans le domaine de la propriété, des entreprises, des finances. Les
        privatisations permettent à une partie de l’ancienne nomenklatura
        et à de jeunes entrepreneurs de s’enrichir ; certains bâtiront
        même des fortunes colossales. À part quelques experts en droit et
        quelques intellectuels, personne ne mène de réflexion sur l’État.
        Le Kremlin tient simplement une feuille de route sur les institu-
        tions démocratiques et les législations nécessaires à la transfor-
        mation capitaliste, en particulier les privatisations. Même la
        rédaction de la nouvelle Constitution échappe in fine au débat
        public. Après la crise aiguë qui oppose Eltsine à un large groupe
        de députés en octobre 1993, et qui se termine en attaque armée et
        fait de nombreuses victimes, le projet constitutionnel est révisé en
        catimini et n’est plus soumis à aucune critique jusqu’au référen-
        dum de décembre 1993.
             Paradoxalement, l’adoption d’une nouvelle Constitution en
        décembre 1993 marque le début de la fin du constitutionnalisme.
        Par constitutionnalisme, j’entends le processus de construction
        d’un État de droit, bâti dans le respect de la supériorité de la Cons-
        titution grâce au contrôle d’une cour constitutionnelle indépen-
        dante, et dans lequel la séparation des pouvoirs est assurée par des
        élections libres et honnêtes et des tribunaux indépendants pouvant
        sanctionner les serviteurs de l’État, élus et nommés. « Politique-
        ment, le constitutionnalisme signifie que la loi fondamentale est la
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        traduction du pacte social conclu entre toutes les composantes du
        pays1. »
             L’accélération du cours de l’histoire en 1988-1993 explique en
        grande partie l’absence de réflexion approfondie sur le sens des
        transformations, et sur leurs conséquences politiques à plus long
        terme. Quand les nouveaux concepteurs de l’État républicain et
        fédéral ont enfin pris le temps de réfléchir à la nouvelle organisation
        et d’écrire une Constitution, les problèmes concrets s’étaient déjà
        accumulés dans toutes les provinces de la Fédération. Les fonde-
        ments de l’État, comme les mécanismes du gouvernement, n’étaient
        pas encore posés et la Russie se trouvait comme suspendue au-
        dessus d’un vide juridique et institutionnel. Or l’urgence et la multi-
        plicité des problèmes imposaient aux hommes de terrain de trouver
        des réponses immédiates. Les responsables, au centre, à Moscou,
        comme dans les provinces et les localités, ont mis en place des solu-
        tions d’attente qui se sont rapidement « institutionnalisées », en pre-
        nant forme dans des législations et des réglementations régionales
        ou municipales. Ces processus multiples se produisaient indépen-
        damment les uns des autres, le plus souvent sans souci d’harmonisa-
        tion ni même de communication au plan national-fédéral.
             Le nœud de la tragédie gorbatchévienne, puis de la tragédie
        eltsinienne, a résidé précisément dans l’incapacité de bâtir un
        ensemble cohérent sur la base des nouvelles réalités différenciées
        dans les provinces (républiques soviétiques, puis républiques et
        régions de Russie). L’inventivité et la dynamique des acteurs au sein
        des sociétés locales n’ont pas été prises en compte dans les stratégies
        des décideurs à Moscou. Ces derniers ont donc pensé réformer
        l’État, le droit, l’économie, la société sans intégrer les facteurs des
        diversités territoriales et humaines et l’état d’esprit des populations.
        La différenciation du comportement électoral d’une circonscription
        à une autre, entre classes sociales et entre générations, a été une sur-
        prise pour les réformateurs. Dès le premier scrutin de 1989, nous
        l’avons vu, les Soviétiques se comportent en électeurs capables
        d’exercer leur libre arbitre. Le suffrage universel, libre, direct et plu-
        raliste, a conduit à l’implosion pacifique de l’URSS, puis a mis en

              1. Yves Mény, entrée « Constitutionnalisme » du Dictionnaire constitution-
        nel, sous la direction d’Olivier Duhamel et Yves Mény, Paris, Presses universitai-
        res de France, 1991, p. 212.
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        LA    DÉFAITE          DU     CONSTITUTIONNALISME                   93

        relief la fragilité de l’édifice fédéral de la Russie eltsinienne. Les
        réformateurs n’avaient pas prévu l’impact qu’aurait l’expression de
        la souveraineté populaire sur leur projet politique.
             La libéralisation à partir de 1988 s’ébauche ainsi sur une sorte
        de quiproquo. Gorbatchev est en quête d’une nouvelle légitimation
        du régime par les urnes, mais ne comprend pas l’ingratitude des
        citoyens qui usent du nouvel instrument démocratique qu’il leur
        donne pour « mettre en danger la perestroïka ». Boris Eltsine se sert
        avec opportunisme du suffrage universel en juin 1991 pour s’oppo-
        ser à Gorbatchev et prendre le pouvoir. Il n’hésitera pas longtemps
        avant de recourir à la force armée pour mettre fin à l’opposition par-
        lementaire et dissoudre toutes les assemblées élues en octobre 1993.
        La négociation et la recherche du consensus sont abandonnées au
        profit de l’imposition de la force. Deux drames mettent fin à la tra-
        jectoire de libéralisation enclenchée par les réformes gorbatchévien-
        nes : l’attaque armée contre le Parlement en octobre 1993 et la
        guerre contre la Tchétchénie en décembre 1994.

                              Les premiers scrutins.
                Le test de la souveraineté et de la représentation

             La rencontre des élites avec les simples citoyens s’opère réguliè-
        rement au fil des scrutins qui rythment l’histoire de la démocratisa-
        tion puis de la déconstruction démocratique à partir de 1989. Nous
        avons choisi de suivre ce fil directeur pour faire le récit de ces
        années 1990 et s’interroger sur l’évolution du régime politique à par-
        tir de l’adoption de la nouvelle Constitution de décembre 1993. Un
        court rappel des élections des années 1989-1993 est utile.
             L’année 1989 a été celle du parlementarisme. En faisant élire au
        printemps un nouveau Parlement – le Congrès des députés du
        peuple –, par un scrutin pluraliste dans certaines circonscriptions,
        les dirigeants ont cherché une source de légitimité par les urnes.
        Gorbatchev espérait ainsi écarter les responsables conservateurs ou
        incompétents, et promouvoir une génération de communistes jeunes
        et performants. L’ouverture du suffrage à des candidats non com-
        munistes a eu des effets beaucoup plus radicaux que prévu. Elle a
        entraîné une remise en question du parti communiste dans certaines
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        républiques et dans quelques grandes villes, notamment Leningrad
        où la vieille garde communiste a été balayée. L’année 1990 a été
        celle du premier éclatement institutionnel de l’URSS. Les élections
        des parlements des républiques accélèrent le processus d’affirmation
        des autonomies républicaines. Très rapidement, les nouvelles assem-
        blées élues votent des textes qui vont les conduire à revendiquer leur
        « souveraineté » et, en 1991, leur indépendance. Cette fois encore,
        les réformateurs du Parti n’ont pas anticipé une telle fronde contre
        le régime. Après avoir révisé la Constitution soviétique encore une
        fois, Gorbatchev se fait élire par les députés, le 14 mars 1990, à une
        nouvelle fonction de « président de l’URSS », avec des pouvoirs très
        étendus. Cependant, c’est au moment où il cumule presque tous les
        pouvoirs à la tête de l’État et du Parti que ces deux institutions péri-
        clitent. Un an et demi plus tard, le Parti communiste de l’Union
        soviétique (PCUS) et l’URSS auront disparu. Gorbatchev a essayé de
        discuter un projet de nouveau fédéralisme soviétique, plus souple,
        mais il était déjà trop tard. Pour contrer l’affaiblissement du pouvoir
        central, et tenter de sauver une URSS centralisée, les opposants
        conservateurs ont organisé le putsch d’août 1991. Et l’ironie de l’his-
        toire veut que Mikhaïl Gorbatchev ait été libéré de sa mise en rési-
        dence forcée par celui qui voulait sa place : Boris Eltsine1.
             Le président de la République de Russie, élu au suffrage univer-
        sel, a poussé Gorbatchev à la démission en enterrant l’État soviéti-
        que le 8 décembre 1991. Ce jour-là, à Belovejskaïa Pouchtcha en
        Biélorussie, les présidents des nouveaux États indépendants de
        Russie, d’Ukraine et de Biélorussie décident de créer ensemble la
        Communauté des États indépendants, à laquelle s’ajouteront le
        Kazakhstan, puis les républiques d’Asie centrale et l’Arménie.
        L’URSS n’existe plus de facto, Gorbatchev formalisera la disparition
        de l’État qu’il préside le 25 décembre 1991, en quittant ses fonctions.
             Dans les années qui suivent, la Géorgie, l’Ukraine et la Moldavie
        rejoignent formellement cette « communauté » faiblement organi-
        sée. La CEI ne deviendra jamais une confédération, ni même une
        alliance d’États ou une communauté économique. Elle reste un club
        de discussion pour les gouvernements de douze ex-républiques

             1. Cf. le témoignage de Gorbatchev, Mémoires, op. cit., et le témoignage de
        Boris Eltsine, Jusqu’au bout, Paris, Calmann-Lévy, 1992. Voir aussi l’analyse de
        Richard Sakwa, Russian Politics and Russian Society, Londres, Routledge, 1993.
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        LA    DÉFAITE          DU     CONSTITUTIONNALISME                  95

        soviétiques, club dominé par Moscou, et auquel l’Ukraine participe
        avec réserve. Les pays Baltes avaient exclu toute entente avec la nou-
        velle Russie postcommuniste depuis qu’ils avaient recouvré leur sou-
        veraineté. En août 2008, quand l’armée occupe une partie de la
        Géorgie, celle-ci se retire de la CEI.
             Eltsine, comme Gorbatchev avant lui, hérite de l’organisation
        territoriale et administrative de la république fédérative soviétique
        de Russie et doit réaménager les modes de gouvernement à l’inté-
        rieur de cette structure fédérale. Rappelons que l’URSS était formel-
        lement une fédération à plusieurs étages, une matriochka où la
        Russie et la Géorgie étaient des républiques soviétiques elles-mêmes
        organisées en fédérations de républiques autonomes. Dans la suite
        des revendications d’indépendance de 1991, certaines républiques
        autonomes réclament elles aussi leur souveraineté. La Tchétchénie
        déclare son indépendance unilatéralement et sort de la Fédération
        de Russie, l’Abkhazie refuse de se soumettre au gouvernement de
        Géorgie. Les conflits de souveraineté commencent à déstabiliser le
        Caucase. Eltsine fait voter par les députés, en mars 1992, un « projet
        de fédération », très controversé, et qui ne sera même pas repris
        dans la future Constitution fédérale de décembre 1993.
             La question de l’État a été dominée par celle de l’éclatement en
        républiques souveraines, au détriment des autres problématiques
        fondamentales de la rénovation de l’État : architecture constitution-
        nelle et parlementarisme, séparation des pouvoirs, rôle des tribu-
        naux. Les Russes se trouvaient démunis devant les choix qui se
        posaient en termes de régime politique. Ils n’avaient jamais eu à
        réfléchir en termes d’équilibre institutionnel, de contrepoids du
        législatif face à l’exécutif. Le président Eltsine s’est rapidement
        trouvé confronté à des oppositions au sein du nouveau Parlement,
        élu en 1990, où s’affrontaient des visions très variées de ce que
        devait être le nouveau système politique. Et pour trancher, il pro-
        pose de mettre au vote quatre questions, notamment le soutien aux
        réformes économiques (sans préciser lesquelles) et le soutien au pré-
        sident et au Parlement. Les résultats n’ont rien eu de surprenant.
        Les Russes ont répondu qu’ils soutenaient le président, beaucoup
        plus que le Parlement. Eltsine était un personnage bien réel, alors
        que les centaines de députés ne pouvaient apparaître comme un lieu
        de « pouvoir » efficace. Nous retrouverons une attitude identique
        quinze ans plus tard, quand la société russe accorde sa confiance à
        Vladimir Poutine et ne se mobilise pas pour défendre le rôle du Par-
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        lement. Cela est révélateur de l’absence de démocratisation en pro-
        fondeur. Le vlast’, le pouvoir, bien tangible, est au Kremlin. La sépa-
        ration des pouvoirs est considérée, dès l’origine du régime
        postsoviétique, comme une faiblesse. De manière analogue, le fédé-
        ralisme est perçu comme un défaut structurel, car il entretient l’idée
        de la séparation possible d’une province.
             L’année 1993 est cruciale, faite de succès démocratiques et de
        reculs dramatiques. Le référendum du 25 avril, en dépit du défaut
        de conception des questions, est le scrutin qui apporte la connais-
        sance la plus fine du nouvel électorat russe. Les cartes que nous
        avons établies à l’époque montrent la formation d’une géographie et
        d’une sociologie électorale, pour la toute première fois dans l’his-
        toire de la Russie. Trois Russie se distinguent : la Russie légitimiste,
        qui soutient le pouvoir eltsinien et l’esprit réformateur, en dépit des
        difficultés ; la Russie réfractaire, opposée au changement et fidèle
        au vote communiste ou nationaliste ; la Russie spectatrice, qui s’abs-
        tient, et exprime ainsi sa liberté de ne pas participer, par indiffé-
        rence ou par méfiance envers les gouvernants1.

                                    Le recours à la force
                           et la fin de l’enchantement politique

             À l’été 1993, l’État et ses institutions sont bloqués. Tant la ques-
        tion fédérale que le problème de séparation et de répartition des
        pouvoirs reculent au lieu d’avancer. La discussion du nouveau texte
        constitutionnel produit des dissensions graves au sein des élites poli-
        tiques, à Moscou comme dans les capitales des républiques et des
        régions. Il semble alors que la plupart des protagonistes s’accro-
        chent à l’ancienne Constitution soviétique de la République de Rus-
        sie, maintes fois révisée et devenue illisible, car ils appréhendent la
        remise à plat de l’ensemble de la construction étatique, qui entraîne-
        rait la suspension de leurs positions de députés, de juges ou de
        ministres. La nouvelle cour constitutionnelle, qui se réunit pour la

             1. Marie Mendras, « Les trois Russie. Analyse du référendum du
        25 avril 1993 », Revue française de science politique, vol. 43, n° 6, décembre 1993,
        p. 897-939.
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        LA    DÉFAITE          DU     CONSTITUTIONNALISME                               97

        première fois en novembre 1991, est appelée à statuer sur les ques-
        tions les plus diverses, faute d’arbitrage et de consensus sur l’auto-
        rité du président, du gouvernement et des instances élues.
             Les députés élus en 1990 sont les premiers à résister à la rénova-
        tion constitutionnelle et à refuser, pour nombre d’entre eux, le prin-
        cipe de l’adoption de la Loi fondamentale par référendum populaire.
        Le président du Parlement, Rouslan Khasboulatov, s’exprime publi-
        quement contre le référendum. Avec le vice-président Alexandre
        Routskoï1, il mène une véritable fronde parlementaire contre le
        président Eltsine. Ils s’opposent à la fois au projet fédéral et à la
        restructuration institutionnelle proposée par les conseillers du
        Kremlin et la commission constitutionnelle2. Dans le même temps,
        les tensions montent au Nord-Caucase. La Tchétchénie déclare son
        indépendance en octobre 1991 et rompt toute appartenance aux ins-
        titutions fédérales ; elle refuse toute participation au processus cons-
        titutionnaliste. En 1992, Ingouches et Ossètes connaissent un conflit
        sanglant et les Abkhazes combattent les Géorgiens pour gagner leur
        indépendance3.
             Le 21 septembre 1993, le président Eltsine promulgue un
        décret qui suspend la Constitution et dissout le parlement fédéral
        et tous les conseils élus au niveau provincial et au niveau local. Un
        important groupe de députés, mené par Khasboulatov et Routskoï,
        occupe le Parlement, installé dans la Maison blanche (qui devien-
        dra la Maison du gouvernement en 1994). Les discussions avec le

              1. Le 12 juin 1991, selon l’ancienne Constitution révisée, le président de la
        Russie est élu au suffrage universel direct, avec un vice-président. Eltsine et
        Routskoï sont donc élus ensemble. Après la fronde d’octobre 1993, cette cons-
        truction à l’américaine est définitivement abandonnée.
              2. Devant le blocage de la commission constitutionnelle, Eltsine réunit, en
        juin-juillet 1993, une « conférence constitutionnelle », composée d’experts et de
        représentants des républiques et des régions, qui aboutit à un nouveau projet le
        12 juillet 1993. Ce texte est moins présidentialiste que le précédent, et accorde
        plus de prérogatives aux sujets de la Fédération. Cf. Vera Tolz, « Drafting the
        New Russian Constitution », RFE/RL Research Report, n° 29, 16 juillet 1993,
        p. 1-15.
              3. L’Abkhazie, l’Adjarie et l’Ossétie du Sud sont des provinces de la Geor-
        gie. Depuis les conflits armés de 1992-1993, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont
        un statut « gelé » et l’armée russe y est présente, officiellement en qualité de
        « forces de maintien de la paix ». L’Adjarie a trouvé un accord avec la Géorgie
        en 2004. Le conflit armé entre la Géorgie et la Russie en août 2008 est l’une des
        conséquences de la construction étatique.
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        Kremlin ne débouchent sur aucun résultat. Eltsine décide de rem-
        porter le bras de fer en donnant l’assaut du Parlement. Les 3 et
        4 octobre 1993, la Maison blanche et la tour de télévision se trou-
        vent sous le feu de l’armée. Environ deux cents personnes périssent
        dans cet affrontement, essentiellement des employés présents dans
        les bâtiments et des badauds. Le bilan exact ne sera jamais établi,
        et aucune enquête ne sera menée. Les « conjurés » sont arrêtés,
        emprisonnés, jugés, puis seront libérés au bout de quelques mois.
        Alexandre Routskoï réussira à se faire élire gouverneur de la région
        de Pskov en 1995.
             Dans les journées qui suivent les événements des 3 et 4 octo-
        bre 1993, les médias s’efforcent de donner une interprétation légiti-
        miste de la tragédie. Les députés frondeurs auraient mis en danger
        la révolution postcommuniste ; le recours à la force armée était jus-
        tifié par le danger de contre-révolution. La menace de « guerre
        civile » est invoquée alors que le conflit opposait deux institutions,
        la présidence et son administration d’un côté, l’Assemblée élue de
        l’autre, et non des mouvements sociaux organisés. La plupart des
        conseillers de Boris Eltsine demeureront fidèles à cette interpréta-
        tion qui les dédouane de ce dramatique écart par rapport au proces-
        sus de démocratisation. Ils insistent sur leur hypothèse, selon
        laquelle toutes les voies de la négociation avec les opposants avaient
        été épuisées. Comme pour la décision de bombarder et envahir la
        Tchétchénie un an plus tard, les nouveaux gouvernants usent de
        l’argument de l’extrémisme de l’adversaire pour couvrir l’usage dis-
        proportionné de la violence et in fine ne pas endosser la responsabi-
        lité de leurs actes.
             En novembre 1993, le président Eltsine fait réécrire la Constitu-
        tion dans un sens plus présidentialiste et volontairement flou sur le
        fonctionnement de la Fédération. Les prérogatives des instances
        fédérales et des instances provinciales ne sont pas clairement éta-
        blies. Le mode de formation de la Chambre haute du Parlement
        reste indéfini. Les problèmes les plus sensibles de la refondation de
        l’État ne trouvent pas de solution franche dans le nouveau projet de
        Loi fondamentale.
             Fait encore plus important, la Constitution a été adoptée dans
        des conditions très controversées. Près de la moitié des quatre-vingt-
        neuf sujets de la Fédération n’ont pas approuvé le texte. Les républi-
        ques de Tchétchénie et du Tatarstan n’ont pas organisé le scrutin.
        Une vingtaine de régions et de républiques ont eu une participation
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        inférieure à 50 %, seuil de validité du scrutin, une autre vingtaine a
        voté contre. Après un cafouillage indescriptible, le Kremlin a finale-
        ment décidé de compter les suffrages uniquement à l’échelle fédérale,
        comme si toute la Fédération n’était qu’une seule circonscription. Les
        résultats par province n’ont eu aucune incidence sur l’adoption de la
        Loi fondamentale (notons que les règles n’avaient pas été fixées avant
        le référendum et que bon nombre d’électeurs pensaient qu’en votant
        non, leur république tiendrait tête à Moscou). La publication des
        résultats définitifs, et encore incomplets, est intervenue avec des
        semaines de retard. Il n’est pas certain que le seuil de 50 % de parti-
        cipation ait été atteint à l’échelle nationale. Le doute a jeté une
        ombre sur l’ensemble du processus constitutionnel et sur les élec-
        tions législatives qui se tenaient en même temps, suscitant déjà la
        défiance à l’égard du « vote démocratique ».
             La chute a été significative entre le référendum du 25 avril 1993,
        qui interrogeait les Russes sur Eltsine et les réformes1, et celui du
        12 décembre 1993. En avril, 58 % des Russes avaient renouvelé leur
        confiance au président, élu au suffrage universel le 12 juin 1991.
        L’abstention était alors de 34 %, elle grimpe à 45,2 % en décembre.
        L’élection des députés des deux chambres indique un vote protesta-
        taire majoritaire dans de nombreuses circonscriptions. Le discrédit
        des assemblées dépasse celui de Boris Eltsine et son gouvernement.
             L’institution parlementaire ne se remettra jamais de l’assaut de
        la Maison blanche en octobre 1993. Les Russes gardent en mémoire
        la vision d’une dispute au sommet, entre le président et le vice-
        président élus, entre le Kremlin et les députés. Le président dispose
        de l’armée, il est donc fort, alors que les députés ne peuvent que se
        retrancher et résister, ils sont donc faibles. Dans ses Mémoires,
        Mikhaïl Gorbatchev livre sa réaction, très amère, et dénonce le
        recours à la force. « La recherche d’un règlement mutuellement
        acceptable était encore possible [le 3 octobre 1993 au soir], mais on
        vit alors se manifester la propension du président aux “actions réso-

              1. Devant la contestation politique et les difficultés à rédiger une nouvelle
        Constitution, Boris Eltsine décide d’organiser un référendum sur quatre ques-
        tions. La première porte sur la confiance au président, la seconde sur l’approba-
        tion de la politique économique et sociale, la troisième sur une élection antici-
        pée du président, la quatrième sur des élections législatives anticipées. La
        majorité des inscrits étant requise et non atteinte, les élections anticipées n’ont
        pas lieu. Cf. Marie Mendras, « Les trois Russie », art. cit., p. 898.
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        lues”, ce qui signifiait, dans son esprit, l’usage de la force au mépris
        des conséquences et du nombre des victimes1. » Il n’a jamais par-
        donné à Eltsine de l’avoir écarté après le putsch d’août 1991 et l’a
        constamment accusé d’avoir dénaturé les réformes engagées en 1987
        et renversé le processus de démocratisation.
             La Constitution rédigée en novembre 1993 reflète bien les
        contradictions et conflits qui minaient la Russie à l’époque. Le
        projet est remanié sans publicité, car la conférence constitution-
        nelle de l’été précédent a été démantelée et toutes les instances
        parlementaires ont été dissoutes par le décret présidentiel du
        21 septembre. C’est donc un groupe d’experts auprès du Kremlin
        qui révise le projet et livre une loi fondamentale qui reflète bien le
        climat de crise de l’automne 1993. Le texte est encore plus prési-
        dentialiste que le précédent projet et, surtout, il reste incertain et
        flou sur les institutions du fédéralisme. Les prérogatives des pou-
        voirs exécutifs dans les républiques et les régions qui composent
        la Fédération et l’exercice de ces prérogatives en rapport avec les
        pouvoirs de l’administration centrale ne sont pas précisés. De
        plus, le statut des républiques diffère de celui des régions (oblast)
        et territoires (kraï), même si la Constitution affirme l’égalité de
        tous les sujets (sub’ekty) de la Fédération2. L’ambiguïté et l’indé-
        fini prévalent sur des sujets aussi essentiels que le socle de la
        construction étatique, la répartition des responsabilités et les
        règles de subsidiarité.

              1. Mikhaïl Gorbatchev, Mémoires, op. cit., p. 867-868. Gorbatchev précise
        sa lecture des faits : « Le 21 septembre 1993, outrepassant ses prérogatives, le
        président promulgua le décret n° 1 400 qui abolissait la Constitution et dissol-
        vait le Soviet suprême. La majorité des députés refusa de se soumettre et de se
        démettre, considérant que la promulgation de ce décret équivalait à un coup de
        force. En réponse, le Parlement fut mis en état de siège. À son tour, le Soviet
        suprême démit Eltsine et éleva le vice-président Routskoï à la dignité de prési-
        dent par intérim. […] Même les partisans du décret présidentiel du 21 septem-
        bre réclamaient une solution négociée. Le chef de l’Église orthodoxe se joignit
        aux pourparlers. Cela fit naître l’espoir que l’effusion de sang n’était pas inévita-
        ble » (p. 867-868).
              2. En 1993, la Fédération est composée de 21 républiques (en incluant la
        Tchétchénie séparatiste), 49 régions (oblast), 10 territoires (kraï), 6 districts (okrug),
        1 région autonome et 2 villes à statut fédéral, Moscou et Saint-Pétersbourg. En
        2008, suite à la fusion de quelques territoires, le nombre de sujets de la Fédéra-
        tion de Russie est passé de 89 à 84.
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        LA    DÉFAITE          DU     CONSTITUTIONNALISME                             101

              En revanche, les grands principes qui fondent l’État et la société
        font l’objet d’un préambule parfaitement clair. La Russie s’affirme
        démocratique et respectueuse des droits et libertés dans des termes
        analogues à ceux de la Constitution française par exemple. Elle
        rejoint les grands pays démocratiques dans l’exposé des valeurs et
        des principes qui guident la refondation de l’État. Il est difficile de
        dire rétrospectivement, quinze ans plus tard, si les auteurs du texte
        croyaient fermement en ces principes, et en leur nature essentielle,
        ou bien s’ils y voyaient des déclarations d’intention un peu formelles
        et « décoratives » qu’il convenait d’inscrire pour faire entrer leur
        pays dans la « civilisation occidentale ». Devenir un pays « civilisé »
        était l’un des leitmotive de ces premières années postcommunistes.
        Le désir était sincère, la possibilité semblait réelle1.
              Le mépris pour les assemblées élues et le contexte très tendu
        dans lequel la nouvelle Constitution est réécrite puis soumise à réfé-
        rendum expliquent très largement l’arbitraire qui a présidé à la déci-
        sion d’envahir la Tchétchénie le 11 décembre 1994. Aucun débat n’a
        eu lieu au Parlement, aucune réflexion n’a été engagée sur le droit
        d’une république à engager un processus de sortie de la Fédération.
        Le Kremlin a décidé de l’emploi massif de la force sans déclarer
        l’état d’urgence ni demander aux députés leur accord. Il importe de
        rappeler qu’au même moment, les spécialistes mettent au point une
        nouvelle doctrine militaire. Publié en octobre 1993, le texte affirme
        le renoncement au no first use et adopte le concept de dissuasion.
        Les capitales occidentales ont alors accordé plus d’importance à ce
        rapprochement doctrinal qu’à l’absence de contrôle public sur
        l’armée et aux conflits postcoloniaux qui minaient le Caucase.
        L’enchantement de la vie politique par la discussion et la négocia-
        tion a pris fin le 3 octobre 1993.

                                     La guerre en Tchétchénie

            La guerre en Tchétchénie a contribué à la baisse de popularité
        de Boris Eltsine en 1995. Pourquoi se battre dans cette république

              1. Certains des conseillers de Boris Eltsine ont donné leur opinion dans
        l’ouvrage de Iouri Batourine et al., Epokha Eltsina, op. cit. ; voir notamment les
        contributions de Gueogui Satarov et Mikhaïl Krasnov.
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                                              C H A P I T R E          5

                    La déconstruction des institutions
                         publiques (2000-2008)
                                                                    « On ne peut pas construire l’État et,
                                                                    simultanément, détruire la société. »
                                                                             Iouri OLECHA, dramaturge1

              Quand Vladimir Poutine a pris les commandes de l’État en 2000,
        il s’est engagé à en restaurer l’autorité et l’efficacité. Il a également
        promis la sécurité, mais a nourri le conflit en Tchétchénie, favorisant
        ainsi les attentats terroristes. Huit ans plus tard, les institutions publi-
        ques sont toutes affaiblies et soumises à l’arbitraire du « système du
        Kremlin ». Le suffrage universel, institution phare de la transition
        démocratique lancée par Mikhaïl Gorbatchev, n’est plus qu’un rituel
        de soumission aux choix de l’élite dirigeante. Les élections législatives
        et présidentielles de 2007-2008 le démontrent parfaitement.
              Le plus impressionnant dans cette déconstruction systématique
        des institutions de l’État et de la société est qu’elle se pratique désor-
        mais au grand jour, ouvertement et sans aucun souci des apparen-
        ces. Jusqu’en 2003, le régime poutinien restait sensible à son déco-
        rum démocratique et souhaitait encore recevoir l’approbation des
        démocraties occidentales. La différence fondamentale entre le pre-
        mier et le second mandat de Vladimir Poutine tient à cette prise de
        distance publique à l’égard des valeurs de liberté, de démocratie et
        de concurrence propres à nos sociétés.
              Le nouveau credo du Kremlin, la « démocratie souveraine », se
        résume en ces termes : la Russie est grande et puissante, son écono-
        mie se porte bien, les Russes suivent leurs dirigeants, la stabilité
        règne ; dans ces conditions, nous ne devons plus suivre les injonc-
        tions, l’influence ni même les conseils des gouvernements étrangers,

             1. Iouri Olecha, Kniga prochtchaniia (« Le Livre de l’adieu »), Moscou,
        1999, cité par Nikolaï Cheïko, « Histoire du théâtre russe », in Georges Nivat,
        Les Sites de la mémoire russe, tome 1, Paris, Fayard, 2007, p. 702.
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        176                                          RUSSIE         :   L’ENVERS   DU   POUVOIR

        qui se sont réjouis de notre affaiblissement sous Eltsine (et l’ont en
        partie provoqué) ; ils ont tort et nous avons raison, nous choisissons
        la voie de la souveraineté russe, un modèle qui nous convient et qui
        est supérieur aux autres. Puisque les Russes ne se plaignent pas, ce
        modèle est démocratique.
             L’idéologue en chef de la nouvelle doctrine, Vladislav Sourkov,
        dévoile avec fierté l’ingéniosité de la formule1. En deux mots,
        l’essence de la politique intérieure et de la politique extérieure est
        posée, tout comme le lien étroit entre les deux domaines. La souve-
        raineté, c’est l’indépendance nationale et la protection contre les
        ingérences sans aucune contrainte, en se préservant au mieux des
        obligations multilatérales ou internationales ; la démocratie, c’est le
        consensus politique et social entre le pouvoir, les élites et le peuple,
        sans opposition ni contestation. Le consensus, on le comprendra, est
        idéalement unanimiste.
             L’histoire politique des deux mandats de Vladimir Poutine se
        déroule selon un scénario qui prend tout son sens dans une lecture
        rétrospective, l’objectif principal étant atteint : une société et des éli-
        tes loyales, prêtes à accepter la cohabitation avec un régime autocra-
        tique et oligopolistique, dans un contexte économique favorable. Ce
        chapitre retrace les grands moments et grandes tendances des
        années 2000-2008. Les deux chapitres qui suivent proposent une
        interprétation du système de pouvoir, et des élites qui le servent,
        dans la Russie toujours poutinienne.

                                            Les prémices :
                                          rompre avec Eltsine

            Pour comprendre l’esprit et les méthodes qui prévalent depuis
        le début de la présidence Poutine en 2000, il importe de rappeler

             1. Vladislav Sourkov, échange à la conférence Valdaï, septembre 2005. Plu-
        sieurs ouvrages idéologiques ont été publiés avec la participation de V. Sourkov,
        aux éditions Europa, dirigées par Gleb Pavlovski, chargé de propager la doctrine
        du Kremlin : Souverenitet (« Souveraineté. ») 2006 ; Souverennaia demokratiia.
        Ot idei – k doktrine (« La Démocratie souveraine. De l’idée à la doctrine »), 2007.
        Pro souverennouiou demokratiiou (« Pour la démocratie souveraine »), 2007.
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