Russie : l'envers du pouvoir - Marie Mendras
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
133985UDL_Russie.fm Page 5 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 Marie Mendras Russie : l’envers du pouvoir
133985UDL_Russie.fm Page 6 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 © ODILE JACOB, OCTOBRE 2008 15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS www.odilejacob.fr ISBN : 978-2-7381-2045-8 Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.122-5, 2° et 3° a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
133985UDL_Russie.fm Page 7 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 À la mémoire d’Anna Politkovskaïa et de Iouri Levada, disparus l’un et l’autre en 2006, qui m’ont transmis avec générosité et amitié leur connaissance exceptionnelle de la Russie.
133985UDL_Russie.fm Page 8 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14
133985UDL_Russie.fm Page 9 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 Introduction On entend souvent dire, en Russie comme en Europe, que Vladimir Poutine a restauré un État fort et redonné à son pays ordre et puissance. Et la fascination pour ce sursaut de la grande Russie conduit à considérer le modèle poutinien comme bon, car adapté à la situation particulière de ce pays. L’économie connaît une crois- sance continue depuis 2002-2003, la population vit mieux et devient, à l’exception du quart pauvre, une société de consommation. L’argent du pétrole offre le moyen de retrouver une place dans les affaires mondiales. Sur le plan politique, l’ordre semble, au premier regard, régner : les attentats et violences extrêmes se limiteraient à la zone du Nord- Caucase, le Parlement serait toujours d’accord avec l’exécutif, tout comme les tribunaux, et les perturbateurs n’occuperaient plus qu’une place très marginale au sein de la société. Les Russes ordi- naires voteraient comme un seul homme pour le pouvoir en place et se réjouiraient d’avoir élu président le jeune protégé Dmitri Medvedev pour être sûrs de conserver Vladimir Poutine, leader de la nation et génie de la stabilité. Le paysage peint par les admirateurs – et par les serviteurs – du régime est une harmonie unanimiste de citoyens et de consomma- teurs comblés. Et tout est tellement bien en comparaison du chaos qui a suivi l’éclatement de l’URSS en 1991 et la chute du régime communiste. Le système Poutine, aidé par le prix élevé des hydrocarbures, aurait donc opéré un rétablissement spectaculaire de la Russie, sans le soutien de l’Occident et en se démarquant des valeurs démocra- tiques de l’Europe qui ne conviendraient pas aux réalités de l’Est. Le redressement économique n’est pas contestable. Avec des revenus
133985UDL_Russie.fm Page 10 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 10 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR multipliés par deux en cinq ans, l’État dispose de finances conforta- bles et les salaires ont en moyenne doublé entre 2002 et 2008, tout comme le PNB par habitant pendant cette période. La Russie reve- nait de très loin et n’a retrouvé qu’en 2006 son niveau économique de 1989. La reprise récente est donc une évolution salutaire qui a sauvé le pays du marasme mais n’a pas encore installé l’économie et la société sur le chemin d’une prospérité rapide, solide et harmo- nieuse. Les économistes soulignent que la Russie est encore dans une phase de rattrapage et s’inquiètent de l’inflation et de la concen- tration des ressources dans quelques grands conglomérats d’État. Les disparités sociales toujours considérables rappellent l’histoire heurtée des vingt dernières années. Les problèmes de fond ne sont pas étouffés par les autorités, qui s’indignent jour après jour de la chute démographique, de l’incu- rie du système de santé, de l’inefficacité des bureaucraties et de la corruption irrépressible. Au contraire, il leur importe de souligner les dangers qui menacent la Russie et pourraient la freiner dans son ascension mondiale. La tâche est ardue, répètent les dirigeants, car si tout va mieux, la menace de perdre l’acquis est d’autant plus grande : le contrôle du pouvoir central est donc d’autant plus néces- saire. L’amélioration économique appelle la limitation du pluralisme et de la concurrence, c’est-à-dire des libertés, et ceux qui tentent de contrer la politique d’en haut prennent des positions antinationalis- tes et condamnables. La loi sur les organisations non gouvernemen- tales et celle sur l’extrémisme, par exemple, ont été votées en 2006 pour paralyser les individus et les organisations (ONG, associations, partis) qui s’expriment et agissent contre les « intérêts de l’État ». Quant aux médias critiques, ils fragilisent la reconstruction de l’État fort, il faut donc les contraindre. Le défi est lancé : comment expliquer, par une analyse en pro- fondeur de la Russie politique et sociale, les contradictions de la situation actuelle faite de répression politique et de percées écono- miques, d’affaiblissement des institutions publiques et de renforce- ment du pouvoir central, d’antioccidentalisme et de concurrence active avec les partenaires occidentaux ? L’État russe se targue d’être « fort », mais de quelle forme d’État parle-t-on ? Ce livre est né de l’interrogation qu’a suscitée cet étonnant para- doxe : la Russie est généralement louée ou critiquée pour son éta- tisme et son centralisme exacerbés, pour cette domination des insti- tutions gouvernementales sur la société, pour cette capacité du
133985UDL_Russie.fm Page 11 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 INTRODUCTION 11 Kremlin à rassembler les terres et les hommes. Or l’analyse appro- fondie de l’État russe à l’époque contemporaine aboutit à des conclusions inverses. L’État en tant que construction institutionnelle et en tant que représentant de la chose publique est, en Russie, un État faible et dysfonctionnel. Comment expliquer qu’une vision mythique perdure, en Russie comme à l’étranger ? La puissance énergétique et la croissance économique des années 2000 portent le système politique. Elles sont le ressort de l’autoritarisme et de la concentration des ressources par des indivi- dus et des réseaux qui occupent les positions de pouvoir. La nature du pouvoir se transforme au cours du processus de dérive autori- taire et prédatrice. Cet ouvrage a pour objet d’éclairer sous un angle nouveau l’his- toire récente de la Russie postcommuniste et de proposer une inter- prétation du changement politique et social qui s’y produit. Il a aussi pour ambition de construire une première analyse du régime politi- que poutinien, l’étape la plus récente de la transformation russe. Le recul historique des deux décennies qui nous séparent des réformes gorbatchéviennes ouvre la perspective nécessaire pour au moins tenter une critique formalisée et argumentée d’un système politique encore en pleine mutation. Cette analyse méritera certaine- ment d’être complétée et affinée au fil des années qui viennent ; elle ne prétend d’aucune manière être une modélisation définitive de la société russe et du gouvernement de la Russie. Cependant, le cher- cheur en sciences sociales ne peut toujours attendre l’aboutissement d’un processus car l’achèvement d’un cycle historique est plus for- mel que réel et ne dicte pas la fin des évolutions ou des transforma- tions d’une société. Les tendances lourdes sont plus facilement discernables en 2008 qu’en 1998 ou qu’en 1988. Elles ne doivent pourtant pas effacer de la mémoire et de l’appareil critique du chercheur les enseigne- ments tirés des multiples épisodes qui ont marqué en profondeur les différents moments de la transformation. Il nous appartient, à nous, politologues, sociologues et historiens du contemporain, de jongler avec les entrelacs d’une histoire accélérée sans la réduire à ses effets à un moment donné. Cela est d’autant plus important que les autorités russes s’emploient depuis quelques années à agir exactement à l’inverse de la démarche scientifique. Pour Vladimir Poutine et ses conseillers, un événement qui n’a pas été « gagné » n’a pas existé. La révolution
133985UDL_Russie.fm Page 12 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 12 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR orange qui a secoué l’Ukraine fin 2004 n’a pas eu lieu, c’était un pro- duit américain de subversion, et la suite de l’histoire l’a bien démon- tré puisque le régime issu de cet épisode se porte mal. Autre exem- ple de réécriture de l’histoire : la Tchétchénie est normalisée, la guerre menée par l’armée russe pendant des années se résume à une bataille gagnée de la « lutte antiterroriste ». Toute autre analyse est jugée mal intentionnée et subjective. Les limites de la critique venant de Russie rendent d’autant plus important le travail d’analyse et d’interprétation mené par des obser- vateurs extérieurs, c’est-à-dire protégés d’une interférence constante dans leur vie privée et professionnelle quand ils touchent à des sujets sensibles. Le thème de ce livre est en principe le sujet le plus sensible de tous, puisqu’il s’attaque à la question de l’État et du gou- vernement en Russie, et donc du pouvoir politique, sujet a priori dangereux dans un contexte où les dirigeants referment le couvercle sur leur domaine réservé. « L’État est dur et intransigeant, il le peut car il est redevenu fort, cela choque certains, mais la majorité des Russes est ravie. » Telle est, en substance, la riposte officielle. L’équipe au pouvoir s’agace, mais ne censure pas complètement les intenses « divagations » des journalistes et experts critiques sur les excès autoritaristes du régime et les violations des libertés et des droits fondamentaux. En revanche, le monde réel de l’exercice du pouvoir par les hommes du Kremlin et leurs affiliés est un sujet tabou. Il n’est pas question d’entrer dans le secret du fonctionne- ment intimiste et clientéliste des puissants. Dès qu’un sujet touche aux intérêts financiers, aux affaires judiciaires, aux dons et contre- dons entre hommes influents, les autorités utilisent tous les moyens pour forcer au silence les perturbateurs. L’autre sujet dangereux à étudier est l’usage excessif de la force par l’État et les groupes qu’il protège, comme le clan au pouvoir dans la république de Tchétché- nie, dite « normalisée » car contrôlée par la peur. Les deux guerres en Tchétchénie ont fait au moins 150 000 morts depuis 1994 ; du côté russe, les pertes s’élèveraient à plusieurs dizaines de milliers de tués, dont de nombreux conscrits. À condition de respecter ces règles du jeu, travailler sur la dérive des institutions publiques, le contrôle des médias, la mau- vaise gouvernance n’est pas interdit, même aux universitaires russes. Et c’est cette tolérance qui m’a amenée à réfléchir et à me demander pourquoi un régime autoritaire tolère une présentation négative des organisations politiques et sociales, dénonce en permanence la cor-
133985UDL_Russie.fm Page 91 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 C H A P I T R E 3 La défaite du constitutionnalisme (1993-1999) « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs assuréé, n’a point de constitution. » Article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789 Au début des années 1990, toutes les énergies vont vers l’éco- nomie : liberté des prix et des échanges, nouvelles législations dans le domaine de la propriété, des entreprises, des finances. Les privatisations permettent à une partie de l’ancienne nomenklatura et à de jeunes entrepreneurs de s’enrichir ; certains bâtiront même des fortunes colossales. À part quelques experts en droit et quelques intellectuels, personne ne mène de réflexion sur l’État. Le Kremlin tient simplement une feuille de route sur les institu- tions démocratiques et les législations nécessaires à la transfor- mation capitaliste, en particulier les privatisations. Même la rédaction de la nouvelle Constitution échappe in fine au débat public. Après la crise aiguë qui oppose Eltsine à un large groupe de députés en octobre 1993, et qui se termine en attaque armée et fait de nombreuses victimes, le projet constitutionnel est révisé en catimini et n’est plus soumis à aucune critique jusqu’au référen- dum de décembre 1993. Paradoxalement, l’adoption d’une nouvelle Constitution en décembre 1993 marque le début de la fin du constitutionnalisme. Par constitutionnalisme, j’entends le processus de construction d’un État de droit, bâti dans le respect de la supériorité de la Cons- titution grâce au contrôle d’une cour constitutionnelle indépen- dante, et dans lequel la séparation des pouvoirs est assurée par des élections libres et honnêtes et des tribunaux indépendants pouvant sanctionner les serviteurs de l’État, élus et nommés. « Politique- ment, le constitutionnalisme signifie que la loi fondamentale est la
133985UDL_Russie.fm Page 92 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 92 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR traduction du pacte social conclu entre toutes les composantes du pays1. » L’accélération du cours de l’histoire en 1988-1993 explique en grande partie l’absence de réflexion approfondie sur le sens des transformations, et sur leurs conséquences politiques à plus long terme. Quand les nouveaux concepteurs de l’État républicain et fédéral ont enfin pris le temps de réfléchir à la nouvelle organisation et d’écrire une Constitution, les problèmes concrets s’étaient déjà accumulés dans toutes les provinces de la Fédération. Les fonde- ments de l’État, comme les mécanismes du gouvernement, n’étaient pas encore posés et la Russie se trouvait comme suspendue au- dessus d’un vide juridique et institutionnel. Or l’urgence et la multi- plicité des problèmes imposaient aux hommes de terrain de trouver des réponses immédiates. Les responsables, au centre, à Moscou, comme dans les provinces et les localités, ont mis en place des solu- tions d’attente qui se sont rapidement « institutionnalisées », en pre- nant forme dans des législations et des réglementations régionales ou municipales. Ces processus multiples se produisaient indépen- damment les uns des autres, le plus souvent sans souci d’harmonisa- tion ni même de communication au plan national-fédéral. Le nœud de la tragédie gorbatchévienne, puis de la tragédie eltsinienne, a résidé précisément dans l’incapacité de bâtir un ensemble cohérent sur la base des nouvelles réalités différenciées dans les provinces (républiques soviétiques, puis républiques et régions de Russie). L’inventivité et la dynamique des acteurs au sein des sociétés locales n’ont pas été prises en compte dans les stratégies des décideurs à Moscou. Ces derniers ont donc pensé réformer l’État, le droit, l’économie, la société sans intégrer les facteurs des diversités territoriales et humaines et l’état d’esprit des populations. La différenciation du comportement électoral d’une circonscription à une autre, entre classes sociales et entre générations, a été une sur- prise pour les réformateurs. Dès le premier scrutin de 1989, nous l’avons vu, les Soviétiques se comportent en électeurs capables d’exercer leur libre arbitre. Le suffrage universel, libre, direct et plu- raliste, a conduit à l’implosion pacifique de l’URSS, puis a mis en 1. Yves Mény, entrée « Constitutionnalisme » du Dictionnaire constitution- nel, sous la direction d’Olivier Duhamel et Yves Mény, Paris, Presses universitai- res de France, 1991, p. 212.
133985UDL_Russie.fm Page 93 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 LA DÉFAITE DU CONSTITUTIONNALISME 93 relief la fragilité de l’édifice fédéral de la Russie eltsinienne. Les réformateurs n’avaient pas prévu l’impact qu’aurait l’expression de la souveraineté populaire sur leur projet politique. La libéralisation à partir de 1988 s’ébauche ainsi sur une sorte de quiproquo. Gorbatchev est en quête d’une nouvelle légitimation du régime par les urnes, mais ne comprend pas l’ingratitude des citoyens qui usent du nouvel instrument démocratique qu’il leur donne pour « mettre en danger la perestroïka ». Boris Eltsine se sert avec opportunisme du suffrage universel en juin 1991 pour s’oppo- ser à Gorbatchev et prendre le pouvoir. Il n’hésitera pas longtemps avant de recourir à la force armée pour mettre fin à l’opposition par- lementaire et dissoudre toutes les assemblées élues en octobre 1993. La négociation et la recherche du consensus sont abandonnées au profit de l’imposition de la force. Deux drames mettent fin à la tra- jectoire de libéralisation enclenchée par les réformes gorbatchévien- nes : l’attaque armée contre le Parlement en octobre 1993 et la guerre contre la Tchétchénie en décembre 1994. Les premiers scrutins. Le test de la souveraineté et de la représentation La rencontre des élites avec les simples citoyens s’opère réguliè- rement au fil des scrutins qui rythment l’histoire de la démocratisa- tion puis de la déconstruction démocratique à partir de 1989. Nous avons choisi de suivre ce fil directeur pour faire le récit de ces années 1990 et s’interroger sur l’évolution du régime politique à par- tir de l’adoption de la nouvelle Constitution de décembre 1993. Un court rappel des élections des années 1989-1993 est utile. L’année 1989 a été celle du parlementarisme. En faisant élire au printemps un nouveau Parlement – le Congrès des députés du peuple –, par un scrutin pluraliste dans certaines circonscriptions, les dirigeants ont cherché une source de légitimité par les urnes. Gorbatchev espérait ainsi écarter les responsables conservateurs ou incompétents, et promouvoir une génération de communistes jeunes et performants. L’ouverture du suffrage à des candidats non com- munistes a eu des effets beaucoup plus radicaux que prévu. Elle a entraîné une remise en question du parti communiste dans certaines
133985UDL_Russie.fm Page 94 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 94 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR républiques et dans quelques grandes villes, notamment Leningrad où la vieille garde communiste a été balayée. L’année 1990 a été celle du premier éclatement institutionnel de l’URSS. Les élections des parlements des républiques accélèrent le processus d’affirmation des autonomies républicaines. Très rapidement, les nouvelles assem- blées élues votent des textes qui vont les conduire à revendiquer leur « souveraineté » et, en 1991, leur indépendance. Cette fois encore, les réformateurs du Parti n’ont pas anticipé une telle fronde contre le régime. Après avoir révisé la Constitution soviétique encore une fois, Gorbatchev se fait élire par les députés, le 14 mars 1990, à une nouvelle fonction de « président de l’URSS », avec des pouvoirs très étendus. Cependant, c’est au moment où il cumule presque tous les pouvoirs à la tête de l’État et du Parti que ces deux institutions péri- clitent. Un an et demi plus tard, le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) et l’URSS auront disparu. Gorbatchev a essayé de discuter un projet de nouveau fédéralisme soviétique, plus souple, mais il était déjà trop tard. Pour contrer l’affaiblissement du pouvoir central, et tenter de sauver une URSS centralisée, les opposants conservateurs ont organisé le putsch d’août 1991. Et l’ironie de l’his- toire veut que Mikhaïl Gorbatchev ait été libéré de sa mise en rési- dence forcée par celui qui voulait sa place : Boris Eltsine1. Le président de la République de Russie, élu au suffrage univer- sel, a poussé Gorbatchev à la démission en enterrant l’État soviéti- que le 8 décembre 1991. Ce jour-là, à Belovejskaïa Pouchtcha en Biélorussie, les présidents des nouveaux États indépendants de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie décident de créer ensemble la Communauté des États indépendants, à laquelle s’ajouteront le Kazakhstan, puis les républiques d’Asie centrale et l’Arménie. L’URSS n’existe plus de facto, Gorbatchev formalisera la disparition de l’État qu’il préside le 25 décembre 1991, en quittant ses fonctions. Dans les années qui suivent, la Géorgie, l’Ukraine et la Moldavie rejoignent formellement cette « communauté » faiblement organi- sée. La CEI ne deviendra jamais une confédération, ni même une alliance d’États ou une communauté économique. Elle reste un club de discussion pour les gouvernements de douze ex-républiques 1. Cf. le témoignage de Gorbatchev, Mémoires, op. cit., et le témoignage de Boris Eltsine, Jusqu’au bout, Paris, Calmann-Lévy, 1992. Voir aussi l’analyse de Richard Sakwa, Russian Politics and Russian Society, Londres, Routledge, 1993.
133985UDL_Russie.fm Page 95 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 LA DÉFAITE DU CONSTITUTIONNALISME 95 soviétiques, club dominé par Moscou, et auquel l’Ukraine participe avec réserve. Les pays Baltes avaient exclu toute entente avec la nou- velle Russie postcommuniste depuis qu’ils avaient recouvré leur sou- veraineté. En août 2008, quand l’armée occupe une partie de la Géorgie, celle-ci se retire de la CEI. Eltsine, comme Gorbatchev avant lui, hérite de l’organisation territoriale et administrative de la république fédérative soviétique de Russie et doit réaménager les modes de gouvernement à l’inté- rieur de cette structure fédérale. Rappelons que l’URSS était formel- lement une fédération à plusieurs étages, une matriochka où la Russie et la Géorgie étaient des républiques soviétiques elles-mêmes organisées en fédérations de républiques autonomes. Dans la suite des revendications d’indépendance de 1991, certaines républiques autonomes réclament elles aussi leur souveraineté. La Tchétchénie déclare son indépendance unilatéralement et sort de la Fédération de Russie, l’Abkhazie refuse de se soumettre au gouvernement de Géorgie. Les conflits de souveraineté commencent à déstabiliser le Caucase. Eltsine fait voter par les députés, en mars 1992, un « projet de fédération », très controversé, et qui ne sera même pas repris dans la future Constitution fédérale de décembre 1993. La question de l’État a été dominée par celle de l’éclatement en républiques souveraines, au détriment des autres problématiques fondamentales de la rénovation de l’État : architecture constitution- nelle et parlementarisme, séparation des pouvoirs, rôle des tribu- naux. Les Russes se trouvaient démunis devant les choix qui se posaient en termes de régime politique. Ils n’avaient jamais eu à réfléchir en termes d’équilibre institutionnel, de contrepoids du législatif face à l’exécutif. Le président Eltsine s’est rapidement trouvé confronté à des oppositions au sein du nouveau Parlement, élu en 1990, où s’affrontaient des visions très variées de ce que devait être le nouveau système politique. Et pour trancher, il pro- pose de mettre au vote quatre questions, notamment le soutien aux réformes économiques (sans préciser lesquelles) et le soutien au pré- sident et au Parlement. Les résultats n’ont rien eu de surprenant. Les Russes ont répondu qu’ils soutenaient le président, beaucoup plus que le Parlement. Eltsine était un personnage bien réel, alors que les centaines de députés ne pouvaient apparaître comme un lieu de « pouvoir » efficace. Nous retrouverons une attitude identique quinze ans plus tard, quand la société russe accorde sa confiance à Vladimir Poutine et ne se mobilise pas pour défendre le rôle du Par-
133985UDL_Russie.fm Page 96 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 96 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR lement. Cela est révélateur de l’absence de démocratisation en pro- fondeur. Le vlast’, le pouvoir, bien tangible, est au Kremlin. La sépa- ration des pouvoirs est considérée, dès l’origine du régime postsoviétique, comme une faiblesse. De manière analogue, le fédé- ralisme est perçu comme un défaut structurel, car il entretient l’idée de la séparation possible d’une province. L’année 1993 est cruciale, faite de succès démocratiques et de reculs dramatiques. Le référendum du 25 avril, en dépit du défaut de conception des questions, est le scrutin qui apporte la connais- sance la plus fine du nouvel électorat russe. Les cartes que nous avons établies à l’époque montrent la formation d’une géographie et d’une sociologie électorale, pour la toute première fois dans l’his- toire de la Russie. Trois Russie se distinguent : la Russie légitimiste, qui soutient le pouvoir eltsinien et l’esprit réformateur, en dépit des difficultés ; la Russie réfractaire, opposée au changement et fidèle au vote communiste ou nationaliste ; la Russie spectatrice, qui s’abs- tient, et exprime ainsi sa liberté de ne pas participer, par indiffé- rence ou par méfiance envers les gouvernants1. Le recours à la force et la fin de l’enchantement politique À l’été 1993, l’État et ses institutions sont bloqués. Tant la ques- tion fédérale que le problème de séparation et de répartition des pouvoirs reculent au lieu d’avancer. La discussion du nouveau texte constitutionnel produit des dissensions graves au sein des élites poli- tiques, à Moscou comme dans les capitales des républiques et des régions. Il semble alors que la plupart des protagonistes s’accro- chent à l’ancienne Constitution soviétique de la République de Rus- sie, maintes fois révisée et devenue illisible, car ils appréhendent la remise à plat de l’ensemble de la construction étatique, qui entraîne- rait la suspension de leurs positions de députés, de juges ou de ministres. La nouvelle cour constitutionnelle, qui se réunit pour la 1. Marie Mendras, « Les trois Russie. Analyse du référendum du 25 avril 1993 », Revue française de science politique, vol. 43, n° 6, décembre 1993, p. 897-939.
133985UDL_Russie.fm Page 97 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 LA DÉFAITE DU CONSTITUTIONNALISME 97 première fois en novembre 1991, est appelée à statuer sur les ques- tions les plus diverses, faute d’arbitrage et de consensus sur l’auto- rité du président, du gouvernement et des instances élues. Les députés élus en 1990 sont les premiers à résister à la rénova- tion constitutionnelle et à refuser, pour nombre d’entre eux, le prin- cipe de l’adoption de la Loi fondamentale par référendum populaire. Le président du Parlement, Rouslan Khasboulatov, s’exprime publi- quement contre le référendum. Avec le vice-président Alexandre Routskoï1, il mène une véritable fronde parlementaire contre le président Eltsine. Ils s’opposent à la fois au projet fédéral et à la restructuration institutionnelle proposée par les conseillers du Kremlin et la commission constitutionnelle2. Dans le même temps, les tensions montent au Nord-Caucase. La Tchétchénie déclare son indépendance en octobre 1991 et rompt toute appartenance aux ins- titutions fédérales ; elle refuse toute participation au processus cons- titutionnaliste. En 1992, Ingouches et Ossètes connaissent un conflit sanglant et les Abkhazes combattent les Géorgiens pour gagner leur indépendance3. Le 21 septembre 1993, le président Eltsine promulgue un décret qui suspend la Constitution et dissout le parlement fédéral et tous les conseils élus au niveau provincial et au niveau local. Un important groupe de députés, mené par Khasboulatov et Routskoï, occupe le Parlement, installé dans la Maison blanche (qui devien- dra la Maison du gouvernement en 1994). Les discussions avec le 1. Le 12 juin 1991, selon l’ancienne Constitution révisée, le président de la Russie est élu au suffrage universel direct, avec un vice-président. Eltsine et Routskoï sont donc élus ensemble. Après la fronde d’octobre 1993, cette cons- truction à l’américaine est définitivement abandonnée. 2. Devant le blocage de la commission constitutionnelle, Eltsine réunit, en juin-juillet 1993, une « conférence constitutionnelle », composée d’experts et de représentants des républiques et des régions, qui aboutit à un nouveau projet le 12 juillet 1993. Ce texte est moins présidentialiste que le précédent, et accorde plus de prérogatives aux sujets de la Fédération. Cf. Vera Tolz, « Drafting the New Russian Constitution », RFE/RL Research Report, n° 29, 16 juillet 1993, p. 1-15. 3. L’Abkhazie, l’Adjarie et l’Ossétie du Sud sont des provinces de la Geor- gie. Depuis les conflits armés de 1992-1993, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont un statut « gelé » et l’armée russe y est présente, officiellement en qualité de « forces de maintien de la paix ». L’Adjarie a trouvé un accord avec la Géorgie en 2004. Le conflit armé entre la Géorgie et la Russie en août 2008 est l’une des conséquences de la construction étatique.
133985UDL_Russie.fm Page 98 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 98 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR Kremlin ne débouchent sur aucun résultat. Eltsine décide de rem- porter le bras de fer en donnant l’assaut du Parlement. Les 3 et 4 octobre 1993, la Maison blanche et la tour de télévision se trou- vent sous le feu de l’armée. Environ deux cents personnes périssent dans cet affrontement, essentiellement des employés présents dans les bâtiments et des badauds. Le bilan exact ne sera jamais établi, et aucune enquête ne sera menée. Les « conjurés » sont arrêtés, emprisonnés, jugés, puis seront libérés au bout de quelques mois. Alexandre Routskoï réussira à se faire élire gouverneur de la région de Pskov en 1995. Dans les journées qui suivent les événements des 3 et 4 octo- bre 1993, les médias s’efforcent de donner une interprétation légiti- miste de la tragédie. Les députés frondeurs auraient mis en danger la révolution postcommuniste ; le recours à la force armée était jus- tifié par le danger de contre-révolution. La menace de « guerre civile » est invoquée alors que le conflit opposait deux institutions, la présidence et son administration d’un côté, l’Assemblée élue de l’autre, et non des mouvements sociaux organisés. La plupart des conseillers de Boris Eltsine demeureront fidèles à cette interpréta- tion qui les dédouane de ce dramatique écart par rapport au proces- sus de démocratisation. Ils insistent sur leur hypothèse, selon laquelle toutes les voies de la négociation avec les opposants avaient été épuisées. Comme pour la décision de bombarder et envahir la Tchétchénie un an plus tard, les nouveaux gouvernants usent de l’argument de l’extrémisme de l’adversaire pour couvrir l’usage dis- proportionné de la violence et in fine ne pas endosser la responsabi- lité de leurs actes. En novembre 1993, le président Eltsine fait réécrire la Constitu- tion dans un sens plus présidentialiste et volontairement flou sur le fonctionnement de la Fédération. Les prérogatives des instances fédérales et des instances provinciales ne sont pas clairement éta- blies. Le mode de formation de la Chambre haute du Parlement reste indéfini. Les problèmes les plus sensibles de la refondation de l’État ne trouvent pas de solution franche dans le nouveau projet de Loi fondamentale. Fait encore plus important, la Constitution a été adoptée dans des conditions très controversées. Près de la moitié des quatre-vingt- neuf sujets de la Fédération n’ont pas approuvé le texte. Les républi- ques de Tchétchénie et du Tatarstan n’ont pas organisé le scrutin. Une vingtaine de régions et de républiques ont eu une participation
133985UDL_Russie.fm Page 99 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 LA DÉFAITE DU CONSTITUTIONNALISME 99 inférieure à 50 %, seuil de validité du scrutin, une autre vingtaine a voté contre. Après un cafouillage indescriptible, le Kremlin a finale- ment décidé de compter les suffrages uniquement à l’échelle fédérale, comme si toute la Fédération n’était qu’une seule circonscription. Les résultats par province n’ont eu aucune incidence sur l’adoption de la Loi fondamentale (notons que les règles n’avaient pas été fixées avant le référendum et que bon nombre d’électeurs pensaient qu’en votant non, leur république tiendrait tête à Moscou). La publication des résultats définitifs, et encore incomplets, est intervenue avec des semaines de retard. Il n’est pas certain que le seuil de 50 % de parti- cipation ait été atteint à l’échelle nationale. Le doute a jeté une ombre sur l’ensemble du processus constitutionnel et sur les élec- tions législatives qui se tenaient en même temps, suscitant déjà la défiance à l’égard du « vote démocratique ». La chute a été significative entre le référendum du 25 avril 1993, qui interrogeait les Russes sur Eltsine et les réformes1, et celui du 12 décembre 1993. En avril, 58 % des Russes avaient renouvelé leur confiance au président, élu au suffrage universel le 12 juin 1991. L’abstention était alors de 34 %, elle grimpe à 45,2 % en décembre. L’élection des députés des deux chambres indique un vote protesta- taire majoritaire dans de nombreuses circonscriptions. Le discrédit des assemblées dépasse celui de Boris Eltsine et son gouvernement. L’institution parlementaire ne se remettra jamais de l’assaut de la Maison blanche en octobre 1993. Les Russes gardent en mémoire la vision d’une dispute au sommet, entre le président et le vice- président élus, entre le Kremlin et les députés. Le président dispose de l’armée, il est donc fort, alors que les députés ne peuvent que se retrancher et résister, ils sont donc faibles. Dans ses Mémoires, Mikhaïl Gorbatchev livre sa réaction, très amère, et dénonce le recours à la force. « La recherche d’un règlement mutuellement acceptable était encore possible [le 3 octobre 1993 au soir], mais on vit alors se manifester la propension du président aux “actions réso- 1. Devant la contestation politique et les difficultés à rédiger une nouvelle Constitution, Boris Eltsine décide d’organiser un référendum sur quatre ques- tions. La première porte sur la confiance au président, la seconde sur l’approba- tion de la politique économique et sociale, la troisième sur une élection antici- pée du président, la quatrième sur des élections législatives anticipées. La majorité des inscrits étant requise et non atteinte, les élections anticipées n’ont pas lieu. Cf. Marie Mendras, « Les trois Russie », art. cit., p. 898.
133985UDL_Russie.fm Page 100 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 100 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR lues”, ce qui signifiait, dans son esprit, l’usage de la force au mépris des conséquences et du nombre des victimes1. » Il n’a jamais par- donné à Eltsine de l’avoir écarté après le putsch d’août 1991 et l’a constamment accusé d’avoir dénaturé les réformes engagées en 1987 et renversé le processus de démocratisation. La Constitution rédigée en novembre 1993 reflète bien les contradictions et conflits qui minaient la Russie à l’époque. Le projet est remanié sans publicité, car la conférence constitution- nelle de l’été précédent a été démantelée et toutes les instances parlementaires ont été dissoutes par le décret présidentiel du 21 septembre. C’est donc un groupe d’experts auprès du Kremlin qui révise le projet et livre une loi fondamentale qui reflète bien le climat de crise de l’automne 1993. Le texte est encore plus prési- dentialiste que le précédent projet et, surtout, il reste incertain et flou sur les institutions du fédéralisme. Les prérogatives des pou- voirs exécutifs dans les républiques et les régions qui composent la Fédération et l’exercice de ces prérogatives en rapport avec les pouvoirs de l’administration centrale ne sont pas précisés. De plus, le statut des républiques diffère de celui des régions (oblast) et territoires (kraï), même si la Constitution affirme l’égalité de tous les sujets (sub’ekty) de la Fédération2. L’ambiguïté et l’indé- fini prévalent sur des sujets aussi essentiels que le socle de la construction étatique, la répartition des responsabilités et les règles de subsidiarité. 1. Mikhaïl Gorbatchev, Mémoires, op. cit., p. 867-868. Gorbatchev précise sa lecture des faits : « Le 21 septembre 1993, outrepassant ses prérogatives, le président promulgua le décret n° 1 400 qui abolissait la Constitution et dissol- vait le Soviet suprême. La majorité des députés refusa de se soumettre et de se démettre, considérant que la promulgation de ce décret équivalait à un coup de force. En réponse, le Parlement fut mis en état de siège. À son tour, le Soviet suprême démit Eltsine et éleva le vice-président Routskoï à la dignité de prési- dent par intérim. […] Même les partisans du décret présidentiel du 21 septem- bre réclamaient une solution négociée. Le chef de l’Église orthodoxe se joignit aux pourparlers. Cela fit naître l’espoir que l’effusion de sang n’était pas inévita- ble » (p. 867-868). 2. En 1993, la Fédération est composée de 21 républiques (en incluant la Tchétchénie séparatiste), 49 régions (oblast), 10 territoires (kraï), 6 districts (okrug), 1 région autonome et 2 villes à statut fédéral, Moscou et Saint-Pétersbourg. En 2008, suite à la fusion de quelques territoires, le nombre de sujets de la Fédéra- tion de Russie est passé de 89 à 84.
133985UDL_Russie.fm Page 101 Vendredi, 26. septembre 2008 2:36 14 LA DÉFAITE DU CONSTITUTIONNALISME 101 En revanche, les grands principes qui fondent l’État et la société font l’objet d’un préambule parfaitement clair. La Russie s’affirme démocratique et respectueuse des droits et libertés dans des termes analogues à ceux de la Constitution française par exemple. Elle rejoint les grands pays démocratiques dans l’exposé des valeurs et des principes qui guident la refondation de l’État. Il est difficile de dire rétrospectivement, quinze ans plus tard, si les auteurs du texte croyaient fermement en ces principes, et en leur nature essentielle, ou bien s’ils y voyaient des déclarations d’intention un peu formelles et « décoratives » qu’il convenait d’inscrire pour faire entrer leur pays dans la « civilisation occidentale ». Devenir un pays « civilisé » était l’un des leitmotive de ces premières années postcommunistes. Le désir était sincère, la possibilité semblait réelle1. Le mépris pour les assemblées élues et le contexte très tendu dans lequel la nouvelle Constitution est réécrite puis soumise à réfé- rendum expliquent très largement l’arbitraire qui a présidé à la déci- sion d’envahir la Tchétchénie le 11 décembre 1994. Aucun débat n’a eu lieu au Parlement, aucune réflexion n’a été engagée sur le droit d’une république à engager un processus de sortie de la Fédération. Le Kremlin a décidé de l’emploi massif de la force sans déclarer l’état d’urgence ni demander aux députés leur accord. Il importe de rappeler qu’au même moment, les spécialistes mettent au point une nouvelle doctrine militaire. Publié en octobre 1993, le texte affirme le renoncement au no first use et adopte le concept de dissuasion. Les capitales occidentales ont alors accordé plus d’importance à ce rapprochement doctrinal qu’à l’absence de contrôle public sur l’armée et aux conflits postcoloniaux qui minaient le Caucase. L’enchantement de la vie politique par la discussion et la négocia- tion a pris fin le 3 octobre 1993. La guerre en Tchétchénie La guerre en Tchétchénie a contribué à la baisse de popularité de Boris Eltsine en 1995. Pourquoi se battre dans cette république 1. Certains des conseillers de Boris Eltsine ont donné leur opinion dans l’ouvrage de Iouri Batourine et al., Epokha Eltsina, op. cit. ; voir notamment les contributions de Gueogui Satarov et Mikhaïl Krasnov.
133985UDL_Russie.fm Page 175 Vendredi, 26. septembre 2008 2:50 14 C H A P I T R E 5 La déconstruction des institutions publiques (2000-2008) « On ne peut pas construire l’État et, simultanément, détruire la société. » Iouri OLECHA, dramaturge1 Quand Vladimir Poutine a pris les commandes de l’État en 2000, il s’est engagé à en restaurer l’autorité et l’efficacité. Il a également promis la sécurité, mais a nourri le conflit en Tchétchénie, favorisant ainsi les attentats terroristes. Huit ans plus tard, les institutions publi- ques sont toutes affaiblies et soumises à l’arbitraire du « système du Kremlin ». Le suffrage universel, institution phare de la transition démocratique lancée par Mikhaïl Gorbatchev, n’est plus qu’un rituel de soumission aux choix de l’élite dirigeante. Les élections législatives et présidentielles de 2007-2008 le démontrent parfaitement. Le plus impressionnant dans cette déconstruction systématique des institutions de l’État et de la société est qu’elle se pratique désor- mais au grand jour, ouvertement et sans aucun souci des apparen- ces. Jusqu’en 2003, le régime poutinien restait sensible à son déco- rum démocratique et souhaitait encore recevoir l’approbation des démocraties occidentales. La différence fondamentale entre le pre- mier et le second mandat de Vladimir Poutine tient à cette prise de distance publique à l’égard des valeurs de liberté, de démocratie et de concurrence propres à nos sociétés. Le nouveau credo du Kremlin, la « démocratie souveraine », se résume en ces termes : la Russie est grande et puissante, son écono- mie se porte bien, les Russes suivent leurs dirigeants, la stabilité règne ; dans ces conditions, nous ne devons plus suivre les injonc- tions, l’influence ni même les conseils des gouvernements étrangers, 1. Iouri Olecha, Kniga prochtchaniia (« Le Livre de l’adieu »), Moscou, 1999, cité par Nikolaï Cheïko, « Histoire du théâtre russe », in Georges Nivat, Les Sites de la mémoire russe, tome 1, Paris, Fayard, 2007, p. 702.
133985UDL_Russie.fm Page 176 Vendredi, 26. septembre 2008 2:50 14 176 RUSSIE : L’ENVERS DU POUVOIR qui se sont réjouis de notre affaiblissement sous Eltsine (et l’ont en partie provoqué) ; ils ont tort et nous avons raison, nous choisissons la voie de la souveraineté russe, un modèle qui nous convient et qui est supérieur aux autres. Puisque les Russes ne se plaignent pas, ce modèle est démocratique. L’idéologue en chef de la nouvelle doctrine, Vladislav Sourkov, dévoile avec fierté l’ingéniosité de la formule1. En deux mots, l’essence de la politique intérieure et de la politique extérieure est posée, tout comme le lien étroit entre les deux domaines. La souve- raineté, c’est l’indépendance nationale et la protection contre les ingérences sans aucune contrainte, en se préservant au mieux des obligations multilatérales ou internationales ; la démocratie, c’est le consensus politique et social entre le pouvoir, les élites et le peuple, sans opposition ni contestation. Le consensus, on le comprendra, est idéalement unanimiste. L’histoire politique des deux mandats de Vladimir Poutine se déroule selon un scénario qui prend tout son sens dans une lecture rétrospective, l’objectif principal étant atteint : une société et des éli- tes loyales, prêtes à accepter la cohabitation avec un régime autocra- tique et oligopolistique, dans un contexte économique favorable. Ce chapitre retrace les grands moments et grandes tendances des années 2000-2008. Les deux chapitres qui suivent proposent une interprétation du système de pouvoir, et des élites qui le servent, dans la Russie toujours poutinienne. Les prémices : rompre avec Eltsine Pour comprendre l’esprit et les méthodes qui prévalent depuis le début de la présidence Poutine en 2000, il importe de rappeler 1. Vladislav Sourkov, échange à la conférence Valdaï, septembre 2005. Plu- sieurs ouvrages idéologiques ont été publiés avec la participation de V. Sourkov, aux éditions Europa, dirigées par Gleb Pavlovski, chargé de propager la doctrine du Kremlin : Souverenitet (« Souveraineté. ») 2006 ; Souverennaia demokratiia. Ot idei – k doktrine (« La Démocratie souveraine. De l’idée à la doctrine »), 2007. Pro souverennouiou demokratiiou (« Pour la démocratie souveraine »), 2007.
Vous pouvez aussi lire