Japan Analysis La lettre du Japon

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Japan Analysis              La lettre du Japon

    35     Octobre 2014

   Assurer la compétitivité et l’attractivité du Japon en 2014 :
   ambitions du gouvernement Abe, réalités et enjeux.

   ANALYSE DE L’ACTUALITÉ

   1. Les Abenomics, 18 mois après
   – Jean-yves Colin						                                               3

   2. Grands travaux et ambition d’excellence : « Tōkyō 2020 », une aubaine
   pour le gouvernement d’Abe Shinzō
   – Xavier Mellet				                                		                 11

   POINTS DE VUE D’ACTUALITÉ

   3. Komatsu Masayuki, « De l’art de contredire les étrangers pendant
   les conférences internationales », Chūō Kōron, novembre 2013
   (Traduction de Sophie Buhnik)					                               19

   4. Tsuji Takuya, « Concentrons nos investissements dans les aires
   urbaines centrales de nos régions », Chūō Kōron, juillet 2014
   (Traduction d’Arnaud Grivaud)					                             24
ÉDITORIAL

Ce numéro 35 de Japan Analysis s’inscrit dans            Il ne s’agit pas de la première politique de
la continuité d’un numéro 34 dédié à l’ouverture         relance et de sortie de crise qui, depuis la fin
du Japon au monde, en interrogeant cette                 de la « bulle », défend l’attractivité du Japon
fois-ci les initiatives prises sous l’égide du           en parlant de son renouveau. L’originalité de la
gouvernement Abe pour assurer l’attractivité             conjoncture politique actuelle réside cependant
du Japon, entachée depuis la catastrophe de              dans la majorité solide dont le gouvernement
Fukushima. En avril dernier, le Premier ministre         Abe dispose à la Diète. L’absence d’opposition
a fait diffuser un message vidéo où il n’hésite          suffisamment structurée autorise ce dernier à
pas à vanter dans la langue de Shakespeare               mettre en place des réformes de moyen-terme
les changements que connaît le Japon,                    ambitieuses et audacieuses. C’est le cas des
et qui font de ce pays un environnement plus             Abenomics (ou l’Abénomie en français) par
favorable aux investissements étrangers.                 la masse des dépenses consenties et par
Pour investir, « c’est maintenant le meilleur            l’approche intégrée et frontale de réformes
moment, le Japon que vous voyez est différent            monétaires, fiscales et économiques, mais
de celui d’il y a dix ans. Le Japon est en plein         aussi sociétales. Pour autant, les réalisations
changement ». Ce message est l’un des                    qui assoient le changement du Japon, se
pivots d’une campagne publicitaire intitulée             fondent en partie sur des dispositifs de
“Invest Japan”, coordonnée par l’Organisation            politiques publiques expérimentés au Japon
japonaise du commerce extérieur (Japan                   ou dans d’autres régions du monde, et aux
External Trade Organisation ou JETRO) pour               résultats souvent mitigés : l’événementiel – soit
saluer l’attractivité retrouvée du pays, futur           l’organisation d’un événement mondial majeur
hôte des Jeux olympiques de 20201.                       tel que les Jeux olympiques pour avancer
                                                         des objectifs de redéveloppement urbain
1
    “Now is the time, the best time, I should say, the
Japan you are looking at is different from the one you   Premier ministre intitulé “Open the Door to Success in
saw 10 years ago. Japan is undergoing changes”. Le       Japan : Message from the Prime Minister Shinzo Abe”:
site Internet de JETRO propose un message vidéo du       http://www.jetro.go.jp/en/invest/.

                                                                                             Japan Analysis •     1
– ou l’appel au BTP – les principales villes        la population japonaise, sous l’effet de soldes
    japonaises voyant de nouvelles infrastructures      naturels et migratoires négatifs. Tsuji Takuya
    fleurir grâce à des changements ad hoc des          s’intéresse ainsi aux possibilités de mieux
    réglementations d’urbanisme.                        répartir les richesses au sein d’aires urbaines
                                                        polarisées.
    Derrière l’argument d’une attractivité retrouvée
    du Japon, il nous est paru pertinent d’interroger
    ses dimensions économique et matérielle, et                        Sophie Buhnik et Xavier Mellet
    d’analyser ainsi la réalité des changements
    en cours et les enjeux qu’ils représentent.
    Dans la première analyse de ce numéro, Jean-
    Yves Colin dresse ainsi le bilan, 18 mois après
    son lancement officiel, des fameux Abenomics.
    Si de nombreux problèmes demeurent,
    l’ambition politique du gouvernement Abe a eu
    le mérite de restaurer la confiance des acteurs
    économiques. Le verre est donc à moitié
    plein. Parallèlement, une partie essentielle du
    territoire japonais a les moyens de se projeter
    jusqu’en 2020 grâce à l’organisation des Jeux
    olympiques : une véritable aubaine pour la
    majorité et pour l’attractivité globale de Tōkyō.
    Toutefois, le caractère spectaculaire d’un tel
    événement ne peut ignorer la question de
    la valeur à long terme des aménagements
    prévus, comme le souligne l’analyse de Xavier
    Mellet sur la liste des projets annoncés.

    Le fait que le Premier ministre ait choisi de
    s’adresser aux investisseurs en anglais plutôt
    qu’en japonais sous-titré n’a rien d’un acte
    anodin. La traduction de Sophie Buhnik nous
    explique que, pour le diplomate Komatsu
    Masayuki, l’heure est venue pour les Japonais
    de combler de combler le retard accumulé
    dans la maîtrise de l’anglais, afin d’imposer
    plus efficacement les vues japonaises lors
    des négociations internationales, condition
    selon lui de l’insertion du Japon dans les
    affaires du monde. Enfin, la traduction par
    Arnaud Grivaud d’une réflexion de Tsuji Takuya
    questionne les conséquences de politiques de
    régénérations urbaines qui tendent à profiter
    avant tout aux grandes villes, et en premier lieu
    à la capitale, au détriment des régions les plus
    durement touchées par le déclin accéléré de

2   • Octobre 2014 n°35
ANALYSE DE
L’ACTUALITÉ

1. Les Abenomics, 18 mois après.                  2014 à la publication d’un recul du PIB du
                                                  2ème trimestre 2014 évalué à 6,8 % en termes
- Jean-Yves Colin                                 annuels).

Depuis sa victoire électorale à la mi-décembre    Dix-huit mois plus tard, il est toujours difficile
2012 à la Chambre basse de la Diète – qui         ou prématuré d’affirmer que les Abenomics
constitua surtout la défaite du Parti démocrate   ont réussi ou échoué : des signes de sortie de
du Japon (PDJ) – Abe Shinzō a fait de son         la déflation qui a accompagné ces « décennies
projet économique communément appelé              perdues » sont perceptibles. Mais le paysage
Abenomics un marqueur emblématique                économique japonais n’a pas pour autant
de son retour au pouvoir et le signal d’une       significativement changé, et la hausse de la
révolution, plus que d’une évolution, de son      TVA de 5 à 8 % intervenue au 1er avril 2014,
pays, après deux décennies que beaucoup           suivie du recul du PIB, a ouvert une seconde
ont jugé perdues.                                 période pendant que les réformes structurelles
                                                  se font toujours attendre.
Le démarrage des Abenomics a suscité, au-
delà du Japon, de la part des observateurs        Les deux dimensions des Abenomics
étrangers, un intérêt d’autant plus fort que
les pays intéressés craignaient d’entrer dans     Comme toute politique économique, les
une « déflation à la japonaise », et qu’ils y     Abenomics ont une double dimension : l’une
ont cherché un remède transposable. Après         est technique et l’autre est politique.
une phase d’enthousiasme euphorique,
cet intérêt a ensuite perdu en intensité,         La dimension technique est illustrée par le
voire s’est transformé en scepticisme ou en       carquois de « flèches » d’Abe. La première
déception (« Serait-ce le chant du cygne des      « flèche » a mis en cause la gouvernance
Abenomics ? » écrivait Le Figaro du 14 août       de la Banque du Japon (BoJ) et prôné un

                                                                                   Japan Analysis •    3
changement de son action. Elle s’est traduite                mais aussi à l’opinion publique. Celle-ci était à
    par un événement rare dans le monde discret                  la fois lasse des années de faible croissance et
    des banques centrales, le départ anticipé de                 par l’absence de leadership politique, et encore
    son gouverneur, Shirakawa Masa’aki. Certains                 « sonnée » par le grand tremblement de terre
    ont estimé compromise l’indépendance                         du 11 mars 2011, par les conséquences de
    de la banque centrale acquise à la fin des                   la catastrophe de Fukushima sur le recours à
    années 1990, dans un mouvement général                       l’énergie nucléaire ou par la hausse de la TVA.
    d’éloignement des gouvernements et des                       Elle a espéré qu’en retrouvant la croissance
    ministères des Finances, envisagé comme un                   elle bénéficierait de hausses salariales et d’une
    rempart contre les « méfaits » des années 1960               réduction du chômage – dont le taux certes
    à 1980 (inflation, stagflation et abondance des              faible, (environ 4 %) au regard des standards
    liquidités qui a conduit aux bulles boursière                européens et même américains, masque une
    et immobilière de la fin des années 1980) et                 précarisation de l’emploi et des difficultés
    dans une tentative de sortir de Japon de sa                  nouvelles d’accès au marché du travail pour
    crise économique en regagnant la confiance                   les jeunes diplômés –, renouant ainsi avec le
    des marchés. La nomination du gouverneur                     pacte social qui a très longtemps lié le PLD,
    Kuroda Haruhiko, un ancien du ministère                      son électorat et une majorité silencieuse.
    des Finances, a pu être perçue comme un
    « retour en arrière », une mise sous tutelle                 Le gouvernement Abe a ensuite lancé deux
    de la BoJ par le gouvernement Abe plus                       autres flèches : un grand programme de
    encore que par le ministère des Finances.                    travaux publics de 13 100 milliards de yens
    Le nouveau gouverneur a rapidement autorisé                  (environ 100 milliards d’euros) et l’annonce
    l’émission de liquidités très importantes (de                de vastes réformes structurelles, destinées à
    50 000 à 70 000 milliards de yens par an),                   consolider le choc de confiance et à pérenniser
    gonflant considérablement le bilan de la BoJ,                la relance attendue.
    ce qui a abouti à l’envolée ininterrompue
    de la Bourse de Tokyo, de 80 % en 5 mois,                    Les Abenomics ne sont cependant pas
    jusqu’à un niveau de plus de 15 000 points.                  dépourvus d’aspects strictement politiques.
    En parallèle, la devise nippone s’est dépréciée              Ils visent d’abord à réinstaller le PLD en tant
    de 20 à 30 % selon les devises concernées                    que force conservatrice au centre de la vie
    (de 80 à 100 yen pour 1 dollar), faisant espérer             politique japonaise, en faisant oublier les
    une reprise des exportations, surtout celles                 trois médiocres années du PDJ mais aussi la
    des grandes entreprises automobiles et                       période, très perturbatrice pour les caciques
    électroniques fortement concurrencées par                    de ce parti, du gouvernement Koizumi (2001-
    des compétiteurs coréens, chinois, taïwanais                 2006). Cela a été démontré en contre-point
    ou allemands, et qui ne cessaient de protester               par les critiques de Koizumi, qui menaçait
    contre le endaka2.                                           autrefois de faire éclater le « vieux » PLD, et
                                                                 qui s’est positionné contre le candidat officiel
    Cette première flèche a créé un choc de                      du PLD lors des élections à la mairie de Tokyo
    confiance. C’est son plus grand mérite. Elle                 au début de 2014. Abe Shinzō ambitionne
    a redonné espoir aux milieux d’affaires, alliés              également de redonner une nouvelle fierté
    traditionnels du Parti libéral-démocrate (PLD),              au Japon, et la réussite des Abenomics
                                                                 parallèlement à une politique étrangère de
    2
         Le endaka signifie littéralement « yen cher » et
                                                                 fermeté en est une condition nécessaire. Sur
    désigne une période de réévaluation plus ou moins
    brutale de la valeur du yen par rapport aux autres devises
                                                                 un plan personnel qui ne peut être ignoré,
    internationales.                                             cette réussite doit enfin servir à lui assurer

4   • Octobre 2014 n°35
une réputation politique égale à celles de son           intérêt politicien dans les débats à la Diète –,
père Abe Shintarō et de son grand-père Kishi             mais de manière heurtée et avant tout grâce
Nobusuke, et à effacer la mauvaise image de              un premier trimestre 2014 dopé par la future
son premier gouvernement (2006-2007).                    hausse de la TVA.

Les Abenomics sont-ils en passe de                       L’année 2013 a en effet commencé avec
réussir ou d’échouer ?                                   une croissance soutenue du PIB réel de
                                                         1,3 % en variation trimestrielle ou t/t
Le début de l’année 2013 a donné le sentiment            (+ 5,3 % en termes annuels) ; elle a ensuite
d’un succès rapide grâce à la hausse des                 ralenti à 0,7 %, 0,3 % et 0,1 % pour chacun
indices boursiers, à la baisse du yen et à de            des trimestres suivants. Le résultat du
bonnes statistiques de croissance. Les mois              dernier trimestre 2013 est cependant à
suivants ont tempéré cette impression.                   observer en liaison avec celui du premier
                                                         trimestre 2014, dont le niveau élevé de
Un premier accroc est intervenu en mai 2013 :            + 1,6 % (soit + 6,7 % en termes annuels)
la croissance des indices Nikkei et Topix a pris         est dû, au regard de la hausse de la TVA,
fin, l’indice Nikkei est retombé d’environ 15 000        à une anticipation de la consommation
à 13 000 points et est surtout redevenu plus             (+ 2,2 % t/t) et de l’investissement
volatil. Entre l’automne 2013 et la mi-2014, le          (+ 4,5 % après des trimestres variant entre
Nikkei a retrouvé un niveau de 15 000 points             + 2 et +2,5 % en 2013), ainsi qu’à une
mais ne va guère au-delà. Dans un premier                augmentation des exportations (+ 6 %)
temps, la baisse du Nikkei a été imputée à un            accompagnée de celle des importations
recul de l’activité en Chine ou aux hedge funds.         (+ 6,3%), également liée à l’effet TVA.
En réalité, la volatilité de l’indice boursier traduit
l’insuffisante base d’investisseurs nationaux            Cet effet très positif marquant le premier
personnes physiques après plus de 20 ans                 trimestre 2014 a été annulé par la
de bear market3. Elle est aussi la preuve de             contre-performance           du       2e   trimestre
la dépendance du marché boursier nippon                  (- 1,7 % t/t, soit - 6,8 % en variation annuelle) due
aux « news de marché » venant de l’étranger              aux mêmes composantes : en particulier en
(de Chine ou de Wall Street en particulier).             raison d’un recul marqué de la consommation
Ce plafonnement autour de 15 000 points a                privée traduisant très certainement l’impact
marqué la fin de l’état de grâce qu’ont connu            de la hausse progressive des prix, du prix
les Abenomics.                                           de l’énergie en particulier et peut-être d’une
                                                         relative déception vis-à-vis des anticipations
Après dix-huit mois, les résultats économiques           salariales attendues.
sont mitigés, le verre à demi-plein :                    - Pour autant, les Abenomics ont eu un effet
- Les Abenomics ont fait « redémarrer »                  positif sur l’activité des entreprises : alors
l’économie nippone en 2013, en année                     qu’au cours des dernières années, celles-ci
calendaire (+ 1,5 %) mais surtout en année               utilisaient leurs ressources financières à se
fiscale (+ 2,3 %) – ce qui n’est pas sans                désendetter et à accroître leurs trésoreries,
                                                         elles ont commencé en 2013 à réinvestir,
3
    Un bear market ou « marché de l’ours » décrit une
                                                         y compris les entreprises petites et moyennes,
situation où une baisse durable des cours de la bourse   comme le soulignent les enquêtes Tankan
est attendue, à l’inverse du bull market ou « marché     de la BoJ. Les dernières statistiques de
du taureau » caractérisé par des tendances haussières    commandes d’équipements (+ 17,1 % de
durables.                                                juin sur mai, + 14,4 % t/t et même + 2,9 %

                                                                                             Japan Analysis •    5
en estimé du 3e trimestre pour le seul secteur               les Abenomics ont été favorables aux
    privé) confirment cette tendance positive.                   grandes entreprises comme celles du secteur
    - L’évolution de l’indice des prix à la                      automobile – les résultats financiers de Toyota
    consommation trace une perspective de                        pour l’année fiscale 2013 en attestent, avec
    sortie de la déflation après quatre années                   un quasi-doublement du résultat net à plus
    de baisse des prix (presque – 2 % en 2009                    de 190 milliards d’euros – bien que l’effet de
    et - 0,7 % en 2010, suivi de - 0,3 % en                      la dépréciation du yen tende à s’estomper
    2011 et d’une stabilité de l’indice en 2012).                avec le temps. Au demeurant, si les grandes
    L’été 2013 a marqué une évolution positive :                 entreprises savent plaider en faveur d’un
    l’inflation en termes annuels a atteint 0,7 % en             yen faible depuis les années 1980, elles
    juillet, en nette accélération par rapport à juin            savent aussi qu’elles ne peuvent fonder leurs
    (0,4 %) et mai (0 %). En définitive, la hausse               politiques commerciales sur la seule évolution
    de l’indice s’est établie à 0,4 % en 2013.                   de cette monnaie ; les 25 dernières années
    Encore faut-il souligner que cette évolution doit            démontrent le bien-fondé d’une politique
    beaucoup à celle des produits énergétiques4.                 visant à se libérer de la contrainte des changes.
    L’augmentation de TVA en avril a introduit un
    saut statistique de l’indice qui, depuis mai,                Il est exagéré d’attribuer les résultats
    croît à un rythme annuel de + 3,4 % (indice                  enregistrés en 2013 et dans la première moitié
    de juillet 2014), toujours avec un sous-jacent               de 2014 aux seuls mérites des Abenomics ou
    énergétique très fort. Ces évolutions rendent                à leur avant-gardisme. Le Japon a notamment
    confiante la BoJ dans la capacité de tenir                   bénéficié d’une amélioration de la conjoncture
    l’objectif gouvernemental de + 2 %.                          mondiale, notamment aux États-Unis.
                                                                 À l’inverse, la récente révision des prévisions
    - S’agissant du commerce extérieur, les
                                                                 de croissance par le FMI pour 2014 aux
    Abenomics ont un effet contrasté. Depuis la
                                                                 États-Unis, et pour 2014 et 2015 en Europe
    mi-2013, le déficit commercial varie entre une
                                                                 et en Chine peut compromettre la politique
    zone basse de 800 à 900 milliards de yens
                                                                 économique d’Abe. Cette politique est-elle
    et une zone haute de 1 300 à 1 500 milliards
                                                                 d’ailleurs si nouvelle que certains observateurs
    par mois (hors mois exceptionnels) ; le déficit
                                                                 (notamment étrangers) l’ont parfois affirmé
    commercial de l’année civile 2013 a atteint
                                                                 péremptoirement ? Ce qui est réellement
    un record de 11 475 milliards, soit près de
                                                                 nouveau, c’est l’ampleur des montants de
    85 milliards d’euros au cours du yen de fin
                                                                 liquidités injectées par la BoJ. Les Abenomics
    2013. Le commerce extérieur nippon est
                                                                 mélangent une politique monétaire audacieuse
    contraint par les importations de produits
                                                                 et des recettes comme la dépréciation du yen
    énergétiques depuis le drame de Fukushima
                                                                 ou un programme des travaux publics qui sont
    et dépend de l’évolution de la demande de
                                                                 une pratique traditionnelle du PLD.
    ses principaux partenaires (Chine, États-
    Unis et Europe). La hausse des importations
                                                                 Quelle réalité pour la troisième flèche des
    pèse lourdement sur les PME principalement
                                                                 Abenomics ?
    orientées vers le marché intérieur. En revanche,
                                                                 Les interrogations autour de la croissance
    4
       Le prix des produits énergétiques a augmenté de           du PIB, de l’ampleur et de la nécessité d’un
    5,8 %, dont 7,1 % liés à la hausse des importations de       plan de soutien ainsi que de la hausse de la
    produits pétroliers et de GPL, de la situation énergétique
                                                                 TVA – et de son éventuelle seconde hausse
    du pays après le « 3/11 » et à la baisse du yen, l’euro
    valant désormais environ 135 yens et le dollar américain
                                                                 de 2 points en octobre 2015 – illustrent le
    environ 100 yens.                                            dilemme permanent auquel est confronté le

6   • Octobre 2014 n°35
Japon, même s’il ne lui est pas spécifique :         Parmi les mesures techniques figure le
faut-il privilégier le redressement des              projet de baisse de l’impôt sur les sociétés
finances publiques ou au contraire le soutien        actuellement fixé à 35 %, dès la prochaine
conjoncturel à l’économie ?                          année budgétaire (débutant en avril 2015)
                                                     selon les propos mêmes d’Abe. Les modalités
Cette question ancienne garde son actualité,         n’en sont pas encore connues : fixation d’un
avec un niveau de dette publique de 224 % du         nouveau taux variant dans une fourchette de
PIB en 2013, en estimé, qui avait cru jusqu’à        20 à 30 % ou baisse par paliers successifs,
230 % en 2014, eu égard à un déficit public          établissement d’un lien avec la hausse de la
proche de 9-10 % du PIB (estimations de              TVA au-delà de 12 %, mise en place parallèle
-10,6 % pour 2013 et de -8,3 % pour 2014             d’allégements fiscaux pour accélérer la
contre de -8,9 % en 2011, -9,9 % en 2012).           reprise de l’investissement et de réduction
Le ministère des Finances rappelle l’objectif        d’avantages fiscaux spécifiques sous couvert
de réduction par deux du déficit primaire            de simplification administrative. Une question
durant la période 2010-2015 et s’oppose              se pose : cet aménagement conduira-t-il à
traditionnellement à une baisse de l’impôt sur       revoir la trajectoire des finances publiques ?
les sociétés et à un « troc » entre fiscalité des
ménages et fiscalité des entreprises. Jusqu’à        Par ailleurs, le gouvernement souhaite
présent, l’absorption de la dette publique par       modifier la politique d’allocation d’actifs
l’épargne privée a préservé le Japon d’une           du Government Pension Investment Fund
crise de confiance, mais personne ne sait quel       (GPIF, nenkin tsumitatekin un’yō) : ses
serait le facteur déclenchant d’une telle crise et   120 000 milliards de yens (entre 860 et
les commentateurs ont beau jeu de s’en faire         890 milliards d’euros) sont répartis en
périodiquement les annonciateurs.                    obligations aux deux tiers (dont plus de
                                                     50 % en obligations privées) et un tiers en
Sachant d’une part que la politique monétaire        actions (étrangères et nationales en parts
ne peut pas tout, que la BoJ elle-même est           presque égales) avec un reliquat en liquidités
peu désireuse de l’assouplir de nouveau              L’objectif est de ramener la part obligataire
au vu des chiffres d’activité économique et          à un niveau légèrement supérieur à 50 %
d’inflation, et que sa pérennité dépend en           et donc d’accroître celle en actions ou en
grande partie de celles de la Réserve fédérale       produits « dynamiques ». Cette évolution, bien
des États-Unis (et accessoirement de la              accueillie dans son principe par les marchés
BCE ou de la Banque d’Angleterre), et que            financiers, devra être approuvée par une loi
d’autre part la politique budgétaire est sous        car elle a des implications organisationnelles.
contrainte, le gouvernement Abe a annoncé            Le GPIF a été géré avec prudence et sa
dès sa constitution « confirmer l’essai »            transformation en un organisme du type du
par sa troisième flèche, celle des réformes          Government Pension Fund-Global norvégien
structurelles.                                       (qui gère plus de 600 milliards d’euros d’actifs)
                                                     ou d’autres (comme le GICS singapourien
Celles-ci sont en fait écartelées entre mesures      ou le CIC chinois) ne se fera pas facilement :
techniques, pas nécessairement faciles à             ses effectifs (de 80 personnes aujourd’hui)
mettre en œuvre, et réformes sociétales,             devront être renforcés pour être mis au niveau
politiquement délicates et aux effets à très long    des « standards de marchés », à la fois en
terme.                                               termes de compétences et de rémunérations,
                                                     tandis que ses processus décisionnels et de
                                                     contrôle seront probablement revus. C’est

                                                                                      Japan Analysis •   7
une réforme apparemment technique mais de           C’est davantage l’objectif des réformes
    grande ampleur dans un contexte de déclin           sociétales. Parmi celles-ci, figurent le recours
    démographique et d’impact significatif pour         à l’emploi des femmes5, la dérégulation de
    l’État et les bénéficiaires du GPIF.                l’agriculture, du marché du travail et de celui
                                                        de la santé, ou l’acceptation d’une immigration
    Globalement, le comité pour la revitalisation       plus ouverte que jusqu’à présent. Si le premier
    des marchés financiers et des capitaux              point ne fait guère débat dans son principe
    a publié en juin 2014 ses préconisations            auprès de l’opinion (comme l’a montré la
    ordonnées autour de quatre grands objectifs :       mise en cause publique et humiliante d’un
    (1) renforcer la gouvernance d’entreprise           politicien « machiste » de l’assemblée de la
    pour attirer l’investissement national et           métropole de Tōkyō, Suzuki Akihiro), il se
    étranger, (2) promouvoir la gestion des actifs      heurte à des difficultés très concrètes comme
    et l’innovation financière afin de construire une   la création d’un véritable réseau de crèches
    base d’investisseurs personnes physiques            (le gouvernement annonce leur augmentation
    de long terme, (3) contribuer au potentiel de       d’un tiers d’ici 2019). En revanche, l’immigration
    croissance en Asie en améliorant les institutions   même contrôlée ne fait pas l’unanimité. Ainsi
    et infrastructures financières japonaises, et       peut-on rappeler le propos datant de 2005
    (4) développer des professionnels financiers à      d’Asō Tarō, ministre très proche d’Abe, qui
    fortes compétences et globalisés. L’ensemble        soulignait que le Japon était le seul pays au
    se décline en une série de mesures spécifiques      monde à n’être constitué que « d’une culture,
    (création d’un marché des futures pour le           d’une civilisation, d’un peuple et d’une
    nouvel indice JPX-Nikkei 400, amélioration          langue »6. En fait, la politique d’immigration
    des dispositifs d’audit, introduction des           de l’actuel gouvernement envisage d’abord
    prêts subordonnés et des techniques de              d’attirer des travailleurs étrangers aux
    « LBO » pour la Japan Bank for International        compétences spécifiques, ou des travailleurs
    Cooperation/JBIC, code de corporate                 peu qualifiés dans des secteurs en manque
    governance…).                                       de main-d’œuvre comme le BTP. Quant aux
                                                        mesures de déréglementation, leur mise en
    À ces dispositifs s’ajoute la création fin 2013     œuvre législative impliquera de combattre des
    de zones économique spéciales à Tōkyō,              groupes de pression – agricoles notamment –
    Ōsaka, Fukuoka, Niigata, Yabu et Okinawa.           qui ont été les soutiens les plus fidèles du PLD.
    Hormis pour cette dernière, il ne s’agit pas
    de développer des régions économiquement            5
                                                            Voir Corbel Amélie, « Réflexions sur la troisième
    délaissées, mais de s’appuyer au contraire          flèche de l’Abénomie : pour une société de diversité
    sur des régions à niveau très élevé de              plus ouverte à l’emploi des femmes », Japan Analysis
    développement, comme cela a été fait dans           n° 34, juillet 2014.
    d’autres pays matures.                              6
                                                            Ces propos ont été prononcés par Asō Tarō, alors
                                                        ministre des Affaires étrangères, lors de l’ouverture du
    Ces différentes mesures, à la fois techniques et    Musée national de Kyūshū, le 15 octobre 2005, et ont
    complexes dans leur mise en œuvre – parfois         fait l’objet de débats à la Diète du fait de leur caractère
    presque anecdotiques comme la libéralisation        tendancieux. En japonais : « Ichi bunka, ichi bunmei,
    des casinos pour concurrencer ceux de               ichi minzoku, ichi gengo no kuni ha nihon no hoka
    Singapour ou de Macao – sont certainement           ni ha nai ». Voir l’article : « Le ministre des Affaires
                                                        étrangères Asō s’explique sur ses propos relatif à la
    nécessaires pour contribuer à la relance du
                                                        monoéthnicité du Japon », « Asō gaisō : ‘nihon ha ichi
    Japon. Sont-elles pour autant suffisantes pour      minzoku’ hatsugen de shakumei », Mainichi Shimbun, 7
    le « révolutionner » ?                              décembre 2005.

8   • Octobre 2014 n°35
Le point commun de tous ces projets, c’est          secondaire en termes de politique intérieure
le temps : celui nécessaire à leur élaboration      mais n’est pas négligé par les responsables
puis à leur mise en place, souvent législative,     gouvernementaux japonais, comme l’ont déjà
et celui nécessaire pour voir leurs effets sur la   montré à plusieurs reprises des déclarations
société et l’économie.                              modératrices du secrétaire général du
                                                    Cabinet et porte-parole d’Abe. On ne peut
Quels freins et quelles chances pour les            exclure l’utilisation de cette thématique en
Abenomics ?                                         cas de ralentissement des croissances des
                                                    PIB chinois et coréen ou de détérioration des
Certains freins, très importants, ont déjà été      relations nippo-chinoises ou nippo-coréennes
évoqués : un ralentissement des économies           dans un contexte plus global ; elle est aussi
des principaux partenaires du Japon,                un argument possible dans le cadre des
la contrainte de la dette publique, les             négociations internationales en cours, plus de
pesanteurs que connaissent les réformes             circonstance que décisif. Il ne faut surtout pas
structurelles ou techniques.                        écarter l’éventualité d’une évolution du dollar
                                                    ou de l’euro qui renchérisse de nouveau le
Un point central est l’évolution des                yen.
rémunérations. Tant que la hausse des prix
– si elle se confirme – n’est pas relayée par       Un autre risque quasi-systémique serait
celle des rémunérations, le risque est grand        une brusque remontée des taux d’intérêt
que l’opinion publique se sente flouée. Or les      qui mettrait en péril les actifs bancaires, des
responsables d’entreprises qui sont contraints      compagnies d’assurance et des sociétés de
depuis plus de vingt ans aux restructurations       gestion d’actifs, transformant les Abenomics
industrielles, à la concurrence de nouveaux         en Abegeddon7. Cette remontée pourrait être
acteurs et à une gestion prudente des coûts,        due à l’environnement financier international
attendront certainement une consolidation de        (mauvaise sortie de la politique de quantitative
la croissance pour s’engager pleinement en          easing ou crise budgétaire aux États-Unis)
ce sens. Peut-être préfèreront-ils d’abord agir     ou bien à une perte de crédibilité de la politique
sur l’investissement en biens d’équipement.         de la BoJ. Celle-ci est consciente que, pour
Si c’est le cas, la hausse des rémunérations        l’éviter, l’expansion des agrégats monétaires
pourrait devenir probable, à commencer par          ne doit pas être supérieure à l’inflation
celle des rémunérations variables. Cette action     attendue ; la BoJ est accommodante mais ne
sur l’investissement sera elle-même dictée par      veut pas être laxiste.
la certitude qu’auront les entreprises quant
à la pérennité du rebond de l’économie ;            Un dernier risque tient à la capacité à agir du
à l’heure actuelle, cette certitude n’est pas       gouvernement. Ayant fixé un cap, Abe Shinzō
acquise, mais rien ne démontre que les chefs        fait face à une exigence de coordination entre
d’entreprise aient perdu confiance dans les         les divers instruments utilisés et à l’attente
Abenomics.                                          de ses concitoyens sur les rémunérations.
                                                    L’interaction entre ces divers domaines
Une autre limite des Abenomics tient au             de la politique économique est par nature
niveau de la devise nippone. Il ne faut pas         complexe, et peut susciter des divergences
sous-estimer l’impact de la dépréciation du         éventuellement anesthésiantes entre ses
yen dans les querelles entre États d’Asie et
dans le cadre des relations avec les autres         7
                                                       Contraction d’Abe et armageddon, qui signifie
grands pays développés. Cet aspect est              apocalypse en anglais.

                                                                                     Japan Analysis •    9
conseillers et les ministères concernés. C’est      Les Abenomics sont-ils un modèle pour
     à l’aune de ce fine-tuning (pilotage à vue) et      l’Union européenne ?
     de l’évolution des rémunérations que les            Ils sont davantage un miroir. La BCE et la
     Abenomics réussiront ou ne seront qu’un             BoJ pratiquent une politique monétaire
     choc de communication politique.                    flexible en ayant recours à des instruments
                                                         dits non conventionnels et toutes deux sont
     Pour autant, les Abenomics, outre leurs             déterminées (ou condamnées) à la mener
     premiers résultats enregistrés, bénéficient de      durablement, à moins que l’évolution de
     plusieurs atouts.                                   celle de la FED ne conduise à la réviser,
                                                         soulignant que la politique monétaire ne peut
     En provoquant un choc de confiance                  pas tout. Depuis les années 1990, le Japon
     incontestable,      les    Abenomics          ont   comme de nombreux États membres de l’UE
     « désembourbé » la politique économique             sont confrontés à un débat existentiel sur le
     nippone et portent un sens politique fort.          degré de rigueur budgétaire – et de son oubli
     Abe dispose, sauf accident et dissensions           constamment présenté comme provisoire
     internes, d’une majorité solide ; cette situation   – au regard des risques de ralentissement
     lui donne une liberté de manœuvre par               de la conjoncture économique. Le niveau de
     rapport aux partis charnières qui ont facilité      dette publique sensiblement plus élevé qu’en
     sa victoire en décembre 2012 et contribué à         Europe est un handicap certain, mais le Japon
     celle de son candidat à la mairie de Tōkyō en       a l’avantage d’une moindre sensibilité de cette
     2014. Les votes budgétaires ont été acquis          dette aux investisseurs internationaux ; en
     normalement, en contraste avec les arguties         revanche, les marchés de taux ne sont pas
     qu’a connues le gouvernement précédent de           nécessairement déconnectés des marchés
     Noda Yoshihiko. Enfin, la préparation des Jeux      actions qui, au Japon et en Europe, sont
     olympiques de Tōkyō en 2020 peut être un            également sensibles aux influences étrangères,
     stimulant à la croissance, même si de moindre       et peuvent en subir les contrecoups. Enfin,
     ampleur qu’en 1964.                                 UE et Japon sont tous deux confrontés à un
                                                         même besoin de réformes mais, en dépit du
     Conclusion                                          conservatisme social et des tensions sous-
                                                         jacentes de la société nippone, le Japon
     Les Abenomics sont-ils un verre à demi-             est une nation plus homogène qu’une
     plein ou à demi-vide ?                              communauté d’États : on peut espérer,
     Il est trop tôt pour les considérer comme           avec un peu d’optimisme, que ce besoin de
     une réussite ; il serait toutefois excessif de      réformes y trouvera un cheminement plus aisé.
     considérer qu’ils connaissent un début
     d’échec. Ils enregistrent un succès partiel et
     ont remis le Japon sur un sentier de sortie
     de la déflation qui comportera naturellement
     des détours liés à la situation intérieure ou
     aux aléas venant de l’étranger. Le Japon, les
     Japonais et leurs partenaires commerciaux
     ont tout intérêt à ce succès. Le gouvernement
     japonais dispose de deux atouts : un socle
     parlementaire solide et le temps. C’est plus
     que ce dont le gouvernement Koizumi a
     disposé, et que n’a jamais eu Noda.

10   • Octobre 2014 n°35
par des tensions avec ses voisins chinois
                                                     et coréen. Le contexte actuel est donc très
                                                     différent de celui de 1964, mais les ambitions
                                                     conférées et les retombées attendues rendent
                                                     l’organisation de l’événement tout aussi
                                                     cruciale.

                                                     Il s’agit ainsi d’une aubaine pour le
                                                     gouvernement d’Abe Shinzō (Parti libéral-
2. Grands travaux et ambition d’excellence :         démocrate). Bien que la candidature
« Tōkyō 2020 », une aubaine pour le                  de la ville fût soumise lorsque l’actuelle
gouvernement d’Abe Shinzō.                           opposition démocrate dirigeait encore
                                                     le pays, ces jeux semblent s’insérer à la
Xavier Mellet                                        perfection dans le programme de relance du
                                                     nouveau gouvernement, labélisé Abenomics
Tōkyō organisera les Jeux olympiques (JO)            (abenomikusu)10. L’annonce de la victoire
d’été de 2020. La capitale japonaise a remporté      de Tōkyō coïncide avec la volonté du
la mise le 7 septembre 2013, tirant un trait sur     gouvernement Abe de montrer que, sous sa
l’échec essuyé quatre années auparavant              direction, le Japon va de l’avant. La nouvelle
pour les jeux de 2016 et celui d’Osaka pour          a d’ailleurs temporairement accru la popularité
ceux de 2008. Comparativement à ses rivales          du Premier ministre11 et fait bondir l’indice
Istanbul et Madrid, elle proposait une plus          Nikkei. De nombreuses entreprises et sociétés
grande sécurité en termes de financement             liées à l’événement en ont profité car les
et d’aménagements. Sa victoire a ainsi été           investisseurs anticipent un cercle vertueux12.
décrite comme le choix de la raison et de la
modération8.
                                                     10
                                                         Pour une analyse de ce que les Abenomics
                                                     représentent comme enjeux pour le Japon, voir la
                                                     contribution d’Adrienne Sala à Japan Analysis :
Cependant, la barre est placée d’autant plus
                                                     Sala Adrienne, « L’Abénomie, retour de la politique
haut pour les JO de 2020 que la réussite             traditionnelle du PLD ou nouvelle sortie de crise ? »,
de 1964 reste dans toutes les têtes. Les             Japan Analysis, n° 30, juillet 2013.
Jeux d’été tenus à Tōkyō en 1964 avaient             11
                                                         Selon TV Asahi, le taux de soutien au gouvernement
été un moment-phare de la transition                 Abe s’est élevé d’environ 9 points entre le 25 août et le
économique japonaise, l’occasion d’afficher la       29 septembre 2013 (passant de 53,1 à 62,2 %), avant de
réussite économique nouvelle du pays grâce           reprendre sa lente érosion : http://www.tv-asahi.co.jp/
à l’inauguration ad hoc, entre autres, d’un          hst/poll/graph_naikaku.html.
train à grande vitesse (shinkansen)9. Or, un         12
                                                          Node-Langlois Fabrice, « Euphorie boursière
demi-siècle plus tard, et au lendemain de la         à Tokyo après la victoire pour les JO de 2020 »,
triple catastrophe du 11 mars 2011, le Japon         Le Figaro, 10 septembre 2013. Gresillon Gabriel
connaît une stagnation économique prolongée,         et Rousseau Yann, « Cette nuit en Asie : la Bourse
tandis que sa position en Asie est fragilisée        de Tokyo en forme olympique », Les Échos,
                                                     9 septembre 2013. Les entreprises ayant vu leur titre
8
   Rousseau Yann, « Tokyo va organiser en 2020       augmenter significativement sont, entre autres, Taisei
les Jeux olympiques de la modération », Les Échos,   Corporation (constructeur du futur stade olympique),
9 septembre 2013.                                    les promoteurs immobiliers Mitsui Fudosan, Mitsubishi
9
   Porté par le « boom Izanagi », le PIB du Japon    Estate, Sumitomo Realty & Development, JR East
dépasse celui de la France, du Royaume-Uni et de     (transport ferroviaire) et les compagnies aériennes JAL
l’Allemagne entre 1964 et 1968.                      et ANA.

                                                                                           Japan Analysis •      11
La vitrine olympique appelle naturellement de                 déclin démographique (principal moteur du
     grands projets. En choisissant pour slogan                    développement de la robotique palliative)
     « découvrir demain », les autorités en charge                 un avantage pour illustrer l’innovation
     de la candidature ont misé sur l’excellence du                technologique à l’œuvre sur l’Archipel.
     Japon dans l’innovation technologique. Tōkyō,
     « ville la plus avant-gardiste du monde »,                    Un effort intense de construction sera fourni
     entend créer des « jeux d’excellence »13.                     pour les JO. Sur les 37 sites proposés, seuls
                                                                   15 existent déjà15, dont trois édifiés à l’époque
     Cet article propose de décrire les efforts fournis            des jeux de 1964, et 22 seront construits
     par les autorités pour montrer que, loin de                   pour l’occasion, dont 11 destinés à subsister
     l’image d’un pays vieillissant et d’une puissance             après l’événement. Le dossier de candidature
     relativement déclinante par rapport à ces                     coupe la ville en deux zones, une « zone
     voisins, le Japon est toujours compétitif dans                héritage » à l’intérieur des terres, où peu de
     de nombreux domaines. Nous commencerons                       travaux seront effectués, et la « zone de la baie
     par décrire les aménagements urbains prévus                   de Tōkyō » dont les terre-pleins accueilleront
     pour les JO, puis nous observerons comment                    la majorité des nouveaux sites et le village
     les autorités entendent faire de l’événement                  olympique. Un « plan de remodelage de
     une vitrine internationale, pour finalement                   Tōkyō » prévoit de transformer radicalement et
     aborder les externalités positives provoquées                 prioritairement cette zone16. Il s’accompagne
     dans le secteur privé. Ensemble, ces trois                    de la construction d’une nouvelle autoroute,
     variables contribuent à renforcer l’image d’un                nommée « Shintora » à la suite d’un vote
     Japon relancé et dynamique.                                   populaire. Prévue sur l’ancien tracé qu’aurait
                                                                   voulu      MacArthur      durant     l’occupation
     Impressionner par les infrastructures                         américaine, il s’agira d’une route longue de 14
                                                                   km qui, partant du nord (Kanda), contournera
     Tōkyō a gagné, certes, en étant raisonnable,                  le palais impérial par l’Ouest, reliant ainsi le
     mais « l’innovation de pointe », telle que                    futur stade olympique, puis se dirigera vers
     décrite dans le dossier de candidature, n’en                  la baie, au Sud-Est. La portion souterraine
     constitue pas moins un des points cardinaux                   située entre le quartier de Toranomon et de
     du projet olympique. Les autorités cherchent à                Shimbashi verra naître, à sa surface, ce que
     impressionner l’opinion publique internationale
     en mettant sur pied des bâtiments de très                     de croissance » (Jinkō-gen ‘kasegu chikara’ migaku
     haute technologie. Le Premier ministre Abe a                  seichō senryaku de kō kawaru), Yomiuri shimbun,
     annoncé son souhait d’accorder aux robots                     17 juin 2014.
     un rôle de premier plan en proposant des                      15
                                                                       Deux d’entre eux seront rénovés, comme le précise
     « Jeux olympiques des robots » (robotto                       le dossier de candidature (page 19 du second volume).
     olimpikku),     compétition      internationale               16
                                                                       Pour une description détaillée et une carte des
     visant à déterminer quels robots sont                         projets prévus sur la baie, voir, en plus du dossier de
     les plus performants14. Il entend faire du                    candidature : « Carte du futur Tōkyō, développements
                                                                   successifs de projets, le boom de la baie comme
     13
          L’introduction du dossier de candidature, sobrement      ‘demande exceptionnelle pour les jeux olympiques’.
     intitulé Tōkyō 2020, le stipule explicitement, en français,   Tōkyō change pour les jeux olympiques (1) »
     langue olympique. Le premier volume du document est           (Tōkyō mirai chizu medama kaihatsu zokuzoku,
     téléchargeable à l’adresse suivante : http://tokyo2020.jp/    ‘gorin tokuju’ de wangan būmu. Gorin de kawaru
     fr/plan/candidature/index.html.                               Tōkyō (1)), Nihon Keizai shimbun, 20 février 2014 :
     14
         « Mettre en valeur la ‘force de travail’ en temps de      http://www.nikkei.com/article/DGXNASFK1300S_
     déclin de la population. Un changement de la stratégie        T10C14A2000000/

12   • Octobre 2014 n°35
le gouverneur de Tōkyō Masuzoe Yoichi et son                 Le stade illustre parallèlement les complications
équipe ont labélisé « projet Champs-Élysées ».               inhérentes à tout projet de cette ampleur. Une
Il s’agira d’une avenue large de 40 m et longue              pétition d’architectes a protesté contre sa
de 760 m, destinée à accueillir des boutiques                démesure. Fumihiko Maki, architecte reconnu
de luxe et, comme le souhaite Masuzoe, en                    au Japon, dénonce le gâchis que représente
bon francophile, des cafés ouverts sur la rue17.             le futur stade, destiné selon lui à ne plus servir
                                                             après la compétition. Il fait en outre valoir que
La tête de gondole des projets de construction               sa structure imposante sied mal aux alentours
reste toutefois le stade olympique national de               du sanctuaire shintō Meiji-jingu21. De surcroît,
Kasumigaoka. Conçu par la « starchitecte »                   son coût a rapidement été revu à la hausse
Zaha Hadid18, il sera livré en 2019, juste à                 après l’annonce de la victoire de Tōkyō,
temps pour accueillir la coupe du monde de                   passant de 130 à 300 milliards de yens !22
rugby organisée la même année. Ce stade de                   Cela a provoqué un conflit entre les autorités
nouvelle génération – comme il en « pousse »                 nationales et municipales, ces dernières
en Europe à l’initiative des plus grands clubs               ayant rejeté la demande du gouvernement
de football – doit servir de vitrine à l’innovation          d’assumer 30 % du coût des travaux23.
made in Japan. Pensé comme un lieu de vie, il                L’ambition a dû être revue à la baisse. Le
disposera d’un toit rétractable et sera entouré              coût estimé n’est plus désormais que de
d’un anneau surélevé accessible à pied19. Il                 162,5 milliards de yens, et la surface au sol
proposera des services de haute technologie :                est passée de 290 000 m2 à 211 000 m224.
écrans en cristaux liquides à l’arrière de chacun            D’une manière générale, les coûts du projet
des 80 000 sièges, 2 000 toilettes intelligentes             olympique ont rapidement augmenté après
équipées de capteurs… Un musée du sport                      la victoire, du fait de la tendance à minimiser
y proposera des attractions de réalité virtuelle,            les dépenses pour remporter la mise.
et des robots seront chargés de guider les                   Les autorités ont jusqu’au 15 février 2015 pour
spectateurs20.
                                                             21
                                                                  « « Une rupture avec la belle forêt du sanctuaire »,
                                                             le nouveau stade olympique national est trop vaste, avec
                                                             un espace au sol trois fois plus grand qu’à Londres, selon
17
     « Grands espoirs pour la nouvelle route Shintora »      l’architecte Fumihiko Maki » (`Jingū no mori bikan
(High hopes for new Shintora-dori), The Japan News           kowasu› 20-nen gorin shinkokuritsu kyokijō ōsugiru
(Yomiuri shimbun), 27 mars 2014. « Où sont tous les          kenchikuka makifumihiko-san teiki tokomenseki
cafés à ciel ouvert ? », (Where are all the open-air         rondon no 3-bai), Tōkyō shimbun, 23 septembre 2013.
cafes?), The Japan News (Yomiuri shimbun), 5 juin            22
                                                                 « Plan de réduction prévu pour le nouveau stade
2014. Le groupe Mori a proposé un résumé du projet en        olympique estimé à 300 milliards de yens » (Shin
anglais : https://www.mori.co.jp/en/img/article/130301.      kunitachikyōgijō keikaku shukushō gorinaikatahari
pdf.                                                         sō kōhi 3000 oku-en shisan de), Yomiuri shimbun, 24
18
    Elle fut choisie au détriment de huit finalistes dont    octobre 2013.
les projets sont visibles ici : http://www.jpnsport.go.jp/   23
                                                                 « Confrontation entre le gouvernements national et
newstadium/Portals/0/NNSJ/en/finalists.html.                 municipal quant au coût de la reconstruction. Problème
19
     Une description et des photos sont proposées sur le     imprévu avec le « nouveau stade national » » (‘Shin
site du cabinet de Zaha Hadid : http://www.zaha-hadid.       kunitachikyōgijō’ anshō, kaichiku-hi-meguri-koku-to
com/architecture/new-national-stadium/#.                     ga tairitsu), Yomiuri shimbun), 28 octobre 2013.
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    « Le nouveau stade national mettra en valeur             24
                                                                 « Un nouveau design plus petit pour le stade
la technologie », (New Natl Stadium to showcase              national » (Shin kunitachikyōgijō, kihon sekkei-an o
technology), The Japan News (Yomiuri shimbun), 30            kōhyō… tōsho-an shukushō), Yomiuri shimbun, 29 mai
juin 2014.                                                   2014.

                                                                                                    Japan Analysis •      13
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