Apathie démocratique et responsabilité politique - ÉTUDE - ÉDITIONS - Fondation Jean-Jaurès
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06 – 2021 ÉTUDE Apathie démocratique et responsabilité politique – Émeric Bréhier – Frédéric Potier ÉDITIONS
Émeric Bréhier, ancien député, est directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès. Frédéric Potier, préfet, est codirecteur, avec Jean-Yves Camus, de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès.
Introduction À l’heure où les critiques se font de plus en plus vives bles politiques et médiatiques : l’essentiel des inves- sur une prétendue omnipotence d’une élite adminis- tissements publics, mais aussi des politiques pu- trative en France empêchant la mise en œuvre de bliques touchant au quotidien de nos concitoyens, politiques publiques au service du peuple, il nous a relèvent des décisions des collectivités territoriales. semblé impératif de rappeler quelques évidences et Pourtant, lorsque l’on évoque la puissance publique, de pointer les pièges à éviter. À rebours d’une critique on pense d’abord et avant tout à l’État et aux fonc- aisée sur le poids d’une superstructure administra- tionnaires d’État, alors que, depuis les premières lois tive, nous voudrions appeler ici à une nouvelle de décentralisation de 1982, les textes législatifs se responsabilité démocratique. Oui, nos élus disposent sont multipliés, parfois de manière incohérente, pour des moyens constitutionnels, législatifs, réglemen- reconnaître les compétences de plus en plus éten- taires, politiques et administratifs pour mettre en dues des collectivités locales. Et parfois sans en tirer place les engagements qu’ils ont pu prendre devant toutes les conséquences fiscales et budgétaires. leurs concitoyens. Si, bien entendu, des réformes État unitaire dans son ADN politique, la France ne peuvent s’avérer nécessaires, voire indispensables, et l’est plus, sans pour autant devenir girondine. Cette peuvent faire l’objet de débats politiques soumis au incapacité à penser de concert la réalité des poli- suffrage universel, leur nécessité ne saurait exonérer tiques publiques ainsi que la vision mythifiée d’une les élus de leur propre responsabilité. République une et indivisible brouille le débat cen- S’ajoute une réalité qui a toujours bien du mal à se tral, qui est celui de la responsabilité politique. frayer un chemin dans les mentalités des responsa-
Pour un État démocratique Le débat politique français s’est focalisé depuis d’une « forme définitive et radicale d’esclavagisme ». quelques mois sur une recherche effrénée de boucs Diantre ! L’État serait ainsi capturé par une caste de émissaires responsables de tous les maux de la dé- hauts fonctionnaires interchangeables, mus par une mocratie française. « État profond », hauts fonction- pensée unique, dirigeant le pays de manière masquée naires, parlementaires : « accusés, levez-vous ! », avec la complicité de la finance internationale. « On clame un mouvement d’humeur aux portevoix auto- nous cache tout, on nous dit rien ! », chantait Dutronc. désignés multiples et véhéments. Cette question mé- Un talent de parolier ne suffit cependant pas à fonder rite cependant mieux que des invectives et appelle une analyse lucide du fonctionnement de l’État un peu de lucidité de la part des commentateurs au XXIe siècle. politiques pour se dégager des mirages et des faux- Un petit retour en arrière s’impose. L’expression semblants. C’est ce à quoi nous allons nous essayer. « État profond » a été initialement utilisée par plu- sieurs analystes, puis par des personnalités politiques elles-mêmes pour décrire l’influence du complexe militaro-industriel turc sur le gouvernement de ce Boucs émissaires, pays. Elle fut reprise sur le ton ironique par Emma- faux débats et mirages nuel Macron à l’occasion du G7 à Biarritz, en août 2019, pour se désoler de l’incapacité des diplomates des différents pays à se mettre d’accord sur un com- « État profond » : un naufrage complotiste muniqué de presse commun, puis de ses propres difficultés à réorienter la diplomatie française à Un vent mauvais souffle sur l’État et ses serviteurs. l’égard de la Russie, en raison de supposées réti- Surfant sur une tradition poujadiste profondément cences internes au Quai d’Orsay1. ancrée et réactivée par la mouvance complotiste, Laisser proliférer impunément la petite musique Michel Onfray et ses disciplines croient déceler dans complotiste sur l’« État profond », c’est affaiblir la les malheurs du monde et de la France, à l’instar des démocratie en alimentant gratuitement un procès en supporters de Donald Trump, la main invisible d’un illégitimité à l’égard de ceux qui ont choisi par convic- « État profond ». La revue Front populaire, sous-titrée tion de servir la République, parfois aux dépens d’une avec immodestie « La revue de Michel Onfray », carrière plus lucrative ou plus médiatique. C’est aussi dénonce, dès les premières pages d’un numéro d’au- ignorer la très grande diversité des origines et de pen- tomne 2020 consacré à « L’État profond. Le vrai sée de la haute fonction publique. N’en déplaise à pouvoir à abattre », un « pilote fantomatique qui Jean-Pierre Chevènement, l’« ENArchie » n’existe commande notre pays », puis une entité qui « tient pas. Les énarques ne sont pas un alignement de les médias, laisse courte, par la distribution d’aides petits pois en costume gris au langage policé. Rien publiques à la presse, par sa maîtrise totale et absolue de commun entre un chef de bureau ultralibéral à des canaux audiovisuels ». Cet « État profond », allié Bercy, un sous-préfet catholique conservateur, une aux banques centrales, préparerait l’avènement magistrate centriste implantée en Bourgogne et une 1. Marc Endeweld, « Emmanuel Macron et l’“État profond” », Le Monde diplomatique, septembre 2020. 3
Apathie démocratique et responsabilité politique économiste féministe radicale lesbienne résidant à général du gouvernement n’est resté à son poste que New York, si ce n’est le sens et le goût de l’action et cinq ans, contre neuf et onze ans pour ses prédéces- de l’engagement. La vérité oblige à dire que les seurs. Partout dans les territoires, les élus locaux sont énarques se livrent, au contraire, à une féroce formels : le turn over des préfets et des chefs de concurrence entre eux, que ce soit dans la vie pro- services déconcentrés est beaucoup trop rapide. Il fessionnelle ou politique. Pas de réelle solidarité faut bien, a minima, trois années de présence pour entre les anciens de cette grande école, dont l’asso- appréhender une situation territoriale, enclencher ciation des anciens élèves peine à exister et à empê- des initiatives, les développer, puis les évaluer. Or, les cher la suppression de l’école. Pas beaucoup plus de préfets restent en poste en moyenne environ deux liens entre les membres d’une même promotion, à années4. Il serait presque impertinent de comparer l’exception de deux cohortes célèbres (« Voltaire » et ces durées moyennes avec la longévité exceptionnelle « Senghor », dont sont issus François Hollande et des principaux éditorialistes politiques français à la Emmanuel Macron), et encore… radio ou à la télévision. Au fond, les théoriciens de l’« État profond » connais- Taper sur les hauts fonctionnaires est devenu un sent très mal l’État et les services publics en France. sport national. Pourtant, la technicité et l’engagement Sans l’engagement et l’abnégation de ses serviteurs à des hauts fonctionnaires français sont unanimement tous les niveaux, l’État ne serait pas plus solide qu’un reconnus à l’étranger. Globalement, nos diplomates château de cartes. C’est pourquoi il ne faut rien céder sont appréciés, nos préfets respectés. Et, contraire- à ceux qui organisent une campagne de dénigrement ment à une idée reçue régulièrement alimentée par systématique de l’administration de l’État. Ils ne des populistes démagogiques, les hauts fonction- visent en réalité qu’à sa désagrégation. naires appliquent loyalement une politique arrêtée par un gouvernement démocratiquement désigné. Ils en rendent personnellement compte devant Haute fonction publique : le mirage des « ina- de très nombreuses instances : gouvernement, Par- movibles » et des « intouchables » lement, Conseil économique social et environne- mental, Cour des comptes, Défenseur des droits, Chloé Morin, dans un essai remarqué, pointe les Commission nationale consultative des droits de « inamovibles de la République2 », rappelant un ou- l’homme, institutions européennes, inspections vrage précédent sur les « intouchables3 » que serait générales, médias, associations de consommateurs... l’Inspection générale des finances. Une mise au point Par ailleurs, contrairement à une légende tenace, s’impose là aussi. Rappelons tout d’abord que les une part non négligeable de leur rémunération est hauts fonctionnaires ne sont en rien inamovibles. maintenant liée aux résultats qu’ils obtiennent. Le Bien au contraire, une simple décision en Conseil temps de l’avancement à l’ancienneté est révolu des ministres met fin à leurs fonctions sans aucun depuis longtemps. Au-delà des préjugés, des raccour- préavis ni aucune protestation. La règle est connue, cis et de quelques cas marginaux, notre haute fonc- expliquée et acceptée dès le début de la carrière. tion publique d’État, dans son immense majorité, est Dura lex sed lex. D’ailleurs, la durée de fonction des à la fois impartiale et au service du gouvernement. plus hauts fonctionnaires reste relativement courte. Elle est, en revanche, encore trop socialement ho- Depuis 2011, six secrétaires généraux se sont ainsi mogène (la part des enfants d’ouvriers et de paysans succédé au ministère de l’Intérieur et quatre au ne cesse de reculer) et géographiquement concentrée ministère des Affaires étrangères. L’ancien secrétaire à la région parisienne. 2. Chloé Morin, Les Inamovibles de la République, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube-Fondation Jean-Jaurès, 2020. 3. Vincent Jauvert, Les Intouchables d’État, Paris, Robert Laffont, 2018. 4. L’annonce de la suppression du corps préfectoral par le Premier ministre en mai 2021 aura pour conséquence fâcheuse une politisation et une précarisation accrue de la fonction. 4
Pour un État démocratique L’importation du spoil system américain : dentielles et la garantie d’un financement public l’erreur à ne surtout pas commettre minimal, ainsi que les règles d’équité et d’égalité dans l’accès aux médias ont peu à peu rendu très accessi- ble cette échéance démocratique majeure. En dépit On voit mal dans quelle mesure l’importation d’un de la formalité contraignante des 500 parrainages spoil system en provenance des États-Unis, organisant d’élus locaux, qui constituent un peu les « génies in- l’éviction régulière et massive de hauts fonctionnaires visibles5 » de l’élection présidentielle dans la mesure pour des raisons d’abord clientélistes (ne soyons pas où ils en définissent l’offre, le nombre de candidats naïfs), constituerait un progrès en quoi que ce soit. n’a cessé d’augmenter. De six candidats en 1965 et Les obligations de neutralité et d’impartialité des 1974, ce nombre a bondi à douze en 1974 et il est hauts fonctionnaires permettent de garantir une monté jusqu’à seize en 2002, avec pour conséquence action publique dirigée vers l’intérêt général et non un éparpillement des voix à gauche et l’accession de pas vers des intérêts politiques. N’oublions pas que Jean-Marie Le Pen au second tour de scrutin. L’édi- le spoil system américain, c’est environ 4 000 respon- tion 2017 n’a pas échappé à la règle et a permis à sables qui changent de fonction, dont 1 200 font l’ob- onze candidats de défendre leurs idées. Les électeurs jet d’une confirmation par le Parlement. Alors que français n’avaient que l’embarras du choix entre deux l’action publique a besoin de temps et de stabilité candidats anticapitalistes (Nathalie Arthaud et pour produire ses effets, l’importation d’un spoil Philippe Poutou), un héraut de la gauche radicale system déstabiliserait encore plus l’administration (Jean-Luc Mélenchon), une candidature unique publique. Par ailleurs, le risque le plus évident que socialo-écolo (Benoît Hamon), un centriste réformiste- fait courir ce système est une absence totale de hauts libéral pro-européen (Emmanuel Macron), une fi- fonctionnaires capables de résister à des injonctions gure de la droite conservatrice de gouvernement populistes, dangereuses, voire illégales, comme l’ont (François Fillon), deux candidats souverainistes montré les dernières semaines de la présidence antieuropéens (Nicolas Dupont-Aignan et François Trump. Autrement dit, le spoil system, par la politisa- Asselineau), une candidate d’extrême droite (Marine tion extrême qu’il suscite, encourage les comporte- Le Pen), sans compter Jean Lassalle, défenseur au- ments de courtisans et d’intrigants incompatibles toproclamé des territoires ruraux, et l’inclassable avec l’éthique d’une administration publique efficace Jacques Cheminade. Le moins que l’on puisse dire, et dévouée au public. c’est que cette offre politique ne fut pas restreinte. La réflexion peut être étendue aux élections législa- Une offre politique se rapprochant toujours tives. Certes, le mode de scrutin majoritaire (dit de de l’image de la société française gladiateur) a amplifié la victoire d’Emmanuel Macron, lui assurant une large victoire et un fort renouvellement de l’Assemblée nationale. Mais, ce Le dernier mirage qui mériterait d’être dissipé est triomphe électoral, s’il a laminé les groupes d’oppo- celui du verrouillage de l’offre politique française. sition, de gauche en particulier, s’est traduit paradoxa- Contrairement à des idées simplistes, il faut rappeler lement par la représentation de tous les courants à quel point le système politique français permet à d’opinion de la vie politique française. L’Assemblée une très grande diversité de points de vue de se faire nationale est aujourd’hui composée d’un nombre entendre. Clé de voûte des institutions, l’élection record de groupes politiques6, à savoir neuf, parmi présidentielle a connu un nombre de candidats crois- lesquels on recense deux groupes appartenant à la sant, jusqu’à représenter des courants de pensée gauche radicale (La France insoumise et Gauche très marginaux. Le faible coût des campagnes prési- démocrate et républicaine), un groupe socialiste 5. Frédéric Potier, « Les élus locaux, “génies invisibles” de l’élection présidentielle », Pouvoirs locaux, n° 91, décembre 2011. 6. Jean-Philippe Derosier, À quand le dixième ?, Fondation Jean-Jaurès, 26 mai 2020. 5
Apathie démocratique et responsabilité politique réduit à peau de chagrin, quatre groupes centristes tion a sensiblement progressé, passant de quarante- (MoDem, Agir, Union des démocrates et indépen- neuf ans en 1981 à cinquante-cinq ans en 2012 avant dants, Libertés et territoires), ainsi qu’un groupe de de rechuter à quarante-neuf ans9 en 2017. Il faut droite, Les Républicains. Si le Rassemblement na- revenir à la Libération lors des premières élections tional ne dispose pas d’un groupe en tant que tel, il législatives en 1945 pour trouver un âge sensiblement est toutefois représenté par quatre députés, dont Ma- moyen inférieur (quarante-cinq ans). rine Le Pen. L’actuelle législature comporte d’ailleurs De même, le nombre de femmes à entrer dans l’hé- bon nombre des candidats de l’élection présidentielle micycle a fortement progressé passant de 8 en 1958 (quatre sur onze), dont certains parmi les plus petits : à 223 en 2017 (avec des bonds notables en 1981, Nicolas Dupont-Aignan, Jean Lassalle. Ainsi, si la 1997 et 2007). Si la parité n’est pas encore atteinte, représentativité de l’Assemblée nationale peut être la proportion de femmes députées en 2017 (38,8 %) questionnée, c’est moins dans sa diversité (tous les est sans précédent10. Entre 2012 et 2017, la fémini- courants politiques y sont bien représentés) que dans sation a ainsi progressé de plus de dix points, la son ampleur (absence de groupe politique pour le France se situant désormais au 14e rang mondial (elle Rassemblement national ou pour les élus écolo- était précédemment au 69e), juste derrière la Nor- gistes)7 . C’est ce qui plaide pour l’introduction d’une vège, et au 4e rang européen. Sans qu’il soit possible dose de proportionnelle, qui pourrait permettre une d’établir une statistique précise, le nombre de dépu- forme de rééquilibrage, mais, répétons-le, l’image tés issus de la diversité a, lui aussi, fortement d’une Assemblée nationale monocolore est fausse. augmenté11. En outre, la fin du cumul des mandats Et, pour aller au fond des choses, l’application d’un a permis à une nouvelle génération de prendre place mode de scrutin proportionnel aux législatives fran- et de réduire le poids des apparatchiks politiques au çaises aboutirait sans nul doute à une absence de profit de citoyens appartenant notamment au secteur majorité claire, synonyme d’instabilité gouvernemen- privé. En 2017, seuls 148 sortants ont conservé leur tale (comme c’est le cas en Israël, par exemple)8. siège, soit un taux de survie des députés de 2012 qui n’a pas dépassé 25 % des parlementaires (contre 57 % en 2007 ou 2002). Plus de 90 % des députés Un personnel politique renouvelé et diversifié élus sous l’étiquette La République en marche, MoDem ou La France insoumise n’avaient jamais été Sous l’effet successif de plusieurs lois, en particulier parlementaires. Jamais sous la Ve République, pas celles touchant à la parité et au cumul des mandats, même en 1958, le Palais-Bourbon n’a compté autant mais aussi grâce à un désir de renouvellement des de primo-députés12. électeurs, la composition de l’Assemblée nationale Sur le plan socioprofessionnel, les hauts fonction- s’est considérablement rapprochée des réalités de la naires ne représentent plus que 9,5 % des députés, population française. L’analyse de la composition contre environ 16 % pour les deux précédentes légis- sociologique de l’Assemblée nationale en début latures. De même, les enseignants sont passés de de législature en atteste. Sous la Ve République, la 17,2 % à 12,5 % de la représentation nationale. Cette moyenne d’âge des députés au moment de leur élec- plus grande diversité des parcours doit pour autant 7. La faiblesse des oppositions ne relève pas des institutions, mais de la pratique politique. Cet éclatement parlementaire traduit une incapacité à trouver les soubassements d’un rassemblement politique durable. 8. Antoine Bristielle et Paul Cébille, Proportionnelle : les gagnants et les perdants, Fondation Jean-Jaurès, 16 février 2021. 9. Luc Rouban, Élections 2012. Les députés de 2012 : quelle diversité ?, Cevipof, n°8, juillet 2012. 10. Dominique Andolfatto, « La nouvelle sociologie de l’Assemblée nationale : renouvellement ou “cercle fermé” », Revue politique et parlementaire, n°1083-1084, avril-septembre 2017, p. 203. 11. Guillaume Descours, « La diversité progresse à l’Assemblée nationale », Le Figaro, 20 juin 2017. Pour une approche au niveau local, voir Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte, Profession : élu-e local-e. La fin d’un mythe républicain, pour un renouveau démocratique, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 2020. 12. Dominique Andolfatto, « La nouvelle sociologie de l’Assemblée nationale : renouvellement ou “cercle fermé” ? », op. cit. 6
Pour un État démocratique être relativisée dans la mesure où on observe une sur- plus haut jamais enregistré depuis décembre 2009. représentation des cadres et des professions intellec- C’est beaucoup plus que nos voisins européens. Dans tuelles supérieures (90 % de CSP+) au détriment le « Baromètre des émotions »15, lorsqu’on demande notamment des ouvriers (20 % de la population, mais aux Français ce qu’ils ressentent quand on leur parle aucun élu). Au total, l’hypothèse d’une déconnexion aujourd’hui de l’élection présidentielle, 43 % citent sociologique complète entre les députés et les Fran- l’« indifférence », bien avant le « dégoût » (13 %), çais ne tient donc pas la route. Au contraire, le profil l’« espoir » (12 %), ou l’« ennui » (12 %). Tous les des élus du Palais-Bourbon n’a pas cessé de se indicateurs de cette enquête ne sont pas négatifs : rapprocher des caractéristiques de la population fran- 42 % des Français considèrent que « la démocratie çaise, sans atteindre pour autant une homothétie fonctionne bien » (en hausse de 7 points par rapport parfaitement illusoire – on voit mal par quel miracle à février 2020), 84 % considèrent qu’« avoir un sys- le résultat de 577 élections pourrait aboutir à un tème politique démocratique est une bonne façon de tableau des élus exactement similaire à celui du pays. gouverner le pays », 80 % considèrent que c’est « utile de voter car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses » et 72 % considèrent que « le régime démocratique est irremplaçable ». Le direc- Une démocratie française teur des études de la Fondation Jean-Jaurès, Jérémie sans démocrates ? Peltier, en tire une conclusion très juste : La politique n’intéresse plus les gens, qui ne veulent plus sortir de chez eux. Apathie sociale, apathie démo- La chose est connue, les Français sont de grands dé- cratique. La crise et la pandémie n’ont fait que renfor- pressifs, nostalgiques de la grandeur de leur Nation. cer le recentrage sur soi, sur son intérêt particulier. Et À force de noircir systématiquement la situation éco- on a du mal à voir comment cela pourra se retourner. nomique, sociale et politique du pays, majorité et Centrer le débat uniquement à travers le soutien à la opposition ont construit successivement dans le pays démocratie ou la crainte du populisme ne changera l’image d’une décrépitude accélérée irrattrapable. Ce rien. Ce n’est même plus, peut-être, le problème. […] déclinisme généralisé a un effet direct sur le moral Pour le dire autrement, les Français ne détestent pas des Français, notre pays étant un des pays les plus la politique. L’image qu’ils en ont s’est d’ailleurs amé- pessimistes du monde. À la question posée par liorée pendant la crise. Mais une grande majorité s’en moque, tout simplement16. l’institut Ipsos13 : « Diriez-vous que dans votre pays les choses vont dans la bonne ou la mauvaise direc- tion ? », les Français répondent à 79 % dans la mau- vaise. La France arrive avant-dernière du classement, ne devançant que l’Afrique du Sud, alors que son in- Démocratie recherche dice de développement humain la place au 26e rang démocrates désespérément mondial en 2020. Cette tendance a évidemment des conséquences sur le rapport des Français à leurs gou- Mais, alors, d’où vient le problème ? Si, comme nous vernants et à leurs élus. l’avons défendu dans la partie précédente, ni le fonc- Dans le « Baromètre de la confiance politique » réa- tionnement décisionnel de l’État, ni l’offre politique lisé par l’institut OpinionWay pour le Cevipof, 49 % ne sont en cause, qu’est-ce qui cloche dans la démo- des Français disent « ne pas s’intéresser à la poli- cratie française ? Loin d’en rester à des questions de tique », dont 16 % « pas du tout »14, soit le taux le mécanos institutionnels (suppression de l’article 49.3, 13. « What worries the world », Ipsos, 30 octobre 2020. 14. « Baromètre de la confiance politique », vague 12, Cevipof, février 2021. 15. « Baromètre France-émotions – après un an de pandémie », Viavoice, 4 mars 2021. 16. Jérémie Peltier, La France qui s’en fout, Fondation Jean-Jaurès, 4 mars 2021. 7
Apathie démocratique et responsabilité politique mode de scrutin, durée de mandat) ou à des logiques partisans. Aux partis de masse ou de cadres ont suc- de boucs émissaires, nous considérons que le mal est cédé des partis « attrape-tout » aux contours idéolo- plus profond, dans la mesure où il touche à la convic- giques très flous et à la discipline très lâche. La tion que la politique peut transformer la réalité du science politique contemporaine20 s’interroge même quotidien. Dit autrement, c’est la conviction qu’un sur la notion de « partis cartels », dont l’objectif serait président de la République ou un personnel poli- de dissuader l’adhésion de militants, afin de réserver tique, même rajeuni, même féminisé, même renou- les ressources politiques disponibles (mandats, col- velé, même honnête, ne sera pas en mesure de laborateurs, financements) à quelques personnalités changer la France « ici et maintenant ». En suivant persuadées de leur destin politique hors du commun. l’analyste américain Martin Gurri17, nous pourrions Or, l’urgence démocratique de notre temps com- presque aller jusqu’à dire que la situation actuelle mande, non pas de défaire les corps intermédiaires nous approche dangereusement d’une forme de ni- ou les structures associatives, mais, bien au contraire, hilisme dans son double sens d’idéologie refusant de les régénérer, de les conforter dans un rôle de toute contrainte ou de rejet des valeurs dominantes. canalisation et de formalisation de la vox populi. Les La démocratie, telle que nous la connaissons au- mouvements politiques vainqueurs des échéances jourd’hui, peut-elle encore se maintenir sans une électorales de 2017, En marche, et, dans une moin- forme de foi dans sa capacité à être génératrice de dre mesure, La France insoumise, n’ont pas réussi à progrès économique, social ou environnemental ? renouer un lien fort et durable avec les citoyens. La Une démocratie réduite à des mécanismes purement République en marche n’est pas parvenue à se muter électoraux (mode de scrutin) s’apparente à un mode en organisation agile, dynamique et implantée dans de gouvernance ectoplasmique, une démocratie zom- les territoires. Quant à La France insoumise, que bie. Certains auteurs vont même jusqu’à envisager la Jean-Luc Mélenchon a présenté comme un « mou- mort des démocraties18. vement ni horizontal ni vertical » mais « gazeux »21, on a peine à identifier les ressorts de son fonctionne- Au fond, ce qui manque le plus à la démocratie fran- ment interne. L’universitaire Igor Martinache va çaise, ce ne sont pas des républicains, mais peut-être même plus loin en considérant que ces mouvements des démocrates. Ce qui nous fait défaut, c’est notre « amplifient même certains traits problématiques des incapacité à retrouver la foi démocratique, non pas partis dits traditionnels […] : adhésion sans engage- seulement dans ses processus électoraux, mais dans ment, confusion des statuts, absence d’ancrage ter- la conviction que l’action politique collective peut ritorial ; refus de la démocratie interne22 ». Il y a transformer le monde. Dans La Vérité guidait leurs urgence à réinventer des formes durables de collec- pas, publié en 1976, Pierre Mendès France mettait tifs politiques organisés impliquant les citoyens non ainsi en garde le lecteur : « La Démocratie, c’est pas seulement au travers de la mobilisation pour une beaucoup plus que la pratique des élections et le gou- cause ponctuelle, mais bien pour penser et agir de vernement de la majorité : c’est un type de mœurs, manière globale sur un temps long. Comme le rap- de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de pelle Rémi Lefebvre : l’adversaire, c’est un code moral19. » Ce rappel est une grande actualité. Par leurs discours, l’activité de leurs militants, les réseaux qu’ils mobilisent, les partis, communautés Une démocratie sans démocrates a aussi peu de sociales dotées de leurs propres codes, références, chances de survivre que des partis politiques sans valeurs – en un mot culture – sont des agents de 17. Martin Gurri, The Revolt of the Public and the crisis of authority in the new Millenium, San Francisco, Stripe Press, 2018. 18. Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 2019. 19. Pierre Mendès France, La Vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976. 20. Carole Bachelot, « La cartellisation des partis : disparition ou recomposition ? » dans Igor Martinache et Frédéric Sawicki, La Fin des partis ?, Paris, Presses universitaires de France, 2020. 21. Jean-Luc Mélenchon, « L’insoumission est un nouvel humanisme », Le Un, n° 174, 18 octobre 2017. 22. Igor Martinache et Frédéric Sawicki, La Fin des partis ?, op. cit., p. 15. 8
Pour un État démocratique socialisation et de politisation majeurs, tant de leurs membres que de la société dans son ensemble ; ils Remèdes à la mélancolie agrègent les électeurs autour d’enjeux partagés et démocratique contribuent à donner forme aux conflits qui divisent la société à partir de désaccords qui se créent autour de ces enjeux23. Ce paradoxe entre adhésion de principe au fonction- nement démocratique et grande réticence à l’enga- Or, les partis politiques français ont presque aban- gement politique est d’autant plus surprenant qu’il donné cette fonction de socialisation, d’intégration intervient alors qu’il n’a jamais été aussi facile de faire des revendications sociales, de structuration du débat entendre sa voix. Les réseaux sociaux et le numérique public et de formalisation programmatique. Ils res- offrent, en effet, des capacités de mobilisation à semblent davantage aujourd’hui, pour reprendre une grande échelle et de la visibilité de premier plan pour image issue du monde des entreprises, à des hol- un coût financier très réduit. Mais, peut-être est-ce dings, pilotant de très haut et de très loin des filiales là le cœur de la question : quel intérêt peut trouver territorialisées plus ou moins obéissantes et fidèles à le citoyen à militer dans un mouvement lorsque une vision politique minimaliste. l’agenda médiatique et politique peut être influencé Autant le dire encore plus clairement, la démocratie plus efficacement à partir d’actions extérieures aux française a besoin de partis politiques implantés dans partis politiques ? Dans le cadre restreint de ce les territoires, de syndicats représentatifs dans les rapport, il apparaît difficile de répondre à un ques- entreprises, de think tanks puissants enrichissant la tionnement aussi ambitieux. Tout au plus pouvons- vie intellectuelle, beaucoup plus que de conférences nous citer le politologue Pascal Perrineau24 qui citoyennes dont l’utilité – réelle – est forcément limi- appelle par exemple à enrichir l’expression démocra- tée et la durée de vie éphémère. Dans la formalisa- tique des citoyens en renforçant tout à la fois la dé- tion et la hiérarchisation des choix, la segmentation mocratie représentative (dose de proportionnelle), des réflexions citoyennes de manière apolitique ne la démocratie participative (façon grand débat ou peut qu’aboutir à des stop and go ponctuels sur convention citoyenne) et la démocratie immédiate quelques thématiques (environnement, retraites, (manifestation), permettant la construction d’une etc.) sans vision d’ensemble, ni stratégie cohérente « démocratie d’interaction25 » jouant sur différents de long terme. La multiplication des conférences de registres de légitimité. Au-delà de ces grands consensus ou des conventions citoyennes fait courir chantiers, quelques modestes pistes d’action très le risque d’une gouvernance en silos, sans prise en concrètes peuvent aussi être évoquées pour renforcer compte des traductions budgétaires et fiscales des à la fois la légitimité et l’efficacité du mode de gou- décisions et de leur hiérarchisation. Si gouverner, vernance d’un État démocratique. c’est choisir, ce n’est assurément pas compartimenter les réflexions et les décisions en les déléguant à des assemblées citoyennes non élues. Une gouvernance politique humble et respon- sable Tout d’abord, il paraît urgent d’en finir avec la poli- tique du coup d’éclat permanent. Les réseaux sociaux, et au premier rang Twitter, ont entraîné une confusion mortifère dans la classe politique et média- tique française entre notoriété et action publique. 23. Igor Martinache et Frédéric Sawicki, La Fin des partis ?, op. cit., p. 54. 24. Pascal Perrineau, Le Grand Écart. Chronique d’une démocratie fragmentée, Paris, Plon, 2019. 25. Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008. 9
Apathie démocratique et responsabilité politique Les multiples buzz, tant de la part de la majorité ministres, les grands Premiers ministres, sont ceux présidentielle que de l’opposition, à l’exception de qui ont su affirmer une vision de la marche en avant quelques personnalités, visant à saturer l’espace de la société française et qui se sont assurés dans le médiatique, donnent une illusion d’un dynamisme détail de la mise en œuvre de leurs décisions. En factice radicalement incompatible avec le temps cela, la dérive technocratique n’est que la traduction nécessaire que supposent la construction et la mise d’un affaiblissement et d’une dégénérescence du po- en place d’une politique publique tangible ayant des litique incapable d’exprimer, puis d’assumer, un choix effets sur le terrain. Un tweet ne fait pas une pro- fort. Si le gouvernement n’a pas confiance dans les grammation financière et un post Facebook ne dé- titulaires des fonctions les plus stratégiques (secré- place pas par magie des agents publics sur une zone tariat général du gouvernement, directeur du Trésor, d’opération. Prolongeant une tendance à la politique directeur du Budget, préfet de police, préfets de spectacle, que dénonçait déjà Roger-Gérard Schwartz- région, ambassades de premier plan…), il lui appar- enberg en 197726, les réseaux sociaux, en focalisant tient d’en assurer les changements qui s’imposent l’attention et l’énergie des politiques, ont construit sans délai. Un ministre incapable de s’imposer face une mise en scène du politique, qui a fini par lasser à son administration n’a que deux options : interroger les citoyens. La porosité entre la classe politique fran- le bien-fondé de ses propres choix suscitant une telle çaise et les émissions de divertissement, dont chacun réticence ou bien demander le remplacement des peut apprécier le goût, a achevé de discréditer des re- intéressés en cas d’incompatibilité insurmontable. Là présentants ministériels, engagés dans une course encore, il ne s’agit pas de verser dans un spoil system, folle à la notoriété. Rompre avec la politique specta- aveugle et collectif, mais bien que chaque responsa- cle est un exercice ardu, car cela fait appel à la disci- ble ministériel assume la politique dont il a la charge pline et à la vertu des élus de la République. Modifier et réponde des actes des agents placés sous son au- les pratiques de la communication publique relève torité directe. Il serait, par exemple, judicieux de pré- moins d’une nouvelle réglementation que de la voir pour les nouveaux ministres des sessions de diffusion d’une certaine éthique publique fondée sur formation sur la connaissance de l’administration, l’humilité, la rigueur et l’honnêteté des édiles. En mais aussi des sessions de coaching afin d’éviter la retour, les citoyens devraient accepter une forme de valse récurrente des conseillers et de structurer da- droit à l’erreur pour des gouvernements qui expéri- vantage le travail ministériel. Faisons une proposition mentent en toute transparence des politiques pu- de bon sens : avec une simple circulaire, le Premier bliques innovantes. En ce sens, il serait utile qu’en ministre pourrait imposer à chacun de ses ministres début de mandat soit fixée par le Service d’informa- d’organiser un comité exécutif ministériel (COMEX), tion du gouvernement une doctrine fixant quelques dont les décisions seraient rendues publiques. Pré- principes salutaires (respect de l’opposition, sens de sidé par le ministre et réunissant les principaux hauts la nuance27, choix des émissions audiovisuelles…). fonctionnaires, ainsi que la direction de cabinet, il La mise en place d’un déontologue du gouvernement obligerait à plus de collégialité et de transversalité pourrait utilement rappeler aux membres de l’exécu- dans la construction des politiques publiques. Une tif les modalités d’un comportement éthique en telle instance imposerait une double contrainte : se matière de communication politique. plonger dans la mise en œuvre des politiques Pour régénérer la démocratie française, il appartient publiques pour l’autorité ministérielle ; rendre des de réaffirmer une prééminence du politique. Pour comptes et agir dans la transparence pour la haute cela, les plus hauts dirigeants se doivent de détermi- administration. ner un cap, un programme, et de s’y tenir. Les grands 26. Roger-Gérard Schwartzenberg, L’État spectacle, Paris, Flammarion, 1977. 27. Jean Birnbaum, Le Courage de la nuance, Paris, Seuil, 2021. 10
Pour un État démocratique Rafraîchir la démocratie française tège. Il en a résulté une organisation où l’État se résume à des fonctions d’impulsion, de planification, de coordination, mais avec des moyens opérationnels Pour ne pas désespérer, l’universitaire américain toujours plus réduits. Or, on ne pilote que ce qui est Yascha Mounk28 suggère quelques remèdes : mobili- sous ses ordres. La décentralisation et la réduction sation des partis modérés, meilleur partage des gains des dépenses publiques, sous l’effet de la révision gé- offerts par le libéralisme économique, affirmation nérale des politiques publiques (RGPP), ont eu pour d’un patriotisme généreux, promotion des valeurs conséquence de transférer les moyens de l’État aux civiques sur les réseaux sociaux. Le financement des collectivités territoriales ou à de nombreux orga- campagnes et des partis politiques mériterait égale- nismes publics (agences, autorités indépendantes, ment une rénovation en profondeur29. Sans entrer établissements publics), laissant la puissance pu- trop dans la technique fiscale, une première décision blique bien démunie pour répondre aux aspirations consisterait à réduire le plafond des dons aux partis que le citoyen place en elle. De manière aussi anec- (7 500 euros par an) et aux candidats (4 600 euros dotique que tragique, on ne compte plus les bureaux par an) qui favorise la recherche de grands donateurs vides, faute d’agents, dans les préfectures, et les aux dépens d’une masse de militants. Ces deux mon- festivités du 14-Juillet se déroulent désormais dans tants pourraient ainsi être fortement diminués, ce qui les ambassades, grâce à des financements essentiel- permettrait d’augmenter la réduction fiscale pour les lement privés. L’utilisation massive des cabinets de dons de faible montant. Les partis politiques seraient conseil extérieurs à prix d’or pour gérer des crises ou ainsi incités à élargir leur recrutement, y compris en des questions régaliennes à coups de Powerpoint ou direction de milieux populaires. En outre, le méca- de benchmark en constitue une autre triste face. nisme de financement des partis par l’État, dont une Resterait donc à l’État, outre la détermination d’une large partie est indexée sur les résultats aux élections stratégie, sans troupe pour la mettre en œuvre, une législatives, mériterait également d’être entièrement fonction de coach du citoyen. Coach pour occuper revu. Julia Cagé30 propose un système de déclaration ses enfants pendant le confinement, guide pour un annuelle adossé à la déclaration sur l’impôt sur le comportement éco-responsable, etc. Est-ce bien là revenu. Le citoyen pourrait ainsi, chaque année, ce à quoi nous souhaitons que l’État soit réduit ? choisir à qui il souhaite apporter une aide financière, David Djaïz préconise31 de réinvestir le cadre de ce qui limiterait les effets d’accordéon et de ciseaux la nation démocratique, en particulier les services par lesquels le parti politique vainqueur aux élections publics et les politiques territoriales, pour construire législatives est assuré pour cinq années d’une très un nouveau « New Deal territorial ». Plusieurs éco- confortable assise financière, tandis que les partis nomistes, comme Mariana Mazzucato32, ont rappelé d’opposition se retrouvent généralement en situation l’intérêt qu’il y avait à avoir un État stratège du long de quasi-faillite. terme, investissant directement par ses dépenses et ses interventions en faveur de l’innovation ou de l’en- Retrouver le sens de l’action publique vironnement. Des choix d’investissements straté- giques qui doivent être discutés au Parlement, pas seulement dans les conseils d’administration d’une Dans sa vulgate néolibérale, l’État est censé se limiter banque publique d’investissement, donnant ainsi aux fonctions régaliennes et aux fonctions de stra- une légitimité réelle à des politiques publiques 28. Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018, p. 279 et suite. 29. Émeric Brehier et Hugo Le Neveu-Dejault, Financement de la vie politique en France : 11 propositions pour insuffler de la justice, Fondation Jean- Jaurès, 21 janvier 2020. 30. Julia Cagé, « Pour “une réforme radicale du financement public des partis politiques” », Le Monde, 25 février 2019. 31. David Djaïz, Slow démocratie. Comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en main, Paris, Allary Éditions, 2019, p. 233 et suite. 32. Mariana Mazzucato, L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé, Paris, Fayard, 2020. 11
Apathie démocratique et responsabilité politique essentielles. Renonçons à « l’État coach du citoyen » pour (ré)instaurer un État soutenant massivement les avancées technologiques et le grand défi de la tran- sition énergétique. * Bien sûr, toutes ces mesures, qui ne prétendent pas à l’exhaustivité, ne pourraient pas, à elles seules, résoudre une crise démocratique grave et ancrée. Néanmoins, nous avons la conviction qu’elles pour- raient modestement et très concrètement faciliter une régénération de la démocratie française.
Des collectivités, fer de lance du quotidien qui lui-même se perçoit comme tel, comme le seul La révolution inachevée garant de l’intérêt général et comme le seul détenteur de la décentralisation de la puissance publique ? Pourtant, à l’issue d’un long processus de plusieurs Nous faisons comme s’il était une évidence que les décennies, les collectivités territoriales françaises se collectivités locales de notre pays étaient des acteurs sont vu reconnaître de plus en plus de capacité d’ac- publics importants. Pourtant, que la révolution de la tion. D’abord, avec les lois de décentralisation, la décentralisation fut longue à se dessiner, et plus en- tutelle du contrôle préfectoral s’efface au profit d’un core à entrer dans les faits ! Et, à maints égards, il contrôle a posteriori et non plus a priori. Dès lors, les n’est pas faux de considérer cette révolution comme communes, comme les départements, puis les ré- inachevée. En grande partie, d’ailleurs, car la décen- gions, gagnent en liberté de mouvement. Liberté ren- tralisation n’a pas été le fruit d’un mouvement ascen- forcée par l’attribution, dans un premier temps, dant, mais bien plus de décisions descendantes. Le c’est-à-dire jusqu’en 2015, de la clause générale de paradoxe étant qu’aujourd’hui il apparaît difficile compétence, puis de compétences précises définies d’imaginer de nouvelles avancées tant les institutions par le législateur d’alors. Et si, aujourd’hui, ceci nous se sont regroupées dans des associations ayant pour semble aller de l’évidence, il suffit de se replonger dans vocation non pas de défendre tel ou tel modèle les débats parlementaires d’alors pour bien percevoir d’organisation des pouvoirs publics, mais bien de pro- la révolution copernicienne que ce texte de loi, porté mouvoir l’action, les compétences à développer ou à pour l’essentiel par Gaston Defferre, soutenu par conforter, de chacune de ces strates : l’Association Pierre Mauroy, induisait. Quarante années plus tard, des régions de France, l’Association des départe- et quelques textes plus tard, on voit bien que la logique ments de France, l’Association des maires de France, de dévolution de l’État aux collectivités territoriales est l’Association des petites villes de France, l’Associa- au bout de sa course. Les derniers textes, tant ceux de tion des maires ruraux, l’Association nationale des 2004 que ceux de 2014 et 2015, ont signifié que de élus de montagne, l’Association nationale des élus du nouvelles étapes devaient être abordées ; il ne s’agit littoral, l’Association nationale des élus des territoires plus désormais d’imaginer quelles compétences pour- touristiques, l’Association des communautés de raient être transférées, mais bien de donner la possi- France. N’en jetez plus, par pitié ! Évidemment, cha- bilité aux collectivités territoriales de choisir les cun de ces regroupements fait valoir, non sans rai- compétences, et les budgets allant de pair, dont elles sons, sa légitimité et son intérêt pour le travail entendent se saisir. Et, de ce fait, d’en finir avec une législatif ou en lien avec les autorités ministérielles. décentralisation homogène sur l’ensemble du terri- Mais, à force de « saucissonner » la représentation toire. Il ne s’agit plus donc d’établir des textes tech- des collectivités territoriales, la perspective de la dé- niques, mais d’enclencher une nouvelle dynamique centralisation s’évanouit au profit d’un rapport de politique adossée à un texte simple, permettant de dé- force, toujours à faire vivre, entre un État et une mul- passer les logiques boutiquières de chacune des asso- titude d’acteurs locaux. Finalement, qui en est le ga- ciations défendant les prés carrés de telle ou telle gnant, sinon l’État, compris encore aujourd’hui, et collectivité territoriale. Bref, de refaire de la politique. 13
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