Apathie démocratique et responsabilité politique - ÉTUDE - ÉDITIONS - Fondation Jean-Jaurès

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06 – 2021

            ÉTUDE

     Apathie démocratique
     et responsabilité
     politique

                – Émeric Bréhier – Frédéric Potier

                                              ÉDITIONS
Émeric Bréhier, ancien député,
est directeur de l’Observatoire
de la vie politique de la Fondation
Jean-Jaurès.

Frédéric Potier, préfet, est
codirecteur, avec Jean-Yves Camus,
de l’Observatoire des radicalités
politiques de la Fondation Jean-Jaurès.
Introduction

À l’heure où les critiques se font de plus en plus vives   bles politiques et médiatiques : l’essentiel des inves-
sur une prétendue omnipotence d’une élite adminis-         tissements publics, mais aussi des politiques pu-
trative en France empêchant la mise en œuvre de            bliques touchant au quotidien de nos concitoyens,
politiques publiques au service du peuple, il nous a       relèvent des décisions des collectivités territoriales.
semblé impératif de rappeler quelques évidences et         Pourtant, lorsque l’on évoque la puissance publique,
de pointer les pièges à éviter. À rebours d’une critique   on pense d’abord et avant tout à l’État et aux fonc-
aisée sur le poids d’une superstructure administra-        tionnaires d’État, alors que, depuis les premières lois
tive, nous voudrions appeler ici à une nouvelle            de décentralisation de 1982, les textes législatifs se
responsabilité démocratique. Oui, nos élus disposent       sont multipliés, parfois de manière incohérente, pour
des moyens constitutionnels, législatifs, réglemen-        reconnaître les compétences de plus en plus éten-
taires, politiques et administratifs pour mettre en        dues des collectivités locales. Et parfois sans en tirer
place les engagements qu’ils ont pu prendre devant         toutes les conséquences fiscales et budgétaires.
leurs concitoyens. Si, bien entendu, des réformes          État unitaire dans son ADN politique, la France ne
peuvent s’avérer nécessaires, voire indispensables, et     l’est plus, sans pour autant devenir girondine. Cette
peuvent faire l’objet de débats politiques soumis au       incapacité à penser de concert la réalité des poli-
suffrage universel, leur nécessité ne saurait exonérer     tiques publiques ainsi que la vision mythifiée d’une
les élus de leur propre responsabilité.                    République une et indivisible brouille le débat cen-
S’ajoute une réalité qui a toujours bien du mal à se       tral, qui est celui de la responsabilité politique.
frayer un chemin dans les mentalités des responsa-
Pour un État démocratique

Le débat politique français s’est focalisé depuis                         d’une « forme définitive et radicale d’esclavagisme ».
quelques mois sur une recherche effrénée de boucs                         Diantre ! L’État serait ainsi capturé par une caste de
émissaires responsables de tous les maux de la dé-                        hauts fonctionnaires interchangeables, mus par une
mocratie française. « État profond », hauts fonction-                     pensée unique, dirigeant le pays de manière masquée
naires, parlementaires : « accusés, levez-vous ! »,                       avec la complicité de la finance internationale. « On
clame un mouvement d’humeur aux portevoix auto-                           nous cache tout, on nous dit rien ! », chantait Dutronc.
désignés multiples et véhéments. Cette question mé-                       Un talent de parolier ne suffit cependant pas à fonder
rite cependant mieux que des invectives et appelle                        une analyse lucide du fonctionnement de l’État
un peu de lucidité de la part des commentateurs                           au XXIe siècle.
politiques pour se dégager des mirages et des faux-                       Un petit retour en arrière s’impose. L’expression
semblants. C’est ce à quoi nous allons nous essayer.                      « État profond » a été initialement utilisée par plu-
                                                                          sieurs analystes, puis par des personnalités politiques
                                                                          elles-mêmes pour décrire l’influence du complexe
                                                                          militaro-industriel turc sur le gouvernement de ce
Boucs émissaires,                                                         pays. Elle fut reprise sur le ton ironique par Emma-
faux débats et mirages                                                    nuel Macron à l’occasion du G7 à Biarritz, en août
                                                                          2019, pour se désoler de l’incapacité des diplomates
                                                                          des différents pays à se mettre d’accord sur un com-
« État profond » : un naufrage complotiste
                                                                          muniqué de presse commun, puis de ses propres
                                                                          difficultés à réorienter la diplomatie française à
Un vent mauvais souffle sur l’État et ses serviteurs.                     l’égard de la Russie, en raison de supposées réti-
Surfant sur une tradition poujadiste profondément                         cences internes au Quai d’Orsay1.
ancrée et réactivée par la mouvance complotiste,                          Laisser proliférer impunément la petite musique
Michel Onfray et ses disciplines croient déceler dans                     complotiste sur l’« État profond », c’est affaiblir la
les malheurs du monde et de la France, à l’instar des                     démocratie en alimentant gratuitement un procès en
supporters de Donald Trump, la main invisible d’un                        illégitimité à l’égard de ceux qui ont choisi par convic-
« État profond ». La revue Front populaire, sous-titrée                   tion de servir la République, parfois aux dépens d’une
avec immodestie « La revue de Michel Onfray »,                            carrière plus lucrative ou plus médiatique. C’est aussi
dénonce, dès les premières pages d’un numéro d’au-                        ignorer la très grande diversité des origines et de pen-
tomne 2020 consacré à « L’État profond. Le vrai                           sée de la haute fonction publique. N’en déplaise à
pouvoir à abattre », un « pilote fantomatique qui                         Jean-Pierre Chevènement, l’« ENArchie » n’existe
commande notre pays », puis une entité qui « tient                        pas. Les énarques ne sont pas un alignement de
les médias, laisse courte, par la distribution d’aides                    petits pois en costume gris au langage policé. Rien
publiques à la presse, par sa maîtrise totale et absolue                  de commun entre un chef de bureau ultralibéral à
des canaux audiovisuels ». Cet « État profond », allié                    Bercy, un sous-préfet catholique conservateur, une
aux banques centrales, préparerait l’avènement                            magistrate centriste implantée en Bourgogne et une

1. Marc Endeweld, « Emmanuel Macron et l’“État profond” », Le Monde diplomatique, septembre 2020.

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Apathie démocratique
                                                         et responsabilité politique

    économiste féministe radicale lesbienne résidant à                         général du gouvernement n’est resté à son poste que
    New York, si ce n’est le sens et le goût de l’action et                    cinq ans, contre neuf et onze ans pour ses prédéces-
    de l’engagement. La vérité oblige à dire que les                           seurs. Partout dans les territoires, les élus locaux sont
    énarques se livrent, au contraire, à une féroce                            formels : le turn over des préfets et des chefs de
    concurrence entre eux, que ce soit dans la vie pro-                        services déconcentrés est beaucoup trop rapide. Il
    fessionnelle ou politique. Pas de réelle solidarité                        faut bien, a minima, trois années de présence pour
    entre les anciens de cette grande école, dont l’asso-                      appréhender une situation territoriale, enclencher
    ciation des anciens élèves peine à exister et à empê-                      des initiatives, les développer, puis les évaluer. Or, les
    cher la suppression de l’école. Pas beaucoup plus de                       préfets restent en poste en moyenne environ deux
    liens entre les membres d’une même promotion, à                            années4. Il serait presque impertinent de comparer
    l’exception de deux cohortes célèbres (« Voltaire » et                     ces durées moyennes avec la longévité exceptionnelle
    « Senghor », dont sont issus François Hollande et                          des principaux éditorialistes politiques français à la
    Emmanuel Macron), et encore…                                               radio ou à la télévision.
    Au fond, les théoriciens de l’« État profond » connais-                    Taper sur les hauts fonctionnaires est devenu un
    sent très mal l’État et les services publics en France.                    sport national. Pourtant, la technicité et l’engagement
    Sans l’engagement et l’abnégation de ses serviteurs à                      des hauts fonctionnaires français sont unanimement
    tous les niveaux, l’État ne serait pas plus solide qu’un                   reconnus à l’étranger. Globalement, nos diplomates
    château de cartes. C’est pourquoi il ne faut rien céder                    sont appréciés, nos préfets respectés. Et, contraire-
    à ceux qui organisent une campagne de dénigrement                          ment à une idée reçue régulièrement alimentée par
    systématique de l’administration de l’État. Ils ne                         des populistes démagogiques, les hauts fonction-
    visent en réalité qu’à sa désagrégation.                                   naires appliquent loyalement une politique arrêtée
                                                                               par un gouvernement démocratiquement désigné.
                                                                               Ils en rendent personnellement compte devant
    Haute fonction publique : le mirage des « ina-                             de très nombreuses instances : gouvernement, Par-
    movibles » et des « intouchables »                                         lement, Conseil économique social et environne-
                                                                               mental, Cour des comptes, Défenseur des droits,
    Chloé Morin, dans un essai remarqué, pointe les                            Commission nationale consultative des droits de
    « inamovibles de la République2 », rappelant un ou-                        l’homme, institutions européennes, inspections
    vrage précédent sur les « intouchables3 » que serait                       générales, médias, associations de consommateurs...
    l’Inspection générale des finances. Une mise au point                      Par ailleurs, contrairement à une légende tenace,
    s’impose là aussi. Rappelons tout d’abord que les                          une part non négligeable de leur rémunération est
    hauts fonctionnaires ne sont en rien inamovibles.                          maintenant liée aux résultats qu’ils obtiennent. Le
    Bien au contraire, une simple décision en Conseil                          temps de l’avancement à l’ancienneté est révolu
    des ministres met fin à leurs fonctions sans aucun                         depuis longtemps. Au-delà des préjugés, des raccour-
    préavis ni aucune protestation. La règle est connue,                       cis et de quelques cas marginaux, notre haute fonc-
    expliquée et acceptée dès le début de la carrière.                         tion publique d’État, dans son immense majorité, est
    Dura lex sed lex. D’ailleurs, la durée de fonction des                     à la fois impartiale et au service du gouvernement.
    plus hauts fonctionnaires reste relativement courte.                       Elle est, en revanche, encore trop socialement ho-
    Depuis 2011, six secrétaires généraux se sont ainsi                        mogène (la part des enfants d’ouvriers et de paysans
    succédé au ministère de l’Intérieur et quatre au                           ne cesse de reculer) et géographiquement concentrée
    ministère des Affaires étrangères. L’ancien secrétaire                     à la région parisienne.

    2. Chloé Morin, Les Inamovibles de la République, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube-Fondation Jean-Jaurès, 2020.
    3. Vincent Jauvert, Les Intouchables d’État, Paris, Robert Laffont, 2018.
    4. L’annonce de la suppression du corps préfectoral par le Premier ministre en mai 2021 aura pour conséquence fâcheuse une politisation et une
    précarisation accrue de la fonction.

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Pour un État démocratique

L’importation du spoil system américain :                                          dentielles et la garantie d’un financement public
l’erreur à ne surtout pas commettre                                                minimal, ainsi que les règles d’équité et d’égalité dans
                                                                                   l’accès aux médias ont peu à peu rendu très accessi-
                                                                                   ble cette échéance démocratique majeure. En dépit
On voit mal dans quelle mesure l’importation d’un                                  de la formalité contraignante des 500 parrainages
spoil system en provenance des États-Unis, organisant                              d’élus locaux, qui constituent un peu les « génies in-
l’éviction régulière et massive de hauts fonctionnaires                            visibles5 » de l’élection présidentielle dans la mesure
pour des raisons d’abord clientélistes (ne soyons pas                              où ils en définissent l’offre, le nombre de candidats
naïfs), constituerait un progrès en quoi que ce soit.                              n’a cessé d’augmenter. De six candidats en 1965 et
Les obligations de neutralité et d’impartialité des                                1974, ce nombre a bondi à douze en 1974 et il est
hauts fonctionnaires permettent de garantir une                                    monté jusqu’à seize en 2002, avec pour conséquence
action publique dirigée vers l’intérêt général et non                              un éparpillement des voix à gauche et l’accession de
pas vers des intérêts politiques. N’oublions pas que                               Jean-Marie Le Pen au second tour de scrutin. L’édi-
le spoil system américain, c’est environ 4 000 respon-                             tion 2017 n’a pas échappé à la règle et a permis à
sables qui changent de fonction, dont 1 200 font l’ob-                             onze candidats de défendre leurs idées. Les électeurs
jet d’une confirmation par le Parlement. Alors que                                 français n’avaient que l’embarras du choix entre deux
l’action publique a besoin de temps et de stabilité                                candidats anticapitalistes (Nathalie Arthaud et
pour produire ses effets, l’importation d’un spoil                                 Philippe Poutou), un héraut de la gauche radicale
system déstabiliserait encore plus l’administration                                (Jean-Luc Mélenchon), une candidature unique
publique. Par ailleurs, le risque le plus évident que                              socialo-écolo (Benoît Hamon), un centriste réformiste-
fait courir ce système est une absence totale de hauts                             libéral pro-européen (Emmanuel Macron), une fi-
fonctionnaires capables de résister à des injonctions                              gure de la droite conservatrice de gouvernement
populistes, dangereuses, voire illégales, comme l’ont                              (François Fillon), deux candidats souverainistes
montré les dernières semaines de la présidence                                     antieuropéens (Nicolas Dupont-Aignan et François
Trump. Autrement dit, le spoil system, par la politisa-                            Asselineau), une candidate d’extrême droite (Marine
tion extrême qu’il suscite, encourage les comporte-                                Le Pen), sans compter Jean Lassalle, défenseur au-
ments de courtisans et d’intrigants incompatibles                                  toproclamé des territoires ruraux, et l’inclassable
avec l’éthique d’une administration publique efficace                              Jacques Cheminade. Le moins que l’on puisse dire,
et dévouée au public.                                                              c’est que cette offre politique ne fut pas restreinte.
                                                                                   La réflexion peut être étendue aux élections législa-
Une offre politique se rapprochant toujours                                        tives. Certes, le mode de scrutin majoritaire (dit de
de l’image de la société française                                                 gladiateur) a amplifié la victoire d’Emmanuel
                                                                                   Macron, lui assurant une large victoire et un fort
                                                                                   renouvellement de l’Assemblée nationale. Mais, ce
Le dernier mirage qui mériterait d’être dissipé est                                triomphe électoral, s’il a laminé les groupes d’oppo-
celui du verrouillage de l’offre politique française.                              sition, de gauche en particulier, s’est traduit paradoxa-
Contrairement à des idées simplistes, il faut rappeler                             lement par la représentation de tous les courants
à quel point le système politique français permet à                                d’opinion de la vie politique française. L’Assemblée
une très grande diversité de points de vue de se faire                             nationale est aujourd’hui composée d’un nombre
entendre. Clé de voûte des institutions, l’élection                                record de groupes politiques6, à savoir neuf, parmi
présidentielle a connu un nombre de candidats crois-                               lesquels on recense deux groupes appartenant à la
sant, jusqu’à représenter des courants de pensée                                   gauche radicale (La France insoumise et Gauche
très marginaux. Le faible coût des campagnes prési-                                démocrate et républicaine), un groupe socialiste

5. Frédéric Potier, « Les élus locaux, “génies invisibles” de l’élection présidentielle », Pouvoirs locaux, n° 91, décembre 2011.
6. Jean-Philippe Derosier, À quand le dixième ?, Fondation Jean-Jaurès, 26 mai 2020.

                                                                                                                                               5
Apathie démocratique
                                                              et responsabilité politique

    réduit à peau de chagrin, quatre groupes centristes                               tion a sensiblement progressé, passant de quarante-
    (MoDem, Agir, Union des démocrates et indépen-                                    neuf ans en 1981 à cinquante-cinq ans en 2012 avant
    dants, Libertés et territoires), ainsi qu’un groupe de                            de rechuter à quarante-neuf ans9 en 2017. Il faut
    droite, Les Républicains. Si le Rassemblement na-                                 revenir à la Libération lors des premières élections
    tional ne dispose pas d’un groupe en tant que tel, il                             législatives en 1945 pour trouver un âge sensiblement
    est toutefois représenté par quatre députés, dont Ma-                             moyen inférieur (quarante-cinq ans).
    rine Le Pen. L’actuelle législature comporte d’ailleurs                           De même, le nombre de femmes à entrer dans l’hé-
    bon nombre des candidats de l’élection présidentielle                             micycle a fortement progressé passant de 8 en 1958
    (quatre sur onze), dont certains parmi les plus petits :                          à 223 en 2017 (avec des bonds notables en 1981,
    Nicolas Dupont-Aignan, Jean Lassalle. Ainsi, si la                                1997 et 2007). Si la parité n’est pas encore atteinte,
    représentativité de l’Assemblée nationale peut être                               la proportion de femmes députées en 2017 (38,8 %)
    questionnée, c’est moins dans sa diversité (tous les                              est sans précédent10. Entre 2012 et 2017, la fémini-
    courants politiques y sont bien représentés) que dans                             sation a ainsi progressé de plus de dix points, la
    son ampleur (absence de groupe politique pour le                                  France se situant désormais au 14e rang mondial (elle
    Rassemblement national ou pour les élus écolo-                                    était précédemment au 69e), juste derrière la Nor-
    gistes)7 . C’est ce qui plaide pour l’introduction d’une                          vège, et au 4e rang européen. Sans qu’il soit possible
    dose de proportionnelle, qui pourrait permettre une                               d’établir une statistique précise, le nombre de dépu-
    forme de rééquilibrage, mais, répétons-le, l’image                                tés issus de la diversité a, lui aussi, fortement
    d’une Assemblée nationale monocolore est fausse.                                  augmenté11. En outre, la fin du cumul des mandats
    Et, pour aller au fond des choses, l’application d’un                             a permis à une nouvelle génération de prendre place
    mode de scrutin proportionnel aux législatives fran-                              et de réduire le poids des apparatchiks politiques au
    çaises aboutirait sans nul doute à une absence de                                 profit de citoyens appartenant notamment au secteur
    majorité claire, synonyme d’instabilité gouvernemen-                              privé. En 2017, seuls 148 sortants ont conservé leur
    tale (comme c’est le cas en Israël, par exemple)8.                                siège, soit un taux de survie des députés de 2012 qui
                                                                                      n’a pas dépassé 25 % des parlementaires (contre
                                                                                      57 % en 2007 ou 2002). Plus de 90 % des députés
    Un personnel politique renouvelé et diversifié
                                                                                      élus sous l’étiquette La République en marche,
                                                                                      MoDem ou La France insoumise n’avaient jamais été
    Sous l’effet successif de plusieurs lois, en particulier                          parlementaires. Jamais sous la Ve République, pas
    celles touchant à la parité et au cumul des mandats,                              même en 1958, le Palais-Bourbon n’a compté autant
    mais aussi grâce à un désir de renouvellement des                                 de primo-députés12.
    électeurs, la composition de l’Assemblée nationale                                Sur le plan socioprofessionnel, les hauts fonction-
    s’est considérablement rapprochée des réalités de la                              naires ne représentent plus que 9,5 % des députés,
    population française. L’analyse de la composition                                 contre environ 16 % pour les deux précédentes légis-
    sociologique de l’Assemblée nationale en début                                    latures. De même, les enseignants sont passés de
    de législature en atteste. Sous la Ve République, la                              17,2 % à 12,5 % de la représentation nationale. Cette
    moyenne d’âge des députés au moment de leur élec-                                 plus grande diversité des parcours doit pour autant

    7. La faiblesse des oppositions ne relève pas des institutions, mais de la pratique politique. Cet éclatement parlementaire traduit une incapacité à trouver
    les soubassements d’un rassemblement politique durable.
    8. Antoine Bristielle et Paul Cébille, Proportionnelle : les gagnants et les perdants, Fondation Jean-Jaurès, 16 février 2021.
    9. Luc Rouban, Élections 2012. Les députés de 2012 : quelle diversité ?, Cevipof, n°8, juillet 2012.
    10. Dominique Andolfatto, « La nouvelle sociologie de l’Assemblée nationale : renouvellement ou “cercle fermé” », Revue politique et parlementaire,
    n°1083-1084, avril-septembre 2017, p. 203.
    11. Guillaume Descours, « La diversité progresse à l’Assemblée nationale », Le Figaro, 20 juin 2017. Pour une approche au niveau local, voir
    Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte, Profession : élu-e local-e. La fin d’un mythe républicain, pour un renouveau démocratique, Boulogne-Billancourt,
    Berger-Levrault, 2020.
    12. Dominique Andolfatto, « La nouvelle sociologie de l’Assemblée nationale : renouvellement ou “cercle fermé” ? », op. cit.

6
Pour un État démocratique

être relativisée dans la mesure où on observe une sur-                      plus haut jamais enregistré depuis décembre 2009.
représentation des cadres et des professions intellec-                      C’est beaucoup plus que nos voisins européens. Dans
tuelles supérieures (90 % de CSP+) au détriment                             le « Baromètre des émotions »15, lorsqu’on demande
notamment des ouvriers (20 % de la population, mais                         aux Français ce qu’ils ressentent quand on leur parle
aucun élu). Au total, l’hypothèse d’une déconnexion                         aujourd’hui de l’élection présidentielle, 43 % citent
sociologique complète entre les députés et les Fran-                        l’« indifférence », bien avant le « dégoût » (13 %),
çais ne tient donc pas la route. Au contraire, le profil                    l’« espoir » (12 %), ou l’« ennui » (12 %). Tous les
des élus du Palais-Bourbon n’a pas cessé de se                              indicateurs de cette enquête ne sont pas négatifs :
rapprocher des caractéristiques de la population fran-                      42 % des Français considèrent que « la démocratie
çaise, sans atteindre pour autant une homothétie                            fonctionne bien » (en hausse de 7 points par rapport
parfaitement illusoire – on voit mal par quel miracle                       à février 2020), 84 % considèrent qu’« avoir un sys-
le résultat de 577 élections pourrait aboutir à un                          tème politique démocratique est une bonne façon de
tableau des élus exactement similaire à celui du pays.                      gouverner le pays », 80 % considèrent que c’est « utile
                                                                            de voter car c’est par les élections que l’on peut faire
                                                                            évoluer les choses » et 72 % considèrent que « le
                                                                            régime démocratique est irremplaçable ». Le direc-
Une démocratie française                                                    teur des études de la Fondation Jean-Jaurès, Jérémie
sans démocrates ?                                                           Peltier, en tire une conclusion très juste :
                                                                                La politique n’intéresse plus les gens, qui ne veulent
                                                                                plus sortir de chez eux. Apathie sociale, apathie démo-
La chose est connue, les Français sont de grands dé-                            cratique. La crise et la pandémie n’ont fait que renfor-
pressifs, nostalgiques de la grandeur de leur Nation.                           cer le recentrage sur soi, sur son intérêt particulier. Et
À force de noircir systématiquement la situation éco-                           on a du mal à voir comment cela pourra se retourner.
nomique, sociale et politique du pays, majorité et                              Centrer le débat uniquement à travers le soutien à la
opposition ont construit successivement dans le pays                            démocratie ou la crainte du populisme ne changera
l’image d’une décrépitude accélérée irrattrapable. Ce                           rien. Ce n’est même plus, peut-être, le problème. […]
déclinisme généralisé a un effet direct sur le moral                            Pour le dire autrement, les Français ne détestent pas
des Français, notre pays étant un des pays les plus                             la politique. L’image qu’ils en ont s’est d’ailleurs amé-
pessimistes du monde. À la question posée par                                   liorée pendant la crise. Mais une grande majorité s’en
                                                                                moque, tout simplement16.
l’institut Ipsos13 : « Diriez-vous que dans votre pays
les choses vont dans la bonne ou la mauvaise direc-
tion ? », les Français répondent à 79 % dans la mau-
vaise. La France arrive avant-dernière du classement,
ne devançant que l’Afrique du Sud, alors que son in-
                                                                            Démocratie recherche
dice de développement humain la place au 26e rang                           démocrates désespérément
mondial en 2020. Cette tendance a évidemment des
conséquences sur le rapport des Français à leurs gou-                       Mais, alors, d’où vient le problème ? Si, comme nous
vernants et à leurs élus.                                                   l’avons défendu dans la partie précédente, ni le fonc-
Dans le « Baromètre de la confiance politique » réa-                        tionnement décisionnel de l’État, ni l’offre politique
lisé par l’institut OpinionWay pour le Cevipof, 49 %                        ne sont en cause, qu’est-ce qui cloche dans la démo-
des Français disent « ne pas s’intéresser à la poli-                        cratie française ? Loin d’en rester à des questions de
tique », dont 16 % « pas du tout »14, soit le taux le                       mécanos institutionnels (suppression de l’article 49.3,

13. « What worries the world », Ipsos, 30 octobre 2020.
14. « Baromètre de la confiance politique », vague 12, Cevipof, février 2021.
15. « Baromètre France-émotions – après un an de pandémie », Viavoice, 4 mars 2021.
16. Jérémie Peltier, La France qui s’en fout, Fondation Jean-Jaurès, 4 mars 2021.

                                                                                                                                             7
Apathie démocratique
                                                              et responsabilité politique

    mode de scrutin, durée de mandat) ou à des logiques                               partisans. Aux partis de masse ou de cadres ont suc-
    de boucs émissaires, nous considérons que le mal est                              cédé des partis « attrape-tout » aux contours idéolo-
    plus profond, dans la mesure où il touche à la convic-                            giques très flous et à la discipline très lâche. La
    tion que la politique peut transformer la réalité du                              science politique contemporaine20 s’interroge même
    quotidien. Dit autrement, c’est la conviction qu’un                               sur la notion de « partis cartels », dont l’objectif serait
    président de la République ou un personnel poli-                                  de dissuader l’adhésion de militants, afin de réserver
    tique, même rajeuni, même féminisé, même renou-                                   les ressources politiques disponibles (mandats, col-
    velé, même honnête, ne sera pas en mesure de                                      laborateurs, financements) à quelques personnalités
    changer la France « ici et maintenant ». En suivant                               persuadées de leur destin politique hors du commun.
    l’analyste américain Martin Gurri17, nous pourrions                               Or, l’urgence démocratique de notre temps com-
    presque aller jusqu’à dire que la situation actuelle                              mande, non pas de défaire les corps intermédiaires
    nous approche dangereusement d’une forme de ni-                                   ou les structures associatives, mais, bien au contraire,
    hilisme dans son double sens d’idéologie refusant                                 de les régénérer, de les conforter dans un rôle de
    toute contrainte ou de rejet des valeurs dominantes.                              canalisation et de formalisation de la vox populi. Les
    La démocratie, telle que nous la connaissons au-                                  mouvements politiques vainqueurs des échéances
    jourd’hui, peut-elle encore se maintenir sans une                                 électorales de 2017, En marche, et, dans une moin-
    forme de foi dans sa capacité à être génératrice de                               dre mesure, La France insoumise, n’ont pas réussi à
    progrès économique, social ou environnemental ?                                   renouer un lien fort et durable avec les citoyens. La
    Une démocratie réduite à des mécanismes purement                                  République en marche n’est pas parvenue à se muter
    électoraux (mode de scrutin) s’apparente à un mode                                en organisation agile, dynamique et implantée dans
    de gouvernance ectoplasmique, une démocratie zom-                                 les territoires. Quant à La France insoumise, que
    bie. Certains auteurs vont même jusqu’à envisager la                              Jean-Luc Mélenchon a présenté comme un « mou-
    mort des démocraties18.                                                           vement ni horizontal ni vertical » mais « gazeux »21,
                                                                                      on a peine à identifier les ressorts de son fonctionne-
    Au fond, ce qui manque le plus à la démocratie fran-
                                                                                      ment interne. L’universitaire Igor Martinache va
    çaise, ce ne sont pas des républicains, mais peut-être
                                                                                      même plus loin en considérant que ces mouvements
    des démocrates. Ce qui nous fait défaut, c’est notre
                                                                                      « amplifient même certains traits problématiques des
    incapacité à retrouver la foi démocratique, non pas
                                                                                      partis dits traditionnels […] : adhésion sans engage-
    seulement dans ses processus électoraux, mais dans
                                                                                      ment, confusion des statuts, absence d’ancrage ter-
    la conviction que l’action politique collective peut
                                                                                      ritorial ; refus de la démocratie interne22 ». Il y a
    transformer le monde. Dans La Vérité guidait leurs
                                                                                      urgence à réinventer des formes durables de collec-
    pas, publié en 1976, Pierre Mendès France mettait
                                                                                      tifs politiques organisés impliquant les citoyens non
    ainsi en garde le lecteur : « La Démocratie, c’est
                                                                                      pas seulement au travers de la mobilisation pour une
    beaucoup plus que la pratique des élections et le gou-
                                                                                      cause ponctuelle, mais bien pour penser et agir de
    vernement de la majorité : c’est un type de mœurs,
                                                                                      manière globale sur un temps long. Comme le rap-
    de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de
                                                                                      pelle Rémi Lefebvre :
    l’adversaire, c’est un code moral19. » Ce rappel est une
    grande actualité.                                                                      Par leurs discours, l’activité de leurs militants, les
                                                                                           réseaux qu’ils mobilisent, les partis, communautés
    Une démocratie sans démocrates a aussi peu de                                          sociales dotées de leurs propres codes, références,
    chances de survivre que des partis politiques sans                                     valeurs – en un mot culture – sont des agents de

    17. Martin Gurri, The Revolt of the Public and the crisis of authority in the new Millenium, San Francisco, Stripe Press, 2018.
    18. Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 2019.
    19. Pierre Mendès France, La Vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976.
    20. Carole Bachelot, « La cartellisation des partis : disparition ou recomposition ? » dans Igor Martinache et Frédéric Sawicki, La Fin des partis ?, Paris,
    Presses universitaires de France, 2020.
    21. Jean-Luc Mélenchon, « L’insoumission est un nouvel humanisme », Le Un, n° 174, 18 octobre 2017.
    22. Igor Martinache et Frédéric Sawicki, La Fin des partis ?, op. cit., p. 15.

8
Pour un État démocratique

    socialisation et de politisation majeurs, tant de leurs
    membres que de la société dans son ensemble ; ils
                                                                                    Remèdes à la mélancolie
    agrègent les électeurs autour d’enjeux partagés et                              démocratique
    contribuent à donner forme aux conflits qui divisent la
    société à partir de désaccords qui se créent autour de
    ces enjeux23.                                                                   Ce paradoxe entre adhésion de principe au fonction-
                                                                                    nement démocratique et grande réticence à l’enga-
Or, les partis politiques français ont presque aban-
                                                                                    gement politique est d’autant plus surprenant qu’il
donné cette fonction de socialisation, d’intégration
                                                                                    intervient alors qu’il n’a jamais été aussi facile de faire
des revendications sociales, de structuration du débat
                                                                                    entendre sa voix. Les réseaux sociaux et le numérique
public et de formalisation programmatique. Ils res-
                                                                                    offrent, en effet, des capacités de mobilisation à
semblent davantage aujourd’hui, pour reprendre une
                                                                                    grande échelle et de la visibilité de premier plan pour
image issue du monde des entreprises, à des hol-
                                                                                    un coût financier très réduit. Mais, peut-être est-ce
dings, pilotant de très haut et de très loin des filiales
                                                                                    là le cœur de la question : quel intérêt peut trouver
territorialisées plus ou moins obéissantes et fidèles à
                                                                                    le citoyen à militer dans un mouvement lorsque
une vision politique minimaliste.
                                                                                    l’agenda médiatique et politique peut être influencé
Autant le dire encore plus clairement, la démocratie                                plus efficacement à partir d’actions extérieures aux
française a besoin de partis politiques implantés dans                              partis politiques ? Dans le cadre restreint de ce
les territoires, de syndicats représentatifs dans les                               rapport, il apparaît difficile de répondre à un ques-
entreprises, de think tanks puissants enrichissant la                               tionnement aussi ambitieux. Tout au plus pouvons-
vie intellectuelle, beaucoup plus que de conférences                                nous citer le politologue Pascal Perrineau24 qui
citoyennes dont l’utilité – réelle – est forcément limi-                            appelle par exemple à enrichir l’expression démocra-
tée et la durée de vie éphémère. Dans la formalisa-                                 tique des citoyens en renforçant tout à la fois la dé-
tion et la hiérarchisation des choix, la segmentation                               mocratie représentative (dose de proportionnelle),
des réflexions citoyennes de manière apolitique ne                                  la démocratie participative (façon grand débat ou
peut qu’aboutir à des stop and go ponctuels sur                                     convention citoyenne) et la démocratie immédiate
quelques thématiques (environnement, retraites,                                     (manifestation), permettant la construction d’une
etc.) sans vision d’ensemble, ni stratégie cohérente                                « démocratie d’interaction25 » jouant sur différents
de long terme. La multiplication des conférences de                                 registres de légitimité. Au-delà de ces grands
consensus ou des conventions citoyennes fait courir                                 chantiers, quelques modestes pistes d’action très
le risque d’une gouvernance en silos, sans prise en                                 concrètes peuvent aussi être évoquées pour renforcer
compte des traductions budgétaires et fiscales des                                  à la fois la légitimité et l’efficacité du mode de gou-
décisions et de leur hiérarchisation. Si gouverner,                                 vernance d’un État démocratique.
c’est choisir, ce n’est assurément pas compartimenter
les réflexions et les décisions en les déléguant à des
assemblées citoyennes non élues.                                                    Une gouvernance politique humble et respon-
                                                                                    sable

                                                                                    Tout d’abord, il paraît urgent d’en finir avec la poli-
                                                                                    tique du coup d’éclat permanent. Les réseaux
                                                                                    sociaux, et au premier rang Twitter, ont entraîné une
                                                                                    confusion mortifère dans la classe politique et média-
                                                                                    tique française entre notoriété et action publique.

23. Igor Martinache et Frédéric Sawicki, La Fin des partis ?, op. cit., p. 54.
24. Pascal Perrineau, Le Grand Écart. Chronique d’une démocratie fragmentée, Paris, Plon, 2019.
25. Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008.

                                                                                                                                                  9
Apathie démocratique
                                                            et responsabilité politique

     Les multiples buzz, tant de la part de la majorité                            ministres, les grands Premiers ministres, sont ceux
     présidentielle que de l’opposition, à l’exception de                          qui ont su affirmer une vision de la marche en avant
     quelques personnalités, visant à saturer l’espace                             de la société française et qui se sont assurés dans le
     médiatique, donnent une illusion d’un dynamisme                               détail de la mise en œuvre de leurs décisions. En
     factice radicalement incompatible avec le temps                               cela, la dérive technocratique n’est que la traduction
     nécessaire que supposent la construction et la mise                           d’un affaiblissement et d’une dégénérescence du po-
     en place d’une politique publique tangible ayant des                          litique incapable d’exprimer, puis d’assumer, un choix
     effets sur le terrain. Un tweet ne fait pas une pro-                          fort. Si le gouvernement n’a pas confiance dans les
     grammation financière et un post Facebook ne dé-                              titulaires des fonctions les plus stratégiques (secré-
     place pas par magie des agents publics sur une zone                           tariat général du gouvernement, directeur du Trésor,
     d’opération. Prolongeant une tendance à la politique                          directeur du Budget, préfet de police, préfets de
     spectacle, que dénonçait déjà Roger-Gérard Schwartz-                          région, ambassades de premier plan…), il lui appar-
     enberg en 197726, les réseaux sociaux, en focalisant                          tient d’en assurer les changements qui s’imposent
     l’attention et l’énergie des politiques, ont construit                        sans délai. Un ministre incapable de s’imposer face
     une mise en scène du politique, qui a fini par lasser                         à son administration n’a que deux options : interroger
     les citoyens. La porosité entre la classe politique fran-                     le bien-fondé de ses propres choix suscitant une telle
     çaise et les émissions de divertissement, dont chacun                         réticence ou bien demander le remplacement des
     peut apprécier le goût, a achevé de discréditer des re-                       intéressés en cas d’incompatibilité insurmontable. Là
     présentants ministériels, engagés dans une course                             encore, il ne s’agit pas de verser dans un spoil system,
     folle à la notoriété. Rompre avec la politique specta-                        aveugle et collectif, mais bien que chaque responsa-
     cle est un exercice ardu, car cela fait appel à la disci-                     ble ministériel assume la politique dont il a la charge
     pline et à la vertu des élus de la République. Modifier                       et réponde des actes des agents placés sous son au-
     les pratiques de la communication publique relève                             torité directe. Il serait, par exemple, judicieux de pré-
     moins d’une nouvelle réglementation que de la                                 voir pour les nouveaux ministres des sessions de
     diffusion d’une certaine éthique publique fondée sur                          formation sur la connaissance de l’administration,
     l’humilité, la rigueur et l’honnêteté des édiles. En                          mais aussi des sessions de coaching afin d’éviter la
     retour, les citoyens devraient accepter une forme de                          valse récurrente des conseillers et de structurer da-
     droit à l’erreur pour des gouvernements qui expéri-                           vantage le travail ministériel. Faisons une proposition
     mentent en toute transparence des politiques pu-                              de bon sens : avec une simple circulaire, le Premier
     bliques innovantes. En ce sens, il serait utile qu’en                         ministre pourrait imposer à chacun de ses ministres
     début de mandat soit fixée par le Service d’informa-                          d’organiser un comité exécutif ministériel (COMEX),
     tion du gouvernement une doctrine fixant quelques                             dont les décisions seraient rendues publiques. Pré-
     principes salutaires (respect de l’opposition, sens de                        sidé par le ministre et réunissant les principaux hauts
     la nuance27, choix des émissions audiovisuelles…).                            fonctionnaires, ainsi que la direction de cabinet, il
     La mise en place d’un déontologue du gouvernement                             obligerait à plus de collégialité et de transversalité
     pourrait utilement rappeler aux membres de l’exécu-                           dans la construction des politiques publiques. Une
     tif les modalités d’un comportement éthique en                                telle instance imposerait une double contrainte : se
     matière de communication politique.                                           plonger dans la mise en œuvre des politiques
     Pour régénérer la démocratie française, il appartient                         publiques pour l’autorité ministérielle ; rendre des
     de réaffirmer une prééminence du politique. Pour                              comptes et agir dans la transparence pour la haute
     cela, les plus hauts dirigeants se doivent de détermi-                        administration.
     ner un cap, un programme, et de s’y tenir. Les grands

     26. Roger-Gérard Schwartzenberg, L’État spectacle, Paris, Flammarion, 1977.
     27. Jean Birnbaum, Le Courage de la nuance, Paris, Seuil, 2021.

10
Pour un État démocratique

Rafraîchir la démocratie française                                             tège. Il en a résulté une organisation où l’État se
                                                                               résume à des fonctions d’impulsion, de planification,
                                                                               de coordination, mais avec des moyens opérationnels
Pour ne pas désespérer, l’universitaire américain                              toujours plus réduits. Or, on ne pilote que ce qui est
Yascha Mounk28 suggère quelques remèdes : mobili-                              sous ses ordres. La décentralisation et la réduction
sation des partis modérés, meilleur partage des gains                          des dépenses publiques, sous l’effet de la révision gé-
offerts par le libéralisme économique, affirmation                             nérale des politiques publiques (RGPP), ont eu pour
d’un patriotisme généreux, promotion des valeurs                               conséquence de transférer les moyens de l’État aux
civiques sur les réseaux sociaux. Le financement des                           collectivités territoriales ou à de nombreux orga-
campagnes et des partis politiques mériterait égale-                           nismes publics (agences, autorités indépendantes,
ment une rénovation en profondeur29. Sans entrer                               établissements publics), laissant la puissance pu-
trop dans la technique fiscale, une première décision                          blique bien démunie pour répondre aux aspirations
consisterait à réduire le plafond des dons aux partis                          que le citoyen place en elle. De manière aussi anec-
(7 500 euros par an) et aux candidats (4 600 euros                             dotique que tragique, on ne compte plus les bureaux
par an) qui favorise la recherche de grands donateurs                          vides, faute d’agents, dans les préfectures, et les
aux dépens d’une masse de militants. Ces deux mon-                             festivités du 14-Juillet se déroulent désormais dans
tants pourraient ainsi être fortement diminués, ce qui                         les ambassades, grâce à des financements essentiel-
permettrait d’augmenter la réduction fiscale pour les                          lement privés. L’utilisation massive des cabinets de
dons de faible montant. Les partis politiques seraient                         conseil extérieurs à prix d’or pour gérer des crises ou
ainsi incités à élargir leur recrutement, y compris en                         des questions régaliennes à coups de Powerpoint ou
direction de milieux populaires. En outre, le méca-                            de benchmark en constitue une autre triste face.
nisme de financement des partis par l’État, dont une                           Resterait donc à l’État, outre la détermination d’une
large partie est indexée sur les résultats aux élections                       stratégie, sans troupe pour la mettre en œuvre, une
législatives, mériterait également d’être entièrement                          fonction de coach du citoyen. Coach pour occuper
revu. Julia Cagé30 propose un système de déclaration                           ses enfants pendant le confinement, guide pour un
annuelle adossé à la déclaration sur l’impôt sur le                            comportement éco-responsable, etc. Est-ce bien là
revenu. Le citoyen pourrait ainsi, chaque année,                               ce à quoi nous souhaitons que l’État soit réduit ?
choisir à qui il souhaite apporter une aide financière,                        David Djaïz préconise31 de réinvestir le cadre de
ce qui limiterait les effets d’accordéon et de ciseaux                         la nation démocratique, en particulier les services
par lesquels le parti politique vainqueur aux élections                        publics et les politiques territoriales, pour construire
législatives est assuré pour cinq années d’une très                            un nouveau « New Deal territorial ». Plusieurs éco-
confortable assise financière, tandis que les partis                           nomistes, comme Mariana Mazzucato32, ont rappelé
d’opposition se retrouvent généralement en situation                           l’intérêt qu’il y avait à avoir un État stratège du long
de quasi-faillite.                                                             terme, investissant directement par ses dépenses et
                                                                               ses interventions en faveur de l’innovation ou de l’en-
Retrouver le sens de l’action publique                                         vironnement. Des choix d’investissements straté-
                                                                               giques qui doivent être discutés au Parlement, pas
                                                                               seulement dans les conseils d’administration d’une
Dans sa vulgate néolibérale, l’État est censé se limiter                       banque publique d’investissement, donnant ainsi
aux fonctions régaliennes et aux fonctions de stra-                            une légitimité réelle à des politiques publiques

28. Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018, p. 279 et suite.
29. Émeric Brehier et Hugo Le Neveu-Dejault, Financement de la vie politique en France : 11 propositions pour insuffler de la justice, Fondation Jean-
Jaurès, 21 janvier 2020.
30. Julia Cagé, « Pour “une réforme radicale du financement public des partis politiques” », Le Monde, 25 février 2019.
31. David Djaïz, Slow démocratie. Comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en main, Paris, Allary Éditions, 2019, p. 233 et suite.
32. Mariana Mazzucato, L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé, Paris, Fayard, 2020.

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Apathie démocratique
                                          et responsabilité politique

essentielles. Renonçons à « l’État coach du citoyen »
pour (ré)instaurer un État soutenant massivement les
avancées technologiques et le grand défi de la tran-
sition énergétique.

                         *

Bien sûr, toutes ces mesures, qui ne prétendent pas
à l’exhaustivité, ne pourraient pas, à elles seules,
résoudre une crise démocratique grave et ancrée.
Néanmoins, nous avons la conviction qu’elles pour-
raient modestement et très concrètement faciliter
une régénération de la démocratie française.
Des collectivités,
                       fer de lance du quotidien

                                                             qui lui-même se perçoit comme tel, comme le seul
La révolution inachevée                                      garant de l’intérêt général et comme le seul détenteur
de la décentralisation                                       de la puissance publique ?
                                                             Pourtant, à l’issue d’un long processus de plusieurs
Nous faisons comme s’il était une évidence que les           décennies, les collectivités territoriales françaises se
collectivités locales de notre pays étaient des acteurs      sont vu reconnaître de plus en plus de capacité d’ac-
publics importants. Pourtant, que la révolution de la        tion. D’abord, avec les lois de décentralisation, la
décentralisation fut longue à se dessiner, et plus en-       tutelle du contrôle préfectoral s’efface au profit d’un
core à entrer dans les faits ! Et, à maints égards, il       contrôle a posteriori et non plus a priori. Dès lors, les
n’est pas faux de considérer cette révolution comme          communes, comme les départements, puis les ré-
inachevée. En grande partie, d’ailleurs, car la décen-       gions, gagnent en liberté de mouvement. Liberté ren-
tralisation n’a pas été le fruit d’un mouvement ascen-       forcée par l’attribution, dans un premier temps,
dant, mais bien plus de décisions descendantes. Le           c’est-à-dire jusqu’en 2015, de la clause générale de
paradoxe étant qu’aujourd’hui il apparaît difficile          compétence, puis de compétences précises définies
d’imaginer de nouvelles avancées tant les institutions       par le législateur d’alors. Et si, aujourd’hui, ceci nous
se sont regroupées dans des associations ayant pour          semble aller de l’évidence, il suffit de se replonger dans
vocation non pas de défendre tel ou tel modèle               les débats parlementaires d’alors pour bien percevoir
d’organisation des pouvoirs publics, mais bien de pro-       la révolution copernicienne que ce texte de loi, porté
mouvoir l’action, les compétences à développer ou à          pour l’essentiel par Gaston Defferre, soutenu par
conforter, de chacune de ces strates : l’Association         Pierre Mauroy, induisait. Quarante années plus tard,
des régions de France, l’Association des départe-            et quelques textes plus tard, on voit bien que la logique
ments de France, l’Association des maires de France,         de dévolution de l’État aux collectivités territoriales est
l’Association des petites villes de France, l’Associa-       au bout de sa course. Les derniers textes, tant ceux de
tion des maires ruraux, l’Association nationale des          2004 que ceux de 2014 et 2015, ont signifié que de
élus de montagne, l’Association nationale des élus du        nouvelles étapes devaient être abordées ; il ne s’agit
littoral, l’Association nationale des élus des territoires   plus désormais d’imaginer quelles compétences pour-
touristiques, l’Association des communautés de               raient être transférées, mais bien de donner la possi-
France. N’en jetez plus, par pitié ! Évidemment, cha-        bilité aux collectivités territoriales de choisir les
cun de ces regroupements fait valoir, non sans rai-          compétences, et les budgets allant de pair, dont elles
sons, sa légitimité et son intérêt pour le travail           entendent se saisir. Et, de ce fait, d’en finir avec une
législatif ou en lien avec les autorités ministérielles.     décentralisation homogène sur l’ensemble du terri-
Mais, à force de « saucissonner » la représentation          toire. Il ne s’agit plus donc d’établir des textes tech-
des collectivités territoriales, la perspective de la dé-    niques, mais d’enclencher une nouvelle dynamique
centralisation s’évanouit au profit d’un rapport de          politique adossée à un texte simple, permettant de dé-
force, toujours à faire vivre, entre un État et une mul-     passer les logiques boutiquières de chacune des asso-
titude d’acteurs locaux. Finalement, qui en est le ga-       ciations défendant les prés carrés de telle ou telle
gnant, sinon l’État, compris encore aujourd’hui, et          collectivité territoriale. Bref, de refaire de la politique.

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