INÉGALITÉS ÉTAT D'URGENCE - ID4D
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SOMMAIRE Des systèmes fiscaux pensés pour réduire les inégalités 02 peuvent-ils augmenter la pauvreté ? ENTRETIEN AVEC NORA LUSTIG – directrice du Commitment to Equity Institute, Tulane University 06 « Il n’y a pas de fatalité des inégalités » ENTRETIEN AVEC CÉCILE DUFLOT – directrice générale d’Oxfam France 10 « Les inégalités pèsent sur la croissance économique » ENTRETIEN AVEC MURRAY LEIBBRANDT – professeur, École d’économie de l’université du Cap Le changement climatique influence la lutte contre 14 les inégalités ENTRETIEN AVEC CÉLINE GUIVARCH – chercheuse en économie, CIRED « Les pays arabes sont marqués par des écarts de 17 revenus très importants » ENTRETIEN AVEC SAMIR AITA – économiste franco-syrien, président du Cercle des économistes arabes « La raison profonde des inégalités de genre, 24 c’est le rôle que la société assigne à la femme » ENTRETIEN AVEC RACHA RAMADAN – maître de conférences, université du Caire « Comment réduire la pauvreté et les inégalités ? » 28 ENTRETIEN AVEC GAËL GIRAUD – chef économiste de l’AFD – ET GABRIELA RAMOS – directrice de cabinet du Secrétaire général de l’OCDE Des fractures villes-campagnes et Nord-Sud 32 en Afrique de l’Ouest PAR GILLES YABI – économiste, fondateur du West African Think Tank 20 ans de baisse des inégalités en Amérique latine 36 ENTRETIEN AVEC STEPHAN KLASEN – professeur d’économie du développement, université de Göttingen « S’il y a bien un correcteur juste des inégalités, 39 c’est l’école » ENTRETIEN AVEC FRANCIS AKINDÈS – professeur de sociologie, université de Bouaké La protection sociale, cœur de la lutte contre 42 les inégalités ENTRETIEN AVEC NADINE POUPART – référente Protection sociale de l’AFD Direction de la publication : iD4D. Réalisation des interviews : Sabine Cessou, Aurélie Darbouret, Animal pensant. Conception éditoriale et graphique : Animal pensant. Crédits photo : p. 3 © Didier Gentilhomme, p. 8 et 13 © Cyril Le Tourneur d’Ison, p. 14 © Benjamin Petit, p. 19 © Paul Keller, p. 24 © Augustin Le Gall, p. 26 © Francisco Zizola, p. 30 © Patricia Willocq, p. 35 © James Keogh, p. 37 © Jorge Cardoso, p. 40 © Jacques Kouao, p. 43 © Shankar S.
L U T T E C O N T RE L E S INÉ G A L I T É S ÉTAT D’URGENCE par RÉMY RIOUX, directeur général de l’AFD Entre 1980 et 2016, au niveau mondial, les 1 % les plus santé, du genre, du marché du travail, des réformes riches ont profité deux fois plus de la croissance que fiscales, des dynamiques territoriales, etc. C’est pour- les 50 % les plus pauvres. Les inégalités se creusent quoi nous avons lancé en 2017 sur financement de la au sein des sociétés. Elles pèsent sur la croissance Commission européenne une facilité de recherche de et sur le lien social, mènent à l’instabilité politique, 4 millions d’euros pour mieux comprendre les inégalités réduisent l’efficacité des politiques publiques et dans les pays en développement et émergents : une entravent le développement. On estime que les pays vingtaine de projets de recherche sont déjà en cours. de l’OCDE ont perdu près de 5 % de taux de croissance du fait des inégalités entre 1985 et 2005. En parallèle, nous avons fait de la lutte contre les iné- galités et du lien social des priorités opérationnelles de En septembre 2018, j’ai entendu le Président de la notre plan stratégique 2018-2022. Nous voulons être République française Emmanuel Macron évoquer avec à la fois une agence « 100 % Accord de Paris » pour force, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations préserver les biens communs environnementaux et unies, l’urgence « de s’attaquer aux causes profondes « 100 % lien social » pour que toutes nos interventions des inégalités sociales que nous n’avons pas su régler contribuent à renforcer la cohésion sociale. Les enjeux et dont nous payons le prix ». Les inégalités seront de justice et de lien social, entre les générations, en 2019 la priorité de la présidence française du G7. entre les territoires, entre les individus et entre les groupes sociaux au sein des populations sont des Depuis plus de 75 ans, l’Agence française de déve- facteurs clés d’un développement économiquement loppement (AFD) lutte contre la pauvreté, en accom- et socialement équilibré. pagnant ses partenaires dans la mise en œuvre de politiques publiques ciblant les populations les moins L’AFD est la plateforme française pour un développe- favorisées. Mais qu’en est-il de l’impact de nos actions ment durable partagé. Une plateforme de financement, sur la réduction des inégalités ? Et comment rendre bien sûr, mais aussi une plateforme de recherche et ces actions plus efficaces ? Ces questions sont au d’expertise, active dans le débat d’idées et le dialogue cœur de la réflexion de la communauté internationale, entre experts et citoyens, notamment via iD4D. Pauvreté, notamment depuis l’adoption en 2015 de l’Objectif de genre, accès à l’éducation, protection sociale, fiscalité, développement durable 10 relatif à la lutte contre les etc., les spécialistes du développement qui prennent inégalités. la parole dans ces pages abordent toutes les facettes des inégalités. Et leur constat est sans appel : seule La première chose à faire, c’est d’analyser l’ampleur et la réduction des inégalités permettra, à l’échelle la nature des inégalités auxquelles nos partenaires font mondiale comme au sein de chaque société, de relever face pour pouvoir trouver les leviers les plus à même les défis démographique, économique, technologique de les contrer dans les domaines de l’éducation, de la et climatique qui font l’urgence de notre siècle. Affinez votre regard sur le développement grâce à la plateforme iD4D animée par l’Agence française de développement : id4d.fr @iD4D 1
FISCALITÉ Des systèmes fiscaux pensés pour réduire les inégalités peuvent-ils augmenter la pauvreté ? D TIEN A onner accès à des services sociaux (aides sociales, aides à l’accès TRE VE EN d’éducation et de santé à la nourriture et aux ressources C gratuits est l’un des énergétiques, dépenses publiques pour outils fondamentaux des l’éducation et la santé) et des impôts gouvernements pour combattre les (sur les revenus et TVA) sur les inégalités inégalités, particulièrement les inégalités de revenus et sur la pauvreté. L’étude des chances. Mais dans les pays à s’intéresse à plus de trente pays à NORA LUSTIG faibles revenus, financer les dépenses faibles et moyens revenus sur tous les d’éducation et de santé grâce aux impôts continents, du Brésil au Guatemala, de Titulaire de la c h a ir e peut aggraver la situation des l’Éthiopie à l’Afrique du Sud, de Samue l Z. S t o n e plus pauvres en diminuant l’Indonésie au Sri Lanka et d’é c o no m ie d e leur pouvoir d’achat sur de la Russie à la Géorgie. l’Amé rique la t in e , 736 dire c tric e d u la nourriture et les Pour analyser l’impact Co mmitme n t t o biens de première des politiques fiscales Equity Ins t it u t e à nécessité. Si la sur la répartition l’univ e rs ité d e Tu la n e majorité de la des richesses, il est (L a No uv e lle O r lé a n s , millions de personnes population est utile de distinguer la États -Unis ). Me mb r e dans le monde no n ré s ide n t e d u pauvre, il est difficile partie en liquidités vivent avec moins Ce nte r fo r G lo b a l de la taxer, même si du système et la de 1,9 dollar par jour De v e lo pmen t a n d le but ultime est de partie en nature. Cette Inte r-Ame r ic a n l’aider. En combattant Source : Banque mondiale partie en liquidités Dialo gu e . les inégalités par le biais inclut les impôts et les d’investissements dans aides, directs et indirects. l’éducation, les infrastructures La partie en nature comprend et la santé, les gouvernements peuvent la valeur monétisée de l’éducation et de nuire aux pauvres à court terme. C’est à la santé publiques. Les résultats de nos cet effet paradoxal des politiques de lutte recherches montrent que les politiques contre les inégalitaires que s’intéresse fiscales réduisent toujours les inégalités. l’économiste argentine Nora Lustig. Cependant, en calculant les niveaux de revenus en bas de l’échelle sociale avant Vos recherches montrent que, dans les et après les impositions et les aides, pays en développement, les politiques nous avons remarqué que les pauvres fiscales peuvent accroître la pauvreté peuvent devenir plus pauvres à cause de au lieu de la réduire. Comment est-ce ces mêmes politiques. possible ? En Éthiopie, au Ghana, au Guatemala, au Au Commitment to Equity Institute, nous Nicaragua, en Tanzanie et en Ouganda, avons analysé l’impact des transferts par exemple, le nombre de pauvres est 2
I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE plus élevé après imposition directe et l’accès à l’éducation de leurs enfants. indirecte, nette d’aides (voir tableau Dans la mesure du possible, il faudrait page 7). Dans ces six pays, les politiques modifier le système pour ne pas appauvrir fiscales augmentent la pauvreté : le ces populations. Notre objectif devrait système aide moins de pauvres à sortir être que les tranches les plus pauvres de la pauvreté qu’il n’en enfonce dans soient des bénéficiaires nets – et non des la pauvreté. Si on met de côté les efforts contributeurs nets – du système fiscal. gouvernementaux dans les secteurs de la santé et de l’éducation, les plus Par quel mécanisme les pauvres payent- pauvres auraient de meilleurs revenus ils plus d’impôts qu’ils ne reçoivent sans impôts et sans aides. En d’autres d’aides ? termes, surtout dans les pays à faibles Ce sont principalement les taxes à la revenus, les pauvres sont souvent des consommation qui appauvrissent les contributeurs nets au système : ils pauvres. Ceux-ci payent les impôts payent plus en taxes qu’ils ne reçoivent indirects comme la TVA, les frais de d’aides. C’est l’un des principaux douane sur les biens importés qu’ils résultats de notre recherche. Nous achètent ou encore les taxes sur le tabac appelons cela la paupérisation fiscale. et l’alcool. Ces prélèvements peuvent entamer sérieusement leurs maigres Est-il acceptable, d’un point de vue ressources. On peut, bien sûr, toujours éthique, que les pauvres soient des arguer que les taxes sur les cigarettes et contributeurs nets du système fiscal ? sur l’alcool ont pour but d’améliorer la Certains pensent que oui, dans la santé d’une population. Mais nous devons mesure où les pauvres bénéficieront sur tout de même mesurer les impacts de le long terme de la croissance amenée ces politiques avec précision et avoir les par les dépenses publiques en matière idées claires sur ce que nous sommes d’infrastructures et d’éducation, par prêts à accepter et à tolérer en tant que En Éthiopie, suite aux travaux du CEQ, exemple. Mais les pauvres, en particulier société. C’est nécessaire pour prendre le seuil d’imposition a été relevé et la couverture sociale étendue pour que les les très pauvres, ne peuvent pas attendre une décision éclairée. pauvres ne soient plus contributeurs nets que cette croissance prenne effet. Ce sont du système socio-fiscal. des personnes très vulnérables, qui vivent sous le seuil de pauvreté de 1,9 dollar par jour défini par la Banque mondiale. Pour elles, une baisse de revenus – même faible – peut avoir de graves conséquences : des revenus plus bas peuvent aggraver leur nutrition et impacter 3
INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E Ces effets négatifs du système de politique était important pour réduire fiscal sont-ils dus à des erreurs des l’ampleur de la paupérisation. législateurs ? Le fait que la politique fiscale Les pays développés rencontrent-ils appauvrisse les pauvres, lorsque cela également ce problème ? arrive, n’est pas le résultat d’un plan Il n’y a pas de recherche équivalente diabolique. Les gouvernements n’ont pour les pays développés, mais ils pas l’intention d’appauvrir les pauvres. reposent plus largement sur des impôts Jusqu’à ce que les résultats de notre directs progressifs. Le risque que les étude soient publiés, ces conséquences pauvres soient appauvris par un système étaient largement méconnues. Avec ces progressif est moindre. nouvelles informations, nous pouvons maintenant évaluer les cas dans lesquels Que doivent retenir en priorité ces effets négatifs sont le résultat les législateurs de cette étude ? d’erreurs involontaires et ceux qui sont Premièrement, les législateurs doivent les conséquences inévitables de choix être conscients que les politiques politiques conscients et plus vastes. fiscales peuvent avoir des effets néfastes sur les inégalités et sur la pauvreté : les Des pays en développement ont-ils inégalités peuvent se réduire mais la changé leurs politiques d’imposition pauvreté peut augmenter avec les impôts et d’aides après avoir pris connaissance et les aides. De fait, certaines politiques de vos recherches ? faites pour s’attaquer aux inégalités en Oui, l’Éthiopie, par exemple. Le investissant dans l’éducation et la santé gouvernement a été surpris par les peuvent augmenter la pauvreté si elles résultats montrant qu’une partie font des pauvres les contributeurs nets considérable des pauvres étaient des du système. contributeurs nets du système. Cela Deuxièmement, les gouvernements l’a convaincu de prendre des mesures. doivent conduire des études minutieuses Dans ce pays, les impôts directs étaient pour comprendre qui subit les impôts payés quasiment par toute la population, et qui bénéficie des aides, et doivent même par les pauvres. La situation augmenter les ressources domestiques de bon nombre d’entre eux a empiré afin de réduire l’appauvrissement. Ils à cause de deux facteurs : le seuil doivent aussi s’attaquer à l’évasion et à la minimal d’imposition était bas à cause fraude fiscales des élites de leur pays, ne de l’inflation et le programme de filet pas subventionner les multinationales et de sécurité productif (ou Productive les biens principalement consommés par Safety Net Program, PNSP), principal les riches, et minimiser le plus possible système d’aide du pays, était bien ciblé (si ce n’est annuler) les taxes sur les mais couvrait trop peu de foyers et biens de consommation de première pour trop peu de bénéfices. En 2016, le nécessité. Les aides doivent bénéficier gouvernement a étendu la couverture en priorité aux personnes pauvres et du PNSP pour y inclure des foyers vivant vulnérables. en zone urbaine et a relevé le plancher des revenus personnels imposables. Si l’augmentation des ressources Si ces changements n’ont pas éliminé dédiées à l’éducation et à la santé dans totalement le problème, cet ajustement les pays à faibles revenus risque de nuire aux populations pauvres, quelles « Les gouvernements doivent aussi sont les alternatives ? À l’Assemblée générale des Nations s’attaquer à l’évasion et à la fraude unies en septembre 2015, les pays du fiscales des élites de leur pays. » monde entier se sont engagés à atteindre les Objectifs de développement durable d’ici 2030. Ces propositions ont omis le fait que ces objectifs impliquent de 4
I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE C O N T R I B U T E U R S O U B É NÉFICIAIRES DU SYSTÈM E FISCAL C o n t r ib u t io n a u s y st èm e f i scal par t r anche de r evenus Catégories sociales en fonction du revenu journalier (R) R < 1,25 $ 1,25 $ < R < 2,5 $ 2,5 $ < R < 4 $ 4 $ < R < 10 $ 10 $ < R < 50 $ R > 50 $ Iran Indonésie Jordanie Équateur Venezuela Uruguay Tunisie Afrique du Sud Russie Mexique Géorgie Costa Rica Colombie Chili Brésil Argentine Sri Lanka Pérou Honduras Salvador République dominicaine Bolivie Guatemala Éthiopie Arménie Ouganda Tanzanie Nicaragua Ghana B é n é f ic ia ir e s n e t s C ont r i but eur s net s Ce table au mo nt r e q u e ls g r o u p e s d ’in d iv id u s , e n f o n ct i on de l eur s r evenus, devi ennent cont r i but eur s net s du sy st èm e dans 29 pays à faibles r e v e n u s e t à r e v e n u s in t e r mé d ia ir es. C e cal cul pr end en com pt e uni quem ent l es r evenus des i ndi vi dus et e xc lut le s mé c anis me s d e t r a n s f e r t s c o mme l’é c o le gr at ui t e ou l a sant é. Exe mple s de le c tu r e : A u G h a n a , a u N ic a r a g u a , e n Ta nz ani e et en O uganda, l es pl us pauvr es, ceux qui gagnent ent r e 0 et 1,25 do llar par j o u r, s o n t d é jà d e s c o n t r ib u t e u r s n e ts du sy st èm e. En I r an, seul s l es pl us r i ches ( r evenu supér i eur à 50 do llars par jo u r ) s o n t c o n t r ib u t e u r s n e t s d u s y st èm e. Source : CEQ Data Center on Fiscal Redistribution. Issu de « Fiscal Policy, Income Redistribution and Poverty Reduction in Low and Middle Income Countries », Nora Lustig faire des compromis. Ainsi, la nécessité Les pays avancés et le système d’augmenter les revenus domestiques multilatéral devront faire en sorte pour atteindre des objectifs d’éducation que les ressources (aides et capitaux et de santé dans des pays à faibles compensatoires) et les opportunités revenus peut se traduire indirectement (échanges commerciaux et politiques par la réduction des revenus dédiés migratoires) soient accessibles aux à l’achat de nourriture et de biens de populations pauvres, en particulier première nécessité dans les foyers les à celles vivant dans les pays les plus plus pauvres. Dans un tel contexte, les défavorisés du monde. • ressources devront provenir d’ailleurs. 5
AC T I O N P U B L I Q U E « Il n’y a pas de fatalité des inégalités » D TIEN A TRE VE epuis 2015, malgré Le Danemark, par exemple, a une longue EN l’adoption des Objectifs de tradition d’égalité mais la situation du C développement durable par les pays se dégrade, preuve que les décisions États membres des Nations politiques ont des impacts concrets. C’est unies et les engagements pris en faveur de le cœur du sujet. Il est toujours possible la lutte contre les inégalités, ces dernières d’agir, de changer les choses, d’inverser augmentent. Cécile Duflot revient sur les la tendance, comme on a pu le voir par CÉCILE DUFLOT dynamiques de répartition des richesses exemple en Amérique du Sud dans les dans le monde et sur l’importance de la années 2000. Il n’y a pas de fatalité des Dire c tric e gé n é r a le lutte contre les inégalités, dans les pays inégalités. Reste que les performances d’Oxfam Fr a n c e , anc ie nne m in is t r e émergents et en développement comme de 112 pays sur les 157 que nous avons de l’Égalit é d e s dans les pays riches. étudiés sont aujourd’hui moitié moindres te rrito ir e s que celles des pays qui présentent les e t du L o g e me n t Oxfam vient de publier un classement meilleurs résultats. (2012-2 0 1 4 ) . des États en fonction de leur engagement dans la réduction des inégalités (ERI). Quelles sont, pour vous aujourd’hui, Quels résultats observez-vous ? Quelles les inégalités les plus criantes contre sont les tendances actuelles dans la lutte lesquelles il faut lutter en priorité ? contre les inégalités, au Nord comme au Il faut se rendre compte que plusieurs Sud ? types d’inégalités se croisent. Mais le Les inégalités s’accroissent de manière genre est un facteur qui surdétermine considérable. Selon nos calculs, 82 % de la tous les autres. Les inégalités femmes- richesse créée l’an dernier a été accaparée hommes se répercutent dans de nombreux par 1 % de la population mondiale tandis domaines, qu’il s’agisse de l’accès au que rien n’a changé pour la moitié la plus travail qualifié, du travail contraint ou du pauvre de l’humanité. La force de notre temps partiel, par exemple. index ERI développé avec le Development Finance International Group (DFI) est Vous tenez compte des dépenses qu’il mesure l’efficacité des politiques publiques sociales dans le calcul de publiques. l’indice d’engagement à réduire les Au cas par cas, nous observons des inégalités. Mais comment activer des résultats très variés et parfois des leviers financiers contre la pauvreté changements dans la mauvaise direction. et les inégalités dans les États où les ressources sont faibles ? Une des raisons de la pauvreté est « Le commerce triangulaire l’évasion fiscale, qui ampute les budgets n’existe plus aujourd’hui, mais nationaux de ressources en quantité non négligeable. Elle peut avoir lieu à l’accaparement des ressources l’intérieur des pays en développement et perdure. Le Nord ne paye pas émergents, par une sous-déclaration des revenus des plus aisés. Elle s’organise ce qu’il prend au prix normal. » aussi à l’extérieur des frontières, via des multinationales qui s’approprient les richesses naturelles sans les payer à 6
I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE E N G A G E M E N T DES ÉTATS D A N S L A R É D U C T I O N DES INÉGALITÉS S e lo n l’in d ic e c a lc u l é par O x f am Ef f or t s des Ét at s pour com bl er l es écar t s ent r e r i ches et pauvr es cal cul és en f onct i on du ni veau de dépenses publ i ques, de l a pr ogr essi vi t é des i m pôt s et des dr oi t s du t r avai l . Fai bl e per f or m ance Per f or m ance m odér ée B onne per f or m ance Pas de données leur juste valeur et ne génèrent donc pas part, agir tout de suite, sur le terrain, l’impôt normalement dû. Le commerce pour mener et appuyer des politiques de triangulaire n’existe plus aujourd’hui, mais développement. Quand nous aidons des l’accaparement des ressources locales femmes paysannes au Sahel à mener perdure. Le Nord ne paye pas ce qu’il un projet agroécologique qui leur permet prend au prix normal. de nourrir leur famille, nous luttons Oxfam a montré dans le rapport « Derrière contre les inégalités. D’autre part, nous le code-barres » sur l’industrie voulons changer les règles grâce agroalimentaire que des à notre travail d’expertise, en travailleurs des pays produisant des rapports et 85 % en développement et des recommandations émergents produisent de manière engagée. des aliments que Dire les choses, nous mangeons, sans des paysans en somme, et en manger eux-mêmes producteurs de riz parler. Oxfam est à leur faim. Il faut sont en grave insécurité une ONG apartisane, donc dire comment alimentaire au Pakistan prête à dialoguer sont faits les produits Source : « Derrière le avec tout le monde, que nous achetons code-barres », Oxfam chefs d’entreprise ici pour responsabiliser comme responsables l’ensemble de la chaîne, de gouvernement. Nous des centrales d’achat des sommes transparents et nous hypermarchés aux consommateurs. Par acceptons la controverse. ailleurs, le rôle des pays développés est aussi de créer une juste solidarité par Dans un autre registre, quel est l’impact l’aide au développement. du changement climatique sur les inégalités ? Quel est justement le rôle qu’Oxfam Les 10 % des pays les plus riches émettent souhaite jouer dans la lutte contre les 50 % des gaz à effet de serre (GES). Tout inégalités ? le monde sera un jour ou l’autre victime Oxfam a une double perspective. D’une du réchauffement climatique mais pour 7
INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E 80 % de la population malgache est rurale. Depuis plusieurs années, elle pâtit des effets du changement climatique. L’adoption de pratiques agroécologiques permet aux exploitations familiales d’augmenter leurs rendements de manière durable. l’instant, il provoque une nouvelle forme pas à la hauteur de leurs engagements. d’inégalités : l’Asie du Sud-Est et l’Afrique, Le réseau Action climat, qui fédère les qui ne sont pas les principaux émetteurs associations françaises impliquées dans la de GES, en subissent plus violemment les lutte contre les changements climatiques, conséquences. Le changement climatique a élaboré neuf indicateurs de suivi de ces a un impact plus fort et plus immédiat engagements pris pour le climat. En ce qui dans les pays en développement. concerne la France, huit d’entre eux sont Pendant 15 ans, par exemple, la faim toujours dans le rouge ! a régressé dans le monde. Depuis Les grandes paroles n’impressionnent trois ans, elle augmente à nouveau à personne aujourd’hui. Ce qui cause des sécheresses dans les pays en impressionne, ce sont des politiques développement et émergents, qui sont efficaces. Mais peut-être qu’il y a de plus longues et plus fréquentes l’inquiétude chez les responsables qu’autrefois et provoquent politiques qui redoutent de devenir des crises agricoles. impopulaires, et une part de Le dérèglement déni. Cela fait pourtant 20 ans climatique, pour qu’un consensus politique toute une partie du monde, c’est 16 p ay s a été trouvé autour de la nécessité d’agir. On pensait 197 aujourd’hui. alors que nos enfants sur seraient confrontés au Pourquoi les respectent l’Accord de Paris changement climatique. engagements Mais c’est nous qui devons Source : World Resources Institute en matière de y faire face. Le dernier lutte contre les rapport du Giec recommande inégalités et de des décisions de très grande climat sont-ils si longs ampleur. Il est technologiquement à prendre effet alors que possible de contenir l’évolution des l’Accord de Paris est signé et les ODD températures à 1,5 degré mais il faut des adoptés depuis trois ans ? Autrement dit, choix radicaux et immédiats. Chez Oxfam, pourquoi les États n’agissent-ils pas plus nous restons convaincus que les citoyens vite sur ces deux fronts ? sont prêts, qu’ils partagent l’urgence de Ce n’est pas seulement lent. Souvent, ce l’action. n’est même pas fait. Il y a une discordance grave entre les discours et les actes. Nous Êtes-vous optimiste ? ne voyons pas se développer les fonds Je suis optimiste car j’observe l’espèce d’investissement verts, les économies humaine, qui n’a pas beaucoup d’énergie, les mesures de transition d’avantages biologiques. Nous n’avons énergétique, le changement dans les pas de carapace, pas de griffes, nous ne transports… Les pays signataires ne sont creusons pas de terrier, nous ne montons 8
I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE pas bien aux arbres... : nous pouvons rapport à des gens qui vivent de l’autre être assez démunis. L’être humain utilise côté de la Méditerranée, par exemple. d’autres compétences, cérébrales, dans Quand on sait que les autres ont des une logique de coopération, qui a toujours enfants comme nous, des chagrins assuré sa survie face aux grands enjeux. comme nous, rigolent et veulent être Quand on s’interroge pour savoir si nous heureux eux aussi, alors on les considère avons les ressources cognitives, la réponse comme égaux. C’est fondamental. Voilà est oui. Et si nous avons les compétences l’essence de ce qui nous fait humains. techniques ? Assurément aussi, ce qui A contrario, la déshumanisation est n’était pas le cas il y a 20 ans. Donc nous toujours un moyen d’éviter la solidarité. avons des solutions pour l’humanité. Cela me rend optimiste et encore plus Défendre le lien social, est-ce lutter déterminée ! contre les inégalités ? Oui, car c’est reconnaître que nous Que recouvre la notion de lien social pour vivons dans une seule société, où nous vous, dans une approche internationale ? sommes capables de tisser des liens qui C’est le simple fait de reconnaître que font du bien. Les inégalités, elles, font du nous sommes des humains, que nous mal. Richard Wilkinson, épidémiologiste avons besoin d’interactions, de relations, anglais, a prouvé que les sociétés les plus que nous ne vivons pas seulement dans inégalitaires affichent des résultats plus un monde tourné vers l’efficacité ou la médiocres que les autres en termes de seule satisfaction des besoins primaires. santé. Le même riche dans une société Le lien social est cette capacité à être plus inégalitaire est en moins bonne santé que intelligents ensemble que tout seul, et à dans une société égalitaire. Le niveau partager des objectifs communs. C’est de stress subi ou de violence potentielle fondamental pour les atteindre comme redoutée dégrade la santé de tous, et pas pour avoir une vie plus agréable. Le sujet seulement des plus pauvres. Cela permet est planétaire, par principe. de mesurer à quel point les inégalités sont Il s’agit de dire comment nous nous un fardeau, même dans les pays riches. • reconnaissons dans l’altérité, dans le LE S P R O B L È M E S S O C IAUX ET DE SANTÉ S O N T P L U S I M P O R TA N T S D A N S LES PAYS PLUS INÉGAUX Pire États-Unis I ndi c e de s pro blè me s s oc i aux et de s anté Portugal Royaume-Uni L’indice prend en compte Grèce et compare les indicateurs Allemagne Irlande Nouvelle-Zélande sociaux des 23 pays les Autriche plus riches : l’espérance France Belgique de vie, le niveau scolaire, Canada Italie la mortalité infantile, le Danemark taux d’homicides, le taux Espagne Finlande d’emprisonnement, les Suisse grossesses adolescentes, Norvège Pays-Bas la confiance, l’obésité, Suède les maladies mentales, la mobilité sociale. Japon Source : Pourquoi l'égalité est Mie ux meilleure pour tous, Richard F aible s iné g a lit é s I négal i t és él evées Wilkinson et Kate Pickett, 2009 9
AC T I O N P U B L I Q U E « Les inégalités pèsent sur la croissance économique » L’ TIEN A TRE VE Afrique du Sud est un des s’enrichir. Une classe moyenne noire a EN commencé à émerger et l’État a engrangé C pays les plus inégalitaires du monde. Malgré une période des recettes fiscales supplémentaires qui de grands espoirs en 1994 lui ont permis d’agir contre la pauvreté et avec la fin de l’Apartheid et l’arrivée de les inégalités. Mais cette progression était la démocratie sous Nelson Mandela, décevante, nous nous attendions à mieux ! MURRAY le pays a eu du mal à lutter contre les Cette croissance n’a pas profondément LEIBBRANDT inégalités économiques entre les groupes changé la société sud-africaine. Au ethniques. Murray Leibbrandt revient sur contraire, beaucoup d’inégalités se sont Pro fe s s e ur à l’É c o le les causes de ces inégalités persistantes accrues. Les Blancs, qui ont le capital d’é c o no mie d e et sur le rôle de ceux qui sont pour lui la humain et les compétences, ont vu leur l’univ e rs ité d u C a p solution vers un nouvel équilibre social : niveau de vie progresser plus vite que e t dire c te ur d e la So uthe rn A f r ic a les pouvoirs publics. le taux de croissance de l’économie. L abo ur De v elo p me n t Mais pour les classes moyennes, and Re s e ar c h U n it La croissance économique est souvent gagner davantage reste un combat. (SAL DR U ) . considérée comme le levier le plus Les entreprises demandent une main- efficace pour réduire la pauvreté et d’œuvre de plus en plus qualifiée comme les inégalités. L’avez-vous constaté en en France ou aux États-Unis, alors qu’au Afrique du Sud, pays où la croissance est bas de l’échelle, les besoins en personnel assez élevée ? peu qualifié n’augmentent pas. Ce sont L’Afrique du Sud est un cas d’étude très toujours les mêmes groupes qui ont accès concret pour illustrer les complexités à une éducation de qualité et trouvent de de ce lien entre croissance, pauvreté bons emplois, et toujours les mêmes qui et inégalités. Le pays a connu une restent au chômage. progression annuelle moyenne de son PIB proche de 3 % dans la période post- Selon vous, la persistance des inégalités Apartheid. Ce rythme est loin de ceux résulte-t-elle de mauvais choix observés en Chine ou au Mozambique politiques ou des relations sociales ? mais, lorsque la progression s’approchait Le gouvernement a fait beaucoup pour des 5 %, de nombreux emplois ont été l’éducation et la santé. Mais pas assez créés et une partie de la population a pu pour faire participer les Sud-Africains noirs de façon plus inclusive au marché du travail. En parallèle, nous vivons toujours « Il y a un sentiment assez avec un héritage psychosocial que nous avons choisi d’ignorer. La croissance partagé de ne pas participer à la économique est utile et nécessaire, mais construction de cette “nouvelle elle est trop faible pour provoquer une transformation et elle ne renforce pas Afrique du Sud” décrite par ceux automatiquement la cohésion sociale. qui pensent que tout va mieux. » Les relations entre les individus dans les entreprises, les gouvernements ou les communautés constituent le principal sujet de préoccupation. Malgré la liberté 10
I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE D E S I N É G A L I T É S P ERSISTANTES E N T R E G R O U P E S E T H N I Q U ES EN AFRIQUE DU SUD Se lo n le r e v e n u a n n u e l e t le g r o u p e e t h n iq u e de l a per sonne r esponsabl e du f oy er Revenu annuel en rands (100 rands = 6 euros) 365 134 350 000 2001 2011 300 000 251 541 250 000 200 000 193 820 150 000 112 172 102 606 103 204 100 000 60 613 51 440 48 385 50 000 22 522 0 NOIRS MÉTIS INDO-ASIATIQUES BLANCS MOYENNE Source : Census 2011, Statistics South Africa et les droits politiques acquis en 1994*, Cette situation est-elle prise en les privilèges et les désavantages raciaux compte par les élites économiques et demeurent. La société sud-africaine est à politiques ? 90 % noire et seuls 10 à 15 % de ce groupe À travers les dialogues sociaux auxquels ont profité de la croissance économique. nous avons participé ces dernières Les autres, la majorité, demeurent très années, il apparaît clairement que les vulnérables. capitaines d’industrie sont parfaitement Dans le cadre du projet de recherche au courant des dangers de ce grand écart. sur la cohésion sociale mené avec l’AFD, Ils savent que nous perdons énormément nous avons interrogé des personnes de en productivité à cause d’un manque de groupes socio-économiques différents, relations de confiance entre les personnes vivant en ville, à la campagne, etc. Tout le au sein des entreprises. C’est tout le monde nous a parlé du grand écart entre cœur du problème : les gens vivent loin le discours répandu sur la construction les uns des autres, ne se côtoient pas en d’une nation et la réalité de la vie dehors du travail et n’accèdent pas aux quotidienne. mêmes niveaux de responsabilité dans les entreprises Pourtant, on attend d’eux qu’ils interagissent très bien au travail. * 1994 marque la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud et le début de la réconciliation. La première élection à laquelle tous Il y a un sentiment assez partagé de ne les citoyens sont autorisés à voter est organisée et environ pas participer à la construction de cette 20 millions de personnes votent contre 2 millions en 1989. Nelson Mandela est élu et décide de former un gouvernement d’union « nouvelle Afrique du Sud » décrite par nationale. ceux qui, du sommet de l'échelle, pensent 11
INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E que tout va mieux. Et cela pèse sur et d’éducation. Les recettes fiscales l’économie dans son ensemble. étaient investies dans le social. Le système redistributif a bien fonctionné, Vous voulez dire que la croissance qu’il s’agisse des aides directes ou de la économique serait plus forte si la structure des taxes. Mais la disponibilité société était plus solidaire ? en services publics de qualité n’a pas Exactement ! Notre économie est en suivi et nous en voyons les conséquences permanence contrainte par l’absence de aujourd’hui. Les gens n’ont pas confiance changement dans nos relations sociales. dans l’administration. C’est un chantier Cela détermine qui parle à qui dans colossal pour le gouvernement. Il lui faut presque toutes les situations. Résultat, une vision claire de ce qu’il veut faire. l’esprit d’initiative est peu développé. Or, la population est dans l’incertitude Je ne parle pas au sens strict d’esprit sur ses intentions et les cadres de la entrepreneurial, mais d’engagement fonction publique sont démotivés : ils se individuel au service d’un collectif, font vilipender par les usagers mais d’une entreprise ou de la ne savent pas ce que veulent société. Nous ne formons leurs responsables. pas une nation où l’on s’encourage les uns Seuls La lutte contre les les autres à résoudre inégalités passe par les problèmes ou à mieux faire. Cela 10 % à 15 % le management du secteur public ? nous empêche de des Noirs Pour moi, c’est une dépasser les 4 % de o n t b é n é fi c i é évidence. Prenons d e l a c ro i s s a n c e croissance. l’exemple de la région e n A fri q u e d u S u d . Ce problème n’est pas pauvre du Kwazulu- spécifique à l’Afrique Natal, à l’est du pays. du Sud. On touche là Les résultats scolaires des aux frontières de l’analyse enfants d’un quartier étaient sociale contemporaine : le lien entre exécrables. Les relations entre les croissance, inégalités et pauvreté est une habitants, l’administration de l’école question clé en sociologie, en économie et et les enseignants étaient aussi très en sciences politiques. mauvaises : les familles considéraient Il n’y a malheureusement pas de recette que l’établissement n’aidait pas leurs miracle en économie. Mais au niveau enfants et que les professeurs ne politique, nous avons besoin d’une vision pensaient qu’à obtenir de meilleurs qui transforme les électeurs en citoyens. salaires grâce à leurs syndicats. Le Il faudrait peut-être un autre 1994 gouvernement a fait intervenir des pour que le pays se dise : « Maintenant, médiateurs pour comprendre les tenants nous devons changer pour inclure tout et les aboutissants de cette situation. le monde et régler notre problème Finalement, de l’argent a été investi à d’inégalités. » la fois pour les infrastructures et pour faciliter la compréhension entre les Les gouvernements successifs n’ont acteurs. Les enseignants se sont sentis donc pas transformé les fruits de la compris et ont été encouragés à faire des croissance en outils de la lutte contre les heures supplémentaires pour montrer inégalités et la pauvreté. leur investissement auprès des élèves. Dans les années 1990, l’État a réduit L’issue de cette histoire est positive, son déficit budgétaire, remboursé des mais cela prend beaucoup de temps. dettes publiques élevées et augmenté Les infirmières et les docteurs de parallèlement les dépenses de santé nos cliniques ont aussi des relations 12
I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE mauvaises et dysfonctionnelles avec leurs communautés. Nous voulons tous un meilleur système éducatif et un meilleur système de soins, mais il faut commencer par tenir compte des réalités et construire de meilleures relations au niveau local. En même temps, comme je l’ai dit, ces changements peuvent s’accélérer s’ils font partie d’une vision nationale pour une nouvelle société, productrice et inclusive. L’Afrique du Sud vient d’instaurer un salaire minimum, c’est une bonne chose ? Ce salaire minimum national va être établi dans tous les secteurs de façon à s’appliquer avant tout aux travailleurs les plus vulnérables. J’ai été membre de la commission qui a conseillé le gouvernement sur ce projet et ce travail a été passionnant. Nous soutenions la mise en place dans tout le pays d’un salaire minimum dont le montant était pensé pour maximiser le soutien aux travailleurs vulnérables sans pour autant menacer leurs emplois. Pour les syndicats, le montant du salaire minimum décidé n’est pas assez élevé : il est bien en dessous des minima qui existent dans certaines branches depuis 1997, mais ces derniers ne sont pas remis en question. Ce salaire minimum est de 20 rands de l’heure (environ 1,15 euro). On peut penser que c’est faible mais c’est le mieux que nous avons pu faire. Et surtout, 47 % de la main- d’œuvre est couverte ! Symboliquement, c’est aussi le signe que la société bouge et se soucie des plus vulnérables. • Soweto, en périphérie de Johannesburg. Ce township est depuis 1951 le symbole des inégalités sociales et raciales en Afrique du Sud. Aujourd’hui encore, plus de 1,2 million de personnes y vivent dans des conditions précaires. 13
C L I M AT Le changement climatique influence la lutte contre les inégalités L TIEN A TRE VE EN a question de la lutte contre le plus les impacts du changement C changement climatique n’est climatique sont ceux qui contribuent le pas assez mise en corrélation moins au problème. Même si les effets avec la réalité économique. du changement climatique (vagues de Céline Guivarch est spécialiste de chaleur, sécheresses, montée du niveau l’économie du changement climatique. de la mer…) touchent également les pays CÉLINE Pour elle, la lutte contre le changement riches. GUIVA RCH climatique est indiscutablement liée à la Les pays dits riches, ou développés, lutte contre les inégalités. sont responsables de près de 70 % Ingé nie ur e d e s Po nts , Eau x e t de l’accumulation de GES depuis la F o rê ts e t c h e r c h e u s e Comment climat et inégalités mondiales révolution industrielle. Et les émissions e n é c o no mie a u sont-ils liés ? restent aujourd’hui très liées au PIB des Ce ntre inte r n a t io n a l Changement climatique et inégalités sont pays. Rapportées à la population, les de re c he rc h e s u r doublement liés. D’une façon générale, tant émissions des États-Unis atteignent près l’e nv iro nneme n t e t le dé v e lo pp e me n t au niveau des pays qu’à celui des individus, de 20 tonnes équivalent CO2 (teqCO2) (CIRE D ) . les moins riches sont les plus vulnérables par personne et par an, celles de l’Union au changement climatique, tandis que européenne et de la Chine sont proches de les plus riches sont responsables de la 8 teqCO2 par personne et par an, celles de majorité des émissions de GES. Il y a donc l’Inde atteignent à peine plus de 2 teqCO2 une sorte de « double peine » : souffrir par personne et par an et celles du des inégalités économiques, c’est être Sénégal ou du Burkina Faso par exemple aussi victime d’inégalités climatiques. se situent entre 1 et 2 teqCO2 par personne Ceux qui subissent – et subiront – le et par an. Le quartier précaire de la Barquita à Santo Domingo est particulièrement sensible aux effets du changement climatique. 14
I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE L E S P AY S L E S P LUS RICHES S ON T L E S P L U S É M E T T E URS DE CARBONE Ém i ssi ons de C O 2 e n t onne m ét r i que par habi t ant et par an 7, 4 à 28 2, 9 à 7, 4 1 à 2, 9 0, 4 à 1 0, 1 à 0, 4 Pas de données Source : Banque mondiale, chiffres 2014 Les inégalités sont-elles aussi visibles au Ces inégalités face aux conséquences sein des pays ? climatiques sont-elles prises en compte Tout à fait. Au sein des pays, cette même dans l’analyse économique ? dynamique se retrouve : les ménages Non. Bien souvent les outils de calcul les plus pauvres sont en général les économique utilisés prennent mal en plus exposés et les plus vulnérables aux compte ces questions de répartition des impacts du changement climatique. Le dommages. Imaginons deux projets de niveau de richesse d’un individu n’est pas même coût qui réduisent les dommages du le seul déterminant de ses émissions de changement climatique pour un quartier, carbone, mais il reste le premier devant deux projets d’investissement dans une tous les autres déterminants comme la infrastructure de protection par exemple. localisation (urbaine ou rurale), l’âge, etc. L’un éviterait 100 000 euros de dommages Ainsi, aujourd’hui, à l’échelle mondiale, aux ménages de classe moyenne, l’autre les 10 % les plus riches sont responsables éviterait 50 000 euros de dommages aux d’environ 50 % des émissions de GES ménages les plus pauvres. Si on a de quoi tandis que les 50 % les plus pauvres ne financer un seul de ces projets, lequel représentent que 10 % des émissions. De choisir ? Les outils d’analyse coût-bénéfice plus, les capacités d’adaptation des pays les plus simples privilégieraient le premier moins développés sont moindres et le parce qu’il apporte plus de bénéfices. changement climatique vient aggraver les Mais il existe aussi des outils issus de tensions et les difficultés préexistantes. l’économie du bien-être ou de l’économie La répartition des dommages relie ainsi du choix social qui permettent de prendre fortement le changement climatique aux en compte l’effet des dommages sur le questions d’inégalités, très prégnantes bien-être et pourraient privilégier le second aujourd’hui. projet. De tels outils existent, encore faut-il 15
INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E les mettre en place dans les cas pratiques. La croissance économique et Une autre implication importante des l’amélioration des niveaux de vie sont- inégalités de répartition des dommages elles compatibles avec la maîtrise du concerne les modèles utilisés pour réchauffement climatique, notamment calculer la valeur de l’atténuation, c’est- dans les pays en développement ? à-dire la valeur de projets réduisant les Sans action pour limiter le changement émissions de GES. Cette valeur correspond climatique, ses impacts pourraient à la valeur des dommages évités. Selon compromettre le développement et la façon dont sont représentées les l’éradication de la pauvreté. La maîtrise inégalités, elle peut varier de 1 à 10. C’est du réchauffement climatique est donc important car cette valeur est utilisée dans une condition pour une amélioration les choix d’investissements publics et entre durable des niveaux de vie. Par ailleurs, en ligne de compte pour dimensionner les les études montrent que la sortie de politiques climatiques comme la fiscalité l’extrême pauvreté comme l’accès carbone. universel à l’énergie peuvent être atteints Le changement climatique est ainsi un sans entraîner de hausse importante des émissions de GES. De plus, nombre de cobénéfices sont liés à des actions de « Sans une action rapide réduction de ces émissions. Par exemple, de réduction des émissions, l’utilisation de fourneaux efficaces les réduit mais améliore surtout la qualité de le changement climatique aura l’air, et donc la santé. De même, réduire un effet amplificateur les émissions de CO2 dues aux véhicules motorisés dans les villes réduit aussi les des inégalités entre les pays émissions de particules fines et d’autres et au sein des pays. » polluants qui asphyxient les grandes villes et leurs habitants. Pour autant, il serait naïf de penser qu’il n’y a que des cobénéfices et des synergies multiplicateur des inégalités, alors même entre atténuation du changement que celles-ci atteignent déjà aujourd’hui climatique et développement. Il y a des niveaux intolérables. Sans une action également des antagonismes qu’il faudra rapide de réduction des émissions de GES, gérer, des perdants de la transition qu’il le changement climatique aura un effet faudra protéger et accompagner. Par amplificateur des inégalités entre les pays exemple, certaines solutions d’atténuation et au sein des pays. qui recourent plus aux bioénergies sont Pour autant, les actions pour réduire les susceptibles d’aggraver les tensions émissions de GES ne doivent pas négliger d’usage des sols et de l’eau, et de leur propre effet sur les inégalités, et sur pousser à la hausse le prix des denrées la pauvreté et la précarité. En effet, il faut alimentaires, fragilisant les ménages les faire attention à ce que les politiques de plus pauvres. réduction des émissions n’aggravent pas Enfin, les émissions sont tellement faibles des situations de précarité énergétique ou dans les pays les moins avancés qu’il n’empêchent pas l’accès à l’énergie. Une est illusoire de penser qu’ils pourront fiscalité carbone est à ce titre intéressante se développer sans augmenter leurs puisqu’une partie des revenus qu’elle émissions. Cela veut dire que la toute- génère peut être utilisée pour lutter contre puissance de l’indicateur « croissance du la précarité énergétique. PIB » doit donc être remise en cause et qu’une action très forte de réduction des émissions dans les pays développés est nécessaire. • 16
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