Sites de rencontre en ligne : comment se gamifie l'amour 2.0 !

 
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Communication et organisation
                          Revue scientifique francophone en Communication
                          organisationnelle
                          55 | 2019
                          Les « organisations collaboratives » en question

Sites de rencontre en ligne : comment se gamifie
l’amour 2.0 !
Online dating sites

Marlène Dulaurans et Raphaël Marczak

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/communicationorganisation/8154
DOI : 10.4000/communicationorganisation.8154
ISSN : 1775-3546

Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2019
ISBN : 979-10-300-0370-3
ISSN : 1168-5549

Référence électronique
Marlène Dulaurans et Raphaël Marczak, « Sites de rencontre en ligne : comment se gamifie
l’amour 2.0 ! », Communication et organisation [En ligne], 55 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023,
consulté le 03 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/8154 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.8154

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Sites de rencontre en ligne : comment se gamifie l’amour 2.0 !   1

    Sites de rencontre en ligne :
    comment se gamifie l’amour 2.0 !
    Online dating sites

    Marlène Dulaurans et Raphaël Marczak

    Introduction
1   Une transition sexuelle et amoureuse s’opère depuis quelques années grâce à
    l’émergence des sites de rencontres en ligne. Offrant de nouveaux espaces de
    sociabilités (Marquet & Janssen 2012), ils renouvellent l’intensité que peuvent procurer
    les relations de séduction au travers de dispositifs techniques qui médiatisent la
    relation à autrui. « Illusion de totale liberté » (Bernard 2017 : 115), ils encouragent par
    exemple le zapping, élargissent les recherches de partenaires, rationalisent les critères
    de sélection, etc. Plusieurs regards croisés ont permis de questionner scientifiquement
    cette « économie des rencontres » (Gregory 2016), montrant que la quête permanente de
    visibilité, de sélectivité, d’attractivité (Lardellier 2010), conduisent quelques-unes des
    plateformes telles que Meetic, eDarling, Attractive World, ou encore Elite Rencontre à
    user de nouveaux ressorts pour se démarquer sur un marché très concurrentiel. La
    gamification s’impose comme l’une de ces dynamiques. Elle mobilise ainsi des
    mécaniques de jeu pour rendre plus stimulants des environnements qui n’ont pourtant
    pas vocation à être ludiques (Deterding et al. 2011). Les game studies ont d’ailleurs été
    les premières à s’intéresser aux liens existants entre ces entreprises de l’amour en ligne
    et les jeux vidéo, faisant d’une interprétation techniciste ses fondements théoriques.
    Plusieurs travaux scientifiques ont ainsi analysé les dating-simulator (Galbraith 2011)
    dont la trame narrative est centrée sur la capacité à séduire des protagonistes virtuels.
    Ils ont également cherché à comprendre l’attachement éprouvé pour des personnages
    fictifs (Waern 2010), à étudier la manière dont les jeux vidéo peuvent intégrer
    différents degrés d’affection comme mécanismes de gameplay (Grace 2013), ou encore
    comment les jeux de rôle1 peuvent permettre à des joueurs de se rencontrer et de flirter
    entre avatars virtuels (Cole and Griffiths 2007), etc. Les Sciences Humaines et Sociales

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    pour leur part ont jusque-là très peu investi ou exploité la dimension de la gamification
    comme objet d’étude. Cette communication propose donc par une approche
    netnographique d’analyser la façon dont les mécanismes de jeu se sont banalisés dans
    le rapport et l’utilisation des sites de rencontre en ligne. Pour mener notre analyse,
    nous nous sommes appuyés sur 18 entretiens semi-directifs de « célibataires-joueurs »,
    menés sur la région Nouvelle Aquitaine de août à novembre 2018. Pour cela, nous avons
    réuni un panel constitué de manière homogène d’ouvriers qualifiés, d’employés
    qualifiés et de cadres et professions intellectuelles supérieures. Ces entretiens se sont
    par ailleurs conjugués à des observations de sites et d’applications de rencontres afin
    de saisir au plus juste « le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques » (Derèze
    2009 : 46). Dans cette démarche, nous avons sélectionné les dispositifs les plus sollicités
    dans les recherches google trends sur l’année 2018 toute orientation sexuelle confondue
    (Tinder, Adopte un mec, Grindr, Spicy, etc.). De plus, nous avons également porté un
    regard analytique sur les sites ou applications mentionnés par nos interviewés (Once,
    Elite rencontre, E Darling, etc.) ou correspondant à des secteurs d’activités relevant de
    représentations professionnelles qui suscitent de nombreux fantasmes d’après les
    études menées par Dinesh Bhugra et Padmal De Silva (1996) (militaire, professeur, etc.).
    L’approche que nous préconisons trouve son ancrage au cœur d’un cadrage théorique
    mobilisé autour du socioconstructivisme et de la manière dont les interactions
    communicationnelles conditionnées par la gamification exercent un moyen d’action et
    d’influence. Si certains auteurs ont analysé la manière dont la toile a bouleversé les
    relations intimes et encouragé les rencontres sentimentales par la médiation
    d’internet, notre angle se veut innovant en mettant l’accent sur l’instrumentalisation
    qui est faite dans ces nouveaux espaces de sociabilité amoureuse. Ainsi notre objectif
    vise dans cette contribution à comprendre dans un premier temps comment les sites de
    rencontres en ligne s’adaptent à de nouveaux publics en mettant en place des
    mécanismes de jeu qui renforcent l’accompagnement des « célibataires-joueurs » et qui
    optimisent l’efficacité de la rencontre amoureuse. Puis nous analyserons dans un
    deuxième temps, la manière dont la gamification propose une nouvelle dimension
    « storytellée » dans laquelle la narration, l’émotion, le social, l’espace, et le geste
    proposent un nouveau rapport à la séduction et donnent un sens épique à la recherche
    de partenaire. Enfin, nous montrerons comment la dimension réputationnelle
    conditionne la relation à autrui et conduit vers une méritocratie des rapports
    amoureux (mécaniques de compétition, de déclencheurs, de récompenses).

    Et si la rencontre amoureuse vous était simplifiée…
    Accompagnement et flow
2   Trouver l’amour représente pour beaucoup une démarche nébuleuse, s’appuyant sur
    des stratégies hétérogènes à la fois spatiales (où rencontrer ?) (Rolland 2017), sociales
    (comment échanger ?) (Mevisse 2015), affectives (comment avoir confiance en soi ?)
    (Couderc 2012) ou affines (est-ce la bonne personne ?) (Delahaie 2014). Ces attentes
    multiples nécessitent la mise en œuvre de nombreuses compétences, tant et si bien
    qu’une telle quête amoureuse peut rapidement sembler insurmontable et décourager
    dès les premiers instants. Les sites et applications de rencontre en ligne ont bien
    identifié ce surplus anxiogène, capable d’inhiber à lui seul toute velléité de rencontre.
    Une solution ? Découper cette activité en sous-tâches plus homogènes, à la fois

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motivantes et accessibles, en escomptant ainsi placer les utilisateurs dans un état
psychologique agréable, dit « de flow », durant lequel ils ne voient pas le temps passer,
et ils peuvent, petit-à-petit, être amenés à réaliser des actions de plus-en-plus
complexes. Pour Mihaly Csikszentmihaly (2008), lorsqu’une personne est déterminée à
s’engager dans la réalisation d’une activité d’apparence complexe (maîtriser un
instrument de musique, réussir à courir un marathon, apprendre une nouvelle langue,
etc.), il existe un état psychologique exaltant, le flow, qui est ressenti lorsqu’une balance
optimale est trouvée entre la difficulté d’un objectif et la confiance de la personne en
ses compétences pour atteindre cet objectif. Si un déséquilibre de cette balance peut
entraîner de forts sentiments démobilisateurs (anxiété lorsque la difficulté est
supérieure aux compétences, ennui lorsque la difficulté est inférieure aux
compétences), un équilibre idéal permet au contraire d’amener la personne à gagner en
confiance, et donc à accéder progressivement à des objectifs qui lui paraissaient
inatteignables auparavant. Ce flow est également ressenti lors de la réalisation d’une
activité vidéoludique (Nacke Lindley 2008), défini comme une « courbe de
progression » : on guide un joueur progressivement vers des niveaux plus complexes,
en évitant toute frustration ou lassitude. « À chaque étape narrative, le jeu doit
divulguer le niveau d’information minimum nécessaire à la compréhension du joueur »
[…] le but est de ne pas donner immédiatement toutes les informations à l’utilisateur.
Sinon, il ne pourra pas les assimiler et il ne profitera pas du service. Cela ne veut pas
dire que l’on supprime des informations importantes, mais plutôt qu’on les divulgue
aux moments les plus pertinents pour le joueur » (Muletier Bertholet 2014 : 53). En plus
de l’équilibre à maintenir entre compétences et objectifs, deux autres conditions sont à
réunir pour se retrouver dans le flow. La première implique que les objectifs soient
clairs et atteignables (ce qui signifie qu’une activité complexe doit être découpée en
sous-tâches plus accessibles). Pour garantir cela, les sites et applications de rencontre
essaient de diviser les tâches obligatoires en unités minimales. L’inscription se fait en
trois ou quatre champs maximums (adresse email, mot de passe, sexe de l’utilisateur),
avec parfois même la possibilité de se connecter directement avec un compte tiers (tel
que Facebook), permettant une connexion immédiate si les informations Facebook sont
déjà enregistrées sur le périphérique. Sur Spicy, site de rencontres lesbiennes,
l’utilisatrice peut directement parcourir les profils géographiquement proches d’elle,
alors même qu’elle n’a eu à renseigner ni ses préférences, ni sa photo. Remplir un
profil, mettre une photo, choisir un pseudonyme… tout cela exige un gain de confiance
car cela correspond également à une mise à nu de sa personnalité. Progressivement,
l’application va demander ces informations à l’utilisatrice, en utilisant un mécanisme
de dark design (Zagal Fernandez-Vara Mateas 2008), appelé « impersonnalisation » (i.e.
faire parler une personne existante en faisant croire que c’est elle qui a prononcé ces
mots). En effet, pendant le parcours des profils, certains pop-ups vont reprendre le
pseudonyme du profil, indiquer « Cette personne n’accepte que les contacts avec photo,
vous avez plus de chance avec une photo, et vous recevrez 90 % plus de messages », puis
faire apparaître un bouton « Télécharger une photo ». L’ajout d’une photo devient alors
une activité en une ou deux actions, qui correspond à la motivation de recevoir plus de
messages. La deuxième condition nécessaire pour favoriser le flow se base sur une
motivation intrinsèque (c’est-à-dire que le fait de réaliser cette activité produit déjà
une motivation pour la poursuivre). Par exemple, pour remplir le profil, cette
motivation intrinsèque est souvent soutenue avec une représentation visuelle, comme
des badges (10 % de votre profil complété, etc.). L’utilisateur va ainsi petit à petit, à son

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    rythme, étoffer son profil, non seulement pour s’approcher des 100 %, mais également
    pour améliorer son attractivité à mesure que va progresser sa connaissance du jeu de la
    séduction en ligne (quoi dire, quoi cacher, comment mettre en valeur une qualité, etc.).

    Et si la rencontre amoureuse vous était racontée…
    Storytelling et autres dimensions
3   La recherche active du grand amour en ligne génère un véritable engouement pour les
    sites de rencontre favorisant ainsi « l’émergence de rapports d’un nouveau genre, tout
    en industrialisant la rencontre amoureuse » (Lardellier 2014 : 103). Cette séduction sur
    internet donne lieu à l’apparition d’un nouveau commerce de l’amour 2.0 qui répond à
    des logiques fortement mercantiles (Galibert, 2005). Elles mobilisent des ressorts qui
    poussent l’utilisateur à se plonger dans un environnement virtuel, à vivre en totale
    immersion l’aventure amoureuse et à s’attacher au format numérique de la rencontre
    qui lui est proposé. Dans une perspective socioconstructiviste, ces sites de rencontre
    vont à partir des informations délivrées pouvoir continuellement enrichir et
    restructurer leurs démarches par le biais de processus attrayants et captivants de
    gamification que Gordon Calleja décrit sous les traits de « mécaniques d’implication »
    qui se combinent et qui relèvent de six dimensions expérientielles (Calleja 2011) (le
    ludique, la narration, le social, le geste, l’émotion et l’espace) que nous pouvons
    entièrement transférer à notre objet d’étude. Ainsi, la narration, première
    caractéristique soulignée par l’auteur, est prépondérante dans les sites de rencontre en
    ligne que nous avons identifiés où la recherche de l’âme sœur se donne à voir comme
    une quête. Les histoires se construisent toutes autour d’une mise en relation affinitaire.
    Pour répondre de manière efficiente au marché concurrentiel dans lequel ils doivent
    impérativement se distinguer, les sites investissent des univers propres en s’engageant
    sur des segments spécialisées (tranche d’âge, géolocalisation, catégorie socio-
    professionnelle, religion, etc.) et véhiculent de fait des représentations
    hyperstéréotypées. À titre d’exemple, le site rencontreprof.fr s’inscrit dans un schéma
    narratif archétypique du storytelling dès la page d’accueil où tableau noir d’écolier,
    lunettes sur le nez et chignon relevé jouent sur les clichés rattachés à la féminisation
    du corps enseignant. De la même manière, rencontreungendarme.fr vous intime de
    « saluer » l’amour car votre partenaire, affiché sous les traits d’un militaire en
    uniforme bleu, s’avèrera « un homme fiable et protecteur », alors que sur rencontre-
    pompiers.fr, ils vous garantissent de « mettre le feu ! Une nuit ? Une semaine ? Pour la
    vie ? », car selon le sondage IPSOS qu’ils valorisent sur leur site « 47 % des femmes
    fantasment sur les soldats du feu ». La deuxième dimension de l’émotion proposée par
    Calleja est intimement liée à celle de la narration, car les sites de rencontres
    permettent aux utilisateurs, sous couvert d’un certain anonymat, de vivre de manière
    compulsionnelle la rencontre et de laisser place aux affects qu’elle procure sans
    culpabilité sociabilisation (Leguistin 2012), réenchantement de soi (Zerbib 2012),
    convalescence (Lejealle 2008), réassurance (Lardellier Bryon-Portet 2010), marivaudage
    (Lardellier 2005), dans la mesure où il n’y a pas besoin de se justifier au regard des
    contraintes sociales qui les assailliraient dans un monde réel. « L’internaute vit une
    succession de micro-désirs et de micro-répulsions, de coups de cœur infinitésimaux,
    aussitôt oubliés dans l’évanescence d’un “temps réel” qui est en fait un temps irréel
    parce que sans durée et sans mémoire » (Parmentier 2012 : 173). La troisième

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    dimension de Calleja s’attache au social et peut être analysée dans notre cas, sous
    l’angle de la construction identitaire de l’utilisateur. En effet, amené à créer un avatar
    virtuel, le célibataire-joueur s’identifie par un pseudonyme. Revêtant une identité
    numérique construite autour d’une « dialectique du caché et du montré » (Lejealle
    2008), la discussion peut alors s’engager par tchat et se voit contrainte par les règles de
    prise de contact définies par le système. Par exemple, sur Adopte un mec, seules les
    filles peuvent initier une mise en relation en mettant un profil masculin dans leur
    “panier” (comme sur les sites d’achat en ligne). Sur Tinder, il faut que les deux avatars
    se soient “likés” sur un profil minimum (photo et quelques lignes) pour que la
    conversation soit autorisée. La quatrième dimension de l’espace trouve son sens dans
    la dématérialisation de la rencontre en ligne et la volonté ou non de l’utilisateur d’y
    donner corps : « le domaine du virtuel se construit comme un territoire possédant ses
    caractéristiques propres, qui ne relèvent pas exclusivement d’un champ – ni de celui de
    l’imaginaire ni de celui du réel. Il constitue plutôt un carrefour où l’utilisateur décide
    de se diriger d’un côté ou de l’autre » (Popper-Gurassa 2009 : 186). Il est souvent mis en
    avant la difficulté de s’ancrer dans une autre réalité, celle où l’on doit s’affranchir de
    certains comportements d’idéalisation mis en place dans la relation virtuelle pour
    accepter de faire connaissance dans la vie réelle et de concrétiser la rencontre par un
    rendez-vous physique. « Des fois, pour certaines personnes avec qui tu auras beaucoup
    discuté en ligne, tu connais beaucoup de facettes, tu vois… Tu peux avoir l’impression
    que ça laisse peu de place à une découverte lors de la rencontre physique… Tu peux
    même faire un monologue la soirée entière… Mais c’est pas qu’une seule personne qui
    mène le jeu, les deux parties ont les cartes en main aussi » 2. La cinquième dimension
    propre au geste codifie toutes les pratiques numériques de l’utilisateur qui depuis le
    début de sa quête amoureuse sur le site de rencontre en ligne doit remplir un profil,
    renseigner en détail les champs qui le concernent, cocher des cases pour définir ses
    attentes, sélectionner des photos, envoyer et répondre à des messages, attribuer des
    appréciations, etc. Par exemple, l’application Tinder a révolutionné la kinesthésie
    habituelle du site de rencontre. Le fameux “swipe” qui consiste en un simple
    mouvement de validation d’un profil (glissement de sa description vers la droite) ou de
    rejet (glissement vers la gauche) est devenu par ailleurs un mécanisme repris chez de
    nombreux concurrents (comme Scruff par exemple). Galligo décrit ce jeu de doigt
    comme un « plaisir » telle « une jouissance de jugement à la fois légèrement cynique et
    drôle par sa rapidité et sa facilité à laquelle incite la pauvreté des éléments d’évaluation
    et l’immense quantité de membres disponibles » (Galligo Pais Collomb 2016 : 123).
    L’uber du dating réinvente le format de la rencontre amoureuse en ligne qui devient
    immédiate et spontanée. La séduction s’émancipe des codes habituels pour rentrer en
    parfaite résonance avec les nouveaux usages tactiles des périphériques nomades.

    Et si la rencontre amoureuse se méritait… Compétition
    et réputation
4   Si cinq dimensions ont été identifiées précédemment, nous souhaitions dans cette
    dernière partie accorder une place toute particulière à celle que Gordon Calleja qualifie
    de ludique. Elle représente pour lui les éléments qui indiquent à un utilisateur qu’il est
    en réalité dans un environnement répondant à des codes liés aux jeux : score,
    expérience de l’avatar, succès, badges, etc. Or il est édifiant de constater qu’aujourd’hui

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les sites et applications de rencontre ont intégré les mêmes mécaniques pour
construire et proposer des expériences gamifiées dans la quête amoureuse qui
conditionne la relation à autrui et conduit vers une méritocratie des rapports
amoureux. Les premiers ressorts que nous avons identifiés concernent les mécaniques
de compétition. L’exclusivité est régulièrement invoquée pour donner l’impression au
« célibataire-joueur » de bénéficier de privilèges, d’avoir la priorité sur certaines
fonctionnalités, voire parfois de disposer d’un accès à une prestation haut de gamme
que peu sont enclins à s’offrir « quand tu payes quelque part, t’es sûr de faire des
rencontres plus qualitatives, plus adaptées à ce que tu recherches » 3. A titre d’exemple,
les abonnements premium vous donnent la possibilité de consulter autant de profils
que vous le souhaitez en toute discrétion, ce qui est valorisé chez l’un de nos
interviewés comme « l’option visiteur secret »4. Un classement réputationnel, visible
par les autres utilisateurs, peut également faire l’objet d’un nouveau ressort de
gamification mobilisé sur les sites de rencontre. Il s’agit ici d’encourager le
« célibataire-joueur » à être le plus vu possible pour maximiser ses chances de rendez-
vous, comme on le ferait pour un produit mercatique avec son taux de conversion.
Ainsi, certains plugins payants5 vous permettent d’automatiser les visites et de
permettre à votre profil de gagner en notoriété. Il faut cependant être prudent avec cet
indicateur de réputation car l’influence sociale qu’il peut exercer est à double
tranchant. En effet, un profil “vu des milliers de fois” signifie que l’utilisateur est
populaire, mais également qu’il n’a pas réussi à faire une rencontre pérenne. Un gage
de sérieux peut finalement devenir un gage de manque de sérieux. Et cela devient une
utilisation négative, par la communauté, d’un élément originellement incitatif. Les
deuxièmes ressorts que nous avons pu analyser s’attachent tout particulièrement aux
mécaniques de déclencheurs et mettent tout en œuvre pour encourager les
utilisateurs à revenir sur les sites et applications de rencontres. Le ressort de la
sérendipité est exploité par les sites de rencontre et permet par le principe de
“matchs”, de “charmes” et autres “crushs”, de se manifester de manière imprévisible, à
tout moment auprès de l’inscrit. L’effet de surprise est constant et encourage le
« célibataire-joueur » à se reconnecter régulièrement à son compte pour identifier qui
en est l’émetteur. Certaines applications usent également du ressort de l’asynchronie,
comme sur le site Madly, pour mettre en relation des partenaires potentiels au travers
de jeux de question. Une forme de pression sociale est exercée à chaque fois qu’une
notification vous est envoyée pour vous rappeler que votre partenaire attend votre
réponse pour jouer à son tour « Camille t’a envoyé un message » 6, « Salomé a esquivé
ton jeu », « Sophie n’a pas encore répondu ». Par le metagaming le joueur est amené à
perpétuer dans son quotidien, des usages ou des pratiques qu’il tient habituellement
dans le jeu. Nous avons constaté que cette dynamique est aujourd’hui poussée à son
paroxysme avec les sites de rencontres. En effet, les mécanismes de Tinder sont si
efficaces pour certains qu’ils ont été récupérés dans certains jeux vidéo à posteriori,
inspirant leurs gameplay. Nous pouvons notamment citer les jeux Reigns, Reigns : Her
Majesty et Reigns : Game of Throne, qui utilisent ce swipe comme principe fondamental.
Le joueur est présenté avec des décisions qu’il doit prendre pour son royaume, et un
glissement vers la gauche signifie “refuser”, et vers la droite “accepter”. Les game
designers de ces jeux ne s’en cachent d’ailleurs pas et revendiquent cette influence
directe. Nous avons également dans ce travail d’analyse identifié d’autres mécaniques
de gamification qui visent cette fois-ci à retenir et fidéliser les joueurs sur les sites et
applications de rencontre en ligne : ce sont celles des récompenses. Le statut est d’une

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    des premières qui permet au « célibataire-joueur » de bénéficier d’une forme de
    reconnaissance statutaire visible par tous. Le « Meetic badge » est une fonctionnalité
    qui permet aux hommes sérieux qui souhaitent se distinguer des players de fournir une
    preuve de leur engagement. Il n’est attribué que si le profil est au moins complété à
    70 %, qu’une photo figure sur leur page de profil, qu’ils ont signé la charte du « vrai
    gentleman », qu’ils ont suivi des tutos de séduction en ligne proposs par le site, etc.
    L’un de nos interviewés s’est vu récompenser par un badge « Meetic badge certifié »,
    reconnaissance suprême de bonne conduite, respect et honnêteté, accordé par la gente
    féminine avec qui il avait échangé. Paradoxe de la situation : « elle ne répondait pas aux
    critères physiques que je recherchais. Pour ne pas la repousser de manière trop brutale,
    je lui ai dit que j’étais en discussion avec une autre femme depuis quelques temps et
    que je ne souhaitais pas donner suite avec elle pour me consacrer pleinement à cette
    nouvelle relation… quelques temps après j’ai reçu mon badge de gentleman… » 7. Cette
    frilosité à dire la vérité n’est pas sans nous rappeler une forme de social cooling où la
    parole contenue pour ne pas désenchanter biaise les préceptes mêmes de la relation
    amoureuse. L’accès à un accompagnement personnalisé dans sa quête de séduction est
    aussi une prestation efficace qui incite le « célibataire-joueur » à s’attarder. Plusieurs
    sites ont mis en place des chat bot de rencontre sur Facebook Messenger. Lara est par
    exemple l’agent conversationnel développé par Meetic qui accompagne ses utilisateurs
    et, fonction des attentes précisées, peut orienter le cas échéant vers des profils plus
    pertinents. Le contrôle du jeu est enfin l’un des derniers ressorts qui donne
    l’impression au « célibataire-joueur » de disposer d’un moyen privilégié dans sa quête
    amoureuse par rapport aux autres. L’application Once garantit une rencontre de
    qualité puisqu’elle vous envoie quotidiennement à midi, un seul profil, le fameux « tête
    à tête » du jour. Si cette démarche de slow dating semble rompre avec les codes
    habituels consuméristes promus par d’autres sites, elle est facilement contournable par
    l’achat de Packs de Couronnes, qui vous autorisent à avoir accès à des listes plus
    importantes de membres à noter, à multiplier d’autres rencontres immédiates pour ne
    pas attendre jusqu’au lendemain, etc. Au final, le « célibataire-joueur » peut modifier à
    souhait les règles du jeu de la séduction.

    Conclusion
5   Rencontres simplifiées, storytelling envoûtant, réputation exacerbée… Les mécanismes
    de gamification semblent se prêter parfaitement au jeu de la séduction, avec comme
    récompense de quête de ce Graal : la rencontre de l’âme sœur. Mais cette gamification
    et l’évolution des usages (notamment à travers les périphériques nomades) n’est pas
    exempt de paradoxes, loin s’en faut. Le flow par exemple, qui est un état effaçant la
    notion du temps qui passe, et qui se prête ainsi parfaitement à des sessions longues, est
    en réalité de plus en plus calibré pour des sessions « courtes ». Alors qu’autrefois les
    systèmes vidéoludiques insistaient sur une micro-implication (poussant un utilisateur à
    rester connecté le plus longtemps possible) (Calleja 2011), la mutation des usages a
    délaissé cette micro-implication au profit d’une macro-implication (poussant un
    utilisateur à revenir sur une application après une session terminée). De plus, le
    système économique du « free-to-play » impose aujourd’hui aux applications de miser
    sur cette macro implication afin de revenir tous les jours pour voir de nouvelles
    publicités, ou pour fidéliser l’utilisateur. S’il ne s’agissait que d’un paradoxe entourant
    le flow, cela pourrait être vu comme un simple biais de gamification. Mais en réalité, ce

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paradoxe du flow « court » en amène un autre, bien plus inattendu et contradictoire : si
les applications de rencontre insistent en apparence sur l’injonction à trouver un
conjoint, leur intérêt ne serait-il pas plutôt d’entretenir le célibat et de privilégier les
rencontres éphémères, afin de préserver cette macro-implication ? Et finalement, la
fidélité promise par ces applications n’est-elle pas, en définitive, une fidélité envers
l’application elle-même ?

BIBLIOGRAPHIE
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Métailié, 256 p.

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CALLEJA Gordon, 2011, In-Game. From Immersion to Incorporation, The MIT Press, 216 p.

COLE Helena, GRIFFITHS Marks, 2007, « Social Interactions in Massively Multiplayer Online Role-
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COUDERC Pascal, 2012, L’amour au coin de l’écran : du fantasme à la réalité, Albin Michel, 256 p.

CSIKSZENTMIHALY Mihaly, 2008, Flow: the psychology of optimal experience, Harper Perennial
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Communication et organisation, 55 | 2019
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NOTES
1. Jeux de rôle massivement multi-joueurs.
2. Anonyme, Entretien semi-directif, 23 octobre 2018.
3. Anonyme, Entretien semi-directif, 2 novembre 2018.
4. Anonyme, Entretien semi-directif, 23 octobre 2018.
5. Une technique de growth hacking que propose par exemple Online Dating Booster ( https://
onlinedatingbooster.com) sur Adopteunmec.com en faisant le travail fastidieux et chronophage
de visites de profils et d’envoi de charmes à votre place.
6. Anonyme, Entretien semi-directif, 16 novembre 2018.
7. Anonyme, Entretien semi-directif, 15 octobre 2018.

Communication et organisation, 55 | 2019
Sites de rencontre en ligne : comment se gamifie l’amour 2.0 !   10

RÉSUMÉS
"Tinder, Meetic, Adopte Un Mec, Grindr…", ces noms résonnent dans la tête (et le cœur) de
nombreux célibataires engagés dans une quête amoureuse, afin de gagner en expérience ou de
trouver le Graal tant convoité : l’âme sœur ! Alors que les sites et applications de rencontre
promettent des mises en relation facilitées et des affinités idylliques, sous-entendant une réussite
à court terme (garante de leurs efficacités), la réalité est bien souvent différente, avec des
utilisateurs qui y trouvent refuge, à la fois quotidiennement et sur le long terme. Si de nombreux
paramètres entrent en compte pour expliquer cette implication régulière, des mécanismes
particuliers, empruntés aux jeux vidéo, semblent être la nouvelle pierre angulaire de cette
fidélisation.

“Tinder, Meetic, Adopte Un Mec, Grindr…”, these names echoes in the head (and heart) of many
single persons engaged in a romantic quest, in order to gain experience or to find the long
coveted grail: the soulmate! While dating sites and applications vow to create facilitated
relationships and idyllic affinities, implying a short term success (proving their efficacity), the
reality is often different, with users finding refuge within them, both daily and on the long-run.
If various parameters should be taken into account to justify this regular implication, specific
mechanisms, borrowed from video game, seem to be the new keystone of this loyalty.

INDEX
Mots-clés : site de rencontres en ligne, gamification, flow, storytelling, mécanismes de
manipulation
Keywords : online dating sites, gamification, flow, storytelling, manipulation mechanisms

AUTEURS
MARLÈNE DULAURANS
Marlène Dulaurans est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la
Communication, auprès de l’université Bordeaux Montaigne. Rattachée au laboratoire du MICA
(Médiation, Information, Communication, Art), ses travaux se concentrent principalement sur
l’étude des médias et des réseaux sociaux, des pratiques émergentes, des nouvelles formes
d’expression sur le net, des techniques d’influence et de manipulation en ligne.

RAPHAËL MARCZAK
Raphaël Marczak est à la fois ingénieur en informatique et docteur en game studies (laboratoire
du MICA), spécialiste de l’analyse de l’expérience joueur. Cette double compétence lui permet
d’étudier le fonctionnement d’un système vidéoludique non seulement au travers du prisme de la
conception (coté système), au travers du prisme du comportement (coté joueur), mais également
au travers du prisme sociétal et politique (coté contexte).

Communication et organisation, 55 | 2019
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