SOUS LE SOLEIL DE BANDOL (NOVEMBRE 1945- AOÛT 1946) - Revue Des Deux Mondes

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SOUS LE SOLEIL
         DE BANDOL
         (NOVEMBRE 1945-
         AOÛT 1946)
         › Sébastien Lapaque

 E                     n novembre 1945, de retour du Brésil, Georges ­Bernanos
                       a posé ses légers bagages à Bandol, à la villa La Pinède,
                       où il a vécu avec sa famille jusqu’à la fin du mois d’août
                       1946, désespéré d’avoir vu les expériences atomiques
                       américaines se poursuivre sur l’atoll de Bikini tout au
      long de l’été. À cette époque brinquebalante de sa vie, celle de son der-
      nier combat pour la vérité et la liberté, le romancier du désespoir et de
      la foi s’est énormément dépensé. Il a voyagé en Belgique, en Suisse, et
      en Afrique du Nord, sans cesse sollicité pour donner des conférences.
      Il n’avait plus le temps ni l’énergie nécessaires pour laisser des créatures
      imaginaires s’emparer de lui, comme jadis Donissan, Mouchette et
      Chantal. L’auteur de l’Imposture a souvent raconté que c’était une vraie
      souffrance pour lui. « Dieu sait le chagrin que j’ai eu à ne plus écrire de
      roman. Ce fut un sacrifice pour moi. Je voulais essayer de rendre aux
      gens leurs réflexes de bonne foi et de sincérité. »
          Monsieur Ouine, le roman auquel il avait mis un point final
      en mai 1940 dans sa petite maison de Pirapora, dans les profon-
      deurs du Minas Gerais au Brésil, avait paru à Rio de Janeiro en

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septembre 1943. Il allait être publié à Paris par les Éditions Plon en
avril 1946 dans une indifférence presque totale. Cette œuvre pro-
fonde qui aurait dû être lue comme le Bruit et la fureur de William
Faulkner a mis du temps à trouver sa place dans la bibliothèque.
L’a-t-elle d’ailleurs jamais trouvée ? Contrairement au rusé Louis-
Ferdinand Céline ou au délicat Paul Claudel, Georges Bernanos
n’a jamais été un très bon vendeur de lui-même. Il a toujours eu
besoin des autres pour faire savoir qu’il avait écrit des chefs-d’œuvre
romanesques.
     Au début de l’année 1946, il n’y songe même plus. Il est sans cesse
en campagne. Son ambition est de mettre le peuple en colère, de dire
la vérité à son « pauvre pays ». Entre deux batailles, on imagine son
plaisir à retrouver sa maison au bord de Sébastien Lapaque est romancier,
l’eau. Homme du Nord, dont de nombreux essayiste et critique au Figaro
romans se situent dans un Boulonnais peu- littéraire. Il collabore également au
                                                  Monde diplomatique. Son recueil
plé d’ombres tragiques, Georges Bernanos a Mythologie française (Actes Sud,
été attiré toute sa vie par le Sud et sa lumière. 2002) a été récompensé du prix
La Provence, Toulon et Hyères, d’abord, Goncourt de la nouvelle. Dernier
                                                  ouvrage publié : Théorie d’Alger
puis les Baléares, à nouveau Toulon, le Bré- (Actes Sud, 2016).
sil, et la Provence encore une fois, à Bandol, › slapaque@gmail.com
en attendant la Tunisie, où l’écrivain a passé les dernières mois de sa
vie et composé Dialogues des carmélites, son testament spirituel, avant
de mourir le 5 juillet 1948 à l’Hôpital américain de Neuilly, où il avait
été rapatrié pour une opération désespérée.
     Embarqué à Rio de Janeiro le 2 juin 1945 à bord d’un bananier hol-
landais, Georges Bernanos avait retrouvé l’Europe au bout d’un mois
de traversée, flanqué de sa tribu – sa femme Jeanne, ses filles Claude
et Dominique, ses fils Yves et Jean-Loup, sa belle-fille Elsa, l’épouse
d’Yves, et sa petite-fille Marie-Madeleine. Cette dernière a retraversé
l’Atlantique avec sa mère à la mort de son père : elle vit aujourd’hui
dans le nord de Rio. Avant d’atteindre la Méditerranée, les Bernanos
sont passés par Liverpool, Londres, Paris, Avallon et Sisteron. Puis ils
sont arrivés sur les hauteurs de Bandol, dans une villa plus confortable
que la maison perdue, sans électricité, sans eau et presque sans vitres,
où ils avaient brièvement séjourné dans les Alpes-de-Haute-Provence.

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      C’est ainsi que l’auteur de la Joie a pu connaître quelques moments de
      paix à l’ombre des pins, avec la mer au bout de son jardin.
          À la fin de l’année 1945, ce vieux lutteur né le 20 février 1888,
      allait avoir 58 ans. Il lui restait deux ans et demi à vivre. Comme s’il
      pressentait l’imminence de l’heure de sa mort, il a vécu ses derniers
      mois pressés de rendre sa copie, distribuant ses feuillets tous azi-
      muts, à la Bataille, à Combat, à Carrefour, au Figaro et à Témoignage
      chrétien… On est frappé par l’ampleur de sa production journalis-
      tique au cours de ces années. Il avait laissé derrière lui au Brésil le
      tapuscrit de la France contre les robots, le dernier de ses livres conçu
      en tant que tel et publié de son vivant, chez Robert Laffont, en
      février 1947, après avoir paru à Rio de Janeiro, en août 1946, tiré
      à 250 exemplaires numérotés sous l’égide du comité de la France
      libre. Pris par les événements internationaux, soucieux de témoi-
      gner au jour le jour pour ce qui dure contre ce qui fait semblant
      de durer, Bernanos n’avait plus le temps de concevoir un essai de
      combat comme une œuvre singulière. « Mais heureusement il avait
      un tour à lui ; il écrivait à la diable pour l’éternité », comme a pu le
      dire Chateaubriand de Saint-Simon. En témoignent les textes de la
      période bandolaise de l’écrivain rassemblés par Antoine Travers dans
      Français, si vous saviez en 1961 (1).
          « L’homme menacé de faillite », « La maladie de la démocratie »,
      « L’illusion n’est pas l’espérance », « Le désarmement de l’esprit », « Le
      monde est-il vide d’espoir ? », « Les générations de Munich », « Ère
      chrétienne ou ère atomique »… Les titres de ses textes disent le souci
      de l’écrivain. Rentré en France après sept années d’exil mélancolique
      en Amérique du Sud, Georges Bernanos a eu le sentiment atroce d’as-
      sister à un suicide général des consciences. Ce n’est pas simplement
      dans son pays, mais dans l’Europe tout entière qu’il lui a semblé voir
      l’hitlérisme continuer de produire ses effets diaboliques à la façon d’un
      souffle nucléaire au sein du monde moral.
          À Toulon, où il avait écrit les Grands Cimetières sous la lune
      au cours du singulier printemps 1938, c’est au Grand Café de la
      Rade que Bernanos avait l’habitude de s’installer le matin devant
      un grand café crème avec ses cahiers d’écolier. À Bandol, l’écrivain

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a ­rapidement établi ses quartiers au Café de la Marine, qui existe
toujours, 10, allée Jean-Moulin. Ceux qui l’ont rencontré à cette
époque ont rapporté qu’il affectionnait la conversation des pêcheurs
et des gens ordinaires. On l’imagine assez doué pour le bavardage à
la provençale à l’heure de l’apéritif, les querelles de bistrot. Quand
l’angélus du soir sonnait au clocher de l’église Saint-François-de-
Sales, il remontait chez lui par l’actuelle allée Jean-Moulin, le bou-
levard Victor-Hugo et la montée Maillet. Un détail biographique
donné par Jean-Loup Bernanos, le fils benjamin de l’écrivain (2),
permet de retrouver sans peine la villa rouge au milieu des pins où
séjournait la tribu Bernanos à Bandol. L’écrivain et les siens étaient
en effet voisins de Raimu, l’acteur fameux immortalisé par son inter-
prétation de César dans la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol. La
villa Ker Mocotte, où Raimu habita de 1938 à 1946, est aujourd’hui
une propriété privée, mais les ouvrages touristiques et les anciens
Bandolais en conservent la mémoire. Elle se trouve au 103, rue
Raimu, sur les hauteurs de la presqu’île. Une fois là-haut, il suffit
de chercher parmi les maisons aux murs jaunes, roses et oranges
aux noms évocateurs – Thalassa, Marguerite, La Méridienne – pour
retrouver la villa La Pinède, une maison de style toscan aux murs
rouges, sise 5, rue Rénécros.
    Si le port de Bandol, transformé en galerie marchande en plein air,
est assez atroce dans son genre, et les yachts alignés dans la marina ins-
pirent généralement des sentiments confus, les hauteurs de la baie de
Renécros, avec sa plage de sable blanc, ses eaux bleu turquoise et l’île
Rousse au fond du paysage, ont gardé quelque chose d’enchanteur.
Épuisé par la lâcheté de ses contemporains – académiciens, gens de
lettres, généraux, ministres, doctrinaires ou abbés démocrates com-
promis avec le mensonge du gros animal social –, l’écrivain a assuré-
ment trouvé un peu de quiétude en assistant au lever du soleil sur les
calanques qui jalonnent le sentier de la corniche. Car si le dernier Ber-
nanos apparaît souvent très angoissé, il s’est également révélé capable
de capter beaucoup de lumière, une lumière qui se retrouve dans la
conférence intitulée « Nos amis les saints » (3) ou dans Dialogues des
carmélites. On l’imagine installé dans son fauteuil d’osier, coiffé d’un

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      chapeau à large bord, ses deux cannes posées près de lui, contemplant
      la Méditerranée éternelle et bleue à travers la grande baie vitrée de sa
      villa, catholique errant songeant sans cesse à partir pour de nouveaux
      horizons.
          Face à la mer, dont le murmure évoquait la présence de Dieu à
      Charles Baudelaire, peut-être arrivait-il au vieux Bernanos de se sou-
      venir de ce qu’il avait écrit dans Nous autres Français, en 1939 (4) :

           « Nous ne serons pas jugés par pièces ou par fragments,
           mais d’un seul coup, tout entiers. Nous serons jugés sur
           notre tâche, et nous ne faisons qu’un avec elle, nous
           sommes nous-mêmes notre tâche, chacun la sienne.
           Dieu veuille que nous ayons besogné comme les enfants
           jouent, passé d’un seul élan du jeu au travail et du travail
           jamais achevé à l’éternelle ascension ! »
      1. Georges Bernanos, Français, si vous saviez (1945-1948), introduction d’André Rousseaux, notes d’An-
      toine Travers, Gallimard, 1961 ; nouvelle édition coll. « Folio essais », 2017.
      2. Jean-Loup Bernanos, Georges Bernanos à la merci des passants, Plon, 1986.
      3. Georges Bernanos, la Liberté, pour quoi faire ?, Gallimard, coll. « Folio essais », 2017.
      4. Georges Bernanos, Essais et écrits de combat, tome I, édition de Michel Estève, Gallimard, coll. « Bibli-
      thèque de la Pléiade », 1972, p. 722.

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