Succès improbable, légitimité impossible - Justin Vaïsse
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Politique internationale n°90, hiver 2001 Justin Vaïsse * L’HÉRITAGE AMBIGU DE BILL CLINTON A la fin de l'année 1998, Bill Clinton apparaissait aux yeux des Américains comme le meilleur président que l'Amérique ait connu, en matière de politique étrangère, depuis la seconde guerre mondiale (1). Devançant John Kennedy et Ronald Reagan, il effectuait, depuis les profondeurs du classement, une remontée de sept places par rapport à une enquête similaire conduite quatre ans plus tôt. Comment expliquer un tel succès dans l’opinion ? Est-ce la satisfaction économique générale, l'engouement contagieux pour la personnalité du président, l'absence de mémoire historique ? Ou bien les Américains considèrent-ils vraiment la diplomatie de Bill Clinton comme la meilleure depuis des décennies ? C'est assurément l'absence de crise internationale majeure, le relâchement – incomplet – du sentiment de menace qui pesait sur eux et, en effet, la bonne santé de l'économie qui motivent le jugement des Américains. Mais on ne saurait pour autant réduire à ces seuls facteurs l'appréciation positive qu'ils ont portée sur la diplomatie de Bill Clinton, car ses mérites sont réels. Quel héritage diplomatique Bill Clinton a-t-il légué à son successeur ? Dans quel état a-t-il laissé la fonction présidentielle, l'outil diplomatique et les forces armées ? Bref, dans quelle posture l'Amérique se trouve-t-elle à présent face au monde et quels sont les défis qui attendent George W. Bush ? Succès improbable, légitimité impossible Le premier président de l'après-guerre froide suscite dans son pays, on le sait, des réactions si passionnées que l'évaluation de son bilan est souvent un exercice empreint d'esprit partisan. Plusieurs personnalités prestigieuses de tendance conservatrice se sont ainsi exprimées, au cours des derniers mois, à l'occasion de la campagne présidentielle, pour évaluer la perfomance 1
diplomatique des huit années de présidence Clinton, y compris dans le dernier numéro de Politique internationale (2). Ces critiques fournissent un point de départ utile, mais autant par les problèmes réels qu'elles relèvent que par les exagérations qu'elles présentent, dont on peut présenter un échantillon ici. Ainsi, l'un des leitmotive des critiques républicaines, c'est l'incohérence de l'action extérieure de Bill Clinton, l'absence d'un projet diplomatique global. Mais qui se serait risqué, dans le contexte international de l'après-guerre froide, à émettre des jugements définitifs sur l'état du monde et le rôle que les États-Unis doivent y jouer ? Si personne n'a trouvé de substitut valable à la doctrine de l'endiguement, c'est simplement que le contexte international rendait cette tâche impossible, voire dangereuse. Rendre Bill Clinton responsable de cet état de fait, lui reprocher une absence de vision d'ensemble précise, c'est demander à un musicien de jouer la même partition dans des concerts différents. Enfin, une doctrine très générale, « engagement and enlargement », inspirait bel et bien l’action de l’exécutif – quant à son application, on peut certes remarquer qu'elle n'a pas toujours été très convaincante. D'autres critiques républicaines commettent l'erreur d'assigner au président la responsabilité de tout ce qui va mal depuis la fin de la Guerre froide. Même Richard Haas, constatant chez les Américains une « tendance croissante sinon à l'isolationnisme, du moins à l'indifférence », estime que « ce manque d'intérêt du public est probablement le pire aspect de l'héritage que [Bill Clinton] lègue à son successeur ». C'est surestimer la capacité de mobilisation de l'opinion publique dont dispose le président américain dans un contexte de paix et de prospérité. En fait, c'est bien plutôt l'apathie de l'opinion qui permet d'expliquer certaines tendances de la diplomatie de Bill Clinton. Bref, le premier problème que pose la critique républicaine, c'est qu’elle impute toutes les contradictions d'une époque à un homme. Encore une fois, le bilan dressé par les démocrates présente le même travers, de manière inversée : tout ce qui fut positif aurait été, selon eux, le fait de Bill Clinton. Seconde caractéristique des critiques républicaines adressées à l’administration sortante : elles ne tiennent pas compte du contexte dans lequel fut prise telle ou telle décision. Richard Perle, par exemple, dénonce violemment le refus de lever l'embargo sur les armes à destination des Bosniaques. Mesure qui, estime-t-il, aurait permis à ceux-ci de se défendre plus efficacement (3). Mais il semble oublier l'opposition résolue des capitales européennes, dont les troupes de maintien de la paix risquaient de faire les frais d'une accentuation du conflit armé. En outre, cette levée de l'embargo aurait sans doute entraîné, à 2
terme, la nécessité d'une intervention plus résolue des Occidentaux. Intervention que toutes sortes d'oppositions intérieures, à commencer par celle de Colin Powell (alors chef d'état-major des armées) et de la plupart des Républicains, rendaient difficilement concevable. De surcroît, les analystes républicains ont tendance à exagérer certaines observations à des fins partisanes. C'est typiquement le cas de la Chine, que les experts conservateurs considèrent dès à présent comme une menace militaire et qu'ils jugent "surarmée" (4). Or, non seulement le budget chinois est 14 fois inférieur à celui des États-Unis (5), mais son armée est incapable d'envahir Taiwan. A l'inverse, les forces armées américaines sont jugées en perte de vitesse, proches de l'anémie. Comme le fait remarquer William Pfaff, la nation américaine aborde le XXIe siècle avec une double première place : pays surarmé, de loin le plus puissant, c'est aussi le pays le plus angoissé par la question de sa sécurité, le plus apeuré (6). Richard Perle sacrifie lui aussi à l’hyperbole lorsqu'il estime que, « sous Clinton, des troupes ont été dépêchées un peu partout dans le monde, sans que soit définie avec soin leur mission… » Ce jugement prête à sourire : s'il contenait une part de vérité sous Bush père et durant la première année de la présidence Clinton, il relève depuis du fantasme. En réalité, si George Bush Jr. et Dick Cheney souhaitent, en début de mandat, accomplir un geste symbolique en retirant les troupes américaines de maintien de la paix d'un pays ou d'un autre, ils seront bien en peine de le faire. En Sierra Leone, les Casques bleus sont nigérians et britanniques. Au Timor oriental, ils sont essentiellement australiens. En ex-Yougoslavie, les boys américains représentent désormais moins d'un cinquième des troupes déployées… Le quatrième et dernier problème posé par les prises de position républicaines, c'est que nombre d'entre elles attachent encore aux deux victoires de Bill Clinton un caractère de profonde illégitimité, tant pour des raisons intérieures qu'extérieures. Non seulement cet homme, ayant lâchement échappé à la guerre du Vietnam et « qui déteste les militaires », a tenté d'abolir les règles interdisant aux homosexuels déclarés d'être admis dans l'armée, mais il a aussi mis la sécurité nationale en danger avec ce « fantasme selon lequel les accords de contrôle des armements pourraient apporter la moindre contribution à notre sécurité » (7), ou encore par son attitude irresponsable face à la Chine. Sur le plan intérieur, sa présence à la Maison-Blanche est considérée comme intolérable par de nombreux conservateurs qui se sont acharnés à l'en déloger à coups de scandales. Dans leur esprit, Bill Clinton a incarné un déclin moral du 3
pays, aussi bien par ses mœurs que par sa prétendue « trahison » des intérêts de la sécurité nationale. Tous ces exemples le montrent : le discours républicain se heurte à quelques défauts de raisonnement récurrents : il oublie le contexte dans lequel se sont inscrites les décisions présidentielles, recourt volontiers à l’exagération partisane, voire dénie purement et simplement toute légitimité à Bill Clinton. Du côté démocrate, on l'a noté, ces défauts se retrouvent de manière inversée, si bien que le bilan est tout aussi tendancieux (8). Dresser un tableau non partisan de la diplomatie clintonienne n'est donc pas chose aisée. D'autant qu'on se heurte ici à un autre problème traditionnel de l'évaluation politique : est-il juste d’imputer toutes les évolutions de la diplomatie américaine au seul président, alors qu'on est dans une situation de pouvoir largement partagé ? Il faut rappeler combien l'autorité du président des États- Unis est relative dans un Washington divisé en fiefs concurrents qui tous influent, peu ou prou, sur la politique étrangère (9). La clef de la politique étrangère américaine se trouve dans l'équilibre des luttes qui agitent la capitale fédérale plus qu'à la Maison blanche. Le président de la première puissance mondiale influe, naturellement, sur l'action extérieure de l'Amérique. Mais son autorité s'exerce avant tout par la persuasion et la détermination. C'est sans doute par là que devrait commencer un bilan plus serein des deux mandats de Bill Clinton. Deux trophées personnels Parmi les succès que Bill Clinton peut, à juste titre, revendiquer, on en trouve au moins deux qui résultent directement de son implication personnelle dans les dossiers : les efforts en faveur de la paix et l'entrée dans la globalisation. De l'Irlande à la Palestine, nul ne conteste l'apport de Bill Clinton aux processus de paix. Il est vrai que ce rôle de médiateur compte parmi ceux qui laissent à l'exécutif la plus grande latitude d'action. On peut, au demeurant, trouver toutes sortes de raisons cyniques à l'activisme de Bill Clinton : le désir d'acquérir, notamment dans les derniers mois de son mandat, une stature de « pacificateur » au moins égale à celle de Jimmy Carter ; le vote des Irlandais- Américains ; la nécessité de résorber les contradictions de la politique américaine au Moyen-Orient — c'est-à-dire avant tout le soutien à Israël d'un côté, et à certains pays arabes producteurs de pétrole de l'autre. Mais tous les indices et tous les témoignages convergent et soulignent le rôle de Bill Clinton dans les deux processus de paix. 4
Certes, aucun des deux ne débouche sur les résultats escomptés, et la situation au Proche-Orient est, depuis la fin septembre 2000 jusqu'à l'écriture de cet article, préoccupante. Mais des étapes importantes ont été franchies. En dépit de l'enlisement du processus d'Oslo, l'acteur palestinien a acquis une reconnaissance (visite de Bill Clinton à Gaza) qui a permis de rendre ce problème plus "national", plus autonome par rapport aux relations diplomatiques entre Israël et le monde musulman ou le monde arabe, qu'il s'agisse de ses voisins immédiats (Egypte, Jordanie, Liban, Syrie) ou plus lointains (Iran, Arabie séoudite, etc.).Ce découplage, comme l'a noté Olivier Roy, constitue l' « acquis d'Oslo ». D'autant qu'il faut y ajouter les progrès des négociations entre Tel-Aviv et Damas qui ont, à plusieurs reprises, été sur le point d'aboutir. George W. Bush saura-t-il nouer, avec les protagonistes des deux camps, des relations confiantes et suivies ? Ou saura-t-il déléguer des conseillers suffisamment habiles et incontestables pour jouer ce rôle ? On peut l'espérer, même si les signaux envoyés lors de la campagne républicaine sont contradictoires. D'un côté, on connaît la proximité équipe Bush/milieux pétroliers, traditionnellement plus favorables que d'autres aux pays arabes, ce qui pourrait modifier à la marge l'équilibre de la diplomatie américaine. De l'autre, l'offensive en direction des milieux Juifs-Américains pour concurrencer les démocrates s'est traduite à la fois par une surenchère dangereuse sur certains sujets (engagement de transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem...) et par un rapprochement avec le Likoud, qui fait pièce aux relations privilégiées entre démocrates et travaillistes. Si le Likoud sort vainqueur des élections israéliennes de février, on peut penser que les progrès vers une paix durable se feront attendre longtemps. On peut aussi imaginer que se fondant sur "l'acquis d'Oslo", l'Administration Bush sera tentée d'améliorer ses relations avec le monde musulman (Iran en particulier) tout en donnant des gages à Israël et à l'AIPAC sur le dossier palestinien. La seconde victoire personnelle de Bill Clinton, c’est d’avoir fait entrer les États-Unis de plain-pied dans la globalisation. Il ne s'agit pas de créditer l'administration démocrate, comme l'a fait naturellement Al Gore pendant la campagne, de tous les succès économiques enregistrés par l'Amérique depuis huit ans. Mais force est de reconnaître que Bill Clinton, en « nouveau démocrate » qu'il est, a toujours été intimement persuadé que le mouvement d'interdépendance et d'ouverture croissante des économies était dans l'intérêt de l'Amérique, et que celle-ci devait encourager cette tendance, quitte à en amortir les conséquences intérieures. 5
Deux succès précis peuvent être distingués à cet égard. D'abord, Bill Clinton a tenu sa promesse de campagne : il a replacé l'économie au cœur de la diplomatie américaine. Même si le mouvement s'est incontestablement estompé au cours des dernières années, les préoccupations commerciales ont pris une place de choix dans l'action diplomatique et dans l'organisation bureaucratique de l'exécutif. La création du NEC (National Economic Council), en 1993-1994, en a été le symbole. Mais cet organisme, qui n'a bien sûr pas atteint le niveau d'importance du NSC (National Security Council), a vu ensuite son influence décliner, si bien que son avenir sous George W. Bush n'est pas assuré. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l'activisme commercial des premières années a laissé des habitudes, tant au sein des structures spécialisées (Département du Commerce...) qu'au Département d'État. Secundo : le président a payé de sa personne pour faire entériner, par son propre camp, divers accords commerciaux qui ont accéléré l'insertion de l'Amérique dans l'économie globalisée (l'ALENA, négociée par George Bush père, et l'Uruguay Round, donc l'OMC). Il est vrai que le mouvement tend à s'enliser par la suite : les initiatives en direction de l'Asie-Pacifique (création de l'APEC) et de l'Amérique latine (vaste zone de libre-échange et intégration du Chili dans l'ALENA) ne débouchent pas sur des résultats convaincants en raison de l'opposition croissante des syndicats, soutien électoral le plus sûr des démocrates. En octobre 1997, le Congrès refuse à Bill Clinton l'autorité de négociation commerciale dite fast-track. Il faut dire que les mesures d'accompagnement intérieur des effets de la libéralisation commerciale ont laissé à désirer : les cols bleus américains ont incontestablement souffert de ces accords, en particulier de l'ALENA, en raison des délocalisations (10). Du coup, l'opposition aux nouvelles mesures de libéralisation s'est fait sentir lorsque Clinton a reculé une première fois devant l'entrée de la Chine à l'OMC (avril 1999), avant de finir par accepter cette adhésion (novembre 1999). Et l'on peut penser que le profil bas adopté par le président lors des troubles de Seattle, le mois suivant, s'explique largement par la nécessité d'apaiser le camp démocrate à l'approche des élections de l’an 2000. Il n'empêche que l'Amérique, désormais au carrefour de plusieurs accords régionaux et bénéficiant de son avance dans les technologies de l'information, profite pleinement de la globalisation. Le commerce extérieur représente aujourd’hui 25 % de son PIB contre moins de 20 % en 1980, et plus des deux tiers de sa population ont un jugement neutre ou positif sur la globalisation (11). Ce qui peut être reproché à Bill Clinton et à son équipe, en revanche, c'est d'avoir trop encouragé la libéralisation des marchés émergents en 1993-1995, sans être parvenu à consolider les institutions 6
financières internationales et les règles en matière d'investissement et de marchés de capitaux. La crise asiatique de 1997 en a témoigné avec éclat. Qu'en sera-t-il de George W. Bush ? Là encore, les signaux sont ambigus. D'un côté, on peut s'attendre à ce qu'il reprenne le flambeau du libre-échange, en particulier en direction de l'Amérique latine, et qu'il s'assure de la fast-track auprès d’un Congrès resté – de justesse – républicain. De l'autre, il devra faire face à une opposition résolue des démocrates traditionnels qui se laisseront moins facilement circonvenir par un président républicain que par Bill Clinton. Surtout si le ralentissement de l'économie américaine ressemble davantage à un atterrissage violent (hard landing) qu'à l'atterrissage en douceur (soft landing) généralement pronostiqué jusque-là. D'où l'importance des décisions d'Alan Greenspan, à la Fed, en qui George W. Bush a déclaré avoir toute confiance. Des succès partagés Les autres succès de la diplomatie clintonienne sont à mettre au crédit d'acteurs plus variés que le seul président : l'administration Bush (père), qui a posé des premiers jalons solides ; les républicains du Congrès ; ou même certains conseillers de Bill Clinton. C'est le cas de la politique américaine vis-à-vis de la Russie et de l'Europe, mais aussi de la Chine. Michael Ledeen prend à partie, dans le dernier numéro de Politique Internationale, la politique russe des États-Unis, laquelle, écrit-il, « se réduit à un culte de la personnalité » au profit successif de MM. Gorbatchev, Eltsine puis Poutine. Mais le fait même qu'il inclue dans ses critiques l'administration de George Bush père démontre le poids du contexte intérieur russe sur cette politique, auxquelles les alternatives apparaissent singulièrement peu nombreuses. Aurait-il fallu affaiblir les dirigeants russes pro- occidentaux au nom de la pureté des principes politiques et économiques américains ? Convenait-il d'administrer à la Russie un électrochoc libéral encore plus puissant ? Non, assurément. L'administration Clinton, suivant la pratique instaurée auparavant, a sagement appuyé les forces pro-occidentales — Eltsine, pour l'essentiel — sachant les modérer, à l'occasion, pour éviter une dérive autoritaire (octobre 1993, élections de 1996). Ce qu'on peut lui reprocher, sans doute, c'est d'avoir continué à plaquer trop rapidement des recettes économiques libérales sur un pays dépourvu de ressources juridiques et administratives suffisantes pour absorber des privatisations massives à un rythme accéléré. Par ailleurs, on peut déplorer la modestie des sommes dégagées pour la Russie, l'absence d'une sorte de Plan Marshall destiné à soutenir la transition. Enfin, 7
beaucoup estiment que l'élargissement de l'Otan a eu pour effet de braquer Moscou et d'aliéner une grande partie de l'opinion publique russe. Mais à l'avertissement lancé par Nixon en 1992 selon lequel la question essentielle, dans le futur, serait « qui a perdu la Russie ? » (reprenant la célèbre formule sur la « perte de la Chine » par les États-Unis en 1949), l'administration Clinton peut estimer avoir fait droit. Quitte à avoir lié trop intimement ses intérêts à ceux de l'équipe en place, et à avoir fermé les yeux sur des excès condamnables (Tchétchénie). Mais imagine-t-on ce qu'aurait été une Russie partant vraiment à la dérive ? L'extension de l'Otan vers l'Est a démontré la maîtrise du facteur russe et de son articulation avec la politique de sécurité européenne des États-Unis qui fut, sur ce point, couronnée de succès — si l'on adopte des critères de jugement américains bien entendu. Alors que l'existence même de l'Otan, privée d'ennemi, pouvait être sérieusement mise en cause, les administrations Bush et Clinton sont parvenues non seulement à préserver la cohésion de l'Alliance en lui assignant de nouvelles missions, mais aussi à faire admettre l'opportunité d'étendre ses garanties de sécurité à la Pologne, à la République tchèque et à la Hongrie. Le travail de l'administration Clinton sur le front intérieur (lobbies, opinion publique, Congrès) comme sur le plan diplomatique fut, dans l'ensemble, remarquable. Il permet de léguer à George W. Bush une Europe où les États-Unis restent très présents, en position de force grâce à l'Otan, aux troubles des Balkans et aux relations bilatérales qu'ils entretiennent avec chaque acteur. Ce qui leur permet de diviser le continent, tandis que l'Union européenne tarde à s'élargir et peine à imposer son projet de défense commune. En ce qui concerne la Chine, la diplomatie de Bill Clinton avait commencé par mettre en œuvre ses promesses de campagne idéalistes, axées sur la question du respect des droits de l'homme. Dès mai 1994, devant l'inefficacité de cette politique et les protestations des milieux d'affaire, le président renonça à cette orientation. Depuis lors, la politique d'« engagement » suivie a tracé une voie moyenne entre intégration de la Chine à la communauté internationale, notamment par l'outil commercial (entrée à l'OMC), et endiguement résolu de ses visées géostratégiques (entretien de la capacité militaire de Taiwan, liens de sécurité renforcés avec le Japon, envoi de porte-avions près du Détroit de Formose lors des manœuvres d'intimidation chinoises de mars 1996). Compte tenu de ce qu'est la Chine — une puissance insatisfaite, « révisionniste », en forte expansion économique et militaire — et de l'exacerbation des rivalités partisanes washingtoniennes à son sujet, on peut considérer que cette double voie a été la formule la plus sage. C’est également celle qui laisse à George W. 8
Bush la plus grande latitude d'action. Il est à souhaiter qu’au-delà de la rhétorique belliqueuse employée durant la campagne, le nouveau président républicain s'inspirera davantage du pragmatisme de son père et de Bill Clinton que des accents « confrontationnistes » de certains néo-reaganiens en mal d'adversaire. Il en va de même pour la Russie : quoi qu'en dise Condoleezza Rice, la politique russe de George W. Bush ne pourra s'écarter franchement de celle des trois administrations précédentes. Les Républicains ne pourront pas ignorer brutalement, comme ils l'ont laissé entendre, les objections de Vladimir Poutine au projet NMD (12). On peut en revanche, sur la base de relations personnelles nouvelles, imaginer des accords d'un type inédit entre Moscou et Washington dans le domaine du désarmement, sur le modèle de ce que Bush père et Mikhaïl Gorbatchev avaient réalisé de 1989 à 1992 (13). En mai dernier, le candidat républicain avait, d'ailleurs, évoqué cette possibilité de réductions unilatérales concertées. Plus généralement, au niveau géostratégique, Bill Clinton a laissé à son successeur une situation mondiale dans laquelle l'Amérique se trouve, tout autour du continent eurasiatique, en position clef. Elle y est l'arbitre d'équilibres régionaux qui lui permettent de surveiller d'éventuelles puissances rivales, ainsi que les puissances régionales turbulentes susceptibles de remettre en cause l'ordre américain. L'approfondissement des relations de sécurité avec le Japon à partir de 1995 ; le réchauffement des liens avec l'Inde ; le maintien, sur le pourtour du golfe Persique, de troupes, de navires et de matériel prépositionné ; l'extension de l'Otan vers l'Est et une présence accrue dans le bassin méditerranéen : tout cela assure à Washington une position centrale dans les différents jeux d'équilibre du système international et garantit tant la prépondérance globale des États-Unis qu’une certaine stabilité des relations entre puissances. Sur ce plan, le bilan est évidemment positif… encore une fois, d'un point de vue américain. En revanche, en matière de non-prolifération — condition de long terme de la prépondérance américaine —, George W. Bush hérite d'une situation beaucoup plus nuancée. Or, on peut se demander s'il ne risque pas de la compromettre plus encore. Bill Clinton lui-même avait profité du bon bilan laissé par son prédécesseur. Mais la diplomatie des deux mandats Clinton, comme l'a montré Gilles Andréani (14), a paru de plus en plus renoncer à exercer un leadership éclairé sur les régimes de non-prolifération pour se rapprocher d'une position excessivement craintive et pessimiste, préférant les solutions militaires ou technologiques unilatérales (« contre-prolifération » ; NMD) à la consolidation des acquis coopératifs. Certes, l'héritage Clinton 9
présente plusieurs aspects positifs : dénucléarisation de l'ex-URSS, Russie exceptée ; renouvellement, en 1995, du Traité de non-prolifération nucléaire ; ratification des accords START et de plusieurs autres conventions (armes chimiques, MTCR, etc.). Les ombres, cependant, sont nombreuses : absence de grand traité avec la Russie ; tests nucléaires indien et pakistanais ; essais de missiles nord-coréens et iraniens en 1998 ; rejet du CTBT (Traité d'interdiction complète des essais nucléaires) par le Sénat, le 13 octobre 1999. Si l'on ajoute la NMD, il y a finalement assez peu de raisons d’être optimiste quant à l'avenir des disciplines internationales de contrôle des armements. Et au vu des positions de George W. Bush en la matière, on voit mal comment il redresserait le bilan clintonien. Opposé à la ratification du CTBT qui ne sera pas soumis à nouveau au Sénat, partisan d'un bouclier anti-missiles encore plus ambitieux que celui préparé par Bill Clinton, globalement hostile à l'arms control qu'il juge dépassé, le président Bush pourra-t-il offrir au monde une vision acceptable de ces enjeux ? Peut-on créditer Bill Clinton d'avoir donné à l'Amérique une doctrine d'intervention militaire — baptisée par certains « doctrine Albright » — moins restrictive que les doctrines Weinberger et Powell (15) ? Ce serait saluer comme un succès ce que les républicains n'ont cessé de critiquer : l'envoi de soldats américains dans toutes les zones à problèmes du monde pour faire ce qu'ils appellent un « travail social » (16). En fait, que ce soit à Haïti en 1994, en Bosnie à l'été 1995, au Kosovo au printemps 1999 ou ailleurs, Bill Clinton n'est généralement intervenu que lorsqu'il ne pouvait plus faire autrement, tant la crédibilité du leadership américain était mise en cause. En fait, la « doctrine Clinton » est restée à géométrie variable — les populations rwandaises, entre autres, l'ont constaté à leurs dépens — et pas si éloignée, au fond, des conceptions d'un grand nombre de républicains internationalistes (17). Au cours des dernières années, nous l'avons noté, les troupes américaines de maintien de la paix sont devenues une denrée rare. Il reste que le président démocrate et Mme Albright ont quelque peu assoupli les conditions d'emploi des forces armées à l'extérieur, ce sur quoi la nouvelle administration républicaine risque de revenir. Colin Powell, le nouveau secrétaire d'État, n'a-t-il pas usé de sa forte influence sur la jeune administration Clinton pour la dissuader d'intervenir en ex-Yougoslavie ? A vrai dire, le général Powell ne voulait même pas passer à la phase offensive dans le Golfe, en 1990. C'est dire s'il était éloigné des conceptions d'Al Gore sur la nécessité d'un « engagement anticipé » (forward engagement). On peut donc s'attendre, dans les quatre années qui viennent, à une prudence renouvelée pour ce qui touche à l'emploi des forces dans des crises 10
jugées « secondaires ». Le problème est, bien évidemment, de savoir si le nouveau contexte international offrira à l'administration Bush des situations suffisamment claires pour être jugées « essentielles » ou « secondaires » au premier coup d'œil. Or Colin Powell, Dick Cheney et Condi Rice auront sans doute moins de guerres du Golfe à mener que de Sierra Leone, voire de Kosovo et de Colombie, à gérer. Et dans ces cas-là, l'alternative du "tout ou rien", la force décisive ou l'abstention, risque de conduire à des tensions insoutenables. Du flottement à la dérive Ce bilan, plutôt flatteur puisqu'il concerne finalement le cœur de la politique étrangère américaine, se trouve assombri par une série de problèmes qui tiennent à la place même des affaires extérieures dans les deux mandats de Bill Clinton. On a souligné les quelques dossiers qui avaient fait l'objet d'un fort investissement présidentiel, comme les processus de paix et la globalisation. Mais d'autres crises ont mobilisé le président et confirmé qu’il savait, à l’occasion, exercer son leadership, quitte à aller contre les vents dominants de l'opinion et du Congrès : l'aide financière d'urgence au Mexique, le déploiement de troupes en ex-Yougoslavie (après les hésitations mentionnées), l'intervention au Kosovo, la ratification des accords commerciaux… Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt : le président qui a le plus voyagé à l'étranger n'était pas le président de la politique étrangère. Son désintérêt relatif pour ces sujets, très fort au cours des premières années, moins aigu par la suite, lorsque les affaires extérieures lui ont apporté un précieux dérivatif aux scandales intérieurs, a entraîné trois conséquences qui font indissolublement partie du « bilan Clinton ». La première est le flottement du leadership américain, à plusieurs reprises au cours de ces huit années, flottement qui fut le reflet du manque d'implication personnelle du chef de l’État. Certes, Bill Clinton a su s'entourer de bons conseillers, de stratèges et de négociateurs brillants (comme Strobe Talbott, Dennis Ross ou, dans un autre style, Richard Holbrooke). Mais son inclination l'a souvent conduit à remettre à plus tard les décisions douloureuses, à temporiser, à attendre qu'un consensus prenne forme. D'où l'aboulie dont a souvent paru frappée la politique étrangère des États-Unis (Haïti, Irak, ex- Yougoslavie jusqu'à l'été 1995) Bien souvent, Bill Clinton a tenté d’occulter les difficultés et de maintenir, le plus possible, les crises à distance des écrans de télévision. Résultat : il laisse à son successeur une série de problèmes persistants, symbolisés par la question irakienne. Pour l'extension de l'Otan qui, 11
vue de l'extérieur, paraît un modèle de politique ferme et résolue, James Goldgeier a bien montré que la décision n'a jamais vraiment été prise par l’hôte de la Maison-Blanche. Si ses conseillers les plus déterminés ont pu l'imposer à ceux qui y étaient réticents, c’est uniquement en se prévalant des signaux « permissifs » du président, que son instinct de politique intérieure poussait à accepter les fortes sollicitations dont il faisait l'objet de la part de Vaclav Havel et de Lech Walesa (18)... La seconde conséquence de la réticence de Bill Clinton à investir le temps et le capital politique nécessaires aux affaires étrangères est l'accentuation d'un vieux travers de la diplomatie américaine : le manque de moyens, qui s'est incontestablement accentué au cours des dernières années. Le président sortant n'en est pas seul responsable, et il a souvent déploré que le Congrès n'accorde pas les fonds nécessaires à son action diplomatique. De fait, entre 1993 et 1999, ces crédits sont passés de 1,22 % à 0,9 % du budget fédéral, pourtant en forte progression. Quant à l'aide au développement, on sait que les États-Unis sont, en pourcentage, bons derniers au sein de l'OCDE. Rejeter le tort entièrement sur le Congrès serait un peu rapide : Bill Clinton avait la possibilité de demander davantage aux parlementaires républicains, quitte à transiger sur d'autres sujets. Il ne l'a pas fait. Le manque de moyens est donc tout autant politique — défaut d'attention et de volonté présidentielles — que strictement financier. De même, si Bill Clinton avait vraiment eu à cœur de défendre la cause des traités de non- prolifération, il aurait agi différemment en septembre-octobre 1999, lorsque le Sénat a rejeté la ratification du CTBT. Le manque de préparation, de suivi et d'implication des hauts responsables de l'exécutif, à commencer par le chef de l’État lui-même, dans le lobbying indispensable à toute entreprise de cette envergure a été flagrant, et ses retombées désastreuses. Ce dernier exemple conduit à évoquer la troisième conséquence du désintérêt relatif de Bill Clinton pour la politique étrangère : la priorité donnée aux considérations intérieures et à la politique « politicienne » dans les dossiers diplomatiques. En effet, sitôt rejeté le CTBT, le président et son conseiller à la sécurité nationale s'en sont pris, sans ménagement, au prétendu « isolationnisme » des républicains. Ce qui revenait à faire preuve non seulement de mauvaise foi (l'isolationnisme n'était pas la raison de l'opposition républicaine à ce traité) mais aussi d'esprit partisan (la faute en incombait largement à l'incurie de l'administration). Or cette tendance est l'un des traits marquants des deux mandats de Bill Clinton : la conflictualité entre présidence et Congrès s'est fortement accentuée, et l'annexion de la diplomatie aux luttes intérieures a connu des progrès très nets. On peut, bien sûr, expliquer ces 12
phénomènes par la disparition de la menace communiste et en rejeter le blâme sur l'esprit très partisan des républicains. Reste que Bill Clinton porte une incontestable part de responsabilité personnelle. « Politics first, policy second » : dans ce slogan, les deux camps se sont retrouvés ; et le président n'a, pas moins que Jesse Helms, instrumentalisé la politique étrangère à des fins partisanes. Cet aspect beaucoup moins brillant du bilan de Bill Clinton va-t-il peser sur le mandat de George W. Bush ? On peut espérer, de la part du nouvel élu, un leadership international plus ferme. Non pas tant en raison de son penchant personnel que de la composition de son équipe de conseillers, internationalistes brillants et déterminés. Toutefois, cet avantage serait réduit à néant si George W. Bush ne parvenait pas à arbitrer entre ses proche collaborateurs. Ses maigres connaissances en matière internationale et son style distancié (hands-off) de gestion politique l'ont fait comparer à Ronald Reagan, lui aussi entouré d'une équipe nombreuse et compétente. Le problème, c'est que cette équipe s'est interminablement déchirée et consumée en luttes intestines. C'est précisément de là que la crise du leaderhip pourrait venir : si certains conseillers sont des modérés (Condi Rice, Brent Scowcroft), d'autres sont plutôt des « faucons » néo-conservateurs (Richard Perle, Paul Wolfowitz). Les contradictions entre analystes républicains risquent précisément de se retrouver dans l'entourage du nouveau président. Saura-t-il trancher et affirmer une vraie autorité en politique extérieure ? Cette question est d'autant plus importante que la situation au Congrès n'est pas aussi prometteuse que le disent certains analystes, très prompts à évoquer des institutions « monocolores ». Le Parti républicain est en fait très divisé, par exemple entre libre-échangistes et tenants des valeurs morales, entre internationalistes modérés et unilatéralistes forcenés. Les groupes parlementaires républicains sont, dans l'ensemble, bien plus conservateurs et souverainistes que la moyenne des conseillers de George W. Bush. Ensuite, la majorité républicaine, notamment au Sénat, est très faible, ce qui permettra aux démocrates de pratiquer l'obstruction. Pour contrôler le Sénat, il faut bien davantage qu'une majorité simple. Un parti doit avoir au moins 60 sénateurs (soit les 3/5e des sièges) pour disposer d'une majorité « anti-flibuste » (19) lui permettant d'imposer la clôture des débats. Quant à la ratification des traités, elle exige le vote de 66 sénateurs (les 2/3 des sièges). Or le Parti républicain ne dispose que de 50 sièges. Et les démocrates ne vont pas manquer de combativité, puisqu'ils ont toutes les chances de remporter les élections de mi-mandat en novembre 2002 et de s'approprier le Sénat et même la Chambre des représentants. 13
Bref, il n'est pas du tout certain que George W. Bush pourra renverser la tendance persistante de la machine politique washingtonienne à considérer les affaires étrangères comme un aspect secondaire du calendrier politique ou comme un champ de bataille pour ses luttes intestines. De sorte que sur la restauration du leadership présidentiel intérieur et international, comme sur la hausse des moyens consacrés aux affaires extérieures, on peut à bon droit s'interroger. La face cachée de la triangulation clintonienne Mais il reste un dernier pan du bilan de la diplomatie clintonienne que nous n'avons pas évoqué et qui, à vrai dire, est le plus préoccupant. Le président sortant porte une part de responsabilité certaine dans ce phénomène, et son successeur semble plutôt enclin à l'accentuer. Il s'agit de la dérive croissante des États-Unis vers ce que l'on pourrait appeler un « multilatéralisme dégradé », dont on décrit les principaux aspects un peu plus loin (20). On touche ici au point le plus intéressant du bilan de Bill Clinton, et à une question qui s'applique aussi bien à son bilan intérieur. La « triangulation » (21), cette tactique d'appropriation d'une partie du programme des républicains, a-t-elle affadi les initiatives conservatrices les plus extrêmes, protégeant du même coup l'acquis « libéral », ou bien a-t-elle eu pour effet de les laisser s'exprimer et se concrétiser pour partie, alors qu'une opposition résolue eût permis de les bloquer entièrement ? Prenons la réforme de l'aide sociale : Clinton a-t-il servi la cause « libérale » en obligeant les républicains à adoucir le projet voté en 1996, ou bien a-t-il fait leur jeu en permettant à cette loi de passer ? En matière diplomatique, Clinton a-t-il atténué les tendances souverainistes et unilatéralistes des républicains en adoptant, partiellement, leur point de vue sur l'ONU en 1994, ou bien a-t-il privé l'internationalisme libéral de héraut en acceptant, par calcul politique, de critiquer l'organisation et en abandonnant brusquement ses idéaux initiaux de « multilatéralisme déterminé » et de coopération internationale ? Bill Clinton doit sa survie politique à cette capacité à reprendre, pour une part, le programme de ses adversaires. Mais le prix de cette « triangulation » a été l'évolution croissante de l'Amérique vers une politique étrangère plus solitaire, plus militarisée, moins coopérative et moins universaliste. Cette dérive vers un multilatéralisme dégradé s'observe sur cinq sujets au moins. D'abord, l'abandon d'une certaine retenue stratégique (extension de l'Otan, « grand jeu » 14
autour de la Caspienne, double endiguement au Moyen-Orient, intervention au Kosovo, rejet du CTBT, etc.). Cette retenue, qui fondait le statut de superpuissance « non prédatrice », avait permis d'éviter que la Russie et la Chine ne tentent d'équilibrer la puissance américaine. Son abandon laisse craindre un retour de ce mécanisme classique des relations internationales, bien loin de ce qu'un leadership éclairé pourrait mettre en œuvre. Le second point, plus connu, est le recours fréquent à l'unilatéralisme au cours de ces dernières années (non- reconduction de Boutros Boutros-Ghali, lois Helms-Burton et D'Amato- Kennedy, frappes de représailles sur le Soudan et l'Afghanistan, guerre d'usure en Irak…). Troisième évolution, l'indifférence à l'endroit des organisations multilatérales et du droit international marque une crispation sur la souveraineté américaine. A cet égard, les exemples ne manquent pas : non-paiement de la contribution à l'ONU pendant de longues années ; marginalisation du Conseil de sécurité lors de l'opération « Renard du désert », lancée alors que celui-ci délibérait ; conditionnalité et exigences de réforme imposées au FMI en 1998... La crispation souverainiste des Américains s'est également traduite par le rejet de tout progrès dans la coopération institutionnalisée entre nations, notamment lors des accords sur les mines antipersonnel, sur la Cour pénale internationale, sur les conventions concernant l'environnement, et par le refus de divers accords internationaux tel le traité relatif au droit de la mer, pourtant modifié à la demande de Washington. Plus généralement, les États-Unis, au lieu de montrer la voie de la coopération, ont préféré profiter de plus en plus de leur position de première puissance pour régler les problèmes au moindre coût, multipliant les enceintes ad hoc au gré de leurs besoins (G8, Groupe de Contact (22), KEDO (23), consortium d'intervention pour le sauvetage financier du Mexique, etc.). Naturellement, cette évolution s'est faite au détriment des structures formelles de concertation, comme l'ONU, et au péril de l'ambition universaliste qui était celle des fondateurs du « monde américain », en 1944-1947. En lieu et place de cette ambition universaliste, et de la négociation entre nations, la diplomatie américaine s'est, sous Bill Clinton, de plus en plus reposée sur le « bon droit » de l'Amérique, c'est-à-dire sur la légitimité que lui confèrent ses principes démocratiques et son rôle de garante des équilibres stratégiques régionaux. La rhétorique sur l' « empire bienveillant » ou la « nation juste » vient remplacer le leadership à l'ancienne, plus délicat mais beaucoup plus éclairé, qui consistait à toujours chercher l'accord du plus grand nombre, à proposer des solutions conciliant l'intérêt américain et l'intérêt général, et à faire partager une vision commune (24). 15
Ce nouveau tour pris par la diplomatie américaine s'accompagne d'une militarisation croissante de la politique étrangère américaine, et l'on peut craindre que cette tendance ne s'accentue encore sous George W. Bush : le Secrétaire d'Etat n'est-il pas un ancien militaire ? le vice-président n'est-il pas un ancien ministre de la défense ? Alors que le président Clinton présentait initialement une image d'antimilitariste, il a offert un appui croissant à des solutions militaires destinées à pallier ses échecs diplomatiques, voire intérieurs (25). On le voit dans de multiples cas : lutte contre le terrorisme (frappes de représailles), contre les États-voyous (guerre de basse intensité pour contenir l'Irak), contre la drogue en Amérique du Sud (opérations militaires de grande envergure en Colombie), contre la prolifération (systèmes anti-missiles)... Le Congrès, répétons-le, a réduit de plus en plus le budget du Département d'État tout en augmentant celui du Pentagone. Par surcroît, il a souvent repoussé les solutions reposant sur la coopération internationale, et Bill Clinton, du fait de la triangulation, a eu tendance à le laisser faire. Résultat prévisible : l'action extérieure des États-Unis a tendu, tout naturellement, à reposer de plus en plus sur les militaires, par exemple sur les commandants en chef de chaque zone (26). Cette ambiguïté du bilan clintonien est particulièrement frappante sur le dossier de la NMD. C'est, de toute évidence, pour des considérations de politique intérieure que Bill Clinton a accepté, d'abord en 1996 pour sa campagne, puis quelques années après pour celle d'Al Gore, d'embrasser cette idée conservatrice, pourtant à l'opposé des conceptions libérales internationalistes qui sont les siennes (contrôle des armements, négociations avec la Russie, disciplines collectives de non-prolifération, etc.). Bill Clinton, en se ralliant aux vues conservatrices pour éviter qu'elles ne lui fassent du tort, a finalement privé son propre camp idéologique de défenseur. Il a même, d'une certaine manière, perverti le débat. Si bien que l'idée — néfaste à certains égards — de bouclier national anti-missiles fait maintenant l'objet d'un consensus aux États-Unis. Et les républicains, Colin Powell l'a promis lorsqu'il a été nommé secrétaire d'État, vont tenter de renforcer le projet avancé par l'administration démocrate ; le nouveau ministre de la défense Donald Rumsfeld n'est-il pas l'auteur du rapport qui, en 1998, a le plus contribué à forger le consensus sur l'existence d'une menace balistique ? L'ironie de l'histoire 16
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