Succès improbable, légitimité impossible - Justin Vaïsse

 
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Politique internationale n°90, hiver 2001

                                                               Justin Vaïsse *

          L’HÉRITAGE AMBIGU DE BILL CLINTON

     A la fin de l'année 1998, Bill Clinton apparaissait aux yeux des Américains
comme le meilleur président que l'Amérique ait connu, en matière de politique
étrangère, depuis la seconde guerre mondiale (1). Devançant John Kennedy et
Ronald Reagan, il effectuait, depuis les profondeurs du classement, une
remontée de sept places par rapport à une enquête similaire conduite quatre ans
plus tôt.
     Comment expliquer un tel succès dans l’opinion ? Est-ce la satisfaction
économique générale, l'engouement contagieux pour la personnalité du
président, l'absence de mémoire historique ? Ou bien les Américains
considèrent-ils vraiment la diplomatie de Bill Clinton comme la meilleure
depuis des décennies ?
     C'est assurément l'absence de crise internationale majeure, le relâchement –
incomplet – du sentiment de menace qui pesait sur eux et, en effet, la bonne
santé de l'économie qui motivent le jugement des Américains. Mais on ne
saurait pour autant réduire à ces seuls facteurs l'appréciation positive qu'ils ont
portée sur la diplomatie de Bill Clinton, car ses mérites sont réels. Quel héritage
diplomatique Bill Clinton a-t-il légué à son successeur ? Dans quel état a-t-il
laissé la fonction présidentielle, l'outil diplomatique et les forces armées ? Bref,
dans quelle posture l'Amérique se trouve-t-elle à présent face au monde et quels
sont les défis qui attendent George W. Bush ?

Succès improbable, légitimité impossible
     Le premier président de l'après-guerre froide suscite dans son pays, on le
sait, des réactions si passionnées que l'évaluation de son bilan est souvent un
exercice empreint d'esprit partisan. Plusieurs personnalités prestigieuses de
tendance conservatrice se sont ainsi exprimées, au cours des derniers mois, à
l'occasion de la campagne présidentielle, pour évaluer la perfomance

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diplomatique des huit années de présidence Clinton, y compris dans le dernier
numéro de Politique internationale (2).
      Ces critiques fournissent un point de départ utile, mais autant par les
problèmes réels qu'elles relèvent que par les exagérations qu'elles présentent,
dont on peut présenter un échantillon ici. Ainsi, l'un des leitmotive des critiques
républicaines, c'est l'incohérence de l'action extérieure de Bill Clinton, l'absence
d'un projet diplomatique global. Mais qui se serait risqué, dans le contexte
international de l'après-guerre froide, à émettre des jugements définitifs sur l'état
du monde et le rôle que les États-Unis doivent y jouer ? Si personne n'a trouvé
de substitut valable à la doctrine de l'endiguement, c'est simplement que le
contexte international rendait cette tâche impossible, voire dangereuse. Rendre
Bill Clinton responsable de cet état de fait, lui reprocher une absence de vision
d'ensemble précise, c'est demander à un musicien de jouer la même partition
dans des concerts différents. Enfin, une doctrine très générale, « engagement
and enlargement », inspirait bel et bien l’action de l’exécutif – quant à son
application, on peut certes remarquer qu'elle n'a pas toujours été très
convaincante.
      D'autres critiques républicaines commettent l'erreur d'assigner au président
la responsabilité de tout ce qui va mal depuis la fin de la Guerre froide. Même
Richard Haas, constatant chez les Américains une « tendance croissante sinon à
l'isolationnisme, du moins à l'indifférence », estime que « ce manque d'intérêt du
public est probablement le pire aspect de l'héritage que [Bill Clinton] lègue à son
successeur ». C'est surestimer la capacité de mobilisation de l'opinion publique
dont dispose le président américain dans un contexte de paix et de prospérité. En
fait, c'est bien plutôt l'apathie de l'opinion qui permet d'expliquer certaines
tendances de la diplomatie de Bill Clinton. Bref, le premier problème que pose
la critique républicaine, c'est qu’elle impute toutes les contradictions d'une
époque à un homme. Encore une fois, le bilan dressé par les démocrates présente
le même travers, de manière inversée : tout ce qui fut positif aurait été, selon
eux, le fait de Bill Clinton.
      Seconde caractéristique des critiques républicaines adressées à
l’administration sortante : elles ne tiennent pas compte du contexte dans lequel
fut prise telle ou telle décision. Richard Perle, par exemple, dénonce violemment
le refus de lever l'embargo sur les armes à destination des Bosniaques. Mesure
qui, estime-t-il, aurait permis à ceux-ci de se défendre plus efficacement (3).
Mais il semble oublier l'opposition résolue des capitales européennes, dont les
troupes de maintien de la paix risquaient de faire les frais d'une accentuation du
conflit armé. En outre, cette levée de l'embargo aurait sans doute entraîné, à

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terme, la nécessité d'une intervention plus résolue des Occidentaux. Intervention
que toutes sortes d'oppositions intérieures, à commencer par celle de Colin
Powell (alors chef d'état-major des armées) et de la plupart des Républicains,
rendaient difficilement concevable.
     De surcroît, les analystes républicains ont tendance à exagérer certaines
observations à des fins partisanes. C'est typiquement le cas de la Chine, que les
experts conservateurs considèrent dès à présent comme une menace militaire et
qu'ils jugent "surarmée" (4). Or, non seulement le budget chinois est 14 fois
inférieur à celui des États-Unis (5), mais son armée est incapable d'envahir
Taiwan. A l'inverse, les forces armées américaines sont jugées en perte de
vitesse, proches de l'anémie. Comme le fait remarquer William Pfaff, la nation
américaine aborde le XXIe siècle avec une double première place : pays
surarmé, de loin le plus puissant, c'est aussi le pays le plus angoissé par la
question de sa sécurité, le plus apeuré (6).
     Richard Perle sacrifie lui aussi à l’hyperbole lorsqu'il estime que, « sous
Clinton, des troupes ont été dépêchées un peu partout dans le monde, sans que
soit définie avec soin leur mission… » Ce jugement prête à sourire : s'il
contenait une part de vérité sous Bush père et durant la première année de la
présidence Clinton, il relève depuis du fantasme. En réalité, si George Bush Jr.
et Dick Cheney souhaitent, en début de mandat, accomplir un geste symbolique
en retirant les troupes américaines de maintien de la paix d'un pays ou d'un
autre, ils seront bien en peine de le faire. En Sierra Leone, les Casques bleus
sont nigérians et britanniques. Au Timor oriental, ils sont essentiellement
australiens. En ex-Yougoslavie, les boys américains représentent désormais
moins d'un cinquième des troupes déployées…

     Le quatrième et dernier problème posé par les prises de position
républicaines, c'est que nombre d'entre elles attachent encore aux deux victoires
de Bill Clinton un caractère de profonde illégitimité, tant pour des raisons
intérieures qu'extérieures. Non seulement cet homme, ayant lâchement échappé
à la guerre du Vietnam et « qui déteste les militaires », a tenté d'abolir les règles
interdisant aux homosexuels déclarés d'être admis dans l'armée, mais il a aussi
mis la sécurité nationale en danger avec ce « fantasme selon lequel les accords
de contrôle des armements pourraient apporter la moindre contribution à notre
sécurité » (7), ou encore par son attitude irresponsable face à la Chine. Sur le
plan intérieur, sa présence à la Maison-Blanche est considérée comme
intolérable par de nombreux conservateurs qui se sont acharnés à l'en déloger à
coups de scandales. Dans leur esprit, Bill Clinton a incarné un déclin moral du

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pays, aussi bien par ses mœurs que par sa prétendue « trahison » des intérêts de
la sécurité nationale.
     Tous ces exemples le montrent : le discours républicain se heurte à quelques
défauts de raisonnement récurrents : il oublie le contexte dans lequel se sont
inscrites les décisions présidentielles, recourt volontiers à l’exagération
partisane, voire dénie purement et simplement toute légitimité à Bill Clinton. Du
côté démocrate, on l'a noté, ces défauts se retrouvent de manière inversée, si
bien que le bilan est tout aussi tendancieux (8). Dresser un tableau non partisan
de la diplomatie clintonienne n'est donc pas chose aisée.
     D'autant qu'on se heurte ici à un autre problème traditionnel de l'évaluation
politique : est-il juste d’imputer toutes les évolutions de la diplomatie
américaine au seul président, alors qu'on est dans une situation de pouvoir
largement partagé ? Il faut rappeler combien l'autorité du président des États-
Unis est relative dans un Washington divisé en fiefs concurrents qui tous
influent, peu ou prou, sur la politique étrangère (9). La clef de la politique
étrangère américaine se trouve dans l'équilibre des luttes qui agitent la capitale
fédérale plus qu'à la Maison blanche. Le président de la première puissance
mondiale influe, naturellement, sur l'action extérieure de l'Amérique. Mais son
autorité s'exerce avant tout par la persuasion et la détermination. C'est sans doute
par là que devrait commencer un bilan plus serein des deux mandats de Bill
Clinton.

Deux trophées personnels
     Parmi les succès que Bill Clinton peut, à juste titre, revendiquer, on en
trouve au moins deux qui résultent directement de son implication personnelle
dans les dossiers : les efforts en faveur de la paix et l'entrée dans la globalisation.
     De l'Irlande à la Palestine, nul ne conteste l'apport de Bill Clinton aux
processus de paix. Il est vrai que ce rôle de médiateur compte parmi ceux qui
laissent à l'exécutif la plus grande latitude d'action. On peut, au demeurant,
trouver toutes sortes de raisons cyniques à l'activisme de Bill Clinton : le désir
d'acquérir, notamment dans les derniers mois de son mandat, une stature de
« pacificateur » au moins égale à celle de Jimmy Carter ; le vote des Irlandais-
Américains ; la nécessité de résorber les contradictions de la politique
américaine au Moyen-Orient — c'est-à-dire avant tout le soutien à Israël d'un
côté, et à certains pays arabes producteurs de pétrole de l'autre. Mais tous les
indices et tous les témoignages convergent et soulignent le rôle de Bill Clinton
dans les deux processus de paix.

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Certes, aucun des deux ne débouche sur les résultats escomptés, et la
situation au Proche-Orient est, depuis la fin septembre 2000 jusqu'à l'écriture de
cet article, préoccupante. Mais des étapes importantes ont été franchies. En dépit
de l'enlisement du processus d'Oslo, l'acteur palestinien a acquis une
reconnaissance (visite de Bill Clinton à Gaza) qui a permis de rendre ce
problème plus "national", plus autonome par rapport aux relations diplomatiques
entre Israël et le monde musulman ou le monde arabe, qu'il s'agisse de ses
voisins immédiats (Egypte, Jordanie, Liban, Syrie) ou plus lointains (Iran,
Arabie séoudite, etc.).Ce découplage, comme l'a noté Olivier Roy, constitue
l' « acquis d'Oslo ». D'autant qu'il faut y ajouter les progrès des négociations
entre Tel-Aviv et Damas qui ont, à plusieurs reprises, été sur le point d'aboutir.
      George W. Bush saura-t-il nouer, avec les protagonistes des deux camps,
des relations confiantes et suivies ? Ou saura-t-il déléguer des conseillers
suffisamment habiles et incontestables pour jouer ce rôle ? On peut l'espérer,
même si les signaux envoyés lors de la campagne républicaine sont
contradictoires. D'un côté, on connaît la proximité équipe Bush/milieux
pétroliers, traditionnellement plus favorables que d'autres aux pays arabes, ce
qui pourrait modifier à la marge l'équilibre de la diplomatie américaine. De
l'autre, l'offensive en direction des milieux Juifs-Américains pour concurrencer
les démocrates s'est traduite à la fois par une surenchère dangereuse sur certains
sujets (engagement de transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem...) et par
un rapprochement avec le Likoud, qui fait pièce aux relations privilégiées entre
démocrates et travaillistes. Si le Likoud sort vainqueur des élections israéliennes
de février, on peut penser que les progrès vers une paix durable se feront
attendre longtemps. On peut aussi imaginer que se fondant sur "l'acquis d'Oslo",
l'Administration Bush sera tentée d'améliorer ses relations avec le monde
musulman (Iran en particulier) tout en donnant des gages à Israël et à l'AIPAC
sur le dossier palestinien.
      La seconde victoire personnelle de Bill Clinton, c’est d’avoir fait entrer les
États-Unis de plain-pied dans la globalisation. Il ne s'agit pas de créditer
l'administration démocrate, comme l'a fait naturellement Al Gore pendant la
campagne, de tous les succès économiques enregistrés par l'Amérique depuis
huit ans. Mais force est de reconnaître que Bill Clinton, en « nouveau
démocrate » qu'il est, a toujours été intimement persuadé que le mouvement
d'interdépendance et d'ouverture croissante des économies était dans l'intérêt de
l'Amérique, et que celle-ci devait encourager cette tendance, quitte à en amortir
les conséquences intérieures.

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Deux succès précis peuvent être distingués à cet égard. D'abord, Bill
Clinton a tenu sa promesse de campagne : il a replacé l'économie au cœur de la
diplomatie américaine. Même si le mouvement s'est incontestablement estompé
au cours des dernières années, les préoccupations commerciales ont pris une
place de choix dans l'action diplomatique et dans l'organisation bureaucratique
de l'exécutif. La création du NEC (National Economic Council), en 1993-1994,
en a été le symbole. Mais cet organisme, qui n'a bien sûr pas atteint le niveau
d'importance du NSC (National Security Council), a vu ensuite son influence
décliner, si bien que son avenir sous George W. Bush n'est pas assuré. Ce qui est
sûr en tout cas, c’est que l'activisme commercial des premières années a laissé
des habitudes, tant au sein des structures spécialisées (Département du
Commerce...) qu'au Département d'État.
     Secundo : le président a payé de sa personne pour faire entériner, par son
propre camp, divers accords commerciaux qui ont accéléré l'insertion de
l'Amérique dans l'économie globalisée (l'ALENA, négociée par George Bush
père, et l'Uruguay Round, donc l'OMC). Il est vrai que le mouvement tend à
s'enliser par la suite : les initiatives en direction de l'Asie-Pacifique (création de
l'APEC) et de l'Amérique latine (vaste zone de libre-échange et intégration du
Chili dans l'ALENA) ne débouchent pas sur des résultats convaincants en raison
de l'opposition croissante des syndicats, soutien électoral le plus sûr des
démocrates. En octobre 1997, le Congrès refuse à Bill Clinton l'autorité de
négociation commerciale dite fast-track. Il faut dire que les mesures
d'accompagnement intérieur des effets de la libéralisation commerciale ont
laissé à désirer : les cols bleus américains ont incontestablement souffert de ces
accords, en particulier de l'ALENA, en raison des délocalisations (10). Du coup,
l'opposition aux nouvelles mesures de libéralisation s'est fait sentir lorsque
Clinton a reculé une première fois devant l'entrée de la Chine à l'OMC (avril
1999), avant de finir par accepter cette adhésion (novembre 1999). Et l'on peut
penser que le profil bas adopté par le président lors des troubles de Seattle, le
mois suivant, s'explique largement par la nécessité d'apaiser le camp démocrate
à l'approche des élections de l’an 2000. Il n'empêche que l'Amérique, désormais
au carrefour de plusieurs accords régionaux et bénéficiant de son avance dans
les technologies de l'information, profite pleinement de la globalisation. Le
commerce extérieur représente aujourd’hui 25 % de son PIB contre moins de
20 % en 1980, et plus des deux tiers de sa population ont un jugement neutre ou
positif sur la globalisation (11). Ce qui peut être reproché à Bill Clinton et à son
équipe, en revanche, c'est d'avoir trop encouragé la libéralisation des marchés
émergents en 1993-1995, sans être parvenu à consolider les institutions

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financières internationales et les règles en matière d'investissement et de
marchés de capitaux. La crise asiatique de 1997 en a témoigné avec éclat.
     Qu'en sera-t-il de George W. Bush ? Là encore, les signaux sont ambigus.
D'un côté, on peut s'attendre à ce qu'il reprenne le flambeau du libre-échange, en
particulier en direction de l'Amérique latine, et qu'il s'assure de la fast-track
auprès d’un Congrès resté – de justesse – républicain. De l'autre, il devra faire
face à une opposition résolue des démocrates traditionnels qui se laisseront
moins facilement circonvenir par un président républicain que par Bill Clinton.
Surtout si le ralentissement de l'économie américaine ressemble davantage à un
atterrissage violent (hard landing) qu'à l'atterrissage en douceur (soft landing)
généralement pronostiqué jusque-là. D'où l'importance des décisions d'Alan
Greenspan, à la Fed, en qui George W. Bush a déclaré avoir toute confiance.

Des succès partagés
     Les autres succès de la diplomatie clintonienne sont à mettre au crédit
d'acteurs plus variés que le seul président : l'administration Bush (père), qui a
posé des premiers jalons solides ; les républicains du Congrès ; ou même
certains conseillers de Bill Clinton.
     C'est le cas de la politique américaine vis-à-vis de la Russie et de l'Europe,
mais aussi de la Chine. Michael Ledeen prend à partie, dans le dernier numéro
de Politique Internationale, la politique russe des États-Unis, laquelle, écrit-il,
« se réduit à un culte de la personnalité » au profit successif de MM.
Gorbatchev, Eltsine puis Poutine. Mais le fait même qu'il inclue dans ses
critiques l'administration de George Bush père démontre le poids du contexte
intérieur russe sur cette politique, auxquelles les alternatives apparaissent
singulièrement peu nombreuses. Aurait-il fallu affaiblir les dirigeants russes pro-
occidentaux au nom de la pureté des principes politiques et économiques
américains ? Convenait-il d'administrer à la Russie un électrochoc libéral encore
plus puissant ? Non, assurément. L'administration Clinton, suivant la pratique
instaurée auparavant, a sagement appuyé les forces pro-occidentales — Eltsine,
pour l'essentiel — sachant les modérer, à l'occasion, pour éviter une dérive
autoritaire (octobre 1993, élections de 1996). Ce qu'on peut lui reprocher, sans
doute, c'est d'avoir continué à plaquer trop rapidement des recettes économiques
libérales sur un pays dépourvu de ressources juridiques et administratives
suffisantes pour absorber des privatisations massives à un rythme accéléré. Par
ailleurs, on peut déplorer la modestie des sommes dégagées pour la Russie,
l'absence d'une sorte de Plan Marshall destiné à soutenir la transition. Enfin,

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beaucoup estiment que l'élargissement de l'Otan a eu pour effet de braquer
Moscou et d'aliéner une grande partie de l'opinion publique russe. Mais à
l'avertissement lancé par Nixon en 1992 selon lequel la question essentielle,
dans le futur, serait « qui a perdu la Russie ? » (reprenant la célèbre formule sur
la « perte de la Chine » par les États-Unis en 1949), l'administration Clinton peut
estimer avoir fait droit. Quitte à avoir lié trop intimement ses intérêts à ceux de
l'équipe en place, et à avoir fermé les yeux sur des excès condamnables
(Tchétchénie). Mais imagine-t-on ce qu'aurait été une Russie partant vraiment à
la dérive ?
     L'extension de l'Otan vers l'Est a démontré la maîtrise du facteur russe et de
son articulation avec la politique de sécurité européenne des États-Unis qui fut,
sur ce point, couronnée de succès — si l'on adopte des critères de jugement
américains bien entendu. Alors que l'existence même de l'Otan, privée d'ennemi,
pouvait être sérieusement mise en cause, les administrations Bush et Clinton
sont parvenues non seulement à préserver la cohésion de l'Alliance en lui
assignant de nouvelles missions, mais aussi à faire admettre l'opportunité
d'étendre ses garanties de sécurité à la Pologne, à la République tchèque et à la
Hongrie. Le travail de l'administration Clinton sur le front intérieur (lobbies,
opinion publique, Congrès) comme sur le plan diplomatique fut, dans
l'ensemble, remarquable. Il permet de léguer à George W. Bush une Europe où
les États-Unis restent très présents, en position de force grâce à l'Otan, aux
troubles des Balkans et aux relations bilatérales qu'ils entretiennent avec chaque
acteur. Ce qui leur permet de diviser le continent, tandis que l'Union européenne
tarde à s'élargir et peine à imposer son projet de défense commune.
     En ce qui concerne la Chine, la diplomatie de Bill Clinton avait commencé
par mettre en œuvre ses promesses de campagne idéalistes, axées sur la question
du respect des droits de l'homme. Dès mai 1994, devant l'inefficacité de cette
politique et les protestations des milieux d'affaire, le président renonça à cette
orientation. Depuis lors, la politique d'« engagement » suivie a tracé une voie
moyenne entre intégration de la Chine à la communauté internationale,
notamment par l'outil commercial (entrée à l'OMC), et endiguement résolu de
ses visées géostratégiques (entretien de la capacité militaire de Taiwan, liens de
sécurité renforcés avec le Japon, envoi de porte-avions près du Détroit de
Formose lors des manœuvres d'intimidation chinoises de mars 1996). Compte
tenu de ce qu'est la Chine — une puissance insatisfaite, « révisionniste », en
forte expansion économique et militaire — et de l'exacerbation des rivalités
partisanes washingtoniennes à son sujet, on peut considérer que cette double
voie a été la formule la plus sage. C’est également celle qui laisse à George W.

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Bush la plus grande latitude d'action. Il est à souhaiter qu’au-delà de la
rhétorique belliqueuse employée durant la campagne, le nouveau président
républicain s'inspirera davantage du pragmatisme de son père et de Bill Clinton
que des accents « confrontationnistes » de certains néo-reaganiens en mal
d'adversaire. Il en va de même pour la Russie : quoi qu'en dise Condoleezza
Rice, la politique russe de George W. Bush ne pourra s'écarter franchement de
celle des trois administrations précédentes. Les Républicains ne pourront pas
ignorer brutalement, comme ils l'ont laissé entendre, les objections de Vladimir
Poutine au projet NMD (12). On peut en revanche, sur la base de relations
personnelles nouvelles, imaginer des accords d'un type inédit entre Moscou et
Washington dans le domaine du désarmement, sur le modèle de ce que Bush
père et Mikhaïl Gorbatchev avaient réalisé de 1989 à 1992 (13). En mai dernier,
le candidat républicain avait, d'ailleurs, évoqué cette possibilité de réductions
unilatérales concertées.
     Plus généralement, au niveau géostratégique, Bill Clinton a laissé à son
successeur une situation mondiale dans laquelle l'Amérique se trouve, tout
autour du continent eurasiatique, en position clef. Elle y est l'arbitre d'équilibres
régionaux qui lui permettent de surveiller d'éventuelles puissances rivales, ainsi
que les puissances régionales turbulentes susceptibles de remettre en cause
l'ordre américain. L'approfondissement des relations de sécurité avec le Japon à
partir de 1995 ; le réchauffement des liens avec l'Inde ; le maintien, sur le
pourtour du golfe Persique, de troupes, de navires et de matériel prépositionné ;
l'extension de l'Otan vers l'Est et une présence accrue dans le bassin
méditerranéen : tout cela assure à Washington une position centrale dans les
différents jeux d'équilibre du système international et garantit tant la
prépondérance globale des États-Unis qu’une certaine stabilité des relations
entre puissances. Sur ce plan, le bilan est évidemment positif… encore une fois,
d'un point de vue américain.
     En revanche, en matière de non-prolifération — condition de long terme de
la prépondérance américaine —, George W. Bush hérite d'une situation
beaucoup plus nuancée. Or, on peut se demander s'il ne risque pas de la
compromettre plus encore. Bill Clinton lui-même avait profité du bon bilan
laissé par son prédécesseur. Mais la diplomatie des deux mandats Clinton,
comme l'a montré Gilles Andréani (14), a paru de plus en plus renoncer à
exercer un leadership éclairé sur les régimes de non-prolifération pour se
rapprocher d'une position excessivement craintive et pessimiste, préférant les
solutions militaires ou technologiques unilatérales (« contre-prolifération » ;
NMD) à la consolidation des acquis coopératifs. Certes, l'héritage Clinton

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présente plusieurs aspects positifs : dénucléarisation de l'ex-URSS, Russie
exceptée ; renouvellement, en 1995, du Traité de non-prolifération nucléaire ;
ratification des accords START et de plusieurs autres conventions (armes
chimiques, MTCR, etc.). Les ombres, cependant, sont nombreuses : absence de
grand traité avec la Russie ; tests nucléaires indien et pakistanais ; essais de
missiles nord-coréens et iraniens en 1998 ; rejet du CTBT (Traité d'interdiction
complète des essais nucléaires) par le Sénat, le 13 octobre 1999. Si l'on ajoute la
NMD, il y a finalement assez peu de raisons d’être optimiste quant à l'avenir des
disciplines internationales de contrôle des armements. Et au vu des positions de
George W. Bush en la matière, on voit mal comment il redresserait le bilan
clintonien. Opposé à la ratification du CTBT qui ne sera pas soumis à nouveau
au Sénat, partisan d'un bouclier anti-missiles encore plus ambitieux que celui
préparé par Bill Clinton, globalement hostile à l'arms control qu'il juge dépassé,
le président Bush pourra-t-il offrir au monde une vision acceptable de ces
enjeux ?
      Peut-on créditer Bill Clinton d'avoir donné à l'Amérique une doctrine
d'intervention militaire — baptisée par certains « doctrine Albright » — moins
restrictive que les doctrines Weinberger et Powell (15) ? Ce serait saluer comme
un succès ce que les républicains n'ont cessé de critiquer : l'envoi de soldats
américains dans toutes les zones à problèmes du monde pour faire ce qu'ils
appellent un « travail social » (16). En fait, que ce soit à Haïti en 1994, en
Bosnie à l'été 1995, au Kosovo au printemps 1999 ou ailleurs, Bill Clinton n'est
généralement intervenu que lorsqu'il ne pouvait plus faire autrement, tant la
crédibilité du leadership américain était mise en cause. En fait, la « doctrine
Clinton » est restée à géométrie variable — les populations rwandaises, entre
autres, l'ont constaté à leurs dépens — et pas si éloignée, au fond, des
conceptions d'un grand nombre de républicains internationalistes (17). Au cours
des dernières années, nous l'avons noté, les troupes américaines de maintien de
la paix sont devenues une denrée rare. Il reste que le président démocrate et
Mme Albright ont quelque peu assoupli les conditions d'emploi des forces
armées à l'extérieur, ce sur quoi la nouvelle administration républicaine risque
de revenir. Colin Powell, le nouveau secrétaire d'État, n'a-t-il pas usé de sa forte
influence sur la jeune administration Clinton pour la dissuader d'intervenir en
ex-Yougoslavie ? A vrai dire, le général Powell ne voulait même pas passer à la
phase offensive dans le Golfe, en 1990. C'est dire s'il était éloigné des
conceptions d'Al Gore sur la nécessité d'un « engagement anticipé » (forward
engagement). On peut donc s'attendre, dans les quatre années qui viennent, à une
prudence renouvelée pour ce qui touche à l'emploi des forces dans des crises

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jugées « secondaires ». Le problème est, bien évidemment, de savoir si le
nouveau contexte international offrira à l'administration Bush des situations
suffisamment claires pour être jugées « essentielles » ou « secondaires » au
premier coup d'œil. Or Colin Powell, Dick Cheney et Condi Rice auront sans
doute moins de guerres du Golfe à mener que de Sierra Leone, voire de Kosovo
et de Colombie, à gérer. Et dans ces cas-là, l'alternative du "tout ou rien", la
force décisive ou l'abstention, risque de conduire à des tensions insoutenables.

Du flottement à la dérive
     Ce bilan, plutôt flatteur puisqu'il concerne finalement le cœur de la politique
étrangère américaine, se trouve assombri par une série de problèmes qui tiennent
à la place même des affaires extérieures dans les deux mandats de Bill Clinton.
On a souligné les quelques dossiers qui avaient fait l'objet d'un fort
investissement présidentiel, comme les processus de paix et la globalisation.
Mais d'autres crises ont mobilisé le président et confirmé qu’il savait, à
l’occasion, exercer son leadership, quitte à aller contre les vents dominants de
l'opinion et du Congrès : l'aide financière d'urgence au Mexique, le déploiement
de troupes en ex-Yougoslavie (après les hésitations mentionnées), l'intervention
au Kosovo, la ratification des accords commerciaux… Mais l'arbre ne doit pas
cacher la forêt : le président qui a le plus voyagé à l'étranger n'était pas le
président de la politique étrangère. Son désintérêt relatif pour ces sujets, très fort
au cours des premières années, moins aigu par la suite, lorsque les affaires
extérieures lui ont apporté un précieux dérivatif aux scandales intérieurs, a
entraîné trois conséquences qui font indissolublement partie du « bilan
Clinton ».
     La première est le flottement du leadership américain, à plusieurs reprises
au cours de ces huit années, flottement qui fut le reflet du manque d'implication
personnelle du chef de l’État. Certes, Bill Clinton a su s'entourer de bons
conseillers, de stratèges et de négociateurs brillants (comme Strobe Talbott,
Dennis Ross ou, dans un autre style, Richard Holbrooke). Mais son inclination
l'a souvent conduit à remettre à plus tard les décisions douloureuses, à
temporiser, à attendre qu'un consensus prenne forme. D'où l'aboulie dont a
souvent paru frappée la politique étrangère des États-Unis (Haïti, Irak, ex-
Yougoslavie jusqu'à l'été 1995) Bien souvent, Bill Clinton a tenté d’occulter les
difficultés et de maintenir, le plus possible, les crises à distance des écrans de
télévision. Résultat : il laisse à son successeur une série de problèmes
persistants, symbolisés par la question irakienne. Pour l'extension de l'Otan qui,

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vue de l'extérieur, paraît un modèle de politique ferme et résolue, James
Goldgeier a bien montré que la décision n'a jamais vraiment été prise par l’hôte
de la Maison-Blanche. Si ses conseillers les plus déterminés ont pu l'imposer à
ceux qui y étaient réticents, c’est uniquement en se prévalant des signaux
« permissifs » du président, que son instinct de politique intérieure poussait à
accepter les fortes sollicitations dont il faisait l'objet de la part de Vaclav Havel
et de Lech Walesa (18)...
     La seconde conséquence de la réticence de Bill Clinton à investir le temps
et le capital politique nécessaires aux affaires étrangères est l'accentuation d'un
vieux travers de la diplomatie américaine : le manque de moyens, qui s'est
incontestablement accentué au cours des dernières années. Le président sortant
n'en est pas seul responsable, et il a souvent déploré que le Congrès n'accorde
pas les fonds nécessaires à son action diplomatique. De fait, entre 1993 et 1999,
ces crédits sont passés de 1,22 % à 0,9 % du budget fédéral, pourtant en forte
progression. Quant à l'aide au développement, on sait que les États-Unis sont, en
pourcentage, bons derniers au sein de l'OCDE. Rejeter le tort entièrement sur le
Congrès serait un peu rapide : Bill Clinton avait la possibilité de demander
davantage aux parlementaires républicains, quitte à transiger sur d'autres sujets.
Il ne l'a pas fait. Le manque de moyens est donc tout autant politique — défaut
d'attention et de volonté présidentielles — que strictement financier. De même,
si Bill Clinton avait vraiment eu à cœur de défendre la cause des traités de non-
prolifération, il aurait agi différemment en septembre-octobre 1999, lorsque le
Sénat a rejeté la ratification du CTBT. Le manque de préparation, de suivi et
d'implication des hauts responsables de l'exécutif, à commencer par le chef de
l’État lui-même, dans le lobbying indispensable à toute entreprise de cette
envergure a été flagrant, et ses retombées désastreuses.
     Ce dernier exemple conduit à évoquer la troisième conséquence du
désintérêt relatif de Bill Clinton pour la politique étrangère : la priorité donnée
aux considérations intérieures et à la politique « politicienne » dans les dossiers
diplomatiques. En effet, sitôt rejeté le CTBT, le président et son conseiller à la
sécurité nationale s'en sont pris, sans ménagement, au prétendu
« isolationnisme » des républicains. Ce qui revenait à faire preuve non
seulement de mauvaise foi (l'isolationnisme n'était pas la raison de l'opposition
républicaine à ce traité) mais aussi d'esprit partisan (la faute en incombait
largement à l'incurie de l'administration). Or cette tendance est l'un des traits
marquants des deux mandats de Bill Clinton : la conflictualité entre présidence
et Congrès s'est fortement accentuée, et l'annexion de la diplomatie aux luttes
intérieures a connu des progrès très nets. On peut, bien sûr, expliquer ces

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phénomènes par la disparition de la menace communiste et en rejeter le blâme
sur l'esprit très partisan des républicains. Reste que Bill Clinton porte une
incontestable part de responsabilité personnelle. « Politics first, policy second » :
dans ce slogan, les deux camps se sont retrouvés ; et le président n'a, pas moins
que Jesse Helms, instrumentalisé la politique étrangère à des fins partisanes.
     Cet aspect beaucoup moins brillant du bilan de Bill Clinton va-t-il peser sur
le mandat de George W. Bush ? On peut espérer, de la part du nouvel élu, un
leadership international plus ferme. Non pas tant en raison de son penchant
personnel que de la composition de son équipe de conseillers, internationalistes
brillants et déterminés. Toutefois, cet avantage serait réduit à néant si George W.
Bush ne parvenait pas à arbitrer entre ses proche collaborateurs. Ses maigres
connaissances en matière internationale et son style distancié (hands-off) de
gestion politique l'ont fait comparer à Ronald Reagan, lui aussi entouré d'une
équipe nombreuse et compétente. Le problème, c'est que cette équipe s'est
interminablement déchirée et consumée en luttes intestines. C'est précisément de
là que la crise du leaderhip pourrait venir : si certains conseillers sont des
modérés (Condi Rice, Brent Scowcroft), d'autres sont plutôt des « faucons »
néo-conservateurs (Richard Perle, Paul Wolfowitz). Les contradictions entre
analystes républicains risquent précisément de se retrouver dans l'entourage du
nouveau président. Saura-t-il trancher et affirmer une vraie autorité en politique
extérieure ?
     Cette question est d'autant plus importante que la situation au Congrès n'est
pas aussi prometteuse que le disent certains analystes, très prompts à évoquer
des institutions « monocolores ». Le Parti républicain est en fait très divisé, par
exemple entre libre-échangistes et tenants des valeurs morales, entre
internationalistes modérés et unilatéralistes forcenés. Les groupes parlementaires
républicains sont, dans l'ensemble, bien plus conservateurs et souverainistes que
la moyenne des conseillers de George W. Bush. Ensuite, la majorité
républicaine, notamment au Sénat, est très faible, ce qui permettra aux
démocrates de pratiquer l'obstruction. Pour contrôler le Sénat, il faut bien
davantage qu'une majorité simple. Un parti doit avoir au moins 60 sénateurs
(soit les 3/5e des sièges) pour disposer d'une majorité « anti-flibuste » (19) lui
permettant d'imposer la clôture des débats. Quant à la ratification des traités, elle
exige le vote de 66 sénateurs (les 2/3 des sièges). Or le Parti républicain ne
dispose que de 50 sièges. Et les démocrates ne vont pas manquer de combativité,
puisqu'ils ont toutes les chances de remporter les élections de mi-mandat en
novembre 2002 et de s'approprier le Sénat et même la Chambre des
représentants.

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Bref, il n'est pas du tout certain que George W. Bush pourra renverser la
tendance persistante de la machine politique washingtonienne à considérer les
affaires étrangères comme un aspect secondaire du calendrier politique ou
comme un champ de bataille pour ses luttes intestines. De sorte que sur la
restauration du leadership présidentiel intérieur et international, comme sur la
hausse des moyens consacrés aux affaires extérieures, on peut à bon droit
s'interroger.

La face cachée de la triangulation clintonienne
     Mais il reste un dernier pan du bilan de la diplomatie clintonienne que nous
n'avons pas évoqué et qui, à vrai dire, est le plus préoccupant. Le président
sortant porte une part de responsabilité certaine dans ce phénomène, et son
successeur semble plutôt enclin à l'accentuer. Il s'agit de la dérive croissante des
États-Unis vers ce que l'on pourrait appeler un « multilatéralisme dégradé »,
dont on décrit les principaux aspects un peu plus loin (20). On touche ici au
point le plus intéressant du bilan de Bill Clinton, et à une question qui s'applique
aussi bien à son bilan intérieur. La « triangulation » (21), cette tactique
d'appropriation d'une partie du programme des républicains, a-t-elle affadi les
initiatives conservatrices les plus extrêmes, protégeant du même coup l'acquis
« libéral », ou bien a-t-elle eu pour effet de les laisser s'exprimer et se
concrétiser pour partie, alors qu'une opposition résolue eût permis de les bloquer
entièrement ? Prenons la réforme de l'aide sociale : Clinton a-t-il servi la cause
« libérale » en obligeant les républicains à adoucir le projet voté en 1996, ou
bien a-t-il fait leur jeu en permettant à cette loi de passer ? En matière
diplomatique, Clinton a-t-il atténué les tendances souverainistes et unilatéralistes
des républicains en adoptant, partiellement, leur point de vue sur l'ONU en
1994, ou bien a-t-il privé l'internationalisme libéral de héraut en acceptant, par
calcul politique, de critiquer l'organisation et en abandonnant brusquement ses
idéaux initiaux de « multilatéralisme déterminé » et de coopération
internationale ?
     Bill Clinton doit sa survie politique à cette capacité à reprendre, pour une
part, le programme de ses adversaires. Mais le prix de cette « triangulation » a
été l'évolution croissante de l'Amérique vers une politique étrangère plus
solitaire, plus militarisée, moins coopérative et moins universaliste. Cette dérive
vers un multilatéralisme dégradé s'observe sur cinq sujets au moins. D'abord,
l'abandon d'une certaine retenue stratégique (extension de l'Otan, « grand jeu »

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autour de la Caspienne, double endiguement au Moyen-Orient, intervention au
Kosovo, rejet du CTBT, etc.). Cette retenue, qui fondait le statut de
superpuissance « non prédatrice », avait permis d'éviter que la Russie et la Chine
ne tentent d'équilibrer la puissance américaine. Son abandon laisse craindre un
retour de ce mécanisme classique des relations internationales, bien loin de ce
qu'un leadership éclairé pourrait mettre en œuvre. Le second point, plus connu,
est le recours fréquent à l'unilatéralisme au cours de ces dernières années (non-
reconduction de Boutros Boutros-Ghali, lois Helms-Burton et D'Amato-
Kennedy, frappes de représailles sur le Soudan et l'Afghanistan, guerre d'usure
en Irak…). Troisième évolution, l'indifférence à l'endroit des organisations
multilatérales et du droit international marque une crispation sur la souveraineté
américaine. A cet égard, les exemples ne manquent pas : non-paiement de la
contribution à l'ONU pendant de longues années ; marginalisation du Conseil de
sécurité lors de l'opération « Renard du désert », lancée alors que celui-ci
délibérait ; conditionnalité et exigences de réforme imposées au FMI en 1998...
La crispation souverainiste des Américains s'est également traduite par le rejet
de tout progrès dans la coopération institutionnalisée entre nations, notamment
lors des accords sur les mines antipersonnel, sur la Cour pénale internationale,
sur les conventions concernant l'environnement, et par le refus de divers accords
internationaux tel le traité relatif au droit de la mer, pourtant modifié à la
demande de Washington. Plus généralement, les États-Unis, au lieu de montrer
la voie de la coopération, ont préféré profiter de plus en plus de leur position de
première puissance pour régler les problèmes au moindre coût, multipliant les
enceintes ad hoc au gré de leurs besoins (G8, Groupe de Contact (22), KEDO
(23), consortium d'intervention pour le sauvetage financier du Mexique, etc.).
Naturellement, cette évolution s'est faite au détriment des structures formelles de
concertation, comme l'ONU, et au péril de l'ambition universaliste qui était celle
des fondateurs du « monde américain », en 1944-1947.
     En lieu et place de cette ambition universaliste, et de la négociation entre
nations, la diplomatie américaine s'est, sous Bill Clinton, de plus en plus reposée
sur le « bon droit » de l'Amérique, c'est-à-dire sur la légitimité que lui confèrent
ses principes démocratiques et son rôle de garante des équilibres stratégiques
régionaux. La rhétorique sur l' « empire bienveillant » ou la « nation juste »
vient remplacer le leadership à l'ancienne, plus délicat mais beaucoup plus
éclairé, qui consistait à toujours chercher l'accord du plus grand nombre, à
proposer des solutions conciliant l'intérêt américain et l'intérêt général, et à faire
partager une vision commune (24).

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Ce nouveau tour pris par la diplomatie américaine s'accompagne d'une
militarisation croissante de la politique étrangère américaine, et l'on peut
craindre que cette tendance ne s'accentue encore sous George W. Bush : le
Secrétaire d'Etat n'est-il pas un ancien militaire ? le vice-président n'est-il pas un
ancien ministre de la défense ? Alors que le président Clinton présentait
initialement une image d'antimilitariste, il a offert un appui croissant à des
solutions militaires destinées à pallier ses échecs diplomatiques, voire intérieurs
(25). On le voit dans de multiples cas : lutte contre le terrorisme (frappes de
représailles), contre les États-voyous (guerre de basse intensité pour contenir
l'Irak), contre la drogue en Amérique du Sud (opérations militaires de grande
envergure en Colombie), contre la prolifération (systèmes anti-missiles)... Le
Congrès, répétons-le, a réduit de plus en plus le budget du Département d'État
tout en augmentant celui du Pentagone. Par surcroît, il a souvent repoussé les
solutions reposant sur la coopération internationale, et Bill Clinton, du fait de la
triangulation, a eu tendance à le laisser faire. Résultat prévisible : l'action
extérieure des États-Unis a tendu, tout naturellement, à reposer de plus en plus
sur les militaires, par exemple sur les commandants en chef de chaque zone
(26).
      Cette ambiguïté du bilan clintonien est particulièrement frappante sur le
dossier de la NMD. C'est, de toute évidence, pour des considérations de
politique intérieure que Bill Clinton a accepté, d'abord en 1996 pour sa
campagne, puis quelques années après pour celle d'Al Gore, d'embrasser cette
idée conservatrice, pourtant à l'opposé des conceptions libérales
internationalistes qui sont les siennes (contrôle des armements, négociations
avec la Russie, disciplines collectives de non-prolifération, etc.). Bill Clinton, en
se ralliant aux vues conservatrices pour éviter qu'elles ne lui fassent du tort, a
finalement privé son propre camp idéologique de défenseur. Il a même, d'une
certaine manière, perverti le débat. Si bien que l'idée — néfaste à certains égards
— de bouclier national anti-missiles fait maintenant l'objet d'un consensus aux
États-Unis. Et les républicains, Colin Powell l'a promis lorsqu'il a été nommé
secrétaire d'État, vont tenter de renforcer le projet avancé par l'administration
démocrate ; le nouveau ministre de la défense Donald Rumsfeld n'est-il pas
l'auteur du rapport qui, en 1998, a le plus contribué à forger le consensus sur
l'existence d'une menace balistique ?

L'ironie de l'histoire

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