Tous les matins du monde - Textes et documents - Pascal Quignard - Alain Corneau

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Tous les matins du monde
     Pascal Quignard – Alain Corneau

   Textes et documents
Tous les matins du monde - Textes et documents - Pascal Quignard - Alain Corneau
SOMMAIRE

              « LE PEINTRE À LA CAMERA »

    1.Ekphrasis: de l'image au texte et de l'image à l'image (p. 3)

               2. La « vie secrète » des choses (p. 5)

          3.La nuit et le silence: Georges de La Tour (p. 7)

    4. Eloge du quotidien: la leçon de peinture de Vermeer (p. 10)

« UN FILM DONT TOUTE LA CHAIR SOIT LA MUSIQUE »

                1. Un mythe baroque: Orphée (p. 14)

                    2. Office des ténèbres (p. 15)

              3. L'éloquence muette des larmes (p. 17)

              4. Pleurer comme une Madeleine (p. 19)

             5. Eros baroque: le mythe d'Actéon (p. 21)

                     ELOGE DE L'OMBRE
                                (p. 23)

                      INTERTEXTUALITE

                      1. Textes sources (p. 30)

                    2. Musique et langage (p. 32)

                 3. Portraits et autoportraits (p. 33)

                             Annexes
                                (p. 35)
Tous les matins du monde - Textes et documents - Pascal Quignard - Alain Corneau
« LE PEINTRE À LA CAMERA »

                      1. Ekphrasis1: de l'image au texte et de l'image à l'image

« Il posa sur le tapis bleu clair qui recouvrait la table où il dépliait son pupitre la carafe de vin garnie de paille,
le verre à vin à pied qu'il remplit, un plat d'étain contenant quelques gaufrettes enroulées... » (p. 36)

« C'était sa femme et ses larmes coulaient.
Quand il leva les paupières, après qu'il eut
terminé d'interpréter son morceau, elle
n'était plus là. Il posa sa viole et, comme il
tendait la main vers le plat d'étain, aux
côtés de la fiasque, il vit le verre à moitié
vide et il s'étonna qu'à côté de lui, sur le
tapis bleu, une gaufrette fût à demi
rongée. » (p. 37)

« Il prit un crayon et il demanda à un ami
appartenant à la corporation des peintres,
Monsieur Baugin, qu'il fît un sujet
représentant la table à écrire près de
laquelle sa femme était apparue. » (p. 38)
                                                    Lubin Baugin, Le Dessert de gaufrettes (vers 1630)

« J'ai tenté de reconstruire exactement le tableau [...] et puis avec un mouvement de fondu-enchaîné ça
devient le tableau; [...] ce petit moment est un petit moment d'image musicale qui est pour moi l'équivalent
de la musique. » (Alain Corneau)

                                                          3

1. Ekphrasis: « description d'une oeuvre d'art réelle, rencontrée, ou simplement rêvée par les personnages de la
fiction, telle qu'elle apparaît dans une oeuvre littéraire » (P. Hamon, La description littéraire)
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« Le peintre était occupé à peindre
                                                  une table: un verre à moitié plein de
                                                  vin rouge, un luth couché, un cahier
                                                  de musique, une bourse de velours
                                                  noir, des cartes à jouer dont la
                                                  première était un valet de trèfle, un
                                                  échiquier sur lequel étaient disposés
                                                  un vase avec trois oeillets et un
                                                  miroir octogonal appuyé contre le
                                                  mur de l'atelier » (59)

                                                  Lubin Baugin, Nature morte à
                                                  l'échiquier (vers 1630)

« Ut pictura poesis »: «Ut poesis pictura »

Le plan fixe: l'art du trompe-l'oeil

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2. La « vie secrète » des choses

« Aux XVIe et XVIIe siècles, on ne disait pas nature morte. [...] Les Hollandais disaient des vies
immobiles. Les Espagnols disaient des peintures de cave où on vend le vin et les jambons. Les
Français disaient des vies coyes, des vies silencieuses. Coye était une forme plus usuelle que le
féminin coite, qui est formé sur la forme latine et savante quiète. » (P. Quignard)

Dans l'atelier de Baugin...

                                                   « Je crois que vous vous égarez, dit le peintre en riant.
                                                   J'aime l'or. Personnellement je cherche la route qui
                                                   mène jusqu'aux feux mystérieux » (p. 61)

                                                   NATURE MORTE AU HOMARD

    L'or de la lumière fait apparaître les choses dans
leur beauté et leur fragilité, révèle leur « vie
secrète ».

Tables, niches, livres, instruments de musique,
cartes à jouer, sablier: vanité, nature morte ou vie
coite , trompe-l'oeil...

                                                   « Il avait renoncé à toutes les choses qu'il aimait sur
                                                   cette terre, les instruments, les fleurs, les pâtisseries, les
                                                   partitions roulées, les cerfs-volants, les visages, les
                                                   plats d'étain, les vins » (p. 35)

                                                   « Tout ce que la mort ôtera est dans sa nuit », souffla
                                                   Sainte Colombe dans l'oreille de son élève. « Ce sont
                                                   les plaisirs du monde qui se retirent en nous disant
                                                   adieu. » (p. 60)

                                                                                                 ...et ailleurs

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NATURE MORTE AUX POMMES POURRIES

Madeleine est malade: une table, des livres, deux
pommes pourries dans un plat...

« Yves Angelo à la photo, Bernard Vézat aux décors
s'inspirent de la peinture Louis XIII et de ces vanités,
dont l'impression de réalisme provient de lignes de
fuite illusoires, de fausses ombres et lumières »
(Alain Corneau, Projection Privée)

Nature morte et vanité

Du XVIIème siècle...

          BAILLY, Vanité au portrait (1651)
                                                                                                  ....à nos jours

                                                                      Pierre Skira2, Vanité (1995)
                                                        6

2 Pascal Quignard a consacré en 2002 un livre, Tondo, au peintre Pierre Skira et ses vanités (éditions Flammarion)
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3. La nuit et le silence3: Georges de La Tour

« Il fit de la nuit son royaume. C'est une nuit intérieure : un logis humble et clos où il y a un corps humain
                                                                qu'une petite source de lumière éclaire en partie.
                                                                Telle est l'unité de l'épiphanie : 1. la nuit, 2. la
                                                                lueur, 3. le silence, 4. le logis clos, 5. le corps
                                                                humain. Quelques grandes couleurs vigoureuses
                                                                auprès desquelles Le Nain paraît froid, triste,
                                                                vert, grisé. Les oranges et les rouges de La Tour
                                                                brûlent par-delà le temps comme des braises.
                                                                Ce qui n'est qu'un reportage sur une toile des Le
                                                                Nain devient une scène éternelle. Une masse
                                                                brune, une flamme citron, un rouge franc, un
                                                                vermillon plus sourd, une grandeur triste. Je
                                                                songe à la préface de Racine en tête de
                                                                Bérénice, qui date de 1670, et qui dit que tout
                                                                doit se ressentir de cette « tristesse
                                                                majestueuse » qui fait le plaisir de la tragédie »
                                                                (La Nuit et le silence, p. 11)

                Le nouveau-né

      « ces peintures coites sont elles aussi des leçons de ténèbres » (La Nuit et le silence, p. 15)

                                                  « On entend dans le silence le grésillement du silence ; une
                                           attention inexplicable envahit celui qui voit ; et on fait oraison.
                                                  La tension, tel est le baroque, comme elle est la forme de
                                           l'énigme. Classiques paraissent la simplicité d'une mise en page, la
                                           netteté de l'inscription des formes, la simplicité des tons - mais point
                                           l'antithèse qui les porte et l'irréalité où conduit ce réalisme poussé
                                           jusqu'à l'extrême du dénuement. Pascal juxtapose les contraires avec
                                           une fureur fanatique. La Tour les immobilise dans un calme
                                           rougeoyant, un silence parlant. » (La Nuit et le silence, p.67)

                                                  « Tous les personnages qu'a peints Georges de La Tour sont
                                           immobiles, divisés entre la nuit où ils s'élèvent et la lueur qui les
                                           éclaire en partie. Surgissant dans l'ombre, touchés par un fragment de
                                           lueur, ils tiennent en suspens un geste incompréhensible » (La Nuit et
                                           le silence, p.19)

        Le jeune chanteur

    « Le fond des toiles de Georges de La Tour n'est pas noir, ou brun, ou gris perle, c'est: « Nous
                                             mourrons »

                                                         7
3 Titre du livre de Quignard consacré à Georges de La Tour (édition Flohic, 1995)
Tous les matins du monde - Textes et documents - Pascal Quignard - Alain Corneau
« On songe au mot d'Esprit: « Je ne me consolerois jamais
                                          de mourir. » Dans un monde où tout va à la mort, la mort est
                                          le fond. C'est sur lui que se dressent les femmes seules dans
                                          l'insomnie, les enfants qui regardent et les cires qui fondent.
                                          La beauté des regards et des mains, des corps, des lumières
                                          qui se portent sur eux, des couleurs qui les vêtent, des
                                          pourpoints et des socques, des vielles et des cartes à jouer,
                                          des verres et des livres, des doigts qui s'avancent et qui se
                                          tendent, est faite de la mort. La beauté est une flamme de
                                          chandelle dans la tristesse, dans l'argent, dans le mépris, dans
                                          la solitude. Dans la nuit. Une haleine d'enfant la courbe; un
                                          souffle la menace; le vent définitif l'éteint. » (La Nuit et le
                                          silence, p.77)

  Le Souffleur à la Lampe

                     La Madeleine pénitente (détail)

« Nous allons composer chaque plan comme si Baugin regardait dans l'objectif pour dessiner les
 scènes, et que Georges de La Tour les éclairait à la bougie » (Alain Corneau, Projection Privée )

   La flamme et la lanterne: le ténébrisme

                                                8
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Les ocres et les bruns

    Eclairage à la bougie

Verre et transparence

                                     Le jeune chanteur

                            9
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4. Eloge du quotidien

                                 La leçon de peinture de Vermeer

L'atelier du peintre

            Vermeer , L'atelier du peintre (1665)

La leçon de musique

                                               La fenêtre: éclairage latéral venant des fenêtres à
                                               gauche, procédé traditionnel depuis la Renaissance:
                                               la lumière sculpte le relief des objets, souligne ou
                                               surligne leur forme, ouvre sur un « sensualisme »

                                                    La vitre opaque

Vermeer, La Leçon de musique (1663)
                                                                           (détail)
                                                    10
Le miroir
                                                            Il est une nouvelle fenêtre ouverte sur
                                                            une autre scène différente de celle qui
                                                            se joue au premier plan: le regard de
                                                            l'élève est dirigé vers son maître. Le
                                                            miroir reflète-t-il autre chose que la
                                                            réalité même? La leçon de musique y
                                                            retrouve-t-elle le sens amoureux
                                                            qu'elle a souvent en littérature et au
                                                            théâtre?

                                                            L'inscription latine sur le couvercle
                                                            de la virginale:
                                                            musica laetitiae comes medicina
                                                            dolorum (la musique est la compagne
                                                            de la joie et un baume contre la
                                                            douleur )

Eloge de la musique, accord et harmonie des coeurs, accord de la musique et de la peinture?

                          Viole de gambe (détail)

          Deux leçons de musique

                                             11
La leçon de musique interrompue
                                                                    (v.1660-61)

La leçon de Vermeer

Une femme à mi-corps se tenant près de la fenêtre
dont la vitre opaque teinte la scène.

Sur le rebord, des objets disposés de manière à
composer une « vie silencieuse ».

Vie secrète des êtres et des choses...

Vermeer, L'Officier et la jeune fille riant (vers 1657)         (détail)

                                                    12
Scènes de genre, scènes d'intérieur

                                               La buanderie

« La beauté gît dans le geste le plus humble. Quand Steen et Ter Borch, de Hooch et Vermeer, Rembrandt et
     Hals nous font découvrir la beauté des choses, ils ne se comportent pas en alchimistes capables de
 transformer en or n'importe quelle boue. Ils ont compris que cette femme qui traverse une cour, cette mère
qui pèle une pomme, pouvaient être aussi belles que les déesses de l'Olympe, et ils nous incitent à partager
    cette conviction. Ils nos apprennent à mieux voir le monde, non à nous bercer de douces illusions; ils
    n'inventent pas la beauté, ils la découvrent – et nous permettent de la découvrir à notre tour. Menacés
 aujourd'hui par de nouvelles formes de dégradation de la vie quotidienne, nous sommes, en regardant ces
 tableaux, tentés d'y retrouver le sens et la beauté de nos gestes les plus élémentaires. » (Tzvetan Todorov,
                                               Eloge du quotidien4)

                                         La partie de cartes

                                                     13
4 Editions du seuil (1997)
« UN FILM DONT TOUTE LA CHAIR SOIT LA MUSIQUE »

                                       1. un mythe baroque: Orphée

    Tous les matins du monde est de toute évidence une réécriture du mythe d'Orphée. Le retour aux textes
antiques d'Ovide et de Virgile s'impose. Mais on n'oubliera pas qu'Orphée est le mythe qui donnera naissance
au genre baroque par excellence: l'opéra.

Orphée et Eurydice

    « La barque avait l'apparence d'une grande viole que Monsieur Pardoux aurait ouverte » (p. 34)

« Ce fut la seule fois où Monsieur Marais vit Monsieur de Sainte Colombe porter l'épée. Le jeune homme tenait
les yeux fixés sur l'estocade signée: on y voyait, bosselée, en relief, la figure du nocher infernal, une gaffe à la
                                                  main » (p. 57)

                                                           « Pierre Jaquier, le luthier spécialisé, a mis plus d'un
                                                           an à fabriquer la viole de Sainte Colombe. [...] Pour la
                                                           tête de viole, je lui ai demandé de reproduire la figure
                                                           d'une statue funéraire trouvée dans le livre de Philippe
                                                           Ariès L'Homme devant la mort: une revenante voilée »
                                                           (Alain Corneau, Projection privée)

                                                        14
La plainte d'Orphée (le lamento)

Orphée

Ah! Bergers, c'en est fait, il n'est plus d'Euridice,
Ses beaux yeux sont fermés pour ne jamais s'ouvrir.
Impitoyables dieux, vous la laissez mourir,
Quelle rigueur, quelle injustice!
L'infortunée à peine entrait
dans ses beaux jours
Et vous en terminez le cours.

Charpentier, La Descente d'Orphée aux Enfers5,
Opéra de chambre (1686) – librettiste anonyme.

François Perrier, Orphée devant Pluton et Proserpine (détail),
vers 1650

                                            2. Office des ténèbres

    « Il y eut deux grandes chandelles dans notre
histoire et elles ont coïncidé dans le temps : les leçons
de ténèbres de la musique baroque, les chandelles des
toiles de La Tour. Les offices de Ténèbres, lors de la
Semaine sainte, constituaient un rite au cours duquel
on éteignait une à une, dans le chant, les lettres
hébraïques qui forment le nom de Dieu et, une à une,
grâce au souffle d’un enfant en robe rouge et en
surplis, les bougies qui les représentaient dans
l’obscurité de l’agonie. On chantait les Lamentations
de Jérémie et les soupirs de Madeleine. Les versets
des Lamentations étaient entrecoupés de vocalises sur
les lettres hébraïques placées en acrostiches:
                                                                « Aleph. Moi, il m'a conduit dans la ténèbre.
                                                                Sans chandelle, il m'a fait marcher.
                                                                Bèt. Il m'a consumé ma chair et ma peau.
                                                                 Il a cerné ma tête de fatigue:
                                                                 Il m'a fait habiter les ténèbres
                                                                 Avec les morts de jadis. »
                                                                  Thomas de Victoria, Thomas Tallis, Charpentier,
                                                              Lambert, Delalande, Couperin, Jean Gilles ont
                                                              composé les plus belles Leçons de Ténèbres. »
                                                              (Pascal Quignard, La Nuit et le silence, p. 9)

                                                         15
5 Le livret suit de près le texte d'Ovide. On pourra aussi s'intéresser à l'Orfeo de Monteverdi, notamment pour le
  finale consacré à la musique.
« Si les vocalises sur les lettres hébraïques des
                                                          Leçons de ténèbres ne sont pas de simples
                                                          enluminures, c'est parce qu'elles sont très vite
                                                          gagnées par le sens des versets au point de le
                                                          surpasser. L'expression de la larme s'y « réduit » à la
                                                          vocalisation sur une voyelle. Il faudrait plutôt dire
                                                          qu'elle se sublime, se magnifie, s'hypnotise. Très
                                                          souvent les musicologues, quand ce ne sont pas les
                                                          interprètes, analysent le chant de ces voyelles
                                                          comme des moments de détente, de relâchement de
                                                          l'émotion, à interpréter comme tels. Beaucoup
                                                          d'interprétations « dépouillées » imposent à ces
                                                          ornements un rôle purement décoratif. Or l'esthétique
baroque signifie avec rage jusque et peut-être même surtout dans son ornementation. Ces vocalises, qui
précèdent chaque verset, doivent être l'expression de la Passion. Ainsi le Beth précédant le Plorans ploravit in
nocte n'est compréhensible que comme un sombre
gémissement, emblème sonore de la larme.
   Si on a célébré la période baroque comme l'âge
de l'éloquence, sa rhétorique n'est jamais purement
formelle, elle est célébration du verbe incarné, non
dans l'ornement seul, mais par et pour ce qu'il
signifie. Ce que l'écriture est à la pensée, la larme
l'est au sentiment. Elle est une calligraphie de
l'émotion.

   Words that weeps and tears that speak: dans
cette écriture s'opère un mélange subtil, un
mélange créateur entre l'encre et les larmes.

  Jean-Loup Charvet, L'éloquence des larmes (2000)

                                                            « Nous vivons une autre nuit magique avec la
                                                            « Troisième leçon de ténèbres à deux voix » de
                                                            Couperin, pour une scène d'apparition du fantôme de
                                                            Mme de Sainte Colombe, enregistrée avec l'épouse
                                                            de Jordi, Montserrat Figueras, extraordinaire
                                                            soprano, et Maria-Cristina Kiehr, voix de haute-
                                                            contre à la couleur enfantine. Les deux voix de
                                                            femmes sont terrorisantes tant elles dramatisent leur
                                                            chant pour répondre au scénario » (Alain Corneau,
                                                            Projection privée)

   Les gros plans sur les boiseries baroques de l'abbatiale de Moutier d'Ahun: des vocalises visuelles?

                                                       16
3. L'éloquence muette des larmes

                                                       « c'était sa femme et ses larmes coulaient » (37)

                                                       « L'instant des vraies larmes est celui d'un entretien entre
                                                       la légèreté de la lumière et le poids de l'ombre. Les deux
                                                       forces s'y tiennent non pas en respect mais en équilibre »
                                                       (Jean-Loup Charvet)

« Les larmes sont une chair qui aspire à être une
âme, et une âme qui brûle de devenir chair. » (Jean-
Loup Charvet)

                                                         « Monsieur Marais pleurait dans les bras de
                                                         Madeleine qui s'était agenouillée auprès de lui et
                                                         tremblait » (p. 68)

                                                         « Ecoutez, Monsieur, les sanglots que la douleur
                                                         arrache à ma fille: ils sont plus près de la musique
                                                         que vos gammes. » (p. 69)

« Elle vit ses larmes qui coulaient et essuya
l'une d'entre elles » (70)

« Il y a une éloquence de silence qui pénètre plus
que la langue ne saurait faire » (Anonyme,
Discours sur les passions de l'amour)

                                                       17
« Il s'assit sur le marche-pied et il pleura »
                                                             « il s'était mis de nouveau à pleurer douce-
                                                             ment » (p. 79)

                                                             « les larmes glissaient sur ses joues » (p. 80)

« elle se mit à pleurer »
« vos larmes sont douces et me touchent » (p. 86)

« Loin de s'opposer, l'eau et le feu se convertissent l'un
l'autre; de l'eau ou du feu, la larme ne sait bientôt plus
quel principe l'anime » (Jean-Loup Charvet)

                                « c'étaient de longues plaintes arpégées » (94)
« ils pleuraient... leurs larmes lentement coulaient sur leur nez, sur leurs joues, sur leurs lèvres » (117)
            « La larme est à la musique ce que la ponctuation est à l'écriture » (Jean-Loup Charvet)

« Les vraies larmes coulent avec clarté » (Jean-
Loup Charvet)

                                                       18
4. Pleurer comme une Madeleine

« Quand il entendait pleurer dans la nuit, il lui arrivait de monter la chandelle à la main à l'étage et, agenouillé
entre ses deux filles, de chanter:
                                    Sola vivebat in antris Magdalena lugens,
                                          et suspirans die ac nocte... »
(p. 16)

Magdalena lugens - Charpentier - Motet

Sola vivebat in antris Magdalena lugens,                  Solitaire, Madeleine vivait son deuil dans des grottes,
et suspirans die ac nocte                                 et soupirant nuit et jour,
evoce gementi talia Christo dicebat :                     d’une voix plaintive adressait au Christ ces paroles :
« O amor meus, cor et delitium !                          « O mon amour, mon coeur et mes délices !
Quid retribuam amori tuo,                                 Que te rendrais-je pour ton amour,
qui te tradidit in mundi pretium ?                        celui-là même qui t’a livré pour le rachat du monde ?
O amor meus, cor et delitium !                            O mon amour, mon coeur et mes délices !
Quis mihi det ut pro te patior,                           Qui me donnera de souffrir pour toi,
quis mihi det ut pro te moriar ?                          Qui me donnera de mourir pour toi ?
Ah ! Jesu mi dulcissime,                                  Ah ! Jésus, douceur mienne,
ah ! Jesu patientissime,                                  ah ! Jésus, toute patience,
ego peccatrix, tu culpa carens,                           me voici pécheresse, et tu es sans péché,
ego soluta et impunis,tu tanquam reus                     me voici libre et dans l’impunité,et toi, comme un
                                                          coupable,
duceris ad supplicium.                                    tu marches au supplice.
Quid retribuam amori tuo,                                 Que te rendrais-je pour ton amour,
qui te tradidit in mundi pretium ?                        celui-là même qui t’a livré pour le rachat du monde ?
O amor meus, cor et delitium ! »                          O mon amour, mon coeur et mes délices ! »
Magdalena, luge, plora :                                  Madeleine, pleure et te lamente :
Jesus virgis cæditur,                                     Jésus est fouetté de verges,l
Jesu facies decora                                        le beau visage de Jésus
colaphis infligitur.                                      est meurtri de soufflets.
Magdalena luge, plora :                                   Madeleine, pleure et te lamente :l
caput Jesu, Regum Regis,                                  la tête de Jésus, le Roi des Rois,
spinis, heu, cingitur !                                   ah ! la voilà couronnée d’épines !
Plora, luge, Magdalena :                                  Pleure et te lamente, Madeleine :
crucem Jesus bajulat,                                     Jésus porte la croix
prole per quam e terrena                                  par où la mort cruelle
mors crudelis exulat.                                     est chassée de la famille humaine.
Plora, luge, Magdalena :                                  Pleure et te lamente, Madeleine :
hoc salvator a te dulcis                                  c’est ce qu’attend de toi
ob amorem postulat.                                       l’amour de ce doux sauveur.
Heu ! Clavis et lancea perforatur,                        Ah ! Il est transpercé par les clous et la lance,
in ara crucis elevatur,                                   il est dressé sur l’autel de la croix,
aceto potatur, et moritur ipsa vita                       abreuvé de vinaigre, on lui ôte la vie
pro salute viventium.                                     pour le salut des vivants.
« O amor meus, cor et delitium !                          « O mon amour, mon coeur et mes délices !
Quid retribuam amori tuo,                                 Que te rendrais-je pour ton amour,
qui te tradidit in mundi pretium ?                        celui-là même qui t’a livré pour le rachat du monde ?
O amor meus, cor et delitium ! »                          O mon amour, mon coeur et mes délices ! »

   (le terme « motet » désigne tout genre de composition religieuse distincte de la messe ou de l'oratorio.)

                                                        19
« Nous nous taisons devant notre propre vie. Nous cherchons notre histoire et nous ne savons pas quelle elle
                                                   est et nous nous taisons devant son absence. Tous les
                                                   personnages qui occupent ces toiles sont en train de se
                                                   taire devant leur propre histoire. [...] Madeleine fait
                                                   pénitence; visite des souvenirs; dit adieu à des fantômes
                                                   de volupté; ne cesse de dire adieu à ces phantasmes qui
                                                   la visitent. Elle dit à ses genoux: « Adieux, mes genoux,
                                                   vous ne connaîtrez pas les mains d'un enfant qui
                                                   s'agrippe aux deux os qui pointent sur vous, qui se hisse,
                                                   qui s'installe et qu'on berce.
                                                   « Adieu, mes cuisses, vous ne serrerez pas les reins d'un
                                                   homme que le plaisir secoue. Vous êtes des enveloppes
                                                   vaines.
                                                   « Adieu, mes mains, vous ne couperez plus les légumes,
                                                   vous ne pèlerez plus les fruits, vous n'effeuillerez plus les
                                                   salades, vous ne cuirez plus le repas, vous ne frotterez
                                                   plus le linge. Vous ne laverez plus les pieds poussiéreux
                                                   du Seigneur. Vous ne vous insinuerez plus tendrement, la
                                                   nuit, entre les doigts d'un homme qui soupire. Vous ne
                                                   vous nouerez plus autour du cou de ce grand corps qui
                                                   se retourne et qui vous tend dans l'ombre ses lèvres.
                                                   « Adieu, mon ventre, vous ne connaîtrez plus la queue
                                                   raide des hommes. Vous ne connaîtrez pas l'enfantement.
                                                   « Adieu, mes seins, la bouche sans dents des tout-petits
                                                   ne vous têtera pas. Les lèvres épaisses et qui piquent
                                                   des hommes ne vous feront plus hérisser et frémir. » (P.
                                                   Quignard, La Nuit et le silence, pp. 25-27)
Georges de La Tour , La Madeleine pénitente

     Enfin la belle Dame orgueilleuse et mondaine
Changea pour son salut et d'amant et d'amours,
Ses beaux palais dorez aux sauvages séjours,
Sa faute au repentir, son repos à la peine,
     Son miroir en un livre, et ses yeux en fontaine,
Ses folastres propos en funèbres discours,
Changeant mesme d'habits en regrettant ses jours
Jadis mal employez à chose errante et vaine.
     Puis ayant en horreur sa vie et sa beauté,
Mesprise le plaisir, l'aise et la vanité,
Les attraits de ses yeux, l'or de sa tresse blonde,
     O bienheureux exemple! ô sujet glorieux!
Qui nous montre ici bas que pour gagner les Cieux
Il faut avant la mort abandonner le monde.

                 La Roque, Oeuvres (1609)

   Artemisia Gentileschi, La conversion de Madeleine,
v. 1615-1616

                                                        20
« Elle se rétablit. Elle lut les Pères du désert » (p. 88)

   Ambrosius BENSON ,Marie-Madeleine lisant, v. 1525.

                                                  5. Eros baroque

Le mythe d'Actéon

Charpentier, Actéon, opéra de Chasse (scène troisième)

Scène Troisième                                          Du plaisir de la chasse,
                                                         Quoi que l'amour fasse,
ACTÉON
                                                         Sois toujours seulement tenté.
Amis, les ombres raccourcies
                                                         Liberté, mon cœur, liberté.
Marquant sur nos plaines fleuries
Que le soleil a fait la moitié de son tour,
                                                         Mais quel objet frappe ma vue?
Le travail m'a rendu le repos nécessaire;
                                                         C'est Diane et ses sœurs, il n'en faut point douter.
Laissez moi seul rêver dans ce lieu solitaire
                                                         Approchons nous sans bruit, cette route inconnue
Et ne me renvoyez que sur la fin du jour.
                                                         M'offrira quelqu'endroit propre à les écouter.
Agréable vallon, paisible solitude,
                                                         DIANE
Qu'avec plaisir sur vos cyprès
                                                         Nymphes, dans ce buisson quel bruit viens-je d'entendre?
Un amant respirant le frais
Vous ferait le récit de son inquiétude;
                                                         ACTÉON
Mais ne craignez de moi ni plaintes ni regrets.
                                                         Ciel! Je suis découvert.
Je ne connais l'amour que par la renommée
Et tout ce qu'elle en dit me le rend odieux.
                                                         CHŒUR DES NYMPHES
Ah! S'il vient m'attaquer, ce Dieu pernicieux,
                                                         Oh! Perfide mortel,
Il verra ses projets se tourner en fumée.
                                                         Oses-tu bien former le dessein criminel
                                                         De venir icy nous surprendre.
Liberté, mon cœur, liberté.

                                                        21
Je vis ma nymphe entre des saules verts
                                                                     Qui sur le bord d'une fontainelette,
                                                                     Prenait le frais en cotte mincelette,
                                                                     Tout de son long étendue à l'envers...

                                                                     Que de trésors me furent découverts
                                                                     Quand j'entrevis sa cuisse rondelette,
                                                                     Et ces tétons nonchalamment ouverts,
                                                                     Dont l'espérance à toute heure m'allaite!

                                                                     Mais las! Soudain m'étant ressouvenu
                                                                     De ce veneur qui vit Diane à nu,
                                                                     Touchés d'effroi, mes yeux se retirèrent,

                                                                     Puis aussitôt que je les eus tournés,
                                                                     Mille désirs comme chiens acharnés
                                                                     Mon pauvre coeur en pièces déchirèrent.

                                                                     Gilles Durant (1554-1605)
    Rembrandt, Diane et Actéon, 1634

 « Quand le jeune Marais descendit les marches de la cabane, il vit, dans l'ombre que faisaient les feuillages,
une jeune fille longue et nue qui se cachait derrière un arbre et il détourna en hâte la tête pour ne pas sembler
                                              l'avoir vue. » (p. 54)

                                               Qui est surpris?

                             Etrange triangulation des regards et points de vue

                                                       22
ELOGE DE L'OMBRE ...ET DU JAPON

        « En art, il y a le plus souvent une solution japonaise » (Alain Corneau, Projection privée)

    Le Japon est aussi un lieu de rencontre entre Quignard et Corneau. Ce dernier a demandé à son équipe de
lire L'Eloge de l'ombre de Tanizaki et cite le cinéma de Mizoguchi comme source visuelle, particulièrement
Les Contes de la lune vague après la pluie.

                                                        « Voyez par exemple notre cinéma: il diffère de l'américain
                                                        aussi bien que du français ou de l'allemand par les jeux
                                                        d'ombres, par la valeur des contrates. »6 (p. 32)

« Non point que nous ayons une prévention a
priori contre tout ce qui brille, mais à un éclat
superficiel et glacé, nous avons toujours préféré
les reflets profonds, un peu voilés; soit, dans les
pierres naturelles aussi bien que dans les
matières artificielles, ce brillant légèrement altéré
qui évoque irrésistiblement les effets du temps.
« Effets du temps », voilà certes qui sonne bien,
mais, à dire vrai, c'est le brillant que produit la
crasse des mains. Les Chinois ont un mot pour
cela, « le lustre de la main »; les Japonais disent
l'usure: le contact des mains au cours d'un long

                                                               usage, leur frottement, toujours appliqué aux mêmes
                                                               endroits, produit avec le temps une imprégnation
                                                               grasse; en d'autres termes, ce lustre est donc bien la
                                                               crasse des mains » (p. 37)

                                                               « De tout temps la surface des laques avait été noire,
                                                               brune ou rouge, autant de couleurs qui constituaient
                                                               une stratification de je ne sais combien de « couches
                                                               d'obscurité », qui faisaient penser à quelque
                                                               matérialisation des ténèbres environnantes. » (p. 42)

                                                          23

6 Les citations sont extraites de L'Eloge de l'ombre (Publications orientalistes de France) et les plans du film de
  Mizoguchi
« Or c'est précisément cette lumière indirecte et
                                                            diffuse qui est le facteur essentiel de la beauté de nos
                                                            demeures. Et pour que cette lumière épuisée,
                                                            atténuée, précaire, imprègne à fond les murs de la
                                                            pièce, ces murs sablés, nous les peignons de
                                                            couleurs neutres, à dessein. [...] Car s'ils étaient
                                                            luisants, tout le charme, subtil et discret, de cette
                                                            lumière indigente s'évanouirait.
                                                            Nous nous complaisons dans cette clarté ténue, faite
                                                            de lumière extérieure d'apparence incertaine,
                                                            cramponnée à la surface des murs de couleur
                                                            crépusculaire, et qui conserve un dernier reste de vie.
                                                            Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette

pénombre, vaut tous les ornements du monde et sa
vue ne nous lasse jamais. » (p. 52)

« Si l'on comparait une pièce d'habitation japonaise à
un dessin à l'encre de Chine, les shôji7
correspondraient à la partie où l'encre est la plus
diluée, le toko no ma8 à l'endroit où elle est la plus
épaisse. Chaque fois que je regarde un toko no ma,
ce chef-d'oeuvre du raffinement, je suis émerveillé de
constater à quel point les Japonais ont pénétré les
mystères de l'ombre, et avec quelle ingéniosité ils ont
su utiliser les jeux d'ombre et de lumière. Et cela sans
                                                                recherche particulière en vue de tel effet précis. En
                                                                un mot, sans autre moyen que du bois sans apprêt et
                                                                des murs nus, l'on a ménagé un espace en retrait où
                                                                les rayons lumineux que l'on y laisse pénétrer
                                                                engendrent, de ci de là, des recoins vaguement
                                                                obscurs. Et pourtant, en contemplant les ténèbres
                                                                tapies derrière la poutre supérieure, à l'entour d'un
                                                                vase à fleurs, sous une étagère, et tout en sachant
                                                                que ce ne sont que des ombres insignifiantes, nous
                                                                éprouvons le sentiment que l'air, à ces endroits-là,
                                                                renferme une épaisseur de silence, qu'un sérénité
                                                                éternellement inaltérable règne sur cette obscurité. »
                                                                (p. 56)

                                                           24

7 Cloison mobile en quadrillage serré sur laquelle est collé un papier blanc épais
8 Alcôve, renfoncement de la pièce principale où l'on suspend une peinture en fonction de la saison
La barque silencieuse

Eau, ombre et brumes

                        « De tous temps, les spectres japonais ont été
                        dépourvus de pieds; les spectres d'Occident ont bien,
                        eux, des pieds, mais en revanche leur corps tout entier,
                        paraît-il, est translucide. Fût-ce de pareils détails, il
                        appert que notre imagination elle-même se meut dans
                        les ténèbres noires comme laque, alors que les
                        Occidentaux attribuent à leurs spectres même la
                        limpidité du verre. Les couleurs que nous aimons,
                        nous, pour les objets d'usage quotidien, sont des
                        stratifications d'ombre. » (p. 78)

                       25
Femme, fantôme et fantasme

                                                         « Nos ancêtres tenaient la femme, à l'instar des objets
                                                         de laque à la poudre d'or ou de nacre, pour un être
                                                         inséparable de l'obscurité, et autant que faire se
                                                         pouvait, ils s'efforçaient de la plonger tout entière dans
                                                         l'ombre. » (p. 77)

« Pour ceux qui chantent la triomphante beauté de la
chair de la femme moderne, il doit être bien difficile
d'imaginer la beauté fantomatique de ces femmes-là »
(p. 76)

                                                     26
« Ces « ténèbres sensibles à l'oeil » donnaient l'illusion
                                                          d'une sorte de brouillard palpitant, elles provoquaient
                                                          facilement des hallucinations et, dans bien des cas,
                                                          elles étaient plus terrifiantes que les ténèbres
                                                          extérieures. Les manifestations de spectres ou de
                                                          monstres n'étaient somme toute que des émanations de
                                                          ces ténèbres, et les femmes qui vivaient en leur sein,
                                                          entourées de je ne sais combien de rideaux-écrans, de
                                                          paravents, de cloisons mobiles, n'étaient-elles pas
                                                          elles-mêmes de la famille des spectres? Les ténèbres
                                                          les enveloppaient dans dix, dans vingt épaisseurs

d'ombre, elles s'insinuaient en elles par le moindre
interstice de leur vêture, par le col, par les manches,
par le bas de la robe ». (p. 88)

        Le bleu nuit: nostalgie du noir et blanc?

« Pour moi, j'aimerais tenter de faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d'ombre
                              que nous sommmes en train de dissiper. » (p. 103)

                      Une citation qui pourrait aussi bien s'appliquer à Pascal Quignard

                                                      27
L'ombre

   En 1933 Tanizaki publia un court texte où il disait qu’il regrettait l’ombre. Je pense que ces pages comptent
parmi les plus belles de tout ce qui fut écrit dans les différentes sociétés qui surgirent au cours des temps —
sociétés qu’ont fragmentées les différentes langues naturelles dans l’histoire générale de ce monde. Ce regret
était d’autant plus poignant qu’il était argumenté de façon provocante. Tanizaki y exprimait sa nostalgie pour
les lieux d’aisances presque toujours obscurs de l’ancien Japon. Lieux qui n’étaient déjà plus tolérés par
l’ensemble de la société nippone soudain acquise à la volonté générale d’excréter dans la lumière puritaine,
impérialiste, américaine, éblouissante des néons, dans une cuvette de porcelaine immaculée, entourée d’un
carrelage blanc, hygiénique, luisant, dans l’odeur de fleur feinte.

                                                         *

   Junichirô Tanizaki disait qu’il regrettait le pinceau moins sonore que le stylo ;
   les objets de métal ternis ;
   le cristal opaque et le jade trouble ;
   les traînées de la suie sur les briques ;
   l’effritement des peintures sur le bois ;
   la trace de l'intempérie ;
   la branche brisée, la ride, l'ourlet défait, le sein lourd ;
   le déchet d’un oiseau sur la balustrade ;
   la lueur insuffisante et silencieuse d’une bougie pour dîner ou celle d’une lanterne suspendue au-dessus de
la porte en bois ;
   la pensée plus libre ou hébétée ou vacillante qui s'élève dans la tête humaine quand elle s’enfouit dans
l’ombre, l’âme se portant davantage à la frontière des dents ;
   la voix plus basse et hésitante qui accompagne la braise de la cigarette sur laquelle se posent les yeux ;
   le goût plus persistant de ce qui est mangé et l’impression moins obsédante de la forme et de la couleur des
mets au fur et à mesure qu’on vieillit — la cuisine se reliant progressivement à l’ombre du corps qu'elle rejoint.

                                                         *

  Un haut-le-corps se saisissait de Junichirô Tanizaki devant l’étincellement de l’acier ;
  le nickel ;
  le chrome ;
  l’invention de l’aluminium ;
  la blancheur excessive et rebondissante du papier venu d’Occident ;
  toute faïence, tout carreau de lunettes.

                                                         *

                                                       28
Il aimait la pénombre que développe le thé dans son monde chaud et liquide.
  Et les couleurs que la petite feuille roulée déploie en filaments dans l’eau avant de s’y mêler.
  Et le déchet rougeâtre et à certains égards automnal qui vient peu à peu gésir au fond du bol de porcelaine.

                                                          *

   Il aimait l’indigence de la clarté sur le corps d’une femme qui ne retire les linges qui enveloppent son ventre
glabre et ses mamelles nues que pour les confier à la pénombre ; son odeur est plus forte ; sa peau plus nue
est plus douce ; ses traits, étant plus fantomatiques, sont plus féminins ; elle remonte du passé ; elle n’est pas
en désaccord avec l’obscurité de son sexe qui s’entrouvre et elle fait ressouvenir que c’est le vieux séjour.

                                                          *

  Il ne distinguait pas l’ombre des traces du passé. Il regrettait la poussière sur les boîtes ainsi que la rouille
sur les couteaux, les clous, les vis à têtes aplaties.
  Il regrettait la lune comme seule lumière nocturne dans les piètres séjours ;
  les sous-bois et leurs animaux effrayants ;
  l’ombre passionnante qui se meut et se retire sous les pantalons et les robes ;
  l’audition de la musique en mouchant les lampes.

                                                          *

  La position esthétique de Junichirô Tanizaki fut toute sa vie résolument antinaturaliste.

     Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Chapitre XV (extraits), Dernier Royaume I (Grasset, 2002)

                                                        29
INTERTEXTUALITE

                                                 1. Textes sources

Le mythe d'Orphée

  Orphée et Eurydice (X, 1-85)

    L'Hymen, vêtu d'une robe de pourpre, s'élève des champs de Crète, dans les airs, et vole vers la Thrace, où la
voix d'Orphée l'appelle en vain à ses autels. L'Hymen est présent à son union avec Eurydice, mais il ne profère point
les mots sacrés; il ne porte ni visage serein, ni présages heureux. La torche qu'il tient pétille, répand une fumée
humide, et le dieu qui l'agite ne peut ranimer ses mourantes clartés. Un affreux événement suit de près cet augure
sinistre. Tandis que la nouvelle épouse court sur l'herbe fleurie, un serpent la blesse au talon elle pâlit, tombe et
meurt au milieu de ses compagnes.
    [11] Après avoir longtemps imploré par ses pleurs les divinités de l'Olympe, le chantre du Rhodope osa franchir les
portes du Ténare, et passer les noirs torrents du Styx, pour fléchir les dieux du royaume des morts. Il marche à
travers les ombres légères, fantômes errants dont les corps ont reçu les honneurs du tombeau. Il arrive au pied du
trône de Proserpine et de Pluton, souverains de ce triste et ténébreux empire. Là, unissant sa voix plaintive aux
accords de sa lyre, il fait entendre ces chants : "Divinités du monde souterrain où descendent successivement tous
les mortels, souffrez que je laisse les vains détours d'une éloquence trompeuse. Ce n'est ni pour visiter le sombre
Tartare, ni pour enchaîner le monstre à trois têtes, né du sang de Méduse, et gardien des Enfers, que je suis
descendu dans votre empire. Je viens chercher mon épouse. La dent d'une vipère me l'a ravie au printemps de ses
jours.
    [25] "J'ai voulu supporter cette perte; j'ai voulu, je l'avoue, vaincre ma douleur. L'Amour a triomphé. La puissance
de ce dieu est établie sur la terre et dans le ciel; je ne sais si elle l'est aux enfers : mais je crois qu'elle n'y est pas
inconnue; et, si la renommée d'un enlèvement antique n'a rien de mensonger, c'est l'amour qui vous a soumis; c'est
lui qui vous unit. Je vous en conjure donc par ces lieux pleins d'effroi, par ce chaos immense, par le vaste silence de
ces régions de la Nuit, rendez-moi mon Eurydice; renouez le fil de ses jours trop tôt par la Parque coupé.
    "Les mortels vous sont tous soumis. Après un court séjour sur la terre un peu plus tôt ou un peu plus tard, nous
arrivons dans cet asile ténébreux; nous y tendons tous également; c'est ici notre dernière demeure. Vous tenez sous
vos lois le vaste empire du genre humain. Lorsque Eurydice aura rempli la mesure ordinaire de la vie, elle rentrera
sous votre puissance. Hélas ! c'est un simple délai que je demande; et si les Destins s'opposent à mes vœux, je
renonce moi-même à retourner sur la terre. Prenez aussi ma vie, et réjouissez-vous d'avoir deux ombres à la fois."
    [40] Aux tristes accents de sa voix, accompagnés des sons plaintifs de sa lyre, les ombres et les mânes pleurent
attendris. Tantale cesse de poursuivre l'onde qui le fuit. Ixion s'arrête sur sa roue. Les vautours ne rongent plus les
entrailles de Tityos. L'urne échappe aux mains des filles de Bélus, et toi, Sisyphe, tu t'assieds sur ta roche fatale. On
dit même que, vaincues par le charme des vers, les inflexibles Euménides s'étonnèrent de pleurer pour la première
fois. Ni le dieu de l'empire des morts, ni son épouse, ne peuvent résister aux accords puissants du chantre de la
Thrace. Ils appellent Eurydice. Elle était parmi les ombres récemment arrivées au ténébreux séjour. Elle s'avance
d'un pas lent, retardé par sa blessure. Elle est rendue à son époux : mais, telle est la loi qu'il reçoit : si, avant d'avoir
franchi les sombres détours de l'Averne, il détourne la tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée; Eurydice
est perdue pour lui sans retour.
    [53] À travers le vaste silence du royaume des ombres, ils remontent par un sentier escarpé, tortueux, couvert de
longues ténèbres. Ils approchaient des portes du Ténare. Orphée, impatient de crainte et d'amour, se détourne,
regarde, et soudain Eurydice lui est encore ravie.
    Le malheureux Orphée lui tend les bras, Il veut se jeter dans les siens : il n'embrasse qu'une vapeur légère.
Eurydice meurt une seconde fois, mais sans se plaindre; et quelle plainte eût-elle pu former ? Était-ce pour Orphée
un crime de l'avoir trop aimée ! Adieu, lui dit-elle d'une voix faible qui fut à peine entendue; et elle rentre dans les
abîmes du trépas.
    Privé d'une épouse qui lui est deux fois ravie, Orphée est immobile, étonné, tel que ce berger timide qui voyant le
triple Cerbère, chargé de chaînes, traîné par le grand Alcide jusqu'aux portes du jour, ne cessa d'être frappé de
stupeur que lorsqu'il fut transformé en rocher. Tel encore Olénus, ce tendre époux qui voulut se charger de ton crime,
infortunée Léthéa, trop vaine de ta beauté. Jadis unis par l'hymen, ils ne font qu'un même rocher, soutenu par l'Ida
sur son humide sommet.
    [72] En vain le chantre de la Thrace veut repasser le Styx et fléchir l'inflexible Charon. Toujours refusé, il reste
assis sur la rive infernale, ne se nourrissant que de ses larmes, du trouble de son âme, et de sa douleur. Enfin, las
d'accuser la cruauté des dieux de l'Érèbe, il se retire sur le mont Rhodope, et sur l'Hémus battu des Aquilons.

                                                            30
Trois fois le soleil avait ramené les saisons. Orphée fuyait les femmes et l'amour : soit qu'il déplorât le sort de sa
première flamme, soit qu'il eût fait serment d'être fidèle à Eurydice. En vain pour lui mille beautés soupirent; toutes se
plaignent de ses refus.
    Mais ce fut lui qui, par son exemple, apprit aux Thraces à rechercher ce printemps fugitif de l'âge placé entre
l'enfance et la jeunesse, et à s'égarer dans des amours que la nature désavoue.

  Les arbres qui marchent (X, 86-105)

   Une colline à son sommet se terminait en plaine. Elle était couverte d'un gazon toujours vert; mais c'était un lieu
sans ombre. Dès que le chantre immortel, fils des dieux, s'y fut assis, et qu'il eut agité les cordes de sa lyre, l'ombre
vint d'elle-même. Attirés par la voix d'Orphée, les arbres accoururent; on y vit soudain le chêne de Chaonie, le
peuplier célèbre par les pleurs des Héliades, le hêtre dont le haut feuillage est balancé dans les airs, le tilleul à
l'ombrage frais, le coudrier noueux, le chaste laurier, le noisetier fragile; on y vit le frêne qui sert à façonner les lances
des combats, le sapin qui n'a point de nœuds, l'yeuse courbée sous ses fruits, le platane dont l'ombre est chère aux
amants, l'érable marqué de diverses couleurs, le saule qui se plaît sur le bord des fontaines, l'aquatique lotos, le buis
dont la verdure brave les hivers, la bruyère légère, le myrte à deux couleurs, le figuier aux fruits savoureux. Vous
accourûtes aussi, lierres aux bras flexibles, et avec vous parurent le pampre amoureux et le robuste ormeau
qu'embrasse la vigne. La lyre attire enfin l'arbre d'où la poix découle, l'arbousier aux fruits rouges, le palmier dont la
feuille est le prix du vainqueur, et le pin aux branches hérissées, à la courte chevelure; le pin cher à Cybèle, depuis
qu'Attis, prêtre de ses autels, dans le tronc de cet arbre fut par elle enfermé.

                                                                                Ovide, Les Métamorphoses, Livre X

Une vie imaginaire (?)

                                                       MARIN MARAIS

      Parisien, né le 31 Mai 1656. Ordinaire de la Musique de la Chambre du Roi pour la Viole, mort à Paris
Faubourg Saint Marceau le 15 Août 1728 dans sa 73e année, inhumé à Saint Marceau Hippolyte sa Paroisse.

    On peut dire que Marais a porté la viole à son plus haut degré de perfection, et qu'il est le premier qui en a fait
connoître toute l'étendue et toute la beauté par le grand nombre d'excellentes Pièces qu'il a composées sur cet
Instrument, et par la manière admirable dont il les exécutoit.
    Il est vrai qu'avant Marais Sainte Colombe faisoit quelque bruit pour la Viole ; il donnoit même des concerts chez
lui, où deux de ses filles jouoient, l'une du dessus de Viole, et l'autre de la Basse, et formoient avec leur père un
concert à trois Violes, qu'on entendoit avec plaisir, quoiqu'il ne fût composé que de symphonies ordinaires et d'une
harmonie peu fournie d'accords.
Sainte colombe fut même le Maître de Marais ; mais s'étant aperçu au bout de six mois que son Élève pouvoit le
surpasser, il lui dit qu'il n'avoit plus rien à lui montrer. Marais qui aimoit passionnément la Viole, voulut cependant
profiter encore du sçavoir de son Maître pour se perfectionner dans cet Instrument ; et comme il avoit quelque accès
dans sa maison, il prenoit le temps en été que Sainte colombe étoit dans son jardin enfermé dans un petit cabinet de
planches, qu'il avoit pratiqué sur les branches d'un Mûrier, afin d'y jouer plus tranquillement et plus délicieusement de
la Viole. Marais se glissoit sous ce cabinet ; il y entendoit son Maître, et profitoit de quelques passages et de
quelques coups d'archets particuliers que les Maîtres de l'Art aiment à se conserver ; mais cela ne dura pas
longtemps, Sainte Colombe s'en étant aperçu et s'étant mis sur ses gardes pour n'être plus entendu par son Elève :
cependant il lui rendoit toujours justice sur le progrès étonnant qu'il avoit fait sur la Viole ; et étant un jour dans une
compagnie où Marais jouoit de la Viole, ayant été interrogé par des personnes de distinction sur ce qu'il pensoit de sa
manière de jouer, il leur répondit qu'il y avoit des Élèves qui pouvoient surpasser leur Maître, mais que le jeune
Marais n'en trouveroit jamais qui le surpassât. Pour rendre la Viole plus sonore Marais est le premier qui ait imaginé
de faire filer en laiton les trois dernières cordes des Basses.
       Marais s'attacha à Lully qui l'estimoit beaucoup, et qui se servoit souvent de lui pour battre la mesure dans
l'exécution de ses Opéra et de ses autres ouvrages en Musique : cela ne l'empêchoit pas de s'appliquer à la Viole et
de composer une grande quantité de belles Pièces sur cet Instrument, qu'il jouoit avec tout l'art et toute la délicatesse
possible.
                Evrart Titon du Tillet, Vie des Musiciens et autres Joueurs d'Instruments du règne de Louis Le
                                                     Grand (1732-1755)

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« Son père er sa mère, dont il étoit le quinzième enfant, le placèrent enfant de Choeur à Saint-Germain
l'Auxerrois, leur Paroisse. Il avait la voix très belle, et on venoit l'entendre avec empressement. L'étude faisoit dès
lors un de ses plus grands plaisirs, et il y passoit les nuits, employant ses petits profits à avoir de quoi s'éclairer. Il
apprit la Musique et à jouer de toutes sortes d'Instruments, dont il saisissoit d'un coup l'intelligence. Il perdit sa voix à
l'âge de puberté, comme il arrive souvent: Chaperon, son Maître, fut fort fâché de le perdre. L'Instrument auquel il
s'attacha le plus, fut le Violon; il s'y adonnoit tout entier: mais s'étant présenté à Lully pour jouer à l'Opéra, et cette
démarche n'ayant pas réussi, il en fut si piqué, que de retour chez lui, il brisa l'Instrument et y renonça pour
toujours »
                                                                          (Evrart Titon du Tillet : Vie de Delalande)

                                             Quignard mystifie son lecteur:
             « Son compagnon de dortoir, Delalande, avait encore sa voix et il était resté » (p. 43)

                                               2. Musique et langage

   « Ils virent dans une autre salle, montées sur des tréteaux, deux femmes qui récitaient. L'une disait d'une voix
soutenue:
   « Ils brillaient au travers des flambeaux et des armes. Belle, sans ornements, dans le simple appareil d''une
beauté qu'on vient d'arracher au sommeil. Que veux-tu? Je ne sais si cette négligence, les ombres, les flambeaux,
les cris et le silence... »
   L'autre répondait lentement, à l'octave plus basse:
   « J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue. Immobile, saisi d'un long étonnement, de son image en vain j'ai
voulu me distraire. Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler, j'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais
couler... »
   Tandis que les actrices déclamaient avec de grands gestes étranges, Sainte Colombe chuchotait à l'oreille de
Marais:
   « Voilà comment s'articule l'emphase d'une phrase. La musique aussi est une langue humaine. » (pp. 62-63)

           NERON -
                          Excité d'un désir curieux,
            Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,
            Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
            Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes:
         5  Belle, sans ornements, dans le simple appareil
            D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
            Que veux-tu? Je ne sais si cette négligence,
            Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
            Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
         10 Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
            Quoiqu'il en soit, ravi d'une si belle vue,
            J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue:
            Immobile, saisi d'un long étonnement,
            Je l'ai laissé passer dans son appartement.
         15 J'ai passé dans le mien. C'est là que solitaire,
            De son image en vain j'ai voulu me distraire:
            Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler;
            J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
            Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce;
         20 J'employais les soupirs, et même la menace.
            Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
            Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
            Mais je m'en fais peut-être une trop belle image;
            Elle m'est apparue avec trop d'avantage:
            Narcisse, qu'en dis-tu?

                              Racine, Britannicus, acte II, scène 2 (1669)
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