Tracé de corps : Artaud redéployé dans Bacon
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Tracé de corps : Artaud redéployé dans Bacon Alain Milon * Université de Paris X (« Nanterre ») & Centre de recherche et d’étude : espace du livre Le corps est comme une carte transformable et anamorphosée au gré des circonstances et des événements. À travers le corps hysté- rique que nous entendons comme un corps qui exprime une transformation momentanée d’une angoisse, nous aborderons le travail d’Artaud et de Bacon sur la métamorphose corporelle ; l’hystérie imposant au corps un tracé dont elle ne maîtrise pas tous les contours. Le corps est comme une carte sans cesse transformable. Multiples, sinueux, inextricables, ses tracés sont pluriels et complexes. Comment les appréhender dès lors qu’ils se montrent et se cachent dans le même instant ? De tous ces corps dont les médecins diront trop vite qu’ils sont normaux ou pathologiques, que reste-t-il sinon des propositions de tracés d’autant plus novatrices qu’elles sont l’expression d’un refus d’homogénéité ? C’est justement à partir de ces tracés de corps incongrus, comme ceux d’Artaud ou de Bacon, que nous aborderons la question de la figure du corps : corps sain ou corps malade ? Autrement dit cette figure du corps, est-elle l’expression d’une organisation ou d’une désarticulation ? Corps pestiférés d’Antonin Artaud Artaud a construit une partie de son œuvre sur la complicité entre la * alain.milon@iresco.fr. Derniers ouvrages parus : Contours de lumière : les territoires éclatés de Rozelaar Green. 40 ans de voyages en pastels et dessins. Paris, Éd. Draeger, 2002. — L’art de la conversation. Paris, PUF, coll. « Perspectives cri- tiques », 1999. — L’étranger dans la ville. Du rap au graff mural. Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1999. — La valeur de l’information : entre dette et don. Critique de l’économie de l’information. Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1999. — À paraître : Corps virtuel : entre réalité, fiction et rêve, Paris, Autrement, coll. « Soudain, le corps »
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 schizophrénie d’un corps – un corps bégayant 1 répétant dans la mêmeté des états différents –, et son hystérie – un corps pestiféré contaminant autant ses multiples transformations que les corps ordinaires. Par corps schizophrène, nous entendons un corps qui n’existe que comme une partie de la mère au sens où ce corps schizophrène n’a pas les moyens de construire lui-même un rapport autonome au monde. Il s’intègre dans un corps à la fois étranger – il en est sorti – et à la fois familier – il en vient. Par corps hystérique, nous entendons un corps qui exprime une trans- formation momentanée d’une angoisse. L’hystérie impose alors au corps un tracé dont il ne maîtrise pas tous les contours. Avec Artaud, le territoire que cette cartographie hystérique dessine a la singularité des corps pestiférés qui habituellement sont reconnus comme des corps malades et infectés dont il faut s’éloigner au plus vite par crainte de contagion. En réalité, le problème pour Artaud n’est pas de savoir si le corps doit être malade ou en bonne santé. La question est plutôt de comprendre quel état la maladie permet d’atteindre. Pour lui, cela ne fait aucun doute. Entre les deux il a choisi : « La maladie est un état. / La santé n’en est qu’un autre, / plus moche. / Je veux dire plus lâche et plus mesquin. » 2 Artaud fait alors de la peste le moyen par lequel le corps cherche à s’éloigner des corps trop bien organisés. Ce n’est pas la peste qu’il faut fuir, mais c’est la peste qui a peur de se faire contaminer par l’excès d’organisation des corps. En endurant son écriture comme l’inté- grité d’un corps qui refuse toute espèce d’homogénéité, le corps d’Ar- taud commence à vivre véritablement quand il se débarrasse autant de ses organes que de leur organisation : « un corps… pas d’organes… » 3. Un corps intact et sain pour Artaud est un corps réellement atteint. C’est un corps désincarné, un corps ne supportant ni suffocation, ni étranglement, ni halètement. Les organes, sorte de formes comptables du corps, ne laissent place alors qu’à un corps stérile et mortifère : « entre le corps et le corps, il n’y a rien, rien que moi » 4, même plus d’esprit ni de moi, rien que « l’intrusion absolue de mon corps, partout. » 5 Le corps pour Artaud ne doit pas jouer de rôle ; il est le signe d’une mise en forme de cris hystériques crachés au visage des malentendants. La carte du corps pestiféré qu’il propose est d’ailleurs concrète et vivante. Elle traduit une vie qui n’a plus besoin d’organes pour s’exprimer ; 1 Nous avons déjà abordé la question du corps bégayant d’Antonin Artaud in Milon, Alain, 1999. L’art de la conversation. Paris : PUF, coll. « Perspectives critiques ». 2 Artaud, Antonin, 1986 : 67. Œuvres complètes. Cahiers du retour à Paris. Les malades et les médecins. Tome XXII. Paris : Gallimard. 3 Artaud, Antonin, 1978 : 13. Œuvres complètes. Suppôts et suppliciations. Tome XIV. Paris : Gallimard. 4 Artaud, Antonin, 1978 : 76. Op. cit. 5 Artaud, Antonin, 1978 : 76. Idem. 146
Tracé de corps : Artaud redéployé dans Bacon A. Milon autrement dit, elle est sans conscience : « plus un corps est corps, et en vie, et plus il est loin de la conscience » 1. Cette idée du corps entier, sans organe parce que sans organisation, et source de vitalité, Artaud la reprend à Nietzsche notamment lorsque celui-ci condamne les contempteurs du corps qui maudissent la chair au nom de la morale. Les critiques de Nietzsche à l’encontre de ces contempteurs du corps expri- ment simplement l’aversion du philosophe à l’égard de tous ceux qui réclament un corps composé à partir d’une organisation, et qui, au nom de cette composition, construisent un système de dualité prenant fait et causes, ou pour le corps ou pour l’âme. Si la morale condamne le corps, c’est toujours en raison des dysfonctionnements organiques qui peuvent survenir. Pour elle, un corps malade ou mort est un corps soumis à un dérèglement des organes, alors qu’un corps sain est celui qui laisse place à une organisation parfaite : le corps n’existe alors que dans et par les organes qui le composent. Les organes sont de simples instruments et outils d’un corps sans vie. Nietzsche, sur le terrain d’une lutte acharnée contre les hommes supérieurs, et Artaud sur celui d’une recomposition corporelle pleine et entière, redonnent au corps sa place : « corps, suis tout entier, et rien d’autre, et âme n’est qu’un mot pour désigner quelque chose dans le corps » 2, formule qu’Artaud s’approprie lorsqu’il clame qu’il n’a pas d’esprit et qu’il n’est qu’un corps décérébré qui recompose, au gré de ses transformations et de ses hystéries, une carte du dessous, une carte de derrière, une carte sans organisation, une carte aux tracés et contours qui se dévoilent un peu plus à chaque nouvelle métamorphose. Le théâtre permet à Artaud d’affirmer le corps dans tous ses états, comme il lui permet de toucher une réalité dans laquelle il va pouvoir prendre vie. Le théâtre n’est pas seulement un lieu où le corps s’exprime, il est davantage le moment par lequel le corps va pouvoir expurger les parasites qui l’encombrent, les organes notamment : « le corps est le corps, / il est seul / et n’a pas besoin d’organes, / le corps n’est jamais un organisme, / les organismes sont les ennemis du corps, / les choses que l’on fait / se passent toutes seules / sans le concours d’aucun organe, / tout organe est un parasite, / il recouvre une fonction parasitaire / destinée à faire vivre un être / qui ne devrait pas être là… La réalité n’est pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne sont pas encore composés et placés. Le théâtre de la cruauté a été créé pour achever cette mise en place, et pour entreprendre, par une danse nouvelle de l’homme, une déroute de ce monde des microbes qui n’est que du néant coagulé. » 3 Par le théâtre, Artaud construit ainsi sa propre cartographie corporelle, signe d’une apparition nouvelle. Le théâtre est une scène, mais c’est 1 Artaud, Antonin, 1976 : 61. Ibid. 2 Nietzsche, Frédéric, 1971 : 45. Œuvres complètes. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : Gallimard. 3 Artaud, Antonin, 1974 : 287-288. Œuvres complètes. Tome XIII . Paris : Gallimard. 147
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 avant tout la scène d’un corps dont la théâtralisation est cartographique. Elle dévoile les instances d’une pensée qui se construit uniquement autour d’une gestuelle ne supportant aucun code ou interprétation, à l’image du théâtre balinais ou oriental qu’Artaud reconnaît comme une expression du corps sans signification. Cela ne veut pas dire pour autant que le corps n’a pas de langage, mais que la langue du corps n’est pas réductible à la signification que la raison veut bien lui accorder. Langage du corps, langage théâtral, mais quelle expression langagière le corps met-il en pièce ? C’est cela le plus important : le corps de la langue plus que la langue du corps, le résultat d’une métamorphose plus que la forme générale d’un état. On pourra toujours trouver du sens derrière une ges- tuelle, mais le plus important pour Artaud n’est pas le sens du geste, mais le geste qui, à lui seul, se donne pour sens. Pour lui, tout est corps et rien n’est corporéité parce qu’il n’y a pas d’essence du corps. Si le corps avait une essence, il se réduirait à des organes agencés selon un principe exté- rieur. Impossible pour Artaud ! Il s’agit plutôt d’un corps libre et enfer- mé à la fois, un corps qui vit, par et pour ses métamorphoses, ses crises, halètements, suffocations et contagions. Dans ces conditions, il n’est plus question de parler de texte, de mise en scène ou d’acteur, mais d’ex- plosion, de transformation et de métamorphose d’un corps se libérant de toutes sortes de dramaturgie, libération qui, par la même occasion, ren- voie à l’opposition entre l’âme et le corps, ou à l’opposition entre l’im- pulsion immédiate et le calcul réfléchi. Ce n’est pas un langage que le corps possède et que le théâtre va dévoiler, mais un corps que la langue incorpore et que le théâtre met en pièce. Il reste à l’auditeur-spectateur de l’entrevoir pour se l’approprier. La dramaturgie est tauromachique pour Artaud ; elle est le lieu d’un combat entre la langue et le corps, combat qui trouve un vainqueur dans l’hystérie d’un corps pestiféré. Toutefois, dire que sur scène, le corps possède un langage ne permet pas de comprendre la nature singulière du corps hystérique d’Artaud. Reconnaître au contraire qu’en prenant corps le langage se forme, cela revient à donner à la carte générale du corps une réalité et une présence qui vont s’inscrire dans un processus de transformation aussi complexe qu’il y a de postures. Si le théâtre possède un double, son double pour reprendre l’expression d’Artaud, ce n’est pas pour affirmer une duplicité au sens où le théâtre serait la scène sur laquelle se jouerait ce que la réalité ne pourrait jouer, mais pour justifier son doublage et sa duplica- tion, doublage d’une langue que l’on retrouve autant dans les conduites schizophréniques d’Artaud que dans ses pratiques hystériques, celles d’un corps oscillant sans cesse entre les postures quotidiennes et les atti- tudes scéniques. Le double se métamorphose ici en va-et-vient, non pas entre le corps et la langue, mais entre un corps et lui-même jusqu’à pro- duire un corps explosé et fêlé. Le corps pestiféré et bégayant se double et se dédouble à l’infini pour rendre compte du danger que représente la volonté d’unifier un corps derrière un agencement d’organes ; danger contre le corps lui-même par la prévalence des organes sur le corps, mais danger aussi contre la langue par la réduction des catégories formelles que le mot impose. 148
Tracé de corps : Artaud redéployé dans Bacon A. Milon Corps sans surface de Francis Bacon Le travail qu’Artaud entreprend sur l’hystérie d’un corps, l’hystérie d’une langue mais aussi l’hystérie du corps de la langue, trouve une corres- pondance attendue avec Bacon. Artaud crie qu’il est un insurgé du corps 1, Bacon lui s’insurge contre l’idée de représentation en peinture en affir- mant que le tableau n’est pas une mise en image, mais une mise en tension. Cette mise en tension se traduit de manière violente par une figure qui essaie d’échapper, au risque de se perdre, aux effets de surface qu’impose la figuration. Deleuze reconnaît, qu’à la différence d’autres figures picturales, celles de Bacon possèdent l’immense privilège de nous entraîner vers des lieux sans narration, des lieux qui ne racontent rien, des lieux exempts de toute subjectivation 2. Ces lieux sans narration, nous les traduirons comme des lieux aux cartes métamorphosées. Cette mise au monde d’un nouvel espace devient ainsi le signe d’une mise à mort d’un état antérieur. Certains verront dans cette mise à mort la renaissance de corps accouchant d’un autre corps ; d’autres, des corps sans corps aux surfaces stylisées. Lorsque la représentation du corps le fait sortir des effets de surface, le corps se métamorphose en corps refu- sant tout organisation. Au contraire, lorsque cette représentation repro- duit une surface sans âme, le corps n’est plus qu’un contour sans vie. C’est toute la différence entre une peinture qui propose un travail sur l’objet en tentant de le rendre visible, et celle qui se contente de le repro- duire. Ce travail sur l’objet, Bacon l’a fait sien dans sa peinture quand il recrée l’objet quand celui-ci est loin de sa représentation 3. Il montre que plus l’objet est proche de ce qu’il veut représenter, il devient objet de figuration. Par contre, plus la distance se creuse entre l’objet et la figure, plus la figuration s’évanouit et perd sa raison d’être. Comme pour Artaud pour lequel ni le corps n’agence des organes ni la langue ne raconte des mots, pour Bacon la peinture ne peut se satisfaire du simple récit, celui de l’objet à peindre 4. Face à des corps hystériques sans surface et à des figures sans figuration, la surface et la figuration ne peuvent répondre que par des étendues et limites extérieures dont le seul intérêt est de permettre des oppositions entre la surface et le fond ou la présence et l’absence. La figuration n’a jamais été en fait une image de la figure. Le corps mis en tension par l’atrophie des organes se libère d’un processus d’agencement et d’organisation. Il en va de même avec la figure qui s’émancipe de la pesanteur de l’illustration dont la seule vertu 1 Artaud, Antonin, 1978 : 84. Œuvres complètes. Suppôts et suppliciations. Tome XIV. Paris : Gallimard. 2 Deleuze, Gilles, 1981 : 10. Francis Bacon. Paris : Éd. La Différence. 3 Bacon, Francis, 1976 : 41., Entretien avec Sylvester D. Tome II. Genève : Éd. Skira. 4 Bacon, Francis, 1976 : 334. Op. cit. 149
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 est de donner une apparence à l’objet représenté. Cette représentation devient figuration par absence de vie alors qu’elle est réellement figure lorsqu’elle les met en perspective. C’est pourquoi Leiris évoque la ten- sion qu’il éprouve à l’égard de la peinture de Bacon, tension entre le désir de figurer quelque chose, autrement dit ne pas être abstrait, et la volonté de refuser toute illustration. Cette tension en peinture s’apparente à la mise en perspective des figures les unes par rapport aux autres. Pour Leiris, Bacon fabrique une image loin de toute sorte de représenta- tion : « figurer sans illustrer » 1. Ce travail de tension, autant sur le tracé de la figure que sur sa matière brute, justifie la disparition de la surface des choses. En préférant ainsi la figure à la figuration, Bacon réussit à cons- truire une telle tension que le corps, devenant si fort, impose à l’espace des contours en devenir. Cette tension réussit à construire l’hystérie d’un corps qui refuse toute unité. Les corps peints par Bacon sont hors de l’espace commun. Ils sont presque sans espace, ou plutôt ils imposent à l’espace leurs propres figures. Ces corps ne sont ni transformés, ni déformés. Ils ne supportent pas les modifications de coordonnées ; au contraire, leurs puissances les imposent à l’étendue. Ces corps sont des devenirs sans cesse en mouvement dans un état de tension permanente. C’est de cette manière que l’on peut comprendre les lignes courbes et transversales fréquentes dans ses triptyques. Elles sont comme les fils des funambules sur lesquels les personnages, en équilibre instable, risquent à tout moment de tomber. Ces lignes, comme des fils tendus dans l’espace, sont aussi les témoignages pour Bacon de la difficulté à se déplacer sur une étendue dont les mesures sont communes à tous, un espace dont on n’est pas le véritable propriétaire. Ces corps, d’apparence malhabile, sont au contraire pour le peintre des corps qui dansent avec légèreté parce qu’ils sont vraiment en possession de ce nouvel espace créé. Ils sont légers et heureux de montrer leur libération à l’égard de la pesanteur extérieure. Les constructions cartographiques de Bacon, comme celles d’Artaud d’ailleurs, sont à l’opposé des simples agencements de parcours que l’on trouve dans les cartes analogiques. Les corps hystériques luttent contre les dispositions pré-construites, les repérages rassurants et les formes standard. Les logorrhées d’Artaud, comme les corps flasques et sans organes repérables de Bacon, expriment les mêmes gesticulations qui traduisent des tensions extrêmes, celles de corps qui appréhendent leur tracé, non comme une enveloppe mais comme la chose dans sa nature première. De même que le lecteur d’Artaud comprend mal ses mises en pièce du corps de la langue, le visiteur de Bacon perçoit mal ces figures de corps désorganisés. Son triptyque de 1970, Études du corps humain 2, 1 Leiris, Michel, 1989 : 13. Bacon le hors-la-loi, Paris : Éd. Fourbis. 2 Huile sur toile de 198 x 147,5 pour chaque panneau, collection Marlborough International Fine Art, Londres. Ce tableau représente trois corps dans différentes postures en équilibre sur un fil. 150
Tracé de corps : Artaud redéployé dans Bacon A. Milon pose ainsi la question de la manière dont le corps vit, traduit et expose son inoccupation territoriale. Comment l’hystérie d’un corps définie comme une transformation mo- mentanée ou durable d’une angoisse, comment un corps sans bouche, bras ou pied, interpelle-t-il un monde lisse et sans âme pour revendiquer une forme éclatée, bégayante, pestiférée et purgée de toute unité, forme éclatée seule digne pour Bacon de donner vie au territoire, non plus occupé mais occupant ? Un corps sans bouche qui parlerait, un corps sans pied qui marcherait, un corps sans yeux qui verrait… un corps organisé sans organe en quelque sorte, un corps comme un territoire qui n’existerait pas par les objets qui l’occupent, mais au contraire un corps donnant sens aux objets. Ce triptyque aux couleurs rose chair dispose, dans un espace sans repère, trois corps dans trois postures différentes. Les corps semblent en équi- libre sur un fil prêts à vaciller pour tomber d’un côté ou de l’autre. Seul le corps central paraît moins en équilibre précaire que les autres. Le para- pluie offre effectivement plus de stabilité à ce corps qui repose sur une planche elle-même suspendue dans le vide. L’ensemble est instable mais c’est la volonté du peintre. Il montre ainsi combien la force intérieure de ces corps structure l’espace extérieur. Rien n’y fait pour Bacon. N’occu- pant aucun territoire les corps sont instables parce que l’espace leur est étranger. Enveloppe vide, il ne sert à rien de remplir cet espace commun. Proposer à l’observateur des marques extérieures comme pour le rassu- rer n’aurait aucun sens pour le peintre irlandais. Sa tentative est beau- coup plus subtile que cela. Il s’agit au contraire de réfléchir sur ce que pourraient être des objets peints qui tenteraient d’exister sans repères spatiaux, des corps hors de tout espace objectif, neutre et absolu. Bacon se propose en fait de représenter un territoire sans cadre extérieur, comme il tente de dessiner un objet qui prend forme par le territoire qu’il appréhende. Il en est de même avec les corps. Petite révolution coperni- cienne en réalité qui fait du territoire un sujet qui se passe d’objets quand ils ne sont que des artifices de représentation. Un sujet terriblement vivant qui fait exister occasionnellement les objets, c’est le rôle assigné au territoire par Bacon. Le corps hystérique n’est plus un simple objet dans une étendue, mais une mesure territoriale qui fait sortir le territoire de ses attributs habituels comme la masse, le poids, le volume, la profondeur… Dans ses différentes études sur le corps humain, Bacon utilise souvent la forme du triptyque pour mettre ses corps en place. Cette composition géométrique offre l’avantage du mouvement et du déplacement. On peut même y voir le moyen de montrer les différents états d’un corps convulsif 1. Plus qu’un corps trois fois contorsionné et représenté dans trois postures différentes, Bacon construit un ensemble territorial sur 1 Anzieu, Didier, 1981 : 333-339. Le corps de l’œuvre. Paris : Gallimard. Ce pas- sage traite de l’analyse psychanalytique du travail pictural de F. Bacon. 151
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 lequel se superposent un regard physique sur le contour du corps – ses lieux et ses limitations, lieu-dit de l’espace –, puis un regard artistique sur la figuration du corps – disparition du corps comme objet figuratif et construction de son éclatement –, pour terminer par la figure désorga- nisée du corps – corps sans organe, lieu d’hystérie. Le tout ressemble à s’y méprendre à un cri sortant d’une bouche bée d’un corps absent de tout organe, un corps criant sa victoire sur l’espace qui l’environne. 152
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