Un aperçu de l'état de la philosophie en Belgique lors de la création de l'Institut Supérieur de philosophie à l'Université catholique de Louvain ...
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Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253‑268. https://doi.org/10.34632/ephata.2021.10108 Un aperçu de l’état de la philosophie en Belgique lors de la création de l’Institut Supérieur de philosophie à l’Université catholique de Louvain An overview of the state of philosophy in Belgium when the Institut Supérieur de Philosophie was created at the Catholic University of Louvain michel dupuis* « Il n’existe pas plus de philosophie belge qu’il n’existe de géométrie française, ou de chimie allemande1. » La Belgique, « le dernier pays de l’Europe pour la philosophie sérieuse2. » Poser l’histoire de la philosophie dans son contexte socio-politique, scientifique et culturel, permet de mettre en relief la dimension intrinsè- quement politique du travail, même spéculatif, des idées. Même solitaire et semble-t-il purement réflexive, l’analyse philosophique engage en effet l’ensemble du vivre-soi et du vivre-ensemble, jusque dans les détails de ces vécus et de leurs régulations. Ainsi, quand en août 1879, Léon XIII publie l’encyclique Aeterni Patris pour soutenir le renouveau des études * Professor emérito da Universidade Católica de Louvaina; https://orcid.org/0000-0002-0665-9442; michel.dupuis@uclouvain.be. 1 Maurice De Wulf, Histoire de la philosophie en Belgique (Bruxelles-Paris : Alcan, 1910). 2 Propos du chanoine Van Weddingen, « Relation sur la chaire de philosophie », Archives de l’évêché de Malines, cité par Raphaël Tambuyser, « L’érection de la chaire de philosophie thomiste à l’Université de Louvain (1880-1882), » Revue Philosophique de Louvain, 51 (1958) : 479-509. 253
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 et des enseignements de la philosophie scolastique et de la philosophie de Thomas d’Aquin en particulier, il ne s’agit pas dans le chef du pape d’un intérêt ou d’une curiosité purement scientifiques, mais d’un sentiment d’urgence et de l’exigence de trouver des réponses aux problèmes nou- veaux des rapports de l’Eglise catholique et de la culture moderne. Dans une société occidentale profondément marquée par les mouvements ré- volutionnaires de la fin du 18e siècle et de la première moitié du 19e, l’équilibre socio-politique des Etats se trouve pour le moins troublé : ils sortent d’une espèce de nouvel « ancien régime » absolutiste et sont for- cés de laisser de la place à une bourgeoisie entreprenante dont le rôle de- vient déterminant dans une Europe industrielle. Tout le monde pressent qu’on a besoin d’une pensée philosophique mieux adaptée à cette situa- tion. Aux yeux de certains, le thomisme, en sa solidité et sa cohérence, éventuellement revisité en sa riche variété de contenus et sa capacité à affronter l’ensemble des questions, non seulement traditionnelles mais également celles que les sciences modernes commencent à formuler, pa- raît constituer cette réponse puissante aux défis du temps. Le pape était particulièrement attentif à la philosophie sociale contenue dans la syn- thèse thomiste et à ses effets concrets dans le quotidien des sociétés3. Si l’on se concentre à l’échelle de la Belgique, on voit nettement que la simple esquisse d’un état des lieux de la philosophie révèle à quel point l’histoire de la « philosophie se faisant » comporte de nombreux aspects ignorés ou dissimulés par une simple histoire philosophique des systèmes. C’est que les penseurs sont des acteurs historiques, qui développent leurs travaux et leurs écrits au cœur d’un contexte socio-culturel qui les dé- terminent et qu’ils déterminent en retour. Et pourquoi, demandera-t-on peut-être, cette « situation » du travail philosophique apparaît-elle si net- tement ici ? Eh bien précisément parce qu’à l’époque choisie, tout est « se faisant »... Le périmètre géographique, politique et culturel que l’on nommera Belgique est en train de se constituer en plusieurs phases, et le 3 Voir Roger Aubert, « Désiré Mercier et les débuts de l’Institut de Philosophie, » Revue Philosophique de Louvain, 78 (1990) : 147-167. 254
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 processus n’est pas terminé en 18804. On vient de le dire, la fin du 18e siècle inaugure une série de révolutions dans plusieurs pays européens : les anciens régimes sont défaits, parfois en plusieurs coups. C’est vrai aussi des Pays-Bas méridionaux gouvernés par les Autrichiens, où des groupes de plus en plus déterminés vont rapidement nourrir des idées libérales, avancées surtout par une bourgeoisie qui conteste l’ordre an- cien alors même que celui-ci cherche à imposer des réformes qui iraient dans le sens d’une limitation des pouvoirs traditionnels, notamment de l’Eglise catholique. La victoire française sur l’Autriche amène le rattache- ment de nos provinces aux Pays-Bas et conduit ainsi à la constitution du Royaume-Uni des Pays-Bas, un Etat divisé en deux régions nettement distinctes, dirigé depuis La Haye par Guillaume Ier, monarque au profil autoritaire, qui sous-estime les identités respectives, les besoins et les re- vendications des provinces du Sud et de celles du Nord. Cette coupure économique, culturelle et idéologique qui sépare les deux régions, loin d’être superficielle et surmontée, se creusera toujours davantage à partir du Sud, jusqu’à l’organisation de mouvements de protestation menés par une opposition au pouvoir royal. Cette opposition était constituée de façon pragmatique et tactique, sans guère de partage doctrinal ou idéolo- gique, à la fois par des libéraux et des catholiques relativement unis sur ce front prioritaire (et provisoire). Viendra l’heure de la révolution en août 1830, et puis celle de la proclamation de l’indépendance de la Belgique. L’histoire de ces événements militaires et politiques5 constitue plus qu’un simple contexte mais véritablement le terreau culturel des mouvements idéologiques qui déterminent à leur tour le jeu des pensées, des écoles philosophiques de pensée, et puis les processus institutionnels de recon- naissance effective de ces écoles. 4 Et l’on sait chez nous que la correspondance de l’Etat et de la Nation est moins que jamais assurée en ce début de 21e siècle, dont certains pensent qu’il verra la fin de la Belgique. 5 Auxquels l’historien est tenu d’ajouter, outre les phénomènes naturels – météorologiques, par exem- ple : ainsi l’hiver très dur de 1829 et la pauvreté des récoltes –, des faits économiques : ainsi la récession qui suit une bonne conjoncture des années vingt. 255
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 On est donc bien loin d’une perspective abstraite qui ne prendrait en compte qu’une supposée vie autonome de la pensée, alors que celle- ci ne se réalise que sur le fond de relais et de circuits, individuels et institutionnels. C’est particulièrement vrai dans une nation comme la Belgique de cette époque, jeune nation en cours de constitution, en- core peu centralisée, et qui ne possède pas dans son patrimoine un sys- tème éducatif, par exemple, ayant formalisé un enseignement systéma- tique de la philosophie – et où, par conséquent, même par gros temps, on pourrait imaginer une vie intellectuelle se maintenant ne fût-ce que dans des écrits et des échanges privés. Certes, l’historien des idées pourra identifier quelques personnalités, intellectuels éclairés et le plus souvent engagés dans la chose publique, qui entretiennent un véritable travail réflexif dont on a gardé des traces, mais c’est plutôt du côté des décisions politiques qu’il faut se tourner pour apercevoir comment l’installation officielle d’institutions universitaires et d’écoles de formation ecclésias- tique (les séminaires) conditionne et permet un travail philosophique technique, qui fera l’objet formel d’une histoire de la philosophie. *** Durant le bon demi-siècle qui sépare 1830 et les années 1880-1890, quel événement proprement institutionnel pouvons-nous retenir comme facteur décisif dans la constitution du paysage philosophique en Bel- gique ? Sans aucun doute, la création des universités qui vont concrétiser l’indépendance d’avec les nations voisines mais également polariser les débats idéologiques en débats philosophiques techniques, rattachés à des lieux d’enseignement et, progressivement, de recherche. Ce mouvement correspond à un double enjeu : d’une part l’instauration d’un monde universitaire garanti par l’Etat et non ecclésiastique, et d’autre part le développement d’une éducation libérale incluant la liberté de conscience et un agnosticisme de principe6. 6 Laurence Loeffel, « Aux sources de l’éducation laïque et libérale : spiritualisme et libéralisme en Fran- 256
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur la création de la première uni- versité de Louvain en 1425, inspirée par le modèle de la Sorbonne et organisée en trois facultés (arts, droit civil et canonique, médecine) à laquelle s’ajouta rapidement une faculté de théologie. La philosophie, formellement localisée dans la faculté des arts, était cependant travaillée dans chacune des quatre facultés7. Nous ne pouvons pas non plus analy- ser les relations de concurrence et de collaboration qui s’établirent entre les diverses universités voisines, créées ultérieurement : Douai (1562), Leyde (1575) et Utrecht (1636) notamment. Si ces relations anciennes constituent bien évidemment, à longue distance, le réseau et la configu- ration des acteurs philosophes qui nous concernent, en Belgique, au 19e siècle, nous devons nous limiter aux événements institutionnels plus ré- cents. Ainsi, les interventions des autorités politiques et religieuses, sou- vent associées voire mêlées, déterminent non seulement les conditions politiques et juridiques des débats philosophiques (ce qui peut et ne peut pas être énoncé, publié, etc.) mais encore les conditions matérielles de ces débats. Sans entrer ici non plus dans le détail chronologique des différentes administrations (autrichienne, française, hollandaise) qui gèrent succes- sivement nos Provinces, évoquons juste les créations et les fermetures des séminaires diocésains, où la philosophie est systématiquement enseignée et de manière parfois plus technique que dans les cours universitaires ; de même l’ouverture de l’Académie impériale et royale des sciences et belles lettres, à Bruxelles en 1772. On doit y ajouter le rôle important de certains journaux, dont le plus célèbre sans doute, Le Journal encyclopé- dique, créé à Liège en 1756 (et forcé de disparaître trois ans plus tard sur l’avis des théologiens de Louvain). En octobre 1797, c’était au tour de l’université de Louvain de fermer ses portes par ordre de la République, française et centralisatrice, qui prenait la place de l’empire autrichien. ce au XIXe siècle, » Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, 41/2 (2008) : 25-43, 26. 7 On rappellera les affinités particulières qu’entretinrent avec la philosophie plusieurs enseignants de médecine. Parmi eux, Guillaume Philippi (1600-1665) est l’un des plus connus pour sa participation aux débats contre l’aristotélisme et le cartésianisme. 257
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 A la place de l’université, les Français installèrent une Académie à Bruxelles et à Liège, mais l’annexion des provinces à la Hollande modifia une fois encore le paysage : en 1816 Gand, Liège et Louvain reçoivent chacune une université qui comprend une chaire de philosophie, tandis que les séminaires sont à nouveau fermés. Bruxelles reçoit pour sa part en 1827 un Musée des sciences et des lettres. C’est là que professe une première figure importante de la philo- sophie au 19e siècle : Sylvain Van de Weyer (1802-1874) qui constitue un cas tout à fait particulier. Cet avocat libéral très en vue pratique éga- lement le journalisme politique ; il est membre de la délégation qui en septembre 1830 tente de négocier avec le prince d’Orange ; il devient en- suite responsable de la politique étrangère au sein du gouvernement pro- visoire et il participe aux négociations avec les puissances européennes à Londres qui accorderont l’indépendance au nouvel Etat belge. On salue son pragmatisme politique. Il sera brièvement chef du gouvernement na- tional en 1845 : une démission rapide sera la conséquence des difficultés rencontrées avec l’autorité de l’Eglise et les milieux catholiques conser- vateurs à propos de l’organisation de l’enseignement public et religieux. Ce qui retient notre attention, c’est le fait que ce personnage public et politique est titulaire dès 1827 de la chaire de philosophie de ce Musée des sciences et des lettres, éphémère institution voulue par le gouverne- ment de Guillaume Ier. Son travail fut remarqué par V. Cousin en 1830. On a bien des raisons de voir en S. Van de Weyer une figure relativement analogue, quoique très différente, à celle de D. Mercier – après tout, on le sait peu, ce dernier fit partie en 1858 du groupe à l’origine de la très éphémère elle aussi « Association constitutionnelle conservatrice », qui voulait, après quelques dizaines d’années de sécularisation et de laïci- sation de la société désormais belge, rendre l’initiative aux catholiques, alors que la constitution d’un parti politique catholique proprement dit restait chose impossible8. 8 Eliane Gubin e Jean-Pierre Nandrin, « La Belgique libérale et bourgeoise (1846-1878), » in Michel Demoulin, Vincent Dujardin, Emmanuel Gerard e Mark Van den Wijngaert (eds.), Nouvelle Histoire de Belgique, vol. 1 : 1830-1905 (Bruxelles : Complexe, 2005), 74. 258
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 *** L’éclectisme représente un mouvement important durant les pre- mières dizaines d’années de l’Etat Belgique. Un avocat établi à Louvain, P. F. Van Meenen, joua un rôle considérable et remarqué dans la dif- fusion de ce mouvement philosophique en s’opposant au sensualisme condillacien subtilement répandu et mis en cause par une nouvelle phi- losophie du sens intime. On retient particulièrement sa Lettre à Monsieur de Haumont sur la philosophie, publiée en 1818 puis en 1840, qui réfute le sensualisme au profit d’une autre vision : « Songez-y bien, mon cher; les sens sont des instruments d’individualisation, l’âme est un instru- ment d’universalisation. Cette idée mérite au moins l’examen9. » Cette nouvelle haute vision de l’être humain « non dégradé » à l’état de statue sensible, recentre la pensée philosophique dans sa double perspective morale et sociale alors qu’elle repose la connaissance humaine dans sa finitude : « Fussions-nous au centre de l‘univers, nous n’aurions encore qu’un champ visuel de 90 degrés et nous ne jugerions encore qu‘obs- curément de ce que nous verrions dans cette étendue ; parce que, pour juger la partie, il faut connaître le tout. Or nous sommes excentriques de toutes manières ; à nous-mêmes, par l’empire que nous laissons prendre à nos sens; à la société, au genre humain, à la terre; dont nous n‘occu- pons qu’un petit point de la surface ; à plus forte raison, à notre système planétaire; à plus forte raison encore, à l’univers, à Dieu. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de n’être excentriques ni à nous-mêmes, ni aux hommes avec lesquels nous sommes en rapport10. » On sait que la Grèce de la même époque, engagée elle aussi dans des mouvements révolutionnaires11, a connu une influence très importante de la pensée cousinienne qui paraît constituer une réaction solide aux 9 Pierre-François Van Meenen, Lettre de M. van Meenen à M. Haumont sur la Philosophie. 1818 (Bru- xelles : Imprimerie Wahlen et Compagnie, 1840), 13. 10 Van Meenen, Lettre, 109-110. 11 Voir Roxane Argyropoulos, « La diffusion de la pensée de Victor Cousin en Grèce au XIXe siècle, » Rue Descartes, 51/1 (2006) : 30-34. 259
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 principes rationalistes des Lumières et des Idéologues, en réouvrant la perspective d’une pensée qui intègre une forme de spiritualisme et de sentimentalisme, tout en échappant au modèle systématique totalitaire et exclusif. Paradoxalement, le fait proprement politique que l’éclectisme soit considéré comme philosophie d’Etat en France ne semblait pas éveiller de soupçon. L’idée primordiale est double : on laisse une place à l’intériorité psychique et spirituelle et on laisse de côté les modèles dogmatiques12. À Bruxelles, à côté de Van Meenen, S. Van de Weyer est l’autre grand acteur de l’éclectisme. En 1830, V. Cousin lui-même note en marge du « Discours d’ouverture de la Chaire de philosophie » prononcé par Van de Weyer en avril 1827 : « Il faut reconnaître que la philosophie a été traitée avec une sorte de munificence en Belgique. Outre les trois chaires spéciales qu’elle obtint d’abord en 1817, dans l’organisation de l’instruc- tion publique aux universités de Liège, de Louvain et de Gand, un décret royal de 1827 lui accorda une chaire nouvelle dans la capitale de la Bel- gique, au Musée des sciences et des lettres de Bruxelles13. » Soulignant l’intérêt que cette chaire bruxelloise soit consacrée à l’his- toire de la philosophie plutôt qu’à la spéculation, Cousin ajoute un point décisif : celui de la langue d’enseignement. « Une circonstance particu- lière promettait un heureux avenir à l’institution nouvelle : un cours fait à Bruxelles ne pouvait l’être qu’en français, et le français donnait un public à la philosophie; tandis que la langue latine, seule permise dans les trois universités belges, la renfermant dans le cercle de quelques écoliers, lui ôtait toute influence sur les esprits et la frappait de stérilité. » Le contenu de la philosophie enseignée ici s’oppose nettement aux spéculations abstraites et vides : « la philosophie que professe M. de Weyer n’est pas une spéculation ambitieuse, en dehors de la réalité, c’est- à-dire de l’humanité, de ses lois et de ses croyances ; loin de là, elle n’est que l’expression des idées de tout le monde ; car c’est tout le monde qui 12 On se souvient de l’essai de Th. Jouffroy, « Comment les dogmes finissent », publié en 1825. 13 Victor Cousin, « De la philosophie en Belgique », in Oeuvres. Fragments philosophiques (Bruxelles : Société belge de librairie, 1841), 136. 260
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 a raison en philosophie comme en toutes choses. C’est donc sur le sens commun que doit s’appuyer la philosophie ; elle n’est que l’explication scientifique des vérités du sens commun. » D’où le lien étroit qui unit travail philosophique et histoire des travaux philosophiques : « L’histoire de la philosophie et la philosophie elle-même se tiennent par là intime- ment, et constituent un seul et même corps de doctrine animé par le même esprit. » Le point de vue est sans conteste celui d’un éclectisme historiciste, fondé sur une conception du développement individuel et collectif de l’Humanité qui constitue précisément l’authentique « sens commun » approché, à chaque fois partiellement, par les divers modèles philosophiques. Sans doute soucieux d’impartialité institutionnelle, dans le même essai, Cousin commente également des travaux de Frédéric de Reiffen- berg, qui enseigne quant à lui à l’université de Louvain : « Nous persis- tons à considérer comme utile et féconde l’opinion qui commence à se répandre aujourd’hui que toute école exclusive est condamnée à l’erreur, quoiqu’elle contienne nécessairement quelque élément de vérité. De là l’idée très philosophique, selon nous, d’emprunter à chaque école sans en excepter aucune. Cette impartialité supérieure qui étudie tout, ne méprise rien, et choisit partout, avec un discernement sévère, les vérités partielles que l’observation et le sens commun ont presque toujours in- troduites dans les systèmes les plus défectueux, est ce qu’on est convenu d’appeler d’un nom en lui-même aussi bon qu’un autre, éclectisme. Le mot n’est rien, la chose est tout. » Certes, lisant de près l’essai consacré à l’éclectisme par de Reiffen- berg, Cousin repère quelques problèmes d’interprétation, mais au total il fait ressortir une belle unité de point de vue partagé par les deux pro- fesseurs belges : s’il est bien pratiqué, et notamment s’il conserve une minutie historiographique extrême qui interdira des simplifications grossières et des contresens historiques, l’éclectisme (qui ne se confond aucunement avec un syncrétisme, précise Cousin) est la philosophie qui convient à la Belgique ! 261
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 C’est pourtant du côté de la pensée religieuse que s’entretient un mouvement qui fera beaucoup de bruit, même hors des murs de la fa- culté de théologie de Louvain : l’ontologisme traditionaliste, défendu par Casimir Ubaghs (1800-1875) et ses amis. Le théologien avait été appelé pour enseigner à Louvain qui deviendra un lieu de rayonnement de ce mouvement de pensée condamné en 1864. Ubaghs dirige la fameuse « Revue catholique » qui se trouvera en débat avec le « Journal historique et littéraire ». Du point de vue strictement philosophique, le « traditio- nalisme » est frontalement opposé à un système qui concilie foi et raison. Selon Ubaghs, la révélation divine et la transmission apostolique de la foi sont les uniques conditions nécessaires et suffisantes de la découverte des vérités métaphysiques et morales, même si, une fois les germes de ces vérités entrés dans la pensée humaine, un travail réflexif de bonne foi et de bonne volonté permet sans doute de définir quelques autres de ces vérités. Ce statut ambigu du travail réflexif confère une teinte de se- mi-rationalisme à cette philosophie où la raison apparaît à la fois comme radicalement incapable de connaître sans recevoir les idées de base, mais aussi comme radicalement en mesure de vérifier et de valider ces idées qui paraissent pourtant la submerger14. On ne saurait laisser dans l’ombre de ces mouvements d’idées une figure liégeoise très remarquable et qui, à l’instar de S. Van De Weyer évoqué plus haut, mérite d’être mise en comparaison avec celle de D. Mercier. J. Delboeuf (1831-1896), en effet, professeur à l’université de Liège, produit une œuvre très originale et qui rejoint sur bien des points les travaux que Mercier développera dans le cadre de son enseignement à partir des années 189015. Comme Mercier, Delboeuf visite Charcot à Paris, et pose très systématiquement la question matérielle du rôle du cer- veau dans l’existence humaine, consciente ou subconsciente. Théoricien 14 Voir Johan Ickx, La Santa Sede tra Lamennais e San Tommaso D’Aquino : la condanna di Gerard Casi- mir Ubaghs e della dottrina dell’Università Cattolica di Lovanio (1834-1870) (Città del Vaticano : Archivio segreto Vaticano, 2005). 15 Voir François Duyckaerts, Joseph Delboeuf, philosophe et hypnotiseur (Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 1992). 262
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 et praticien de l’hypnose, il interroge également les limites de nos pou- voirs conscients. Une étude comparative minutieuse d’une série choisie de recherches publiées par Delboeuf d’une part et par Mercier d’autre part révélerait sans aucun doute des éléments importants d’une époque où la philosophie prétend « agiter » les sciences qu’elle prend au sérieux et par cette voie, réveiller une pensée rationnelle vers un au-delà de l’em- pirique élémentaire. Reste qu’aux yeux de Mercier, c’est le matérialisme positiviste auquel répondait déjà l’éclectisme, qui constitue l’ennemi philosophique fonda- mental. L’œuvre de Comte, associée à une compréhension du dévelop- pement scientifique, paraît en effet réduire l’ordre de la métaphysique à une chimère inutile. Ce qui est précisément en jeu, c’est finalement le statut des faits : ceux-ci sont-ils purement et simplement réduits de manière positiviste, ou bien sont-ils à saisir, dans une forme d’empirisme inspiré ou éclairé, en tant que fragments d’une réalité complexe dont ils participent et qu’ils évoquent ? Autrement dit, sommes-nous en mesure de « lire » en ces faits tout ce dont ils témoignent ? L’enjeu n’est donc aucunement de mettre en cause le travail des sciences qui doivent se don- ner des objets « formels », c’est-à-dire épurés et d’une certaine façon « sur mesure », dans une perspective « neutre ». Ces sciences ne profitent au- cunement des invasions menées par diverses formes de mysticisme. Mais la philosophie, chemin faisant avec la science, garde ouverte la lecture des faits et constitue de cette façon une espèce de réalisme qui s’oppose à son tour à toute forme de phénoménisme. En Belgique, ce positivisme s’est trouvé mêlé de multiples façons avec des mouvements publics d’opinion et avec des affaires institution- nelles universitaires, internes notamment à l’université de Bruxelles. Les débats autour de la psychologie et de la sociologie sont particulièrement révélateurs, et on voit des noms restés célèbres dans l’histoire culturelle belge : outre Delboeuf, Tiberghien, De Greef ou encore Goblet d’Alviella. 263
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 K. Wils a parfaitement étudié l’histoire de la réaction louvaniste et le rôle de Mercier et de l’Institut supérieur de philosophie sur ce point16. *** Ainsi donc, dans les années 1860 à 1890, la Belgique est un Etat en quête d’une unité proprement nationale : marquée par son histoire de scissions et de greffes, tant politiques que culturelles, la Belgique trouve une forme de stabilité dans une pilarisation qui devrait assurer une forme de paix partagée dans des compromis qui excluent les positions extrêmes. C’est ainsi que les mouvements libéraux et catholiques, opposés fronta- lement mais tout en partageant pas mal de valeurs, se garderont d’une dérive radicale – c’est particulièrement vrai pour les catholiques dits constitutionnels qui résisteront aux ultramontains et recevront le soutien de l’épiscopat. Les guerres scolaires entre libéraux et catholiques, la laïci- sation systématique de la société, le désir d’une modernisation des men- talités, tout cela constitue la toile de fond de l’instauration d’un cours de Haute philosophie thomiste puis de la création de l’Institut supérieur de philosophie à l’université de Louvain, l’une et l’autre confiées à Désiré Mercier. On voit mieux en quoi consistent les mandats de ce dernier. La pu- blication de l’encyclique Aeterni Patris en 1879 n’est pas un événement purement formel, c’est le signe authentique d’une stratégie concertée pour donner aux penseurs et savants catholiques la méthode, les moyens et les outils nécessaire pour répondre aux défis culturels et scientifiques du temps. En Belgique, le plan vise directement l’université de Louvain, à ce moment unique université catholique complète qui se trouve, on l’a vu, en parfaite opposition avec les autres universités belges. L’uni- versité est logiquement chargée d’organiser un enseignement de « haute 16 Kaat Wils, De omweg van de wetenschap. Het positivisme en de Belgische en Nederlandse intellectuele cultuur 1845-1914 (Amsterdam : Amsterdam University Press, 2005), 326-341 ; Voir aussi Bernhard Plé, Die « Welt » aus den Wissenschaften. Der Positivismus in Frankreich, England und Italien von 1848 bis ins zweite Jahrzehnt des 20. Jahrhunderts. Eine wissenssoziologische Studie (Stuttgart : Klett-Cotta, 1996). 264
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 philosophie », dès 1882 confié au futur cardinal Désiré Mercier sous la forme d’une chaire spécifique consacrée à la philosophie de Thomas. Ainsi s’ouvrit le premier cours public de philosophie, ouvert à tous dans une université belge. L’éviction d’un premier candidat et puis la désigna- tion de Mercier n’avait pas été une mince affaire, ce qui révèle le contexte tendu des controverses doctrinales et idéologiques17. Aux difficultés pratiques s’ajoutèrent pourtant des problèmes d’opi- nion : que pouvait signifier ce retour à la philosophie médiévale au cœur d’une université tournée vers le développement des sciences en plein es- sor ? A cette époque, l’enseignement de la philosophie n’était assuré que par quatre professeurs ecclésiastiques, présentés tantôt comme parfaite- ment compétents, tantôt comme n’ayant guère de charisme (ou de fidé- lité au thomisme ?), en tout cas sans grand rayonnement – à l’exception sans doute de L. Bossu, spécialiste du cartésianisme, professeur de 1865 à 1914 mais suspect à Rome. En 1890, le programme courant fut concerné par la réforme générale des programmes universitaires et il constitua dès lors le « groupe A » de la faculté de Philosophie et Lettres. Il s’agissait donc bien d’introduire, dans les murs de l’université, un cours – qui devint un programme et un Institut – qui doublait l’en- seignement courant. Les problèmes en tous genres devaient fatalement gêner l’ambition d’un tel projet… Les historiens indiquent cependant que l’autorité papale et l’intérêt des étudiants de toutes facultés pour l’étude de la philosophie donnèrent un élan spirituel et matériel suffisant pour dépasser ces difficultés de sens et de moyens : le 8 novembre 1889, Mercier est nommé président d’un Institut supérieur de philosophie qui reste à organiser. Parallèlement (et cela est très révélateur des enjeux glo- baux), Mercier est chargé de créer le séminaire Léon XIII qui accueille les futurs prêtres en formation. Enfin, et cela était une volonté romaine dès le départ, Mercier parvient à changer la règle qui impose que le latin soit 17 « La désignation du premier titulaire de la chaire Saint-Thomas a subi certainement l’incidence de la dispute ultramontaine-catholique libérale, controverse qui pendant près d’un demi-siècle a dominé la vie publique belge et divisé les forces catholiques » : Raphaël Tambuyser, « L’érection de la chaire de philoso- phie thomiste à l’Université de Louvain (1880-1882), » Revue Philosophique de Louvain, 51 (1958) : 509). 265
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 la langue de travail à l’Institut : l’objectif est effectivement que cet ensei- gnement en français puisse toucher les étudiants non ecclésiastiques et rattachés aux diverses facultés. C’est en décembre 1894 que sont officiel- lement inaugurés l’Institut et le Séminaire. La même année commence à paraître La Revue Néo-Scolastique. Ajoutons ce qui n’est pas un détail pour la jeune société belge : si certains cours sont donnés en néerlandais depuis longtemps, ce n’est qu’en 1933 que sera formellement organisée la section néerlandaise de l’Institut. Divers documents, éléments de correspondance, rapports techniques et essais philosophiques, tous rédigés par Mercier, nous permettent d’apercevoir le point de vue de celui-ci et le paysage philosophique qu’il prend en considération et qui motive son travail néo-thomiste18. Par- ticulièrement éclairant, le « Bilan philosophique » publié en 1900, qui constitue d’ailleurs un bilan véritablement européen de l’état philoso- phique, plutôt que belge et local19. La perspective est nette : ce néo-tho- misme est la seule philosophie capable de répondre aux défis inédits des temps qui viennent, et en particulier aux problématiques inaugurées par le développement scientifique qu’il n’est plus question de bâillonner20. Parmi ces nouveaux défis, le modernisme occupera une place sans doute démesurée mais déterminante. Nous ne pouvons en traiter car l’objectif du présent travail était d’esquisser le paysage philosophique 18 Voir David A. Boileau, Cardinal Mercier : A Memoir (Louvain : Peeters, 1996); David A. Boileau (ed), Cardinal Mercier’s Philosophical Essays. A Study in Neo-Thomism (Louvain: Peeters, 2002). 19 Désiré Mercier, « Le bilan philosophique du XIXe siècle, » [Revue néo-scolastique] Revue philosophique de Louvain, 7/25 (1900) : 5-32 e 7/27 (1900) : 315-329 ; Il faudra comparer le bilan de Mercier avec celui de Ravaisson (dont le nom est cité, parmi ceux des auteurs qui soutiennent la métaphysique) publié en 1868 et qui envisageait quant à lui la situation française avec les éléments de contexte européen : cf. Félix Ravaisson, La philosophie en France au XIXe siècle (Paris : Hachette, 1868). Il s’agit d’y analyser les rapports entre le néo-thomisme et le spiritualisme en tant qu’ils s’opposent au positivisme. 20 Il faudra étudier de plus près l’attention que Mercier consacre très tôt aux questions psycho-médi- cales. Il existe depuis le 17e siècle une tradition à Louvain d’enseignants médecins très engagés dans les questions philosophiques : mentionné plus haut, G. Philippi est l’un des mieux connus et des plus actifs. On sait que Mercier a fréquenté le séminaire neurologique de Charcot à la Salpêtrière et qu’il participa aux travaux d’une académie philosophico-médicale à Bologne en 1883-84 – c’est dire le souci d’une anthropologie intégrant les aspects à la fois les plus matériels et les moins connus de l’être humain. Cette anthropologie adoptant un regard phénoménologique englobant restera une constante de la recherche à l’Institut. 266
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 belge tel qu’il se structura durant le 19e siècle et constitua le contexte local de la création de l’Institut Supérieur de Philosophie à Louvain. Bibliographie Argyropoulos, Roxane. « La diffusion de la pensée de Victor Cousin en Grèce au XIXe siècle. » Rue Descartes, 51/1 (2006) : 30-34. Aubert, Roger. « Désiré Mercier et les débuts de l’Institut de Philosophie. » Revue Philo- sophique de Louvain, 78 (1990) : 147-167. Boileau, David A. Cardinal Mercier : A Memoir. Louvain : Peeters, 1996. Boileau, David A. (ed.). Cardinal Mercier’s Philosophical Essays. A Study in Neo-Thomism. Louvain: Peeters, 2002. Courtois, Luc e Marko Jacov. Les débuts de l’Institut supérieur de philosophie (Louvain) à travers la correspondance de Désiré Mercier avec le Saint-Siège (1887-1904). Louvain : Brepols, 2013. Cousin, Victor. « De la philosophie en Belgique. » in Oeuvres. Fragments philosophiques, Tome 2, 136-145. Bruxelles : Société belge de librairie, 1841. De Wulf, Maurice. Histoire de la philosophie en Belgique. Bruxelles-Paris : Alcan, 1910. Duyckaerts, François. Joseph Delboeuf, philosophe et hypnotiseur. Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 1992. Gubin, Eliane e Jean-Pierre Nandrin. « La Belgique libérale et bourgeoise (1846-1878). » in Michel Demoulin, Vincent Dujardin, Emmanuel Gerard e Mark Van den Wijn- gaert (eds), Nouvelle Histoire de Belgique, vol. 1 : 1830-1905. Bruxelles : Complexe, 2005. Ickx, Johan. La Santa Sede tra Lamennais e San Tommaso D’Aquino : la condanna di Gerard Casimir Ubaghs e della dottrina dell’Università Cattolica di Lovanio (1834-1870). Città del Vaticano : Archivio segreto Vaticano, 2005. Loeffel, Laurence. « Aux sources de l’éducation laïque et libérale : spiritualisme et libé- ralisme en France au XIXe siècle. » Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, 41/2 (2008) : 25-43. Mercier, Désiré. « Le bilan philosophique du XIXe siècle. » [Revue néo-scolastique] Revue philosophique de Louvain, 7/25 (1900) : 5-32 e 7/27 (1900) : 315-329. 267
Ephata, 3, no. 2 (2021) : 253-268 Plé, Bernhard. Die « Welt » aus den Wissenschaften. Der Positivismus in Frankreich, England und Italien von 1848 bis ins zweite Jahrzehnt des 20. Jahrhunderts. Eine wissenssozio- logische Studie. Stuttgart : Klett-Cotta, 1996. Ravaisson, Félix. La philosophie en France au XIXe siècle. Paris : Hachette, 1868. Tambuyser, Raphaël. « L’érection de la chaire de philosophie thomiste à l’Université de Louvain (1880-1882). » Revue Philosophique de Louvain, 51 (1958) : 479-509. Van Meenen, Pierre-François. Lettre de M. van Meenen à M. Haumont sur la Philosophie. 1818. Bruxelles : Imprimerie Wahlen et Compagnie, 1840. Wils, Kaat. De omweg van de wetenschap. Het positivisme en de Belgische en Nederlandse intellectuele cultuur 1845-1914. Amsterdam : Amsterdam University Press, 2005. Nota não sujeita a revisão por pares. 268
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