Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit

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Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
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Un moderne Feydeau
Pour rire! de Lucas Belvaux
Thierry Horguelin

Number 87, Summer 1997

URI: https://id.erudit.org/iderudit/23615ac

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Publisher(s)
24/30 I/S

ISSN
0707-9389 (print)
1923-5097 (digital)

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Horguelin, T. (1997). Review of [Un moderne Feydeau / Pour rire! de Lucas
Belvaux]. 24 images, (87), 46–54.

Tous droits réservés © 24 images, 1997                                      This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                            promote and disseminate research.
                                                                            https://www.erudit.org/en/
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
O I N T S D E VUE

              Ornella Muti et Tonie Marshall
              dans P o u r r i r e ! de Lucas Belvaux.

24   IMAGES     N   87
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
POUR RIRE/                       DE LUCAS BELVAUX

                                                                                                   de sorte que sans cesser de nous amuser, les
                  N MODERNE                               FEYDEAU                                  péripéties loufoques et les accès de pure
                                                                                                   bouffonnerie burlesque (plongeons répétés
                              PAR THIERRY H O R G U E L I N                                        dans la Seine, improbables séances de médi-
                                                                                                   tation zen, poursuites désopilantes à moby-
                                                  souffrent, et dont les parcours ouvrent à        lette) ménagent une place à l'émotion.

I    l y a le mari, la femme et l'amant. Des
     quiproquos et des lettres anonymes, des
filatures et des identités d'emprunt. On se
                                                  l'improviste sur des échappées plus trou-
                                                  blantes qu'on y aurait songé. Parfait homme
                                                  au foyer dont le passé cache un secret,
                                                                                                         La réussire de ce mélange des tons doit
                                                                                                   beaucoup au charme et au dynamisme des
                                                                                                   acteurs, en tête desquels figurent la spendide
croise et l'on se cache, on se quitte et l'on     Nicolas n'a rien du barbon de comédie. Avo-      Ornella Muti et surtout Jean-Pierre Léaud
se retrouve, on se poursuit, on se jette à        cate aux assises (elle y défend un «tueur au     dans ce qui est son meilleur rôle depuis
l'eau. Les répliques fusent, les portes cla-      pied-de-biche» que le cocuage poussa au          longtemps. Avec pareil acteur, ce que le
quent, les gifles aussi. Le titre annonce la      crime, écho un peu factice au fil principal),    personnage fera dans la scène, voire dans le
couleur et le film en tient les
promesses: on rit beaucoup, séduit
par la vivacité du récit, un dia-
logue alerte et brillant, une con-
struction virtuose agencée avec
une précision d'hotlogetie (à
quelques ressorts et un final fai-
bles près). Le scénario, constam-
ment nourri, rebondissant et sur-
prenant, joue brillamment du
comique de répétition, multiplie
les symétries et les contrepoints,
dépoussière les figures canoniques
(ce n'est plus l'amant mais le mari
qui séjourne dans un placard, où
il lacère les costumes de son rival).
Le rythme ne doit rien à une agi-
tation extérieure mais se fonde
sur la direction d'acteurs et le
tempo interne du plan, dans une          H|
mise en scène inventive et déliée
dont il faut louer le sens de
l'ellipse et du raccord, des entries
et des sorties de champ. En som-
me, et à rebours de l'actuelle pro-
duction comique française où                      Alice (Ornella Muti) et Nicolas (Jean-Pierre Léaud): de vrais personnages, riches,
dominent la farce épaisse, la                                                   complexes, attachants.
paresse et le bâclage, Pour rire!
s'adresse à l'intelligence du spectateur. Lucas   Alice n'est pas précisément une épouse tra-      plan suivant devient rigoureusement im-
Belvaux n'ignore pas que la comédie est de        ditionnelle (au fait, ils ne sont pas mariés).   prévisible. Le jeu décalé dont il a le secret,
tous les genres celui qui exige le plus de        Son amant, Gaspard, le beau photographe          son mélange d'angoisse et de fébrilité dis-
rigueur. Toutefois, la réussite de son second     sportif, et Juliette, l'amie du ménage elle-     pensent, à l'image du film, une paradoxale
film ne tient pas seulement à la meilleure        même plaquée par son conjoint, échappent         et contagieuse euphorie. •
qualité des ingrédients et à la plus grande       pareillement aux stéréotypes de leur emploi.
finesse de leur combinaison, mais à une dif-      La stratégie retorse déployée par Nicolas
férence plus essentielle.                         pour reconquérir Alice en s'immisçant dans
      Car dans le même temps qu'il brode          la vie de Gaspatd qui en fait bien imprudem-
avec brio des variarions neuves sur un sché-      ment le conseiller de ses affaires de cœur, la
                                                  relation singulière qui se noue entre les              P O U R RIREI
ma de vaudeville éprouvé, Belvaux en
                                                                                                         France 1996. Ré. et scé.: Lucas Belvaux. Ph.:
déplace subtilement les enjeux. Loin d'une        deux hommes donnent à l'intrigue un tour
                                                                                                         Laurent Barès. Mont.: Danielle Anezin. Mus.:
mécanique désincarnée de théâtre de boule-        inattendu, un peu comme si un moderne                  Ricardo Del Fra. Int.: Jean-Pierre Léaud,
vard où s'agiteraient des pantins ridicules,      Feydeau avait réécrit L'éternel mari de                Ornella Muti, Antoine Chapey, Tonie Mar-
il y a là de vrais personnages, riches, com-      Dostoïevski. La tristesse, l'inquiétude et la          shall. 100 minutes. Couleur. Dist.: Prima Film.
plexes, attachants, qui existent, aiment ou       confusion des sentiments fraient leur chemin

46                                                            N°87    24   IMAGES
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
A M S T E R D A M , V I L L A G E GLOBAL                                          DE JOHAN VAN DER KEUKEN
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•LU
D                ES NOUVELLES DU MONDE                                                                  dront en charge le récit sous l'œil so-
G
LU
                                                                                                        lidairement disponible de la caméra.
D                                   PAR G É R A R D    GRUGEAU                                                Ce ne sont là que quelques-unes des
0                                                                                                       belles rencontres d'Amsterdam, village glo-
                                                                                                        bal portées par un vrai désir contagieux,
                                                                                                        celui de la quête des images justes et des
z                                                                                                       paroles neuves. Mais, à l'image des corps
u                                                                                                       nus faisant l'amout dans la plus totale con-
                                                                                                        fusion des genres en clôture du film, cette
<                                                                                                       plongée franche et formidablement ouverte
D                                                                                                       et dégagée dans l'intimité d'une ville passe
>
                                                                                                        avant tout par l'incroyable versatilité du
                                                                                                        cinéma de van der Keuken. Venu de la pho-
                                                                                                        tographie, le «Hollandais volant» est aussi
                                                                                                        son propre caméraman et son propre mon-
                                                                                                        teur. Etrarementchez un cinéaste, ressent-
                                                                                                        on avec autant d'acuité la respiration de la
                                                                                                        caméra comme si celle-ci était le prolonge-
                                                                                                        ment de l'œil de l'artiste, une sorte de
                                                                                                        «scalpel» défricheur permettant d'appréhen-
                                                                                                        der physiquement le réel. Une caméra très
                                                                                                        mobile, à l'humeur tout à tour intempestive,
                                                                                                        enjouée ou langoureuse, qui affirme cons-
                                                                                                        tamment sa présence interventionniste dans
                                  Johan van der Keuken sur le tournage.                                 le ptésent du monde pour prendre acte et
                                                                                                        laisser sa marque. Jazzé dans ses moments
                                                                                                        les plus libres (voir la partition musicale du
                                                                                                        film), le montage jongle allègrement avec la
      S     i le documentaire consiste à partager
            une expérience à la fois humaine et
      esthétique, rares sont les films qui, par la
                                                       médiocrité aveugle et autosatisfaite, ne saura
                                                       jamais vraiment rendre compte parce qu'elle
                                                       a, entre autres, bien trop peur «d'une parole
                                                                                                        grande souplesse du cadre et va jusqu'à
                                                                                                        exploser littéralement lors d'une éblouis-
      grâce et l'intelligence absolue du montage,      qui pourrair prendre son temps». Avec ses        sante séquence expérimentale qui débouche
      parviennent à fondre les images en une entité    quatre heures de pur plaisir, lefilmde van       sur la plus pure abstraction plastique. Le film
      organique et puissante, tout en s'aventu-        der Keuken s'édifie au contraire dans la         se construit ainsi fébrilement dans le mou-
      rant sur les chemins buissonniers de la créa-    durée et s'inscrit en faux contre la dégrada-    vement incessant de ses arabesques narra-
      tion dans une totale liberté d'improvisa-        tion organique du monde en redonnant tout        tives. Peintre inspiré de l'ombre et de la
      tion. Coup de coeur! La Cinémathèque             son sens à la notion galvaudée de «village       lumière (superbe séquence sous l'arche du
      consacrait récemment une journée complète        global». L'espace de séquences tournées en       pont qui miroite comme les orsraffinésdes
      à Johan van der Keuken («l'ami de longue         Bolivie et en Tchétchénie, le cinéaste accom-    tableaux de Klimt), musicien allumé du
      date») et présentait en avant-première Am-       pagne ses concitoyens d'adoption au pays de      réel qu'il transfigure à coups d'éclats, de
      sterdam, village global, une de ces œuvres-      leursracinesoù chacun agit en quelque sorte      ruptures et de plages d'accalmie privilé-
      maîtresses qui «savent» encore (savoir-faire,    comme passeur du récit. Pat ce système de        giant l'humain et la parole, van der Keuken
      au sens noble, artisanal) étreindre le réel et   relais qui permet de préserver lefilhumain,      déploie une audace inventive sans cesse
      le monde sans jamais tien céder sur un évi-      le film capte l'éternité du monde - et sa        renouvelée, comme s'il voulait faire en sorte
      dent plaisit de raconter et defilmer.Au          douleur - dans l'exemplarité des gestes quo-     que son cinéma épouse inlassablement l'élo-
      centre d'un titre évocateur s'il en est:         tidiens, chaque culture sécrétant sa propre      quente formule de Paul Klee: «L'art ne
      Amsterdam, ville-mosaïque riche de son           apparence secrète de la beauté. Ainsi, à par-    reproduit pas le visible, il rend visible». Il
      passé et ouverte aujourd'hui à la multipli-      tir d'Amsterdam la généreuse, se tissent de      va de soi que ces quelques lignes ne sauraient
      cité des cultures. Ville-creuset donnée à voit   nouvelles solidarités, s'effectue un travail     épuiset la richesse d'une telle œuvre.
      essentiellement à travers le regard de ses       de remise en perspective et de mémoire au-       Advenant qu'Amsterdam, village global
      nouveaux arrivants (Marocains, Boliviens,        delà des frontières arbitraires. Comme en        repasse par nos écrans, il faudra y revenir. •
      Tchétchènes, Africains) qui sont venus           témoignent les lents panoramiques qui glis-
      fertiliser de leur identité le pays d'accueil    sent sut les riches façades le long de ses
      tout en maintenant un pont avec leur terre       canaux, Amsterdam a aussi une histoire               AMSTERDAM, VILLAGE GLOBAL
      d'origine. Amsterdam donc comme con-             lourde de secrets. Ce qui nous vaudra une            Pays-Bas 1996. Ré. et ph.: Johan van der
                                                                                                            Keuken. Son: Noshka van der Lely. Mont.: van
      densé de ce village global qu'est devenue la     émouvante remontée dans la mémoire d'une             der Keuken et Barbara Hin. 245 minutes.
      planète et dont la télévision, du haut de sa     famille juive avec, là encore, de singuliers         Couleur.

                                                                  24 I M A G E S   N°87                                                             Z"
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
L'ABSENT                   DE CÉLINE BARIL

                                          LE VOYAGE ABSOLU
                                                    PAR G É R A R D       GRUGEAU

                                         Le son p u r est une sorte de création.
                                            La nature n 'a que des bruits.
                                                             Paul Valéry

C      éline Baril est une femme-orchestre
       portée par la passion. La passion des
autres et de leur culture, et donc du monde
                                               me déniché aux Puces de Paris auquel la
                                               réalisatrice a voulu «inventer une mémoire
                                               vive», c'esr-à-dire une fiction de toutes
                                                                                                  monde pour reconstituet le miroir de sa
                                                                                                  mémoire éclatée et, comme dans Bleu de
                                                                                                  Kieslowski, mettre la dernière main à une
comme lieu de scénographie universelle         pièces, à cheval sur le passé et le présent. Ce    pièce musicale inachevée. À ces photos d'un
(l'Espagne dans Barcelone, l'Islande et        sera donc l'histoire de Paul Kadar, auteur         bonheur révolu, Céline Baril juxtapose des
Hong-Kong dans La fourmi et le volcan)         d'un livre sur l'architecture et la musique,       bouts de film en couleur (8 mm gonflé en
et, bien sûr, la passion du vaste continent    qui un jour, à Budapest, se jeta dans le Da-       16 mm) qu'elle a tournés dans plusieurs
cinéma qu'elle investit comme une infati-      nube sous les yeux de sa famille. Peut-être        capitales (Rome, Budapest, Paris, Varsovie,
gable exploratrice pour réinventet la vie à    pour retrouver, à la suite d'un rêve, «les dé-     Berlin, Prague, Tokyo) et des séquences fic-
la mesure de son imaginaire voyageur.          chirements célestes... les sonorités incroya-      tionnelles mettant en scène Roland dans
Femme-orchestre elle est et elle demeure       bles» d'un orage frappant le fleuve, alors         divers lieux et situations d'un périple essen-
dans L'absent, sa nouvelle fiction expéri-     qu'il se voyait au fond des eaux, allongé entre    tiellement européen, reconstitué à Montréal
mentale qui puise une fois de plus à de mul-   l'impératrice Elisabeth et Rodolphe. Les pho-      avec des comédiens non professionnels (iné-
tiples sources artistiques pour entraîner le   tos parleront de l'homme, de sa femme et de        gaux... peut-être le maillon faible du film).
regard vers des ailleurs insoupçonnés. À       Roland, leur fils adoptif, aujourd'hui adulte            On reconnaît bien sûr dans ce disposi-
l'origine du projet: un album photo anony-     et parti sur les traces de son père à travers le   tif archéologique de la matière, dans cette

•/.s                                                       N°87     24   IMAGES
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
Placé sous le signe de la quête des origines identitaire, culturelle e l cinématographique, le film multiplie les déplacements dans le
                         tourbillon du monde. Ici, Roland (Roland Bréard) et l'intervieweuse hongroise (Bobo Vian).

installation architecturale de l'imaginaire, la    plus», disait Serge Daney à propos de Trop        dynamiser les liens entre le passé et le
griffe de Céline Baril. Créatrice d'illusions      tôt, trop tard de Straub et Huillet. Ainsi en     présent. C'est donc dire que L'absent tente
vertigineuses en quête de nouvelles aventures      va-t-il de L'absent, tant le son dans sa poly-    dans sa texture additive d'enregistrer toute
de la perception, «d'un supplément de voir»,       phonie exubérante prend activement le pas         l'euphonie de l'univers, de revivre et de nous
la cinéaste sculpte des textures visuelles et      dans l'édification de la fiction. Dans chaque     faire revivre en quelque sorte le ravissement
sonores à partir d'un réel à la fois fluide et     capitale traversée, un véritable bain sonore      de ces «sonorités incroyables» auxquelles
heurté qu'elle organise en strates pour ouvrir     (prise directe) nous submerge et rend immé-       Paul Kadar a sans doute succombé comme
sans cesse le récit, le point de vue, et en        diatement perceptible la pulsation de la          jadis Ulysse aux chants des sirènes.
décupler les résonances. L'idée du voyage a        ville, son humeur vibratoire (voitures,                  «La musique, c'est tout ce qu'on écoute
toujours habité la démarche artistique de          cloches, sirènes, fête foraine). De-ci de-là      en pensant que c'est de la musique», nous
Céline Baril, peut-être parce que, selon           surnagent des images de monuments qui             dit la femme de chambre italienne. De cette
l'énoncé de Deleuze, «le cinéma reste tout         témoignent souvent pour leur part de la           plongée dans la rumeur du monde dépend
entier à faire et que c'est lui le voyage abso-    mémoire du monde, tout en transcendant le         l'éclaircissement de l'énigme entourant
lu... quand les autres voyages ne consistent       cliché touristique par l'interaction qui se       «l'absent», couché dans la mémoire du
plus qu'à vérifier l'état de la télé». Le voyage   crée entre les différentes strates du récit       fleuve. Une énigme qui relève peut-être de
se décline donc comme métaphore du regard          (notamment les saynètes, comme autant de          la quête du «son pur», celle de l'âme... l'âme
qui embrasse à la fois la petite histoire (ici,    condensés de vie). Le son et l'image se           d'un homme, d'une culture, d'un peuple.
l'intimité de Paul Kadar et de sa famille) et      relaient ainsi de façon indifférenciée dans une   Une âme «reconstituée», réconciliée avec
la grande (celle des «vieux pays» et, plus spé-    sorte de vortex halluciné qui brouille tout       elle-même et le monde, que la partition
cifiquement dans L'absent, celle de la             ordre de la perception. Pour Céline Baril,        achevée de Roland caresse du bout des doigts
Hongrie, lieu-fiction des origines (toujours       l'appréhension de toute culture passe indé-       à l'issue du voyage, nous laissant dans une
le «O» de Barcelone ). Placé sous le signe         niablement par l'accumulation de bruits           sorte de grâce suspendue. Solidement ancré
de la quête des origines identitaire, cul-         constitutifs d'une identité: sonorités de la      dans le champ de l'expérimentation, L'ab-
turelle et cinématographique, lefilmmul-           langue (dialogues souvent non sous-titrés qui     sent — on l'aura compris — est une expé-
tiplie les déplacements dans le tourbillon du      maintiennent l'oreille en éveil), échappées       rience avec ses exigences, ses tâtonnements,
monde. Plans de rails, de tramways, de lignes      musicales colorant progressivement la trame       ses illuminations. Parfois, le dispositif mis
électriques, de bateaux, paysages qui défilent     narrative de cette envoûtante «mélancolie         en place tend à friser le systématisme et ne
par les fenêtres de train: autant de plans de      hongroise» qui a peut-être eu raison de Paul      parvient pas à maintenir la tension visuelle.
passage vets un au-delà du cadre, autant           Kadar. Cette mélancolie contagieuse per-          Il se déleste alors d'une part de sa charge
d'invitations lancées au spectateur (qui est       mettra d'ailleurs à Roland, «l'architecte-        émotionnelle. Mais à une époque où les
là, comme en surimpression) pour qu'il entre       musicien» du film en train de se faire, de        voyages sans boussole se font rares, l'aven-
physiquement dans le mouvement du                  communier avec le père au-delà de la mort         ture vaut assurément le détour. •
voyage et l'inconnu de lafiction,pour qu'il        à travers le mystérieux «carnet scellé par le
fasse littéralement l'expérience «sensation-       Danube» dans lequel l'homme «notait en                L'ABSENT
nelle», c'est-à-dire visuelle et auditive,         musique les gens et les endroits qu'il                Québec 1997. Ré., scé. et mont.: Céline
d'inépuisables lointains.                          aimait». Des bruits plus ténus, plus assour-          Baril. Ph.: Michel Lamothe, Céline Baril.

      «Voir et entendre en même temps»,            dis comme les souvenirs d'un autre temps,             Concep. son.: Dominik Pagacz. Mus.: Roland
                                                   viennent, quant à eux, redonner vie aux               Bréard. Bruitage: Paul Hubert. Int.: Roland
voilà ce que nous propose le cinéma de                                                                   Bréard, Bobo Vian, Gabor Zsigovics. 16
Céline Baril. «Le cinéma, c'est aussi l'oreille    photos de l'album, alors que la caméra à              mm, noir et blanc et couleur. 78 minutes.
qui se dresse quand l'œil ne s'y retrouve          coups de zooms et de recadrages s'attache à           Dist.: Cinéma Libre.

                                                              24   IMAGES      N'                                                               49
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
U N D I V A N A N E W YORK                                      DE CHANTAL AKERMAN

                      O-HUM! . . . Oui?
                                                                                                       optique, la première rencontre de Béatrice
             «                                                                                         et de Henry est délirante; les protagonistes
                                                                                                       sont frappés de coup de foudre et d'aphasie,
                      VOTRE MÈRE...»                                                                   et leurs longs silences ne sont ponctués que
                                                                                                       de «ho-hmm»... «yes?»...
                               PAR    RÉAL       L A ROCHELLE                                                Évidemment, ilya aussi les musiques.
                                                                                                       Chantal Akerman raconte: «À part les
                                                                                                       musiques in, Bach, les steel drums porto-
                                                                                                       ricains, Paolo Conte, Sonia Wieder-Atherton
                                                                                                       a éctit une partition pour le film, une

A        l'heure où Woody Allen se met au
         musical avec Everyone Says I Love
You, qui promène sa psychanalyse lyrique
                                                   moyen d'une annonce dans le H e r a l d
                                                   Tribune. Le chassé-croisé des imbroglios
                                                   entre New York et Paris conduit Béatrice à
                                                                                                       musique proche de certaines musiques de
                                                                                                       Chatlie Chaplin, ou encore de certaines
                                                                                                       musiques de l'Est où l'humour côtoie le
entre New York, Paris et Venise, Chantal           passer le temps en jouant la psy, même              dérisoire et naît du tragique. Elle a décliné
Akerman le précède en installant les confi-        auprès de Henry revenu incognito. L'amour           un thème qui court tout au long du film,
dences chuchotées et quasi chantées de ses
personnages sur un divan d'un Manhattan
très BCBG Mais New York a son pendant
parisien, un appartement d'artiste de Paris,
«sous les toits», où peut se dénouer tout
conflit œdipien.
       Nouveauté pour Allen, le musical ne
l'est pas pour Akerman, qui place son Divan
à New York dans une belle continuité et un
esprit de suite qui suscitent toujours l'éton-
nement. Depuis Les années 80 (1983) et
Golden Eighties (1985), en passant par Les
trois dernières sonates de Schubert et Trois
strophes sur le nom de Sacher (les deux de
1989), jusqu'à N u i t et j o u r (1991) et
Portrait d'une jeune fille à la fin des
années 60 à Bruxelles (1993), la cinéaste
belge a construit un opus filmique parmi les
plus solides du rare postmusical moderne.               Les confidences chuchotées et quasi chantées des personnages d ' A k e r m a n sur un
Avec des «complices» compositeurs comme                       divan d'un Manhattan très BCBG. À d r o i t e , Béatrice (Juliette Binoche).
Marc Hérouet, puis maintenant Sonia
Wieder-Atherton, Chantal Akerman trou-             s'installe, bien sûr, entre ces deux «arroseurs     tantôt quatuor, tantôt duo ou trio. Parfois
ve moyen de toujours faire chanter ses per-        arrosés», «analysants analysés», jusqu'au           un violoncelle si proche de la voix humaine
sonnages (même quand ils n'exécutent pas           happy end dans l'appartement du quartier            vient seul se mêler à la scène».
de chansons), de musicaliser ses récits, ses       de Belleville.                                            Un divan à New York se clôt sur un
décors...                                                Pour ponctuer ces drôles de jeux de           arrangement du Night and Day de Cole
        Venue présenter son film au dernier        l'amour et du hasard, Chantal Akerman se            Porter. Coup de chapeau au musical holly-
Festival des films du monde, la réalisatrice       sert autant de bruits musicalisés (marteaux         woodien. Mais cette chanson mythique est
n'a pu cacher sa déception en constatant           des ouvriers sur les toits de Paris, siffle-        l'exacte expression américaine pour Nuit
qu'on projetait une «version française» de ce      ments des fuites d'eau, gratouillements             et j o u r , cet autre musical de Chantal
film, dont l'original est en anglais et en         incessants des répondeurs téléphoniques)            Akerman. Il y a des coïncidences qui n'en
français, avec sous-titres. C'est maintenant       que des dialogues organisés comme une               sont plus. •
corrigé: nous disposons de l'authentique           sorte de parlé-chanté, auxquels participent
Un d i v a n à/A Couch i n N e w York,             les sons des langues étrangères empruntées
«a Romantic Comedy by Chantal Aker-                pour la circonstance. Et puis, quoi de plus             UN DIVAN A NEW YORK
man», et nous pouvons savourer les délicieux       sublime, dans cet esprit de musicalisation,             France-Belgique-Allemagne 1996. Ré.:
passages de Juliette Binoche et de William         que ces dialogues feutrés autour du divan,              Chantal Akerman. Scé.: Akerman et Jean
Hurt dans la langue «de l'Autre».                  dont le manuel-guide fait tenir toute l'inter-          Louis Benoit. Ph.: Dietrich Lohmann. Mont.:
                                                                                                           Claire Atherton. Mus.: Paolo Conte, Sonia
       Le récit tient à un fil: une danseuse       vention psychanalytique en trois phonèmes:
                                                                                                           Wieder-Atherton. Int.: Juliette Binoche,
parisienne, Béatrice, et un psy new-yorkais,       le «hmm», le «oui?», la répétition d'un mot             W i l l i a m Hurt, Stéphanie Buttle, Barbara
le Dr Henry, échangent pour quelques               clé des discours délirants, comme «mère»,               Garrick. 105 minutes. Couleur. Dist.: Prima
semaines leur appartement respectif, par le        «problème», «angoisse»... Dans cette                    Film.

50                                                             N°87     24   IMAGES
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
T U AS C R I E : « L E T M E GO»                                        D'ANNE CLAIRE POIRIER

                                                                                                    recherche formelle qui repose ici essen-
«DÉLIVREZ-MOI DE MON MAL»                                                                           tiellement sur le parti pris d'un dépouille-
                                                                                                    ment pudique tirant vers l'abstraction. De
                               PAR G É R A R D      GRUGEAU                                         cette esthétique puissante se dégage sans
                                                                                                    conteste un sens, une morale et, pourtant, un
                                                                                                    malaise finit par s'installer comme si, dans
                                                                                                    sa distanciation cérébrale, le film refusait
                                                                                                    de s'attaquer véritablement à son ombre,
                                                                                                    son inconscient. Dans sa tentative de filmer
                                                                                                    au «je», mais «sans tout dire», pour se rap-
                                                                                                    procher de sa fille, «l'aimer entièrement»,
                                                                                                    Anne Claire Poirier ne parvient pas à par-
                                                                                                    courir cette distance entre elle et elle-même
                                                                                                    pour atteindre sa propre vérité d'artiste,
                                                                                                    mais surtout de mère. Traversé de fulgu-
                                                                                                    rances, le commentaire en voix off (colla-
                                                                                                    boration de Marie-Claire Biais), qui s'adresse
                                                                                                    directement à Yanne tout en dramatisant le
                                                                                                    récit, apparaît à la longue comme un lieu de
                                                                                                    repli se servant de l'âpreté lyrique de son
                              L'amour fusionnel: le f e u , la glace.                               style comme d'une armure. Dans son «che-
                                                                                                    min de croix», son immense besoin de décul-
                                                                                                    pabilisation, la réalisatrice s'approprie cu-
                                                                                                    rieusement les dernières paroles de sa fille
P      our Anne Claire Poirier, le cinéma est
       affaire de morale. On se souviendra à
cet égard de la discussion sur la représenta-
                                                   croise (trois rencontres particulièrement
                                                   émouvantes) et les divers témoignages
                                                   qu'elle recueille (parents, amis, médecins,
                                                                                                    adressées à l'assassin («Let me go») pour les
                                                                                                    reprendre à son compte dans la bouleversante
tion du viol autour de la table de montage         intervenants sociaux), le prolongemenr de        séquence onirique des glaciers qui ouvre et
dans Mourir à tue-tête. Comment mon-               Yanne «l'insoumise, la combattante», l'in-       ferme le récit. «Let me go, maman!», mur-
trer l'immontrable sans sombrer dans la            carnation d'un hors champ dévasté. Car, en       mure Yanne. «Je ne te retiens plus, je te lais-
complaisance ou le voyeurisme? Cette ques-         documentariste chevronnée qu'elle est, Anne      se aller», répond la mère, alors que le gla-
tion éthique revêt aujourd'hui une impor-          Claire Poirier part d'un cas individuel pour     cier se rompt et glisse à la dérive avant de
tance toute particulière dans Tu as crié:          peu à peu ouvrir le regard sur les enjeux col-   s'abîmer dans la mer/mère. L'amour fusion-
«Let me go». Sans doute parce que le ciné-         lecrifs d'une société aux prises avec la dure    nel dans tous ses déchirements — et ses
ma doit ici avant tout rendre compte d'une         réalité de la drogue. Faute d'amour à don-       débordements — apparaît alors comme le
tragédie personnelle: la disparition d'une         ner, d'espace de désir à offrir, cette société   refoulé du film, le point aveugle auquel la
fille toxicomane, retrouvée morte assassi-         «interdit le malheur» et se replie frileuse-     cinéaste n'a pas voulu ou n'a pas pu se con-
née. Tu as crié: «Let me go» sera donc l'anti-     ment dans le confort rassurant de la toléran-    fronter pour des raisons qui lui appartien-
Christiane F, et qui s'en plaindrait! Pour         ce zéro face à un fléau qui frappe indifférem-   nent. Au-delà de l'éveil des consciences qu'il
apprivoiser la perte de Yanne, «sa difficile»,     ment, toutes classes sociales confondues.        suscite, le sujet exigeait assurément plus
Anne Claire Poirier filme l'absence et le          Cette collectivité a aussi perdu tout sens du    d'impudeur. Contrairement à une Marie
manque, en noir et blanc, la couleur de sa         sacré (brillante analyse sur le tabou de la      Cardinal qui, dans son livre La clé sur la
propre nuit intérieure. La caméra erre dans        mort et la quête de nouveaux rites initiati-     porte, plongeait dans la chair à vif d'une
des couloirs vides, hante les lieux de l'obs-      ques) et a «aboli tout imaginaire» en sacri-     relation mère-fille gangrenée par le poison
cénité (la ruelle du crime, la morgue, la salle    fiant ses valeurs sur l'autel du travail, de     de la drogue pour exorciser la douleur, Anne
du procès de l'assassin), glisse sur les murs      l'argent et de la performance. Evoquant les      Claire Poirier semble s'être finalemenr lais-
craquelés d'un désarroi à vif qui voudrait         causes psychologiques, sociales et biologi-      sé piéger dans la complexité absolue de ses
bien «trouver un sens à ce qui n'en a pas, ten-    ques de ce fléau, la cinéaste décide donc de     propres contradictions. Ce faisant, elle est
ter de chasser le mal», même s'il s'agit là        rompre le silence et d'en appeler à une décri-   sans doute passée à côté d'un grand film. •
d'une entreprise quelque peu dérisoire dans        minalisation de la drogue et à une respon-
sa lucidité même, la douleur ne s'effaçant         sabilisation collective. Dans ce refus de la         TU A S CRIÉ: «LET ME G O »
jamais vraiment dans la réconciliation du          marginalisation des toxicomanes, dans cet-           Québec 1997. Ré.: Anne Claire Poirier.
deuil. Face à ce drame intime qui la mine,         te prise en compte d'une réalité complexe au         Recherche: Anne Claire Poirier et Daniel
Anne Claire Poirier ne donne jamais à voir         prix de «l'inconfort du doute» réside la             Pinard. Texte: Anne Claire Poirier, avec la col-
sa fille, ni son meurtrier, pas plus que le        grande pertinence du film.                           laboration de Marie-Claire Biais. Ph.: Jacques
quotidien sordide de l'enfer de la drogue. Par                                                          Leduc. Tournage des icebergs: Pierre Mignot.
                                                        Cette «réhabilitation» salutaire du             Son: Esther Auger. Mont.: Monique Fortier,
choix. Au spectateur donc d'appréhender            point de vue de l'artiste au sein de la Cité         Yves Dion. Mus.: Marie Bernard. 98 minutes.
dans les jeunes toxicomanes que la cinéaste        se veut bien sûr en adéquation avec une              Noir et blanc. Dist.: ONF.

                                                                24   IMAGES    N°87                                                                 51
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
M O Y E N MÉTRAGE                            PETITES CHRONIQUES CANNIBALES
                                                  DE PIERRE JUTRAS

LA         B O N N E CHÈRE                                                                             l'exorcisation se fera bien sûr par la parole.
                                                                                                       Comme si la libido débordante de Rosalie
PAR G É R A R D      GRUGEAU                                                                           régressait sans cesse vers le stade oral pour
                                                                                                       s'organiser autour de la zone érogène de la
                                                                                                       bouche et ainsi libérer la psyché en «com-
                                                                                                       blant le vide par les mots». Le fait que le
                                                                                                       thérapeute utilise la vidéo dans sa pratique
                                                                                                       a aussi son importance. Le dispositif ciné-
                                                                                                       matographique clairement affiché (il était
                                                                                                       déjà présent dans Lamento pour un homme
                                                                                                       de lettres, le précédent film de Jutras) crée
                                                                                                       bien entendu une théâtralisation de l'espace
                                                                                                       et une mise à distance, mais il renforce
                                                                                                       surtout ici la portée métaphorique du film,
                                                                                                       la caméra devenant elle-même une ogresse
                                                                                                       qui dérobe la vie et avec laquelle le person-
                                                                                                       nage (et la comédienne) entretient une sorte
                                                                                                       d'osmose vampirique, de manducation ma-
                                                                                                       gique des plus troublantes. Prisonnier de
                               Rosalie (Guylaine Tremblay) ou «l'appétit incontrôlable                 cette libre circularion des humeurs qui l'in-
                                         de combler le vide par les mots».                             terpellent d'ailleurs directement lors des
                                                                                                       séquences frontales, le spectateur hypnotisé
                                                                                                       en vient parfois à se demander «qui dévore
                                                                                                       qui» dans cet étonnant jeu de miroirs con-
                                                                                                       cocté pour attiser l'appétit. Pierre Jutras
L     es mythologies regorgent de dieux et
     de monstres qui attirent les hommes
dans leurs pièges pour les dévorer. Perrault
                                                    amant sénégalais. Elle saigne intérieure-
                                                    ment (scène «originelle» en ouverture du
                                                    film), car elle esr rongée par la rage et la
                                                                                                       signe avec Rosalie une fable singulière sur
                                                                                                       le regard en jonglant sans faux fuyant avec
avec les ogres de ses contes (voir le générique     douleur de l'abandon. Sa névrose obses-            les fantasmes sexuels interraciaux. Présence
du film) et bien d'autres écrivains (Flaubert,      sionnelle l'amène à consulter un thérapeute        obsédante du hors champ, «le grand corps
Swift, Jean Ray, Voltaire, Apollinaire, Sha-        auprès de qui elle exorcisera sa boulimie          noir de Leopold» devient la figure emblé-
kespeare) ont nourri leurs œuvres d'affabu-         dévorante envers le corps de l'être aimé,          matique de l'altérité et l'incarnation du
lations liées à l'anthropophagie. C'est dire        avant de s'en libérer et de se sentir prête à      manque qui nous habite tous. On ne saurait
que le cannibalisme sous toutes ses formes          goûter à de nouveaux plaisirs gourmands.           bien sûr terminer sans faire état de la stupé-
(alimentaire, guerrier, religieux, patholo-         Dévorée par une sorte d'avidiré intérieure,        fiante voracité avec laquelle Guylaine Trem-
gique ) a toujours fasciné l'humanité dite          Rosalie est littéralement «possédée» par son       blay mord dans son rôle en mettant en
«civilisée», qui a souvent appréhendé de            désir insatiable. Et c'est sur le terrain de       bouche et à nu son désarroi. Tour à tour
telles pratiques avec «effroi, ironie ou            l'envoûtement et du désenvoûtement que             petite fille délaissée, femme goulue vibrante
curiosité philosophique», tout en s'y adon-         s'aventure avec jubilation la mise en scène        de désir, amoureuse blessée et enragée, elle
nant parfois elle-même. Composées de trois          ironiquement tendre et cruelle de Pierre           est véritablement la chair du film, généreuse
volets (dont deux en préparation), Les petites      Jutras. À l'image des incantations magiques        dans toutes ses fibres. Et comme «l'appétit
chroniques cannibales de Pierre Jutras              de marna Béké, une amie de Leopold à qui           vient en mangeant», il va sans dire que le cri-
s'alimentent à la veine ironique de cette           la jeune femme rend visite, la caméra soumet       tique gourmet n'attend que de mettre à
mythologie universelle. Même s'il s'inscrit         aux quatre coins cardinaux du cadre (plans         nouveau le couvert pour se délecter des
dans une trilogie qui ne satisfera pleine-          frontaux ou de profil souvent fixes) le corps      prochaines félicités cannibales que nous pré-
ment la gloutonnerie du cinéphage que lors          «envoûté» de Rosalie. Des images en noir           pare Pierre Jutras. •
de la consommation du plat de résistance            et blanc tirées de Terres brûlées (un film
(soit la version long métrage à venir), le pre-     belge de Charles Dekeukeleire, 1934) qui           1. Classification de Roland Villeneuve in Le can-
                                                                                                         nibalisme, Bibliothèque Marabout.
mier de ces volets intitulé Rosalie s'avère en      représentent de splendides guerriers noirs à
soi une entrée de choix qui ouvre aujourd'hui       l'allure altière s'adonnant à diverses activités
                                                                                                           PETITES CHRONIQUES
agréablement l'appétit.                             tribales, propulsent par ailleurs le récit vers        CANNIBALES
      «Métaphore contemporaine de l'an-             un climat de transe que viennent ponctuer              ( 1 . Rosalie)
thropophagie», Rosalie relève peut-être             admirablement les accords frénétiques de               Québec 1996. Ré.: Pierre Jutras. Scé.: Pierre
                                                    la musique de Claude Vivier. L'émotion                 Jutras et Michel Sénécal. Ph.: CaHos Ferrand.
davantage du «cannibalisme gastrono-
                                                    fonctionne alors à plein, nimbant le récit             Son: Gilles Corbeil. Mont.: Yves Dion. Mus.:
mique» puisque le désir qui consume, la                                                                    Claude Vivier. Int.: Guylaine Tremblay, Denis
recherche de la chair à des fins voluptueuses,      d'un coulis mystérieux qui transcende et
                                                                                                           Lavallou, Roger Léger, Domini Blythe, Mireille
en sont les ingrédients de base. Rosalie            enrichit la texture de la réaliré plus triviale.       Métellus. Couleur et noir et blanc. 32 minutes.
n'arrive pas à digérer la perte de Leopold, son           Mais pratique thérapeutique oblige,              Prod, et dist.: Les Films de l'Autre.

52                                                              N°87     24   IMAGES
Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux - Érudit
MOYEN           MÉTRAGE                    ANNA A LA LETTRE C
                                            DE H U G O B R O C H U

C POUR C I N É M A
PAR P H I L I P P E G A J A N

D      r une histoire simple, celle
          du désir qui naît entre un
homme déjà âgé et une femme
encore très jeune, Anna à la let-
tre C ne retient que lefilténu. Car
le cinéma de Hugo Brochu n'est
pas celui de l'illustration mais bien
plus celui de la recherche des varia-
tions. Un cinéma qui tente de con-                          Isabelle Leblanc, Marcel Sabourin. Une variation sur le désir.
quérir les regards, d'observer la
conjonction qui s'établit entre
ceux-ci et les corps qu'ils dévorent. Un ciné-    mordial et Hugo Brochu ne s'y trompe pas             bouche qui engloutit un hamburger ou sur
ma épuré pour lequel les corps sont moites,       en convoquant de façon quasi ergonomique             un chat qui dévore sa pâtée, le jus du me-
brûlants, et les caresses du regard dou-          l'ensemble des outils cinématographiques:            lon d'eau qui dégouline sur un visage, les
loureuses.                                        un son chuchoté, une image et une palette            corps trempés de sueur, tout concourt à
      L'intérêt de ces variations vient de la     de couleurs organiques, une musique qui              magnifier la chair, et par voie de conséquence
tentative de cerner dans un même plan ou          s'insinue, une interprétation sobre et tendue        l'union du désir et des corps. Désir trop fort
un même mouvement le réel et sa mé-               à la fois, l'utilisation à l'envi du gros plan qui   pourtant, trop longtemps inassouvi, qui
taphore, la difficulté d'exprimer le désir par    concourt à l'ancrage du regard. C'est cette          provoque l'effondrement final, à la manière
les mots, par les gestes, et cette même dif-      précision chirurgicale, l'intégration presque        d'une journée trop chaude qui s'échappe
ficulté qu'a le corps à se mouvoir ou la parole   maniaque de tous ces éléments qui font de            sous forme d'un orage.
à jaillir. À l'image de ces variations sur une    ce film une belle réussite. Car, ne nous y                Anna à la lettre C est une variation sur
lettre (la lettre C bien entendu, celle du        trompons pas, Anna à la lettre C tient de            le désir, désir des mots, désir de la chair, désir
métier d'Anna), que la voix hors champ            1 equilibrisme. Un faux pas, et le cinéaste          de cinéma, mais aussi sur l'impossibilité de
énonce de façon lancinante, le cinéaste est à     dégringole dans le maniérisme, l'exercice            le satisfaire. L'abcès est crevé mais le désir
la recherche de définitions, comme s'il           de style.                                            subsiste jusqu'à la prochaine crise. •
voulait par là même constituer son propre               Au contraire, c'est une sensualité étouf-
dictionnaire personnel: cœur, caresse, car-       fante qui toujours oscille entre le malaise, la          A N N A À LA LETTRE C
touche... C pour cinéma.                          peur du dévoilement et l'envie, la beauté                Québec 1996. Ré. et scé.: Hugo Brochu.
                                                                                                           Ph.: Michel La Veaux. Son: Martyne Morin
      Anna à la lettre C est un brillant exer-    charnelle, que fait surgir ce puzzle créateur
                                                                                                           et Martin Allard. Mont.: Nathalie Lamoureux.
cice de cinéma, certes, mais il est aussi le      L'aspect organique, déjà souligné pour                   Mus.: Xavier Brochu. Int.: Isabelle Leblanc,
cinéma dans le sens qu'il engendre l'hypnose,     l'image et la couleur, vient briser la con-              Marcel Sabourin. 34 minutes. Couleur. Prod.:
celle du spectateur qui participe de la même      struction manifeste en agissant comme un                 Hugo Brochu-Les Films de l'Autre. Dist.:
découverte. L'aspect formel est donc pri-         aimant du sens. Les gros plans sur une                   Cinéma Libre.

                                                              24 I M A G E S    N°87                                                                53
LES H O M M E S D U P O R T                               D'ALAIN TANNER
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0          L'INTELLIGENCE AU POUVOIR                                                                       portement, l'intelligence suppose aussi la
-LU
                                                                                                           lucidité. À l'origine, le concept de l'auto-
Z                                    PAR G I L L E S M A R S O L A I S                                     gestion renvoyait à l'image symbolique du
u                                                                                                          travail manuel, qui d'ailleurs à l'époque fut
û                                                                                                          magnifié par les ouvriers eux-mêmes à tra-
                                                                                                           vers la production de leurs propres «home
                                                                                                           movies» sur leur dur labeur; puis, il y eut
                                                                                                           la période déterminante de l'automation,
N                                                                                                          avec l'arrivée des conteneurs, et de la restruc-
LU
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z
X
      L   I une des utopies de mai 68 visait à ren-
          i dre aux travailleurs leur dignité, c'est-
      à-dire à permettre à l'homme de se réaliser
                                                                                                           turation qui entraînèrent des mises à pied
                                                                                                           massives (les dockers passèrent de 9 000 à
                                                                                                           900), coupant les survivants de leurs racines
D     dans son travail, sans être soumis d'une façon                                                       (le travail manuel) et les transformant en
<
      servile à un patron omnipotent, ni aliéné                                                            chefs d'orchestre capables de rendre les grues
>     à la technologie environnante. Vieux                                                                 intelligentes dans leur travail de transbor-
      soixante-huitard, le cinéaste suisse Alain                                                           dement des conteneurs. Aujourd'hui, ces
      Tanner a rencontré récemment la réalisa-                                                             gens du port sont finalement confrontés au
      tion de cette utopie en Italie, dans le port de                                                      défi de se constituer en véritable «entre-
      Gênes, où il avait jadis lui-même travaillé                                                          prise», tout en voulant préserver les principes
      pour une société de navigation à lafindes                                                            de l'autogestion et l'essentiel de leur «culru-
      années cinquante, avec l'espoir secret de                                                            re». Non sans appréhension, c'est avec cette
      s'embarquer pour de lointaines contrées.                           Alain Tanner.                     lucidité essentielle, qui confirme l'aspect
      Cette rencontre s'est faite à l'occasion du                                                          positif de leur démarche, que ces dockers
      tournage d'un documentaire sur cette réa-                                                            abordent cette nouvelle réalité des pays
      lité qu'il connaissait mal finalement, la vie     travail sont constituées de façon symbio-          industrialisés. Un plan-séquence boulever-
      concrète des dockers, et c'est précisément la     tique selon les affinités des uns et des autres    sant illustre cette réalité déchirante et la
      force de ce film exceptionnel, Les hommes         et les affectations sont réparties selon les       menace qu'elle représente: il s'agit d'un long
      du port, que de nous la faire découvrir au        habiletés et les désirs de chacun; le respon-      trajet sur l'autoroute surélevée qui ceinture
      même rythme et en quelque sorte en même           sable (le «consul») chargé de coordonner           le bord de mer et qui coupe la ville de Gênes
      temps que Tanner en a pris connaissance,          leur travail est issu de leurs rangs, élu de       de ses racines, c'est-à-dire du port et de la
      qu'il a pris l'exacte mesure de cette utopie      façon démocratique par scrutin secret et           mer. Ce plan-séquence filmé serré et sans
      réalisée.                                         remplaçable à volonté. Comme ils sont tous         apprêt, mais qui n'en porte pas moins la
            D'entrée, en voix off, avec naturel et      partie prenante à la coopérative, leur rému-       signature de Tanner par sa façon de signifier
      modestie, Tanner affiche et assume le             nération et leur niveau de vie, enviés des         sans échappée possible cette fracture sym-
      caractère subjectif de sa démarche: le «je»       autres Génois, sont fonction de la qualité de      bolique (le béton contre l'intelligence),
      s'impose même comme allant de soi, endos-         leur travail. Et ça fonctionne! On est donc        dénonce à lui seul la bêtise technocratique
      sant l'analyse de la situation et assurant le     ici en présence de l'illustration vivante et       prétendument «organisationnelle», et il
      relais à une mise en perspective de la ques-      positive d'un vieux rêve de la gauche voulant      communique littéralement l'envie de hurler!
      tion, de l'individuel au collectif. D'entrée,     que l'ouvrier puisse se réaliser dans son tra-           Cet excellent documentaire, intelligent
      Tanner nous dit donc qu'il ne connaissait pas     vail, avec intelligence et dignité, au même        et sensible, à mi-chemin entre le film-essai
      vraiment cette réalité du port de Gênes,          titre que l'intellectuel traditionnellement        et le film-enquête, dans lequel un philosophe
      même s'il l'avait côtoyée, et que c'est le        privilégié.                                        sert de relais à la parole des travailleurs,
      tournage même de ce documenraire qui lui                Effectivement, il est frappant de con-       figurait au sein du panorama de la Suisse
      a permis de la découvrir. Aussi, le film          stater à quel point cette structure et cette       romande présenté dans le cadre des Rendez-
      préserve cet esprit d'ouverture à une réalité     conception du travail ont produit des ou-          vous du cinéma québécois, afin de favoriser
      autre: il est structuré de façon à permettre      vriers intelligents, au sens propre du terme       les regards croisés sur des contextes de pro-
      au spectateur de partager les étapes de cette     (on est à cent lieues de l'idée que l'on se fait   duction comparables. Il s'agit là d'une
      découverte.                                       des cols bleus de la Ville de Montréal, par        heureuse initiative qui pourrait contribuer
            Les dockers du port de Gênes ont ceci       exemple!), qui ont développé un amour de           à stimuler notre propre production docu-
      de particulier qu'ils fonctionnent depuis         leur travail et trouvé à se réaliser dans leur     mentaire. •
      longtemps selon les principes de l'autoges-       vie personnelle. Cela, on le découvre sans
      tion, et qu'ils ont de ce fait développé une      prêchi-prêcha, à travers leurs comporte-
                                                        ments, leurs discussions et leurs témoi-               LES HOMMES DU PORT
      «culture» qui leur est propre. Ils fonction-
                                                                                                               Suisse 1995. Ré.: Alain Tanner. Ph.: Denis
      nent sans patron, d'une façon collective, en      gnages. À cet égard, ce film de Tanner est             Jutzeler. Mont.: Monika Goux. Son: Henri
      se préoccupant du bien-être de chacun,            aussi intelligent que les travailleurs aux-            Maikoff. Mus.: Arvo Part. 64 minutes.
      jusque dans sa vie familiale; les équipes de      quels il s'intéresse.                                  Couleur.

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