Une question de perspective - Sodep

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Une question de perspective - Sodep
En couverture Antigone de Sophie Deraspe

                            Une question de perspective
                                                           AMBRE SACHET

Dans sa filmographie, Sophie Deraspe          À l’âge de 20 ans, Sophie Deraspe est    l’essence du personnage élevé au rang de
s’est toujours plu à jouer avec la quête de   foudroyée en découvrant l’Antigone de    mythe, bouleversant les codes en Grèce
vérité. Si Rechercher Victor Pellerin         Jean Anouilh (1944). L’identification estantique et encore aujourd’hui : l’histoire
(2006) et Le Profil Amina (2015) abon­        instantanée pour la jeune femme, qui     d’une femme qui tient tête aux hommes
dent dans ce sens par-delà les frontières     ne tarde pas à plonger dans le texte ori­et à leurs lois. Seule contre tous, Anti­
du réel, Les Signes vitaux (2009) et Les      ginal de Sophocle (informations relatées gone est le fruit d’un récit féministe
Loups (2015) s’y aventurent par le biais      dans le dossier de presse). Son adapta­  défendu par un Sophocle avant-gardiste :
d’un certain réalisme. Une autre lisière,     tion ciné­ma­tographique est marquée     « En vérité, de nous deux, c’est elle qui
celle entre les disciplines artistiques,      par l’em­preinte de ces deux pièces, à   serait l’homme si je la laissais triompher
avait déjà été abolie par l'atterrissage                                               impunément. » (Antigone, Éditions GF
                                              laquelle s’ajoute une troisième influence :
de la réalisatrice dans le monde du ciné­     l’Antigone de Bertolt Brecht. Au dé­tour Flammarion, p. 61) Cette invective est
ma après des études en arts visuels et        d’une scène du film, on entend cette     prononcée par le roi Créon lorsqu’il
en littérature. De plus, contrairement à      phrase, tirée de la version brechtienne  découvre que sa nièce a, contre l’ordre
ce que propose le paysage cinémato­           de 1948, lancée par Antigone à sa sœur   général, recouvert de terre le corps de
graphique actuel, les récits de femmes        Ismène : « Montre-moi si ton cœur, sous  son frère. Des deux frères entretués alors
sont chez Deraspe majoritaires. Pour          les coups du malheur, cesse de battre ou qu’ils se disputaient le règne de Thèbes,
son cin­quième long métrage, n’y avait-il     bien s’il bat plus fermement. » (BRECHT, l’un n’aura pas droit à une sépulture.
pas meilleur terrain de jeu pour jongler      Bertolt. Théâtre complet, tome 7, Édi­   Tout est dit dans cette phrase de Créon,
avec les codes du réel que celui du           tions L'Arche, p. 13)                    illustration de la double audace d’une
théâtre, et meilleur portrait féminin que                                              dés­o béissance personnifiée par une
celui d’un mythe? La ré­ponse tient en un     Si elle a d’abord lu Anouilh, Deraspe femme. Comme chez Sophocle, l’Anti­
mot : Antigone.                               trace le parcours individuel qui reprend gone de Deraspe parvient à s’élever au-

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dessus des lois par la puissance de ses
convictions. La cinéaste conserve toute
la densité du personnage grâce au jeu
profond et nuancé d’une nouvelle venue
dans le cinéma québécois : Nahéma
Ricci. La force tranquille et la petite sta­
ture de l’actrice incarnent le puissant
contraste, instauré par Anouilh, entre un
physique frêle et une détermination inal­
térable : «Antigone, c’est la petite maigre
qui est assise là-bas », indique Le Prolo­
gue (Antigone, Éditions La Table Ronde,
p. 9)

Princesse chez Sophocle, Antigone atter­
rit chez Anouilh, Brecht et Deraspe à
titre de femme ordinaire aux actions ex­
traordinaires. Deraspe l’a bien compris :
pour que la figure d’Antigone perdure, il      Majeur et sans la citoyenneté cana­            génération de ses protagonistes. Comme
faut que de nombreux jeunes puissent,          dienne, ce dernier risque l’expulsion.         ce morceau de rap inséré dans une scène
comme elle, s’identifier à elle. Le portrait   C’est ainsi que celle qui voulait recueillir   d’enterrement où le drame laisse place à
que la cinéaste brosse est celui d’une étu­    et enterrer le corps de son frère, chez        l’étape universelle du deuil et de la colère
diante brillante issue d’un milieu mo­         Sophocle, devient celle qui prend sa           collective.
deste d’immigrés. Le premier acte du           place en prison. Alors qu’elle entend le
film présente cette fratrie dans des mo­       témoignage de la sœur de Fredy Villa­          Par son approche formelle, le film re­
ments de complicité au quotidien. Il est       nueva — jeune de Montréal-Nord mort à          prend la figure du chœur si chère à la
difficile de ne pas s’attacher rapidement      la suite d’une opération policière — So­       tragédie antique. Tandis que Brecht y fait
à ces quatre frères et sœurs accompa­          phie Deraspe trouve le modèle de son           référence par la sagesse des plus vieux,
gnés de leur grand-mère, notamment             Antigone (dossier de presse). Comme            « Les Anciens », Deraspe en appelle au
grâce au talent et au naturel des jeunes       dans cette histoire qui a inspiré la ci­       contraire à l’écho de la jeune génération.
acteurs trouvés après un processus de          néaste, hautement médiatisée à l’époque,       Là où les mots du chœur en faveur
casting sauvage, long, mais payant.            il semble toujours exister plusieurs           d’Antigone sont, chez Sophocle, souvent
                                               versions d’un même événement et, con­          ignorés au profit des paroles du devin, ici
Au même titre que Brecht, précédé par          séquemment, une multitude de vérités.          le pouvoir de la communauté est une
Anouilh, la réalisatrice effectue un véri­     Ce qui n’empêche pas Deraspe de faire          arme imparable. Symbole d’une fatalité
table travail d’adaptation en prenant soin     un constat clair : pour les personnes non      moderne, le chœur d’Anouilh, impuis­
de replacer l’histoire individuelle au         blanches ou issues des minorités, de vic­      sant, commente la tragédie. Les Anciens
cœur d’enjeux collectifs qui résonneront       time à criminel, il n’y a qu’un pas que le     de Brecht représentent le regard lucide
avec ses contemporains. Des deux frères        système en place franchit malheureuse­         posé sur la tyrannie en place. Deraspe
qui s'entretuent chez Sophocle et Anouilh      ment trop souvent.                             recycle à sa manière cette fonction de re­
et du déserteur puni chez Brecht, Deraspe                                                     flet des maux d’une société. Son chœur
garde l’influence des circonstances. Le        À chaque lecture de leur Antigone res­         se déploie à travers des manifestations,
traitement de l’histoire des frères est une    pective, on est stupéfié par la modernité      des danses, des dessins et des slogans de
façon de dire : de victime à héros, il n’y a   des textes d’Anouilh et de Brecht. Grâce       soutien ou des messages haineux. Tantôt
qu’un pas. Créon l’avoue à demi-mot            à un décor neutre, Anouilh choisit l’in­       plateforme anonyme destinée à faire le
chez Anouilh : « Il s’est trouvé que j’ai eu   tem­poralité. C’est sur la forme que mise      procès d’Antigone, tantôt appui sur le­
besoin de faire un héros de l’un d’eux. »      aussi Deraspe pour remettre Antigone           quel les siens peuvent compter une fois
(p. 89) Chez Brecht, il y a toujours un        au goût du jour. Là où Anouilh et Brecht       son véritable procès débuté, le chœur se
lâche pour fuir son devoir. Retour au          prennent le chemin du langage cru et           cristallise à travers les réseaux sociaux.
film : lors d’une intervention des forces      écorché vif d’un pessimisme d’après-           L’écran de cinéma en devient un de télé­
de l’ordre, le frère aîné d’Antigone, Étéo­    guerre, la réalisatrice dépoussière la lé­     phone ou d’ordinateur où défilent les
cle, tombe sous les balles d’un policier       gende grâce à une sélection musicale au­       discussions dont les dérives sont aussi
tandis que l’autre, Polynice, est arrêté.      dacieuse reflétant les inclinaisons de la      considérables que les bienfaits. Une

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En couverture Antigone de Sophie Deraspe
manière habile de dépeindre le jugement  pourtant vécu la majorité de sa vie au                      libre arbitre, exprimé à travers sa part
de la femme et celui de l’immigrée sur laCanada. Une situation aujourd’hui                           d’humanité : « Avec mes ongles cassés et
place publique à une époque où le con­   éprouvée par des millions de personnes                      pleins de terre et les bleus que tes gardes
trôle de notre image ne peut que nous    contraintes de fuir leur pays. Et comme                     m’ont faits aux bras, avec ma peur qui
                                         le montre Deraspe à l’écran, force est de
échapper. S’il prend le pouls de la situa­                                                           me tord le ventre, moi je suis reine. »
tion, le chœur — miroir clairvoyant      constater que l’accueil de ceux qui la ju­                  (p. 79) Pour sa part, l’Antigone de De­
puis déformant — est pour Deraspe un     gent n’est pas à la hauteur puisqu’ils ne                   raspe porte quotidiennement sur ses
énième outil alimentant son envie de     perçoivent qu’une partie de son identité.                   épaules le poids de ses ancêtres, mais
disséquer notre rapport à la réalité.    Chez Brecht comme chez Deraspe, Anti­                       s’en affranchit en prenant en main son
                                         gone n’est finalement fidèle qu’à une                       avenir. Même lorsqu’elle est enfermée
S’il y a deux éléments que Deraspe a seule patrie, celle de son cœur : la famille.                   dans un centre de détention pour la jeu­
su porter à l’écran — faisant des pièces                                                             nesse, l’adolescente refuse de subir et
d’Anouilh et de Brecht encore au­ Chez Sophocle, le poids du passé repose                            choisit de défendre les plus faibles. De­
jourd’hui des œuvres d’une modernité principalement sur l’aspect mytho­                              raspe ne perd jamais de vue ce qui fait
radicale —, c’est assurément le poids du logique de la pièce. En dehors de l’acte                    d’Antigone une figure intemporelle : ses
passé et les traumatismes engendrés par qu’elle pose par amour fraternel, Anti­                      valeurs immuables.
la guerre. L’Antigone du film a été té­ gone est avant tout la fille d’Œdipe, roi
moin d’un autre conflit comme on le de Thèbes sur qui le malheur s’est abattu                        Si la loi qu’applique le Créon de Sopho­
découvre dans plusieurs flashbacks après qu’il ait réalisé qu’il avait tué son                       cle repose sur de nombreuses croyances,

Antoine Desrochers (Hémon), Paul Doucet (Christian), Nahéma Ricci (Antigone) et Rachida Oussaada (Ménécée)

dévoilant le passé de la jeune femme et           père avant d’épouser sa propre mère.               celle des œuvres suivantes fait partie
les raisons de son arrivée au Canada.             Chaque scène de la pièce est une occa­             d’un ensemble de règles orchestré par
Brecht écrit son Antigone au lendemain            sion de le rappeler : Antigone est con­            des êtres humains. Figure ultime de
de la Seconde Guerre mondiale, en Alle­           damnée d’office. C’est là la principale            l’autorité, Créon est chez Sophocle celui
magne, aussi celle-ci est-elle le lieu d’une      distinction entre l’Antigone originelle et         qui condamne Antigone à être emmurée
déconstruction du malaise ambiant sur             celles qui suivirent. Celle de Deraspe             vivante. Anouilh fait de lui un protago­
la notion de patrie. Dans le film, l’arres­       emboîte le pas à Anouilh et à Brecht               niste plus humain, pris de remords et
tation de Polynice ne fait que souligner          dans le rapport qu’entretient la protago­          parfois désarmé devant le fardeau de ses
la situation intenable de la famille              niste à son destin. Si, chez Sophocle, les         obligations. Il est, chez Brecht, celui qui
d’Antigone, prise entre deux pays : celui         dieux exercent un grand pouvoir sur le             faiblit devant la peur, pris au pied du
qu’elle a fui à cause de la guerre et celui       sort des humains, c’est aux hommes que             mur lorsque Les Anciens le poussent à
qu’elle a adopté, et qui la place d’office        revient la responsabilité de leurs mal­            affronter ses erreurs. À l’écran, Deraspe
sur un siège éjectable. Les Hipponomé             heurs dans les adaptations suivantes.              lui donne différentes formes. Il est
n’ayant pas encore leur citoyenneté               Dans une phrase des plus poignantes                d’abord incarné par Christian, le père
cana­dienne, la menace de déportation             jetée à son oncle Créon, l’Antigone                d’Hé­mon — amoureux d’Antigone. An­
plane au-dessus de cette fratrie qui a            d’Anouilh prend pleine mesure de son               cien avocat dont les intentions sont

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d’ai­der la protagoniste tout en proté­      et 88) Si la dureté du policier est par mo­   bout de chemin depuis l’électrochoc
geant son fils, Christian personnifie une    ments trop appuyée, elle s’inscrit dans la    d’Anouilh et l’odeur de pourriture hu­
justice empathique doublée d’une figure      lignée d’un système judiciaire biaisé         maine qui se dégage encore du texte de
paternaliste dont la jeune femme se          également incarné par la juge respon­         Brecht. La subjectivité toujours en fili­
libérera plus tard. En tant qu’homme         sable du procès d’Antigone. Un bon coup       grane, la notion de vérité en revient
blanc, il manque à Christian certains        pour la cinéaste que celui de donner à la     pres­que systématiquement au rapport
outils de compréhension. Il en est de        justice autant de visages, symbole d’une      que chacun entretient à l’éthique. Malgré
même pour son fils Hémon, proactif           objectivité toute relative. Signe d’un abus   les obstacles et les sujets sensibles abor­
dans la défense d’Antigone, mais             de pouvoir, l’interrogatoire permet pour­     dés, la cinéaste a su transposer à l’écran
qu’Ismène qualifie rapi­dement de « bon      tant de faire remonter à la surface cer­      le mythe d’Antigone pour en faire une
petit pain blanc ». Une remise en con­       tains faits peu reluisants à propos des       histoire de chair et de sang. (Sortie pré­
texte ingénieuse qui permet à Sophie         frères d’Antigone. Un passif qui n’excuse     vue : 8 novembre 2019)
Deraspe de rappeler la différence de         en rien le meurtre d’Étéocle, découlant
traitement des institutions selon les ori­   d’une société qui se mord la queue et
gines. Contrairement à ses prédéces­         dans laquelle le manque d’opportunités
seurs, la réalisatrice fait le choix de      est criant pour les moins privilégiés.
diminuer l’importance du personnage          C’est pourtant par ces révélations au
d’Hémon afin de laisser le champ libre à     poste de police que se cristallise le com­
l’émancipation d’une figure féminine         bat moral de la jeune femme : Antigone
complexe, voire paradoxale.                  est prête à tout pour défendre sa vérité.

Une fois officiellement arrêtée pour         Il est donc encore et toujours question
avoir pris la place d’un prisonnier, Anti­   de perspective. C’est là sans doute la plus
gone subit un interrogatoire musclé dans     grande force du dernier long métrage de
                                                                                           Québec / 2019 / 109 min
lequel un policier, autre incarnation des    Sophie Deraspe, qui parvient à garder
forces de l’ordre, fait le procès de ses     l’essence de la figure d’Antigone tout en     Réal., scén. et image Sophie Deraspe Son Frédéric
                                                                                           Cloutier et Stéphane Bergeron Mus. Jean Mas­
frères. Un discours semblable à celui du     permettant à chacun, en ce XXIe siècle        sicotte et Jad Chami Mont. Geoffrey Boulangé et
Créon d’Anouilh quand il dit : « Sais-tu     aseptisé, de se mettre dans la peau d’un      Sophie Deraspe Prod. Marc Daigle, Isabelle Cou­
                                                                                           ture, Robert Lacerte et Bernadette Payeur Int.
qui était ton frère? [...] [j]e ne pouvais   autre le temps d’un film. Les douleurs        Nahéma Ricci, Rachida Oussaada, Nour Belkhiria,
tout de même pas m’offrir le luxe d’une      enfouies qui hantent hommes et femmes         Rawad El-Zein, Hakim Brahimi, Antoine Desrochers,
                                                                                           Paul Doucet Dist. Maison 4:3
crapule dans les deux camps. » (p. 86        d’une époque réussissent à faire leur

                                                                                                                Volume 37 numéro 4       13
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