Fete populaire ou ceremonial d'Etat? Le rituel de l'execution publique selon deux bourgeois de Paris (1718-1789)

 
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Fete populaire ou ceremonial d'Etat? Le rituel de
   l'execution publique selon deux bourgeois de Paris
   (1718-1789)

   Pascal Bastien

   French Historical Studies, Volume 24, Number 3, Summer 2001, pp. 501-526
   (Article)

   Published by Duke University Press

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Fête populaire ou cérémonial d’Etat?
             Le rituel de l’exécution publique selon deux
                   bourgeois de Paris (1718–1789)
                                       Pascal Bastien

On a beaucoup écrit sur la justice d’ancien régime. Les récits et les
images de supplice des époques médiévale et moderne ayant profondé-
ment marqué notre imaginaire, de nombreux historiens ont travaillé et
analysé le spectacle punitif pré-carcéral sous différentes perspectives,
offrant pour tout contexte national une nouvelle interprétation et révé-
lant ainsi, sous les diverses mises en scène du châtiment, les particulari-
tés de chaque système judiciaire dans l’exploitation du corps humilié
ou violenté.1
     Phénomène presque quotidien et expression de la vie sociale, la
justice punitive, c’est-à-dire l’exécution publique des criminels, était
au XVIIIe siècle familière sans être banale: R. M. Andrews les estime
pour Paris à plus d’une douzaine par mois.2 Il est donc peut-être assez

       Pascal Bastien prépare une thèse sur le pouvoir et le spectacle de la justice dans le Paris
des XVIIe et XVIIIe siècles, sous la direction des professeurs Claire Dolan de l’Université Laval
et Robert Muchembled de l’Université de Paris-Nord. Il remercie tout spécialement Claude La
Charité, ainsi que les lecteurs anonymes de French Historical Studies, pour les remarques qu’ils ont
eu l’obligeance d’apporter à la première version de ce texte.
       Il est aussi l’auteur de ‘‘Usage politique des corps et rituel de l’exécution publique à Paris,
XVIIe–XVIIIe siècle,’’ Crime, Histoire et Sociétés/Crime, History, and Societies 5 (2001), à paraître.
       1 Voir pour la France, Michel Bée, ‘‘Le spectacle de l’exécution dans la France d’ancien
régime,’’ Annales E.S.C. 38 (1983): 843–62; pour le Saint-Empire, Richard J. Evans, Rituals of Retri-
bution: Capital Punishment in Germany, 1600–1987 (London, 1997), et Richard van Dülmen, Theater
des Schreckens (Munich, 1985); pour l’Angleterre, James A. Sharpe, ‘‘Last Dying Speeches: Religion,
Ideology, and Public Execution in Seventeenth-Century England,’’ Past and Present 107 (1985):
144–67; Randall McGowen, ‘‘The Body and Punishment in Eighteenth-Century England,’’ Jour-
nal of Modern History 59 (1987): 651–79; et Thomas W. Laqueur, ‘‘Crowds, Carnival, and the State
in English Executions, 1604–1868,’’ in The First Modern Society: Essays in English History in Honour of
Lawrence Stone, ed. A. L. Beir, David Cannadine et James M. Rosenheim (Cambridge, U.K., 1989),
305–55; pour Amsterdam, Pieter Spierenburg, The Spectacle of Suffering: Executions and the Evolution
of Repression: From a Preindustrial Metropolis to the European Experience (Cambridge, U.K., 1984); et
pour Genève, Michel Porret, ‘‘Mourir sur l’échafaud à Genève au XVIIIe siècle,’’ Déviance et société
15 (1991): 381–405.
       2 Richard Mowery Andrews, The System of Criminal Justice, vol. 1 de Law, Magistracy, and Crime
in Old Regime Paris, 1735–89, (Cambridge, U.K., 1994), 386.

French Historical Studies, Vol. 24, No. 3 (summer 2001)
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juste d’affirmer qu’aucun Parisien ne put vraiment manquer de voir, au
moins une fois dans sa vie, une exécution ou l’un de ses échos (tom-
bereau ou gibet, gravure, lecture publique d’arrêts ou d’occasionnels,
etc.). Bien que les années 1750–80 soient considérées à juste titre
comme les décennies charnières d’une évolution fondamentale des
idées, et notamment d’une mutation des sensibilités face à la violence
judiciaire, il est incontestable que les critiques contre le supplice et
sa publicité ne furent aucunement généralisées; la période révolution-
naire a modifié plutôt qu’aboli le spectacle de la peine, et il n’est peut-
être pas si surprenant que l’exécution à la guillotine soit restée publique
en France jusqu’en 1939.3
     Il est clair en effet que la mise en scène républicaine de la peine
capitale fut loin d’être l’innovation de la politique révolutionnaire 4 et
que le théâtre punitif, peut-être depuis les bouleversements politiques
des guerres de religion, constituait bien autre chose qu’un simple acces-
soire judiciaire. Incontestablement, l’application publique des peines
fut un spectacle; mais quel genre de spectacle? Certes, on peut aisé-
ment identifier l’entité qui le produisait et celui pour qui il était pro-
duit. Mais au-delà de son évidente pastorale de la peur, quelle était la
signification de sa subtile mise en scène et jusqu’où peut-on interpréter
la réception de son discours par ceux qui y assistaient?
     A ces problèmes, les documents produits par le pouvoir ne don-
nent aucune réponse. Les divers traités de jurisprudence qui ont suivi
l’enregistrement de l’ordonnance criminelle de Saint-Germain-en-Laye
en 1670, et qui ont continué d’être édités et réédités jusqu’à la fin de
l’ancien régime, s’étendaient sur le droit criminel sans pour autant dé-
velopper les rudiments et les détails de la pénalité. L’avocat et juriste
Muyart de Vouglans décrivit il est vrai, au cœur d’une narration souvent
fort imagée, les peines corporelles et infamantes, abandonnées ou tou-
jours en usage, qui définissaient le droit pénal du royaume.5 Or il faut
bien préciser que ce sont les supplices qui s’y trouvaient racontés, non
l’exécution (la peine proprement dite n’étant que la dernière partie,
souvent la plus brève, du rituel punitif ); ensuite, les objectifs de rétri-
bution et d’exemplarité du châtiment, fondements même du discours
stéréotypé du droit pénal, ne composaient que l’argument judiciaire
de la justice: les fonctions sociale et politique de la pénalité, pourtant

       3 La dernière tête qui tomba en France fut tranchée en 1977, soit quatre ans avant la sup-
pression de la peine capitale en 1981 par le gouvernement socialiste de François Mitterrand.
       4 Daniel Arasse, ‘‘Le théâtre de la guillotine: La leçon des images,’’ in Lo Spettacolo nella Rivo-
luzione Francese, ed. Paolo Bosisio (Rome, 1989), 207–20. Du même, voir également La guillotine et
l’imaginaire de la Terreur (Paris, 1987).
       5 Pierre-François Muyart de Vouglans, Les loix criminelles de France, dans leur ordre naturel
(Paris, 1780), 55–67.
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bien réelles, n’apparaissaient pas dans les sources normatives de l’Etat.
Alors comment reconstruire, comprendre et expliquer un phénomène
qu’ont laissé incomplet et confus les textes issus des tenants du pouvoir?

Pour une lecture du regard
Caractérisée dans sa composition comme dans ses conséquences par
une multitude de contradictions, l’exécution publique est un phéno-
mène extrêmement complexe qu’il est d’autant plus difficile de recon-
struire que notre culture l’inscrit, depuis le romantisme du XIXe siècle
(c’est lui qui a créé en France la fiction du bourreau cagoulé et torse
nu), dans une explosion de chair et de sang aussi choquante que fasci-
nante. Or, l’une des meilleures façons de retracer la perception comme
le discours du rituel de l’exécution reste peut-être (puisque toute repré-
sentation publique modèle l’imaginaire du spectateur) de retrouver les
témoignages de ceux qui y ont assisté, pour recomposer détail après dé-
tail un drame judiciaire qu’on a longtemps réduit au seul supplice. Sai-
sir un auteur en tant qu’observateur; chercher un récit non pas consti-
tué dans un faire-croire politique mais dans un simple enregistrement
du regard; choisir un témoin qui n’avait d’autre volonté que celle de
raconter ce qui lui paraissait digne d’intérêt: voilà ce qui semble capable
d’exprimer un spectacle que l’on a trop systématiquement reconstitué
selon les seules descriptions tragiques des martyrologes du XVIe siècle
et des philosophes réformateurs du XVIIIe.
      Bien connus des historiens d’ancien régime, deux documents ex-
ceptionnels permettent de reconstituer avec de remarquables détails la
vie politique, économique, judiciaire et mondaine de la ville de Paris
pendant presque tout le XVIIIe siècle. L’avocat Edmond-Jean-François
Barbier et le libraire Siméon-Prosper Hardy écrivirent jour après jour,
le premier de 1718 à 1763, le deuxième de 1764 à 1789, la chronique
quotidienne de la capitale. C’est à partir de ces deux manuscrits que
sera reconstruit ici le spectacle de l’exécution dans le Paris du XVIIIe
siècle.
      Les manuscrits du journal de l’avocat Barbier ont été publiés à
quelques reprises au cours du XIXe siècle avec les retranchements qui
s’imposaient à l’époque: si la première édition, publiée pour la Société
de l’Histoire de France,6 est purgée de près de la moitié du document
original, la publication en huit volumes chez l’éditeur Charpentier,7
beaucoup plus complète, n’en écarte pas moins certaines anecdotes

      6 E.-J.-F. Barbier, Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, 4 vols. (Paris, 1847–56).
      7 E.-J.-F. Barbier, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718–63), ou Journal de Barbier,
avocat au Parlement de Paris, 8 vols. (Paris, 1857).
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scabreuses que la pudeur du temps défendait d’imprimer. Les sept
manuscrits originaux conservés à la Bibliothèque Nationale de France
ont donc été utilisés, soit plus de cinq mille pages de notes.8
      Quant aux huit volumes manuscrits du Journal d’événemens de S.-P.
Hardy,9 ils fascinent depuis longtemps érudits et historiens et on peut
ainsi s’étonner que seuls certains extraits aient été jusqu’à présent
publiés. En 1912, M. Tourneux et M. Vitrac publiaient en un volume
une partie du texte en reproduisant le journal du libraire de 1764
jusqu’à 1773, soit le premier et plus de la moitié du deuxième volume,
mais en supprimant toutefois de nombreuses rubriques pour sacrifier
‘‘sans scrupule les longueurs et les inutilités.’’ 10 Pour le deux centième
anniversaire de la Révolution française, Pergamon Press reprographiait
l’intégralité du septième volume du journal, soit du 23 février 1787 au
20 juin 1788, offrant ainsi à un plus large public un fragment manu-
scrit du précieux registre du libraire.11 Plus récemment V. Goutal-Arnal
soutenait à l’Université de Paris-IV l’édition critique d’un extrait un peu
plus complet du dernier volume, du 1er janvier au 14 octobre 1789,12
alors que le manuscrit 6687 de la Bibliothèque Nationale commençait
six mois plus tôt. Pourtant, avant d’être un témoin de la Révolution
(catégorie dans laquelle on l’a souvent confiné), Hardy a été le jour-
naliste rigoureux d’un XVIIIe siècle encore profondément ancré dans
l’ancien régime.
      Journalistes aux ambitions d’historien et témoins curieux et cri-
tiques de leur temps, Barbier et Hardy accumulèrent, recopièrent et
collèrent diverses pièces dans leurs registres (arrêts criminels, gravures
ou occasionnels) pour se constituer, dans la relation des bruits publics
et de leurs propres observations, en témoins objectifs et authentiques
des événements qu’ils rapportaient. D’une certaine manière, les écrits
de ces deux bourgeois de Paris représentent peut-être le pendant de ce
que P. de l’Estoile produisit au XVIe siècle.13
      Précisant souvent l’origine de l’information, distinguant le témoig-

        8 Bibliothèque Nationale de France (ci-après BN), manuscrits français 10285–91, Journal
historique et anecdotique du règne de Louis XV, 7 vols. in 4°.
        9 BN, manuscrits français 6680–87, Mes loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à
ma connoissance, 8 vols. in grand-folio.
        10 Maurice Tourneux, l’introduction à Mes loisirs, par Siméon-Prosper Hardy (Paris, 1912), v.
        11 Siméon-Prosper Hardy, Mes loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connois-
sance (Oxford, 1989).
        12 Valérie Goutal-Arnal, ‘‘Mes loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connois-
sance’’: Les débuts de la Révolution française relatés par le libraire parisien Siméon-Prosper Hardy, Université
de Paris-IV Sorbonne, thèse d’histoire moderne sous la direction de Jean Meyer, 1994. Pour une
belle description de l’œuvre de Hardy, on peut ainsi se référer à Valérie Goutal-Arnal, ‘‘‘Mes loi-
sirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance,’ chronique (1753–89) du
libraire Siméon-Prosper Hardy,’’ Revue d’histoire moderne et contemporaine 45 (1999): 457–77.
        13 Pierre de l’Estoile, Mémoires-Journaux (1574–1611), 12 vols. (Paris, 1982).
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nage direct de la copie d’imprimés et des on-dit, Barbier, qui ne se
gênait pourtant pas, comme l’Estoile, pour commenter les faits qu’il
consignait, écrivit sans doute son journal au fur et à mesure que les
nouvelles lui arrivaient. L’écriture est irrégulière, tantôt soignée, tantôt
rapide, les ratures fréquentes, l’orthographe approximative et les répé-
titions nombreuses; il situait ses rubriques au moment où il les écrivait
(‘‘aujourd’huy 14’’, ‘‘hier mercredy,’’ etc.) et les événements n’étaient
pas toujours racontés chronologiquement puisqu’il les inscrivait aussi-
tôt qu’il les apprenait: ainsi, l’entrée du 21 du mois pouvait tout à fait
se trouver à la suite de celle du 28. Il est possible, comme le suggère
A. de Maurepas, que Barbier ait lu son journal à des amis;14 mais selon
l’état du manuscrit, il est plus douteux que son recueil ait été confié
à des lecteurs et encore plus improbable que son rédacteur ait songé
à le faire publier. Les propos crus de certaines rubriques du journal
convainquent d’ailleurs assez aisément que l’auteur n’a été confronté
à aucune censure extérieure.15 Le libraire Hardy, peut-être plus con-
scient de ses lecteurs potentiels, ne composa pas son journal de la même
façon.
      Les Loisirs de Hardy n’ont rien du journal intime et son écriture,
à quelques rares exceptions, se fond dans un style très impersonnel;
d’une calligraphie soignée, les manuscrits sont sans doute la mise en
écrit rétrospective d’une scrupuleuse prise de notes, pour un homme
qui se considérait clairement comme un historien consciencieux n’ac-
ceptant d’intégrer ses opinions qu’en retrait, en soulignant d’un trait
certains propos ou en commentant personnellement une rubrique par
un nota bene bien identifié. Même si ces milliers de pages n’ont pas
encore connu une publication intégrale, il semble certain que Hardy,
s’il entreprit d’abord son journal sans motif précis et pour aucun autre
lecteur que lui-même, accepta progressivement sa vocation d’annaliste,
de journaliste et d’historien pour livrer à la postérité les événements
qui parvinrent ‘‘à [s]a connoissance.’’ La première rubrique du jour-
nal marque, le 9 mai 1753, l’exil du Parlement de Paris, et une seule
autre notice allait conclure cette année. Tandis que 1754 allait pro-
duire deux rubriques, 1755 n’en comptait qu’une seule et Hardy at-
tendit 1764, à l’exception d’une seule notice en 1758, pour reprendre
son journal; mais ce ne fut véritablement qu’en 1766 qu’il se fit rédac-

       14 Arnaud de Maurepas, ‘‘L’œil, l’oreille et la plume: La sensibilité testimoniale dans le jour-
nal de Barbier (1718–62),’’ Histoire, économie et société 10 (1991): 500.
       15 Non seulement certains passages ou mots ont été omis dans les deux principales éditions
du XIXe siècle, mais quelques extraits dans le manuscrit original ont en outre été rayés, par une
plume autre que celle de l’auteur, pour faire disparaître une vulgarité trop choquante: les mots
con et cul par exemple, utilisés à plusieurs reprises par Barbier, ont été systématiquement raturés.
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teur régulier et qu’il assuma pleinement son rôle de chroniqueur de
la vie parisienne. ‘‘Pour transmettre à la postérité’’ 16 ce qui parvenait
jusqu’à lui, pour l’intérêt des ‘‘gens qui me liront un jour’’ 17 et parce que
‘‘comme historien’’ 18 du temps présent il ne pouvait négliger aucune
source d’information pour composer son tableau de Paris, Hardy accu-
mula et prit parfois le soin de distinguer pour le lecteur, les événements
dont il fut témoin, les bruits publics qu’on lui rapportait et la copie des
brochures et autres imprimés qui se retrouvaient sur son bureau.
     Ces journaux s’inscrivent certainement dans un genre et répon-
dent aux règles qui le définissent;19 mais il n’en reste pas moins qu’ils
constituent une source de toute première importance pour la société
qui les a vus apparaître, et si bien évidemment leur contenu reste très
marqué par la personnalité de l’auteur et si tout ce qu’ils contiennent
demeure sélectionné selon les intérêts de celui qui écrit, ces documents
narratifs sont sans aucun doute bien davantage qu’un simple recueil
d’anecdotes, auquel on a voulu parfois les réduire.
     Des sept volumes qui composent le journal de Barbier enregis-
trant quarante-six ans d’événements, 188 exécutions publiques à Paris
et dans les environs ont été recensées, dans la mesure où ont été ex-
clues les peines non érigées en spectacle et exécutées à huis clos comme
les blâmes et les amendes; quant aux huit manuscrits des vingt-six an-
nées de Loisirs de Hardy (qui, faut-il préciser, avait en tant que libraire
une connaissance privilégiée de la publication des arrêts), ce sont 855
sanctions appliquées publiquement qui ont été comptabilisées.
     Cette apparente abondance des rubriques judiciaires peut d’abord
surprendre et convaincre aisément de l’immense richesse des registres
en détails patibulaires. Il est cependant nécessaire de rectifier cette im-
pression. D’abord, les chroniques criminelles et judiciaires sont loin
de composer l’essentiel de leur attention; journalistes rigoureux, ils
n’apparaissent pas du tout comme des obsédés de la chair meurtrie et
de la violence spectaculaire. Mais attentifs à la vie parisienne, Barbier et
Hardy ne pouvaient tout simplement pas faire abstraction de la justice
répressive, pan essentiel du quotidien de la capitale. Ensuite, les exécu-
tions sont rarement décrites par leurs observateurs alors que les crimes,
qui ont été racontés plutôt que vus, s’étendent plus souvent par la nar-
ration détaillée de leurs circonstances. Fascinés par l’exceptionnel, Bar-
bier et Hardy préféraient incontestablement le crime à la peine, la pre-

      16 BN, manuscrit français 6680, 17 mai 1769, 234.
      17 Ibid., 6687, 9 décembre 1788, 165.
      18 Ibid., 11 août 1788, 41.
      19 Voir à ce sujet le récent ouvrage de James S. Amelang, The Flight of Icarus: Artisan Autobi-
ography in Early Modern Europe (Stanford, Calif., 1998).
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mière pleine d’imprévus et de surprises, la seconde inscrite dans un
rituel familier et répétitif.20
     Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la composition et la
structure narrative des arrêts criminels ont peut-être suivi une évo-
lution et une transformation fondamentale tout au long de l’ancien
régime, s’étendant progressivement aux détails de la transgression plu-
tôt qu’à ceux de la peine, processus selon D. Kunzle que suivit par-
allèlement l’iconographie judiciaire.21 Jusqu’au XVIIIe siècle en effet,
les arrêts se contentaient d’identifier simplement le crime dont s’était
rendu coupable le condamné, renvoyant obscurément aux cas ‘‘men-
tionnez au procez.’’ Mais les sentences publiées dès la seconde moitié
du siècle, sans être une règle systématique, allaient toutefois profon-
dément élaborer la nature de la faute en une stratégie discursive qui
devait poser le châtiment comme un véritable soulagement. Si ce ne
fut que le 8 mai 1788 qu’un édit exigea d’énoncer explicitement dans
la sentence les crimes dont le condamné était déclaré convaincu,22 les
magistrats ne paraissent cependant pas avoir attendu cette injonction
pour user de la pratique avec plus ou moins de zèle. L’arrêt devint ainsi
fait divers, ‘‘information totale, immanente, qui se suffit à elle-même,
sans suite ni precedent.’’ 23 Les chroniqueurs ne rapportaient alors que
ce qu’ils avaient pu lire dans le jugement imprimé, l’énoncé du crime
modelant l’imaginaire de la transgression en aggravant celle-ci par son
détail et sa précision. Ainsi cette sentence retranscrite le 31 août 1769
dans le journal de Hardy:

       20 Selon Bée (‘‘Le spectacle de l’exécution’’), l’exécution à l’époque moderne aurait été
une cérémonie rédemptrice, un sacrifice expiatoire réconciliant le condamné au cœur de la com-
munauté qui venait en masse assister à ses tourments. En circonscrivant comme Michel Foucault
(Surveiller et punir [Paris, 1975]) l’exécution à la seule peine capitale, Bée inscrivait le théâtre puni-
tif sur un fonds de valeurs essentiellement religieuses, à l’instar de l’historiographie allemande
qu’ont inspirée les travaux de Karl von Amira parus quelque soixante ans plus tôt (Die Germani-
schen Todesstrafen: Untersuchungen zur Rechts- und Religiongeschichte [Munich, 1922]). Or, parce que
l’auteur a fait de la rubrique du chroniqueur étonné le reflet d’une réalité du quotidien, deux
critiques fondamentales paraissent s’imposer pour remettre en question son hypothèse: d’abord,
il ignore complètement les peines infamantes simples et les châtiments corporels non capitaux,
qui ne peuvent correspondre à une grille d’analyse consacrée exclusivement au passage de la vie
à la mort; ensuite, le fait de considérer l’exécution capitale comme une cérémonie religieuse et
réconciliatrice ne résiste ni aux réalités de l’obsession incontestable de la publicité du crime pen-
dant le rituel, ni au sort infamant réservé aux dépouilles des suppliciés. Sans pour autant nier la
présence du religieux dans le rituel punitif, je crois qu’il est nécessaire d’étudier l’exécution non
dans la perspective d’une histoire de la mort, mais dans celle d’une volonté politique.
       21 David Kunzle, ‘‘Private Crime, Public Execution,’’ The Early Comic Strip: Narrative Strips and
Picture Stories in the European Broadsheet from c. 1450 to 1825, vol. 1 de History of the Comic Strip (Los
Angeles, 1973), 157–96.
       22 ‘‘Ne pourront nos juges, même nos cours, prononcer en matière criminelle, pour les cas
résultans du procès; voulons que tout arrêt ou jugement énonce et qualifie expressément les crimes
et délits dont l’accusé aura été convaincu, et pour lesquels il sera condamné’’ (Déclaration relative à
l’ordonnance criminelle, 8 mai 1788, in Recueil général des anciennes lois françaises, depuis l’an 420 jusqu’à
la Révolution de 1789 [Paris, 1827], 28:531).
       23 Roland Barthès, ‘‘Structure du fait divers,’’ Essais critiques (Paris, 1964), 189.
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         On publie dans les rues de Paris l’arrêt du Parlement de Rouen
         rendu sur lettres patentes du Roi le 21 juillet précédent, lequel avoit
         condamné à la rouë les nommés François-Antoine et Jean-Joseph
         Cotis, Charles Cotis, Benjamin Lacomte et Adrien Perrier, ainsi
         que le nommé Etienne Leroi, aux galères à perpétuité, et les nom-
         més Thomas Ernault et Charles Panier, chacun pendant le tems et
         espace de neuf années seulement, comme ayant été déclaré duë-
         ment atteint et convaincu de s’être conjointement avec leurs autres
         complices absents et contumaces par le même arrêt, présentés le 10
         février dernier sur les six heures du soir tous armés devant le châ-
         teau de Réville à dessein d’y voler, de s’être à cet effet assemblés chez
         le susdit Etienne Leroi, qui les conduisit au château; de s’être noirci
         le visage pour n’être pas connus, d’avoir sous le prétexte d’une lettre
         qu’un d’eux portoit à la Dame de Réville, essayé de s’introduire dans
         ledit château pour y commettre ledit vol, ce qu’ils ne purent exécu-
         ter attendu le refus qu’on leur fit de leur ouvrir la porte, ce qui les
         détermina à se retirer, se proposant la plûpart d’iceux d’y revenir et
         de mieux prendre leurs mesures; ce qu’ils exécutèrent effectivement
         de complicité, de dessein prémédité, par une suite de la précédente
         tentative; s’étant introduits le 26 dudit mois de février, sur les huit
         heures du soir, audit château de Réville, tous armés de fusil, pisto-
         let, sabre, épée et hache, ayant la plûpart le visage noirci; d’y être
         entrés de force et de violence au nombre de huit lorsque ledit de Ré-
         ville ouvroit la porte pour sortir, tandis que trois de leurs complices
         armés de fusils gardoient les dehors pour empêcher tout secours;
         d’avoir en entrant dans la cuisine dudit château tiré plusieurs coups
         d’armes à feu dont le dit de Réville fut blessé au bras, le nommé
         Jacques Hermey blessé à la tête et renversé, et François Chevreuil
         tué sur la place; d’avoir en outre blessé et renversé le dit de Réville
         d’un coup de hache sur la tête; d’avoir dans cet état conduit de force
         ledit de Réville dans tous les appartements de la maison pour in-
         diquer où étoit son argent; d’avoir sur son refus cassé et brisé les
         portes, buffets, coffres, commodes et armoires, d’y avoir volé envi-
         ron six à sept mille livres, tant en or qu’en argent blanc, nombre de
         meubles et effets, comme montre d’or, tabatières, étui d’or, boucles
         d’oreilles et bagues de diamant, vaisselle d’argent, épée, fusils, pisto-
         lets et autres meubles mentionnés aux procès-verbaux; d’avoir avant
         de sortir dudit château donné un coup d’épée au dit de Réville dans
         le bas ventre, qui lui a causé la mort; et d’avoir partagé entre eux
         lesdits effets volés chez Jean-Joseph Cotis l’un d’entre eux.24

     Il paraît clair que cette rhétorique juridique veillait à convaincre
les spectateurs de la légitimité, et surtout de la nécessité, des actions
entreprises par l’Etat contre le criminel. Il est peut-être assez juste de
croire que les sujets ont été fortement influencés par ce nouveau lan-
gage du pouvoir, ce que paraissent confirmer les mémoires et journaux

         24 BN, manuscrit français 6680, 256. L’arrêt imprimé se trouve à la BN sous la cote F-23689
(149).
LE RITUEL DE L’EXÉCUTION PUBLIQUE                                                                  509

du XVIIIe siècle. Forcément inspirés par la lecture de l’arrêt (que le
greffier, faut-il préciser, lisait plus d’une fois au cours de l’exécution),
les récits des chroniqueurs masquaient sans le vouloir les volontés et
les opérations du pouvoir, qui cherchait ainsi à se voiler derrière le
crime commis par celui qu’il condamnait. Il est révélateur de noter chez
l’ouvrier lillois Pierre-Ignace Chavatte, dans son journal écrit de 1657
à 1693, l’impact du vocabulaire des arrêts criés et vendus dans les rues
de la ville: pour évoquer l’injustice de la pendaison de trois collègues
sayetteurs convaincus de sédition, Chavatte se rapporte à ‘‘l’innocence
de ces criminels.’’ 25 Répétée pendant le parcours infamant et l’amende
honorable et précédant l’exécution de la peine principale, la sentence
devait rappeler au peuple la responsabilité du condamné dans sa pu-
nition: le patient assumait alors ses crimes pendant toute l’exécution,
l’Etat dirigeant la peine que le transgresseur, en quelque sorte, s’était
lui-même infligée.
     Parce que l’Etat cherchait à s’enraciner en représentant à répé-
tition le crime, et donc la justice qui le combattait, la publicité de la
transgression semble avoir ancré chez Barbier et Hardy une puissante
solidarité avec le pouvoir. En somme, les témoignages visuels consig-
nés par l’avocat et le libraire s’attachaient à l’attitude des condamnés—
parce que toute mort est un exemple—et aux désordres inattendus qui
contrevenaient au spectacle; mais ce qui retenait surtout leur attention,
c’étaient les circonstances du crime, parce qu’elles étaient horribles,
étonnantes et passionnantes.
     La rubrique du journal n’est pourtant pas seulement l’enregistre-
ment de l’événement, de l’anecdote et du fait divers alimentés par la
crime: rupture de la règle, surprise au cœur de ce qui aurait dû être par-
faitement prévisible, ce sont les dérèglements du cérémonial qui per-
mettent de retracer le discours du pouvoir en saisissant l’exceptionnel
dans son contexte et en prélevant autour de l’événement la normalité
de laquelle il se distingue. De ces histoires d’exécutions il importe donc,
en définitive, de dégager et de saisir une définition de l’exécution. Ap-
pareil judiciaire? Oui, évidemment. Mais au-delà ses évidentes fonc-
tions pénales, que représentait à Paris l’exécution publique des crimi-
nels?

Entre la production et la réception,
la participation
Selon ce que Barbier et Hardy ont écrit, le rituel de l’exécution à Paris
au XVIIIe siècle ne correspondait en rien à ce que T. W. Laqueur dé-

    25 Alain Lottin, Chavatte, ouvrier lillois: Un contemporain de Louis XIV (Paris, 1979), 103.
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crit pour l’Angleterre de la même époque.26 Interprétant l’exécution
comme étant au cœur du carnavalesque bakhtinien, Laqueur la pré-
sente en effet comme la célébration populaire d’une manifestation
largement incontrôlée par l’Etat, en un cérémonial d’inversion où toute
inhibition et tout privilège étaient suspendus.27 Fête populaire débri-
dée, l’exécution publique en serait alors la manifestation d’une impuis-
sance de l’Etat royal anglais à s’affirmer comme le responsable d’un
certain ordre social, la mise en scène de la peine ouvrant immanquable-
ment la possibilité de tous les excès.28 Or, si ce fut le cas à Tyburn, ce
ne le fut absolument pas à la Grève.
      Certes, l’idée et la conscience d’assister et de participer à un spec-
tacle furent sans doute partagées par l’ensemble de l’assistance, comme
en témoigne d’ailleurs le vocabulaire des deux journalistes dans leurs
relations. Lorsque le bandit Nivet fut rompu vif le 31 mai 1729, Bar-
bier rapportait l’engouement général suscité par la représentation du
drame. ‘‘Cette affaire attenduë depuis lontemps a attiré la curiosité de
tous ceux qui aiment les grands spectacles; touttes les fenetres de la
Grève avoient trouvé marchand pour les louer.’’ 29 Le 2 juillet 1755, lors-
que la veuve Lescombat, complice de l’assassinat de son mari, sortit de
l’hôtel de ville pour être menée à la potence, ‘‘on a claqué des mains
comme à un spectacle.’’ 30 De même chez Hardy: le 9 mai 1766 pendant
l’exécution à la Grève de Lally-Tollendal, il affirme avoir été ‘‘témoin de
ce triste spectacle d’une croisée du troisieme étage chez le marchand
de vin, près l’Arcade Saint-Jean.’’ 31 On ne peut donc pas se surpren-
dre, dans cette seconde moitié du siècle pourtant secouée par de nou-
velles sensibilités, que Hardy, après s’être joint le 10 octobre 1783 aux
‘‘tranquilles spectateurs d’une scêne aussi affreuse’’ (la roue et le bûcher
pour un ‘‘débauché contre nature et assassin’’),32 constatait trois ans
plus tard qu’à Paris ‘‘les habitans se montroient aujourd’hui plus que
jamais avides de ces sortes de spectacles.’’ 33 Ici, le spectacle pose une
séparation implicite entre les acteurs et l’assistance, c’est-à-dire entre
l’action et l’observation. A priori donc, l’exécution ne constituait pas

      26 Laqueur, ‘‘Crowds, Carnival, and the State.’’
      27 Cette interprétation rejoint quelque peu celle de Johan Huizinga, qui soulignait à propos
des supplices de la fin du Moyen Age ‘‘le plaisir animal et abruti, la joie de kermesse qu’y prenait
le peuple’’ (Huizinga, L’automne du Moyen Age [Paris, 1995], 27).
       28 Cette hypothèse est cependant nuancée par la récente étude de Peter Lake et Michael
Quesnier, ‘‘Agency, Appropriation, and Rhetoric under the Gallows: Puritans, Romanists, and the
State in Early Modern England,’’ Past and Present 153 (1996): 64–107.
       29 BN, manuscrit français 10286, 190.
       30 Ibid., 10290, 392–93.
       31 Ibid., 6680, 60.
       32 Ibid., 6684, 363–64.
       33 Ibid., 6685, 3 juillet 1786, 389.
LE RITUEL DE L’EXÉCUTION PUBLIQUE                                                                   511

un moment où tous les échanges étaient permis, mais bien la représen-
tation d’un texte, l’arrêt criminel (inséré chez Barbier, retranscrit chez
Hardy), offert en corps et en gestes au regard des spectateurs.
      Evidemment, les exécutions parisiennes n’étaient pas exemptes
de quelque interaction spontanée de la part du public: au demeurant
pas si nombreux (quatre cas chez Barbier et un seul chez Hardy), cer-
tains gestes de contestation de la foule ont été relevés par les deux
chroniqueurs pour quelques peines jugées trop sévères ou mal exécu-
tées. Car dans la France du XVIIIe siècle, la conception populaire du
politique paraît simple: il fallait venger les injustices, que cette ven-
geance fût institutionnalisée par le droit pénal ou qu’elle fût prise en
charge par la foule elle-même.34 Il n’y avait certainement qu’un pas
entre une participation passive ou active au spectacle d’une exécution,
et si les émotions populaires pendant l’une d’entre elles, sans être com-
plètement éradiquées, furent incontestablement moins fréquentes au
XVIIIe siècle qu’au XVIe, c’est apparemment parce que le pouvoir
réussit à faire coïncider le point de vue du spectateur avec les exigences
de l’idéal social monarchique. On n’intervenait pas quand on assistait
à une peine qu’on croyait juste, légale et correctement appliquée, aussi
sévère fût-elle.
      Le 14 juillet 1725, Barbier rapportait les détails d’une émeute con-
tre les boulangers des halles de Paris. Emotions dues au prix trop
élevé du pain, le pouvoir prit les dispositions nécessaires pour exé-
cuter les condamnés sans permettre qu’on pût répondre au jugement
par d’autres désordres. ‘‘On a pris huit personnes des seditieux et
aujourd’huy mardy 17 on en pend deux dans la grande ruë du faubourg
St-Antoine. On a commandé pour cet effet le regiment des gardes qui,
dès midy, s’est emparé de touttes les rues de traverse dans la ruë St-
Antoine pour empescher la populace d’assister en foule a cette execu-
tion. Il est certain que cela contiendra le peuple du faubourg, mais il
est à craindre que quelque nuit ils ne se vengent.’’ 35
      Une affaire semblable se présenta en août 1750 pour la répres-
sion des violentes émeutes déclenchées par les rumeurs d’enlèvements
d’enfants.36 Les effectifs déployés pour assurer l’ordre pendant les exé-
cutions furent alors également considérables. ‘‘Aujourd’huy lundy 3
aoust, l’arret qui condamne trois de ces particuliers a estre pendus a
esté affiché aux coins des ruës et mesme crié par quelques colporteurs,

       34 Colin Lucas, ‘‘The Crowd and Politics between Ancien Régime and Revolution in France,’’
Journal of Modern History 60 (1988): 421–57.
       35 BN, manuscrit français 10285, 706.
       36 Voir à ce sujet Arlette Farge et Jacques Revel, Logiques de la foule: L’affaire des enlèvements
d’enfants, Paris 1750 (Paris, 1988).
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et il a esté executé en place de Grève, où tout le guet etoit: le regiment
des gardes etoit commandé, ou du moins par detachemens, qui etoient
postés dans les marchés et endroits publics, surtout aux environs de la
Grève, et qui en cas de besoin auroit barré touttes les ruës pour empe-
cher la communication du peuple.’’ Mais lorsque le premier condamné
fut monté à la potence par le bourreau, la foule commença à s’agiter
et beaucoup se mirent à crier grâce, faisant alors hésiter l’exécuteur
qui descendit lentement l’échelle avec le patient. L’espoir soudaine-
ment suscité fut pourtant rapidement écarté par la réaction rapide des
troupes cernant les lieux. ‘‘Le guet en ce moment, tant a cheval qu’a
pied, la bayonette au bout du fusil, a fait un grand rond dans la place
et reculer tout le peuple, dont il y en a mesme plusieurs blessés et ren-
versés les uns sur les autres, et l’execution a esté faitte. Le peuple qui
estoit dans la Grève a eu si peur de se trouver environné des soldats
aux gardes qu’il s’enfuyoit avec confusion et crainte le long du quay Pel-
letier et de la Ferraille, jusque par delà le Pont-Neuf. Ce qui fait voir
qu’avec un peu d’ordre le peuple de Paris est facile a reduire.’’ 37
      Surveillée et orientée par des troupes armées, la foule ne partici-
pait ici à aucune fête populaire puisqu’elle était clairement invitée à
témoigner docilement de la justice répressive du pouvoir royal.
      Pourtant, cette menace populaire à l’égard de certaines manifes-
tations de la justice royale semble apparemment s’être limitée à la ré-
pression des désordres civils qui ne s’inscrivaient pas directement dans
le crime de droit commun. Les séditieux agissaient pour rétablir une
situation qu’ils considéraient profondément injuste, soit le prix exorbi-
tant du pain ou l’enlèvement d’enfants: le pouvoir était forcé de régler
et réprimer tout désordre, et c’est parce qu’il connaissait pertinemment
l’opinion du spectateur qu’il mettait en place d’importantes forces ar-
mées pour que la représentation de son pouvoir fût ébranlée le moins
possible. Mais lorsque la justice exécutait une sentence répondant à
un délit clairement défini par la jurisprudence et profondément inscrit
dans l’imaginaire collectif, la moindre peine était appliquée avec le con-
sentement de tous: on pouvait certes plaindre le condamné mais, ap-
pliquées en bonnes et dues formes, les décisions du pouvoir judiciaire
n’étaient jamais remises en cause. A la lecture des deux manuscrits, s’il
y eut contestation pendant la répression des crimes de droit commun,
ce fut plutôt à la victime du crime, et non à la justice, que le peuple s’en
prenait.
      Le 12 mars 1721, un laquais fut fouetté pour avoir volé à son maître
une barre de fer d’une valeur de trente sols. ‘‘Il fut executé devant la

      37 BN, manuscrit français 10289, 328–29.
LE RITUEL DE L’EXÉCUTION PUBLIQUE                                                              513

porte du maitre.’’ Il est possible que cette association entre le criminel
et sa victime visait à déresponsabiliser le pouvoir qui, en ayant choisi la
porte du maître comme lieu de justice, démontrait clairement qu’il était
l’exécuteur indirect d’une peine causée d’abord par le plaignant. Ce
que la suite des événements parut confirmer: ‘‘On dit que la maitresse
cria de fouetter fort. Cela anima si fort la populace qui estoit amassée
que quand l’expedition fut faitte [elle attendit donc que tous les coups
de fouet fussent donnés et que le patient fût reconduit au Châtelet]
ils entrerent dans la maison, casserent les vitres, tirerent de dessous les
remises deux carrosses jusques dans la ruë St-André, y mirent le feu et
les trainerent dans les ruës. Ils estoient au nombre de 4000.’’ 38
      Même réaction le 12 avril 1726 lorsqu’un cuisinier fut condamné
à mort pour avoir menacé plusieurs fois son maître par le biais de let-
tres anonymes. ‘‘Le peuple et bien d’autres gens ont trouvé ce jugement
rigoureux de [faire] perdre la vie a un homme qui n’a ny tué ny volé
et qui n’avoit jamais fait une mauvaise action. La populace mesme en
a marqué son ressentiment en cassant les vitres de M. de Guerchois [le
maître], qui demeure dans la ruë Pavée, et le cuisinier a esté pendu au
bout de la ruë sur le quay des Augustins.’’ 39
      Dans la seconde moitié du siècle pourtant, Hardy ne rapporta au-
cune réaction aussi vigoureuse car, à l’exception d’un seul cas en août
1789,40 lorsqu’une vague d’indignation se faisait sentir c’était passive-
ment qu’elle paraissait s’affirmer. Ainsi, le 3 décembre 1772, la jeune
Jeanne Canard fut pendue à la Grève pour vol de hardes et de linges fait
avec effraction. ‘‘Les ames sensibles, toujours contristées de ces sortes
d’execution, aspiroient à l’heureux moment où le souverain jugeroit
à propos d’adoucir la rigueur de la loi ancienne, qui avoit prononcé
la peine de mort contre tous les voleurs avec effraction, par une nou-
velle loi plus conforme à l’humanité.’’ 41 Les spectateurs respectaient
donc tout à fait l’application du châtiment puisqu’il appartenait sans
ambiguïté à la culture juridique: même extrêmement rigoureuse, la

      38 Ibid., 10285, 274–79.
      39 Ibid., 10286, 8–9.
      40 Le 11 août 1789, un arrêt de la prévôté de l’hôtel ‘‘condamnoit un compagnon serrurier
nommé Walker à être rompu vif et jeté au feu à Versailles, après avoir fait amende honorable et
avoir eu le poing coupé, ayant écriteau devant et derrière portant ce mot ‘Parricide’ pour avoir tué
son père à coups de couteau le 27 juillet dernier. Ce jugement devoit être mis à exécution le même
jour, mais au moment où le criminel alloit monter sur l’échaffaud, les compagnons serruriers de
Versailles ayant tous crié grâce, et l’affaire ayant été portée sur le champ à l’Assemblée Nationale,
cette assemblée demande aussi-tôt à Monsieur le Garde des Sceaux un sursis à l’exécution que
tout le monde regardoit comme une grace fondée soi-disant sur ce que le particulier n’avoit point
eu de dessein formé de tuer son père, mais bien une femme avec laquelle il vivoit, et sur ce qu’il
n’avoit, pour ainsi dire, frappé son père qu’accidentellement’’ (BN, manuscrit français 6687, 498).
       41 Ibid., 6681, 121.
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peine, inscrite dans la tradition judiciaire, imposait l’assentiment dû
à sa légitimité. Aussi, le 19 décembre 1787, lorsque Pierre Silvain, vo-
leur de grands chemins et repris de justice, fut rompu d’un seul côté
par l’inadvertance du bourreau (‘‘qui n’étoit pas, disoit-on, l’executeur
ordinaire’’), la foule réagit avec force mais sans désordre pour contester
cette rupture du rituel et cette application inattendue et non prescrite
de souffrance. ‘‘La multitude spectatrice d’un aussi tragique événement
demande à grands cris [qu’il] fut etranglé sur l’heure, ce qui n’est exé-
cuté encore qu’avec beaucoup de peine.’’ 42
     Compassion déclarée, contestations vives, réactions emportées:
ces exemples ne doivent pourtant pas cacher leur caractère d’excep-
tion. Car en effet les excès de miséricorde étaient peut-être plus fa-
rouchement dénoncés que la rigueur des châtiments. Pour Barbier,
‘‘Nous n’aurons jamais icy le plaisir de voir pendre les fripons de con-
séquence,’’ 43 et Hardy s’indignait de ‘‘l’espece de conjuration qui sem-
bloit se former aujourd’hui pour arreter tous les coups de glaive de la
Justice.’’ 44 L’exécution était ainsi acceptée, même demandée, beaucoup
plus qu’elle n’était contestée.

Spectacle, fête et cérémonial
Cet enthousiasme et cette participation au spectacle judiciaire, par les
applaudissements ou la contestation la plus violente, ne firent quand
même pas de l’exécution la démonstration carnavalesque d’une fête in-
trinsèquement populaire: l’absence de désordre, qui était la règle géné-
rale du drame, paraît le confirmer.
     S’agissait-il alors d’une fête civique au sens où l’entend J. Duvig-
naud, c’est-à-dire l’alliance entre le symbole politique et l’unanimité de
la société? 45 Cette hypothèse paraît en effet plus avérée, puisqu’elle in-
siste sur le consentement du spectateur face au pouvoir qui était, par
cet échange, légitimé dans ses actions. L’analyse du spectacle proposée
par D. Handelman conduit cependant l’interprétation à un niveau en-
core plus politique: outil didactique parce qu’il est la représentation, la
réflexion et l’expression de l’ordre moral et social, le spectacle serait,
pour cet anthropologue, ‘‘le masque public de la logique bureaucra-
tique.’’ 46 Réglé et ritualisé, le spectacle tisserait et consacrerait d’abord

      42 Ibid., 6686, 320.
      43 Ibid., 10285, 564.
      44 Ibid., 6687, 21 février 1789, 242.
      45 Jean Duvignaud, ‘‘La fête civique,’’ in Histoire des spectacles, ed. Guy Dumur (Paris, 1965),
248–50.
      46 Don Handelman, Models and Mirrors: Toward an Anthropology of Public Events (New York,
1998), xv, xxxvi.
LE RITUEL DE L’EXÉCUTION PUBLIQUE                                                                    515

les liens unissant les spectateurs entre eux, pour unir par la suite la foule
au pouvoir représenté.
      Or il est peut-être possible de réfléchir sur les objectifs de la peine
mise en spectacle en la décomposant en trois temps: d’abord, (1) un
temps orienté vers le passé pour une fonction rétributive (châtier le
crime commis); ensuite, (2) un temps orienté vers le futur pour une
fonction d’exemplarité (éviter que le crime ne se commette de nou-
veau); enfin, (3) un temps orienté vers le présent pour la représenta-
tion immédiate de la possibilité permanente de l’action répressive, par
la mise en scène rythmée et temporaire de cette action. Le rituel de
l’exécution aurait ainsi eu pour fonction de représenter l’existence du
pouvoir justicier.
      Les historiens de la justice insistent généralement sur cette pra-
tique politique de manifestation de force, où le pouvoir royal déclarait
sa puissance par les supplices. Masquant le décalage entre les profes-
sionnels du droit et les justiciables, l’exécution serait ainsi la publicité
du secret des procédures, la concrétisation répressive de l’abstraction
judiciaire et la mise à l’ordre du royaume par l’exercice du pouvoir
royal. Dans son étude sur le journal du Toulousain Pierre Barthès,
R. Schneider, comme A. Blok pour le Saint-Empire,47 associe l’exécu-
tion publique à un rite de passage (de l’honneur à l’infamie, de la
vie à la mort) composant au cœur de la cité un discours moral et un
appel à l’obéissance.48 Mais au-delà de la définition des normes so-
ciales du royaume (par l’aspect rétributif de la peine) et de la péda-
gogie de l’effroi (par son aspect prophylactique), le rituel parisien du
châtiment judiciaire a sans doute besoin d’être considéré dans une per-
spective beaucoup plus large, puisque les fonctions de rétribution et
d’exemplarité inhérentes à l’exécution n’auraient sans doute eu nul be-
soin d’un cérémonial rigide et impérativement prévisible s’ils avaient
composé les seuls fondements de la publicité de la peine: le lynchage
aurait fort bien pu se charger seul de ces fonctions. De ce point de vue,
il paraît donc possible, dès qu’on conçoit l’exécution comme une mani-
festation relativement réussie du pouvoir, de l’interpréter dans le sens
des quatre rituels royaux qu’ont brillamment étudiés ceux qu’A. Bou-
reau appelle les néo-cérémonialistes.49

       47 Anton Blok, ‘‘Openbare strafvoltrekkingen als rites de passage,’’ Tijdschrift voor Geschiedenis
97 (1984): 470–81.
       48 Robert A. Schneider, The Ceremonial City. Toulouse Observed, 1738–80 (Princeton, N.J.,
1995), 79–109.
       49 Alain Boureau, ‘‘Ritualité politique et modernité monarchique: Les usages de l’héritage
médiéval,’’ in L’Etat ou le Roi: Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe–XVIIe siècles)
(Paris, 1996), 10. A. Boureau conteste l’idée de considérer le cérémonial et la notion de ritualité
hors d’un emploi strictement religieux: cette distinction ne m’apparaît pourtant pas tout à fait
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