Actualité de Tocqueville, à propos d'un anniversaire

 
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Actualité de Tocqueville,
                     à propos d'un anniversaire
            par M. Roland GROSSMANN, membre titulaire

      Lors de la célébration du deux centième anniversaire de la création du
Lycée Fabert par Napoléon - événement qui a précédé d'un an la naissance
de Tocqueville, Pierre Manent a montré la perspicacité de l'auteur de la
Démocratie en Amérique. Le conférencier a énuméré tous les traits positifs
que l'aristocrate a reconnus avec honnêteté à la démocratie (1). Puis il a
résumé les craintes de Tocqueville : ce dernier considère les caractéris-
tiques de la modernité comme un acquis et raisonne à partir d'elles sur le
mode du bilan, en constituant un actif et un passif de la démocratie, ceci
dans un but essentiellement « thérapeutique » (2). Il entrevoit en effet une
tyrannie d'un genre nouveau, celle de la majorité avec pour corollaire une
pression forte de l'opinion sur l'exercice de la pensée (3). En raison de
l'enfermement des individus dans le présent, il prédit un déficit de citoyen-
neté qui ne pourra être compensé qu'en rendant aux citoyens le goût de
l'avenir. Evoquant « la nécessité de l'effort de l'âme à s'unir à ce qui est
plus que soi », Pierre Manent a surpris son auditoire messin par ses réti-
cences à prononcer le nom de Dieu dans un lycée d'un département pour-
tant sous statut concordataire (4). Son propos, exprimé il est vrai au
moment du grand débat sur la laïcité, illustrait parfaitement la pensée
même de Tocqueville, dans sa surprise de voir qu'aux Etats-Unis la reli-
gion était un soutien indirect de la démocratie, alors qu'en France elle
paraissait en être l'ennemie (5).

La pensée de Tocqueville se cherche dans le dialogue

      Alexis de Tocqueville est né le 11 thermidor an XIII, soit le 29 juillet
1805. Evoquer « l'actualité de Tocqueville » peut s'entendre en deux sens :
Qu'en est-il de la pensée de Tocqueville de nos jours ? Quelle est l'actuali-
sation de sa pensée dans l'histoire? Le sujet est si vaste que je n'y jetterai
qu'un coup de projecteur nécessairement réducteur. La publication des
Œuvres complètes de Tocqueville par Gallimard est en voie d'achèvement.
Elle comprend déjà 29 tomes dont 15 de correspondance. Françoise
Mélonio et Laurence Guellec présentent celle-ci comme le journal de bord
d'une pensée: « Une lettre c'est un essai: avec chaque correspondant
Tocqueville essaie ses idées et son style sans esprit de système. A chacun
sa part de vérité, celle qu'il peut accepter sans en être trop blessé. » (6) La
correspondance offre au lecteur le plaisir de découvrir un auteur plus divers
qu'on ne croit. Il y a en lui un romantique refoulé qui, dès 1835, est saisi
d'une véritable obsession de la politique « vers laquelle tout converge,
même l'anecdotique ». Les lettres relèvent de l'art de la conversation.
Mais l'auteur s'adonne à une ascèse « à laquelle le plaisir littéraire perd un
peu, quoique la pensée gagne en vigueur ». A chaque correspondant
Tocqueville présente une face différente de son génie : « A vingt-cinq ans,
en Amérique, Tocqueville est déjà tout ce qu'il deviendra. Enfant des révo-
lutions - c'est un trait de génération - il tire de cette expérience précoce
une politique démocratique, une philosophie religieuse, une histoire uni-
verselle. [...] Pour Tocqueville, on est passé du cataclysme à la routine.
Car les révolutions, ou plutôt la Révolution, car c'est toujours la même -
ont fait de la France cet étrange pays où les affrontements tragiques ne rui-
nent pas la continuité de l'Etat ni même l'art de vivre gaiement. » (7) Il y a
dans les lettres une allégresse à peindre l'abêtissement d'une société qui se
livre à une orgie de mots pour mieux se ruer vers la servitude. Le mouve-
ment vers la réaction semble une fatalité, inscrite dans la durée. On assiste
d'abord à une poussée décentralisatrice: 1787, 1828, 1848. Cela finit tou-
jours par une extension de la centralisation: « En commençant on suit la
logique de ses principes ; en finissant celle de ses habitudes, de ses pas-
sions, du pouvoir. » (8) La correspondance révèle un intérêt constant pour
l'éducation : l'école lui semble un lieu stratégique pour former une nation :
« L'école ou plutôt les écoles, car peu de penseurs ont défendu avec une
telle vivacité la liberté de l'enseignement. » Tocqueville perçoit très tôt les
risques de la paupérisation de la classe ouvrière inséparable de l'industriali-
sation et de la disparition des solidarités villageoises. Très tôt, il s'enquiert
auprès des économistes anglais comme Nassau Senior des effets des poli-
tiques d'aide sociale. Il écrit à Senior le 26 mai 1848, que le seul remède
aux révolutions est de « faire avant d'y être forcés tout ce qui est possible
pour améliorer le sort du peuple » : « Il faut, selon lui, une charité publique
et, même, dans les temps de crise, une charité légale c'est-à-dire une forme
d'Etat-providence. [...] Le libéralisme politique chez Tocqueville n'est pas
séparable d'une réflexion sur les solidarités nécessaires. » (9)

      La correspondance montre tout ce que Tocqueville doit au christia-
nisme, même si son Dieu est un Dieu absent. L'essentiel, pour lui, reste
non pas la piété, mais le rôle de la religion comme institution politique. La
Démocratie en Amérique insiste sur l'utilité des croyances : le tribunal de
Dieu est « le dernier rempart contre la tyrannie de la majorité ».
Tocqueville n'est pas tendre cependant sur le conformisme ou le conserva-
tisme de certains dignitaires religieux. Mais, « il croit nécessaire une trans-
cendance que menace pourtant le sentiment moderne de l'égalité; il sou-
haite une réconciliation du catholicisme avec le siècle, au moment même
où le catholicisme se crispe dans son refus de la démocratie. » (10)
Tocqueville s'oppose aux théories de Gobineau et l'idée d'égalité lui
sert de clé pour entrer dans l'histoire universelle. Si l'humanité en devenir
n'a qu'une culture, celle de l'égalité, chaque société a sa façon propre d'y
accéder: les Etats-Unis, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, la Russie,
l'Algérie, l'Inde, tout est matière pour Tocqueville à comparaisons et à
méditation sur le choc des civilisations et leur probable uniformisation.
Eloigné de toute culture savante, c'est un encyclopédiste engagé, qui
cherche dans toutes les civilisations la chance de la liberté. Ainsi, « contre
la mélancolie qui rôde, les lettres sont le ciment d'une petite société d'es-
prits libres, où le lecteur est invité à pénétrer. » (11)

Tocqueville fut un penseur longtemps mal compris

      L'œuvre de Tocqueville révèle à ses récents interprètes un conflit
entre deux rhétoriques : l'une qui veut encore convaincre par un « discours
d'apparat », l'autre qui cherche à susciter la réflexion et le débat. Ce n'est
pas un historien comme les autres : il pense l'Histoire en donnant à ce mot
les deux valeurs sémantiques de signification et de direction. La démocra-
tie est une aventure dont il rend compte par des antithèses et des para-
doxes. Son œuvre développe une « pensée mère », l'égalisation de condi-
tions qui, selon lui, a pris naissance sept siècles avant la Révolution. Ainsi,
« Pour lutter contre l'autorité royale ou pour enlever le pouvoir à leurs
rivaux », les nobles ont donné parfois une puissance politique au peuple et
de leur côté, « les rois ont été les plus actifs et les plus constants des nive-
leurs. [...] Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les autres par
leurs vices. » (12) Intermédiaire entre l'honnête homme prédicateur du
dix-septième siècle et le savant instituteur du vingtième, Tocqueville veut
« instruire la démocratie » (13). Sa prose a été jugée, à tort, « un peu
triste »: sa langue, abstraite sans doute, mais nourrie d'exemples, est
d'abord destinée à convaincre ceux de son milieu qui croient en Dieu et
n'acceptent pas le fait révolutionnaire. Empruntant leur langage, il pro-
clame avec force que l'égalisation des conditions étant un fait providentiel,
il vaut mieux chercher à comprendre ses conséquences plutôt que de s'y
opposer. Libéral « d'une espèce nouvelle », il essaie de voir loin (14).
Mais il porte en lui la contradiction de vouloir analyser le mouvement
social et d'écrire avec le détachement du savant qui observe de haut l'agi-
tation des partis, tout en conservant l'arrière pensée que ses écrits le servi-
ront dans son propre engagement politique.

      Pour Marcel Gauchet, les idéologies ont remplacé la religion et la
démocratie américaine n'est qu'un phénomène local, sinon marginal (15).
Tocqueville admet au contraire que la démocratie a un rapport historique
avec le christianisme (16). Il est aujourd'hui reconnu comme un penseur de
l'action, mais sa foi en la raison humaine ne va pas jusqu'à imaginer une
philosophie de l'histoire qui voit se déployer une Raison immanente,
insensible aux accidents de l'histoire: il s'est interrogé toute sa vie sur les
rapports du christianisme et de la démocratie. Ce n'est pas un théologien,
mais il a le mérite d'avoir avancé deux idées qui font débat en France: la
religion est un fait universel ; elle est utile à la démocratie. Au moment où
les démocraties doutent de leur capacité à faire face au terrorisme, il
convient de se reporter à la brillante thèse d'Agnès Antoine dans laquelle
elle distingue deux positions quant aux rapports entre religion et société
civile (17). Tocqueville a acquis sa conviction du lien nécessaire entre
démocratie et religion au contact de la démocratie américaine (18).
L'égalité des conditions est certes le premier fait qui l'a frappé au point de
la considérer comme le fait générateur de la démocratie (19). Mais l'aspect
religieux a aussi retenu son attention, d'autant qu'il remet en cause une
certaine conception de la modernité : « J'avais vu parmi nous, écrit-il, l'es-
prit de religion et l'esprit de liberté marcher presque toujours en sens
contraire. Ici je les trouvais intimement unis l'un à l'autre » (20).
L'inquiétude de Tocqueville l'a rendu propre à pressentir l'époque tour-
mentée que nous vivons (21). L'actualité justifie qu'on le relise en raison
de sa lucidité prémonitoire (22). Aussi, j'évoquerai seulement la révélation
d'un vrai philosophe, sa conception de l'homme démocratique et celle des
rapports de la modernité à la religion.

Tocqueville se révèle aujourd'hui comme un vrai philosophe

      Selon Marcel Gauchet, Tocqueville n'est pas philosophe « au sens
académique du terme, mais il n'est pas douteux qu'il l'est davantage que la
plupart des philosophes de l'époque » (23). Tocqueville a observé les
sociétés humaines, étudié l'histoire et médité toute sa vie, en moraliste et
en anthropologue, sur l'avenir de la démocratie (24). Est « démocratique »,
pour lui, non seulement une société fondée sur l'égalité des individus, mais
aussi l'individu qui vit dans une telle société (25). Son œuvre La
Démocratie reproduit le mouvement d'un esprit en évolution, inventant ses
catégories en contact avec le « phénomène tout autre » qu'il lui faut éclai-
rer (26). Sa pensée n'est pas de nature systématique et constitue avant tout
une philosophie de l'action, qui refuse l'abstraction d'une certaine méta-
physique (27). La crise de la modernité ne peut que renforcer le retour au
philosophe qu'il fut.

      On a longtemps présenté Tocqueville comme un penseur du libéra-
lisme, oubliant qu'il ne méconnaissait pas le rôle de l'Etat et qu'il avait
présenté des vues et des propositions originales sur la pauvreté dans les
sociétés modernes (28). Sa pensée est si riche qu'elle fut déformée par des
interprètes opposés (29). Ainsi, parce qu'il s'est élevé contre le « droit au
travail », Harold Laski l'a considéré comme « un libéral de l'espèce la plus
pure » (30). Inversement, Hayek a assimilé de façon abusive le libéralisme
politique de Tocqueville avec son propre libéralisme économique (31). Or
Tocqueville souhaite maîtriser les rapports de domination du marché par la
protection de l'Etat et éviter la sclérose institutionnelle par la liberté indi-
viduelle (32).

       Après 1880, les écrits de Tocqueville ont connu, en France, une sorte
de purgatoire, en raison du triomphe à la fois politique et idéologique
d'une conception du républicanisme différente de celle qu'il appelait de
ses vœux (33). Auguste Comte est le maître à penser de la République
laïque (34). Marx et Nietzsche se disputent la faveur des intellectuels (35).
Alain sera le penseur de la République radicale. Aujourd'hui, Marcel
Gauchet, qui fut pourtant un acteur du mouvement contestataire de mai 68,
avoue s'être délivré de la « condamnation rituelle » de la démocratie bour-
geoise (36). Sorti de l'orbite marxiste, il a rejeté le léninisme, les groupus-
cules trotskistes et maoïstes. Il ne retient de l'inspiration libertaire de
mai 1968 que l'idée de liberté qui ne se divise pas. Il a été amené à disso-
cier la question politique de la question économique et à réévaluer la
notion de « démocratie formelle » (37). Selon lui, Marx a cru qu'il suffisait
que la société soit pleinement elle-même pour que nous devenions libres.
Ainsi nous ne pouvons plus croire que la politique se réduit à l'économie:
« La démocratie est liée au capitalisme, mais n'en sort pas » (38). C'est un
phénomène qui demande à être expliqué par lui-même et le capitalisme ne
serait pas le phénomène source qui rend compte des autres. Le politique
commande-t-il pour autant l'existence globale de la société? L'Etat répu-
blicain, selon Gauchet, a pris la suite de l'absolutisme royal, il serait seul
capable d'imposer la cohésion sociale. Pourtant cet Etat, longtemps sacra-
lisé, est aujourd'hui impuissant. Tocqueville est un des premiers à avoir
compris que l'interaction du politique et du social ne s'exerce plus à sens
unique, du haut vers le bas, dans une société qui a rejeté l'Ancien Régime.
Ses craintes sont liées à l'action du social sur le politique, tantôt anar-
chique et incontrôlée, tantôt conformiste et amplificatrice. Il a cherché à
comprendre comment l'organisation de « l'être ensemble » pouvait être
viable dans un contexte nouveau (39). Or, après la chute du mur de Berlin,
le gouvernement français a fait traduire les œuvres de Tocqueville afin de
les diffuser dans les pays récemment libérés. L'œuvre de Tocqueville
paraissait comme le vade-mecum indispensable à la construction de toute
vraie démocratie. Pourtant nos vieilles démocraties n'avaient pas encore
pris au sérieux les questions que Tocqueville soulève, ni exploré le sens
profond de la démocratie, quant à l'accomplissement de l'homme (40). En
effet, les démocrates ayant en partie perdu foi en leur idéal, revisité par le
soupçon et le désenchantement du monde, l'autonomie des individus et des
sociétés apparaît parfois, aujourd'hui, comme un mythe. Aussi, n'est-ce
pas notre impuissance et notre malaise que nous avons en fait exportés ?

     Or Tocqueville, selon Agnès Antoine, se place d'emblée devant un
impensé de la démocratie, « la question aujourd'hui encore non résolue du
rapport de la modernité à la religion » (41). J'ai parlé ailleurs des doutes
qui travaillent Tocqueville (42). Selon Jean Michel Heimonet, la « théolo-
gisation » du doute et sa conversion en principe de connaissance seraient la
clef de la démarche de Tocqueville, celle qui inscrit son idée de la démo-
cratie dans le vaste mouvement de la pensée moderne (43). En effet
Tocqueville est en quête des croyances qui peuvent pousser l'homme
démocratique à donner sens à l'espace qui est le sien. C'est pourquoi la
question des liens entre citoyenneté et religion sous-tend son œuvre et la
traverse pour ainsi dire « obsessionnellement » (44).

      Pour Tocqueville, le nom Amérique a fonction de symbole et la démo-
cratie excède la démocratie américaine (45). Il est hanté par le devenir de
la démocratie et il craint la perversion de l'idéal démocratique (46). En
réalité, les approches de ses deux Démocraties sont différentes :
      • dans l'une, il s'attache à analyser l'influence de l'état social démo-
        cratique sur l'organisation politique des Etats-Unis (47) ;
      • dans l'autre, il extrapole et analyse l'impact de l'organisation poli-
        tique démocratique sur la société civile, ses idées, ses sentiments,
        ses mœurs (48).

      De l'avis de Tocqueville, le premier livre est « plus américain que
démocratique », le second « plus démocratique qu'américain » (49). Dans
le premier, proche de Montesquieu, il explore les conséquences de l'égali-
sation des conditions sur l'organisation politique démocratique des Etats-
Unis. C'est celui qui inspire les politologues et les sociologues. S'il a fallu
un siècle pour que ces derniers reconnaissent en Tocqueville l'un des leurs,
auquel ils accordent aujourd'hui une place eminente, c'est sans doute parce
qu'il s'applique à faire disparaître le lourd appareil conceptuel que les
tenants des sciences humaines exhibent avec tant d'ardeur (50). Pourtant,
ce n'est pas, selon Agnès Antoine, l'essentiel. L'autre Démocratie qui ins-
pire les deux ouvrages de façon souterraine est plus proche de Pascal et de
Rousseau que de Montesquieu. De même qu'il a vu dans l'Amérique « plus
que l'Amérique », il a vu dans la démocratie plus que la démocratie, à
savoir la question du « sort futur de l'espèce humaine ». Aussi le penseur
nous invite à un véritable travail initiatique, « à partir du paradoxe selon
lequel la liberté politique n ' e n g e n d r e pas forcément la liberté
humaine »(51). Abandonnée à ses penchants naturels, la démocratie peut
en effet conduire à des formes inédites d'esclavage, qui rendraient caduc le
progrès humain. Il faut, selon Tocqueville, « instruire la démocratie », la
porter « à se modérer elle-même », c'est-à-dire substituer « la connais-
sance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts. » (52) C'est cette ques-
tion qui mérite réflexion en raison de sa pressante actualité.

      Si Tocqueville entend mettre au jour une science nouvelle : former
des citoyens, cette science révèle le rapport étroit et essentiel entre démo-
cratie et religion, du simple fait des aspects négatifs de l'homme démocra-
tique (53). Certes l'anthropologie de la démocratie dévoilée par le philo-
sophe suscite un intérêt grandissant, mais les commentaires sont encore
souvent liés au prisme de préjugés idéologiques déformants (54).
Tocqueville reconnaît sa dette envers Pascal, Montesquieu et Rousseau.
Poursuivant son dialogue avec chacun d'eux, il met en relation l'apologiste
du christianisme, le pionnier des sciences humaines et le Père du Contrat
Social. D'où un double cheminement:
      1. comment l ' a n a l y s e de la condition d é m o c r a t i q u e amène
         Tocqueville à proposer une science politique inédite ;
     2. comment cette science met principalement en œuvre deux dimen-
         sions spécifiques et complémentaires, l'éducation à la citoyenneté,
         d'une part, le rôle sociologique de la religion, d'autre part.

      La prise de conscience de la « question sociale » a conduit
Tocqueville à une adhésion de plus en plus authentique aux valeurs propres
de la démocratie, l'amenant à distinguer l'idéal démocratique de ses réali-
sations concrètes. Cependant les brouillons de la Démocratie rendus acces-
sibles par les récentes éditions savantes révèlent un propos parfois explici-
tement théologique, là où le texte définitif reste fidèle à « un point de vue
purement humain ». Si Tocqueville a perdu la foi à seize ans, le conflit de
ses sentiments intimes n'enlève rien à l'objectivité de son diagnostic sur
l'importance de la religion dans les démocraties (55). Sa critique de la
rationalité des Lumières révèle une acuité qui dans le contexte d'une cer-
taine pensée officielle n'est pas inutile (56). C'est un conflit moral qui
l'oppose avant tout à la modernité (57). Mais sa pensée, par son ouverture,
ne peut-elle pas nourrir un humanisme tant laïc que religieux ?

      Il a eu le malheur de naître dans une Eglise catholique pauvre d'un
point de vue théologique (58). Il reconnaît qu'elle n'avait pas d'enthou-
siasme à opposer à la foi révolutionnaire. Il écrit en 1856 dans UAncien
Régime et la Révolution: « L'Eglise de France, jusque là si fertile en
grands orateurs..., devint muette. » (59) Dans une page admirable, il
montre comment ceux qui niaient le christianisme élevaient la voix et ceux
qui croyaient encore firent silence. Mais selon lui, c'est davantage en déré-
glant les esprits qu'en dégradant les mœurs que l'irréligion porta les
hommes à des extrémités singulières : « Si les Français qui firent la
Révolution étaient plus incrédules que nous en fait de religion, il leur res-
tait du moins une croyance admirable qui nous manque : ils croyaient en
eux-mêmes... » (60)

Tocqueville décline une anthropologie de la condition démocratique

      Pour Tocqueville, les caractéristiques de l'homme démocratique sont
l'individualisme, le rationalisme, mais aussi le matérialisme et l'incons-
tance. Elles expliquent le malaise de l'individu moderne. L'individualisme
est la conséquence de l'égalité sociale et politique qui conduit à considérer
chaque individu comme semblable aux autres, indépendant et souverain.
L'individualisme rend l'idée même de vie commune problématique. Il tend
à déboucher sur l'indifférence à autrui. C'est moins un manque de morale
ou de jugement que la conséquence d'un conditionnement égalitaire qui
détourne des vertus publiques. Le rationalisme est, selon lui, la méthode
qui consiste à « chercher par soi-même et en soi seul, la raison des
choses »(61). La tendance à classer et à généraliser peut conduire à une
perte de contact de l'individu avec la réalité. Telle est bien la menace que
l'excès de rationalisme fait peser sur l'homme démocratique. La passion
des richesses, que Tocqueville appelle aussi matérialisme, constitue le troi-
sième caractère de l'homme démocratique. Envie d'un côté et crainte de
l'autre, s'installent pour constituer l'unique ressort d'une vaste classe
« moyenne », animée par la « passion du bien-être matériel »(62). L'argent
prend une place considérable dans une société d'égaux. Il est en effet le
vecteur principal de l'échange égalitaire en même temps qu'un nouvel éta-
lon de différentiation sociale (63). L'inconstance enfin menace l'homme
démocratique. Absorbé dans l'action limitée qu'il poursuit, il vit « dans
l'amour exclusif du présent »(64). La fragmentation du temps débouche
sur la perte de sens. Seule la méditation permettrait d'échapper à cet écla-
tement. Le drame de l'homme démocratique est de projeter un désir infini
d'égalité dans un monde fini. Il se heurte à une impossibilité existentielle,
source de ces « dégoûts de la vie » fréquents dans la civilisation moderne.
Tocqueville en vient à décrire une pathologie de l'homme démocratique.
Sa description est proche de ce que les psychanalystes appellent le narcis-
sisme (65). L'amour exclusif de soi étant autodestructeur, l'égalité est un
idéal qui échappe toujours. Tocqueville la compare à une figure féminine
rêvée qui mobilise les hommes à sa poursuite (66).

      Elargissant son point de vue, Tocqueville affirme que « les sociétés
humaines comme les individus ne sont quelque chose que par l'usage de la
liberté » (67). Pour lui, dans une démocratie, la société souffre des mêmes
maux que les individus: le fait générateur de l'égalité entretient une sorte
d'énergie narcissique commune. Il reconnaît trois caractéristiques à la
société démocratique: 1) elle implique la souveraineté du peuple; 2) elle a
une orientation scientifique, commerciale et industrielle ; 3) elle est une
société sans histoire. Le pouvoir majoritaire risque d'être mortifère, car il
capte les énergies à son insu, supprime la part d'originalité que les indivi-
dus portent en eux et élimine ceux qui lui résistent. Tocqueville redoute
l'Etat-providence qui veut rendre les individus heureux sans leur concours.
Il décrit le phénomène du despotisme administratif proche de ce que nous
nommons l'Etat bureaucratique, plus à craindre, selon lui, que le retour du
despotisme des Césars. Ainsi, l'individu, par son goût du confort matériel,
renforce la structure omnipotente du pouvoir qui elle-même, en retour,
mine ce qui reste de responsabilité en lui. Dans une société où les hommes
ne peuvent déployer leur énergie que dans le cadre limité du travail com-
mercial et industriel, la compétition et la réussite deviennent des buts en
eux-mêmes. Le besoin de dépassement trouve son expression collective
dans le culte du record et de la rentabilité. La philosophie et la science
pure sont délaissées au profit des découvertes immédiatement applicables
et du progrès matériel. Les savants se plient à la loi de l'utilité sociale et
délaissent la recherche théorique au bénéfice des sciences appliquées.
L'idée de progrès, pendant narcissique de la raison individuelle, renforce le
sentiment d'omnipotence et d'autosatisfaction de la société démocratique.
Les Modernes ne sont-ils pas lancés en définitive dans un processus que
contrôle bien peu leur volonté dite « souveraine »? Pris dans l'engrenage
des passions économiques, l'homme démocratique perd ses grandes ambi-
tions. La « mollesse de cœur » engendrée par l'égalité explique le désir de
paix à tout prix des peuples démocratiques (68). La société, issue de la
Révolution française, est obsédée par l'idée de l'utile et par l'ambition
individuelle. Elle est en train de perdre le sentiment de l'enthousiasme. Le
feu que les citoyens « mettent aux affaires les empêchent de s'enflammer
pour les idées » (69). Tocqueville jette un regard critique sur l'économie
du désir et de son corollaire, l'insatisfaction permanente. Un temps qui
n'en est plus un, celui de la possession, remplacerait celui de la liberté.

         Tocqueville a compris qu'il n'y a logiquement que deux grandes
catégories de relations entre les hommes, les relations de complémentarité
et de compétitivité (70). Il voit dans la Révolution française une coupure
épistémologique. L'abolition du droit d'aînesse lui a permis d'hériter du
château de ses ancêtres ; il y découvre des documents qui lui font regretter
le temps où ceux-ci étaient respectés de leurs sujets en raison des services
qu'ils leur rendaient. Mais, acceptant le fait nouveau de la démocratie, il
s'interroge sur les risques nouveaux que la compétition entre individus fait
courir à la société (71). Le voyage en Amérique a été pour lui une façon de
se détacher de son milieu et de son modèle littéraire que fut
Chateaubriand. Mais, se situant au cœur de la démocratie, il se méfie de
ses propres sentiments et s'efforce d'analyser avec une froide raison les
conséquences de ce qu'il appelle l'égalisation des conditions (72). Aussi le
                        e
Grand Larousse du xix siècle, à l'article « Démocratie » fait un contre-
sens lorsqu'il cite Tocqueville parmi les « grands seigneurs » plutôt que les
grands penseurs sur le gouvernement ou la société démocratique. De même
qu'il a décrit la perversion de l'idéal chrétien dans la période qui a précédé
la Révolution, il craint la perversion de l'idéal démocratique.

     En effet, la société chrétienne d'avant la Révolution, comme la
République de Platon, était fondée sur un principe supérieur aux
individus (73). Le vocabulaire du salut et le vocabulaire royal s'y étaient
confondus au point que le roi était devenu par le sacre le seul représentant
de Dieu sur terre (74). Tocqueville, influencé par Domat, reconnaît cepen-
dant que l'amour-propre peut engendrer dans le monde une certaine forme
de sociabilité (75). Il considère en effet que l'individu démocratique,
source aujourd'hui de tout pouvoir, peut contribuer, par l'intérêt bien
entendu, à l'ordre social (76). Il rejoint par là l'idée de volonté générale
que Rousseau construit à partir de la notion de contrat. Il veut mettre en
œuvre une science nouvelle visant à former des citoyens et retrouver le
sens des vertus antiques. Il insiste sur la nécessité de valeurs communes
léguées par la tradition, pour maintenir la cohésion sociale. Si, pour lui, la
commune est le modèle de la vie politique, il considère l'association
comme la mère de la démocratie (77). Mais la démocratie a besoin du sou-
tien de la religion qu'il considère à la fois comme universelle et utile,
parce que propre à conforter le lien social (78).

      Ainsi, prévoyant les méfaits de la liberté, Tocqueville veut retrouver
l'intuition rousseauiste de l'intérêt général à partir de l'intérêt bien
entendu. Mais de par son éducation chrétienne teintée de jansénisme, il
pense que la vertu des Modernes qui se manifeste à l'occasion des
échanges et dans les associations ne suffit pas à soutenir la démocratie.
Malgré ses préjugés favorables au catholicisme, il parle de la religion en
général et apprécie aux Etats-Unis la cordialité des relations entre les diffé-
rentes confessions religieuses qu'il considère comme un acquis de la
démocratie (79). Aussi aimerait-il que les religions viennent soutenir indi-
rectement la démocratie, en raison précisément des traits de l'homme
démocratique.

Tocqueville propose des rapports nouveaux entre pouvoir spirituel et
pouvoir politique

       Montesquieu a écrit à propos des deux mondes, terrestre et céleste :
« Celui-ci gâte l'autre et l'autre gâte celui-ci. C'est trop de deux. Il n'en
fallait qu'un. » (80) Il s'oppose à saint Augustin pour qui la cité de la terre
est régie par « l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu » et celle de Dieu
qui est mue par « l'amour de Dieu j u s q u ' a u mépris de soi » (81).
L'antagonisme entre ces deux orientations de la volonté peut être interprété
comme une concurrence entre Dieu et les hommes. Pour empêcher la cité
des hommes d'être « gâtée » faut-il tourner son regard exclusivement vers
la terre? La religion, en tant qu'institution humaine, peut-elle se révéler
utile au bon fonctionnement de la cité ? Tocqueville répond : « Il faut lier
ce monde-ci à l'autre ou l'un des deux nous échappe » (82). Ainsi il réha-
bilite le monde terrestre, mais, pour lui, il n'y a pas de monde en trop (83).
C'est une erreur des Modernes que de croire que la croissance de l'un est
proportionnelle au déclin de l'autre, ou encore que la claire séparation de
leurs domaines supprimera toute relation entre eux (84). C'est pourquoi
Tocqueville, tout en défendant la possibilité d'une morale laïque et tout en
développant les conditions pratiques d'un humanisme civique, soutient
parallèlement l'utilité des valeurs religieuses pour faire contrepoids aux
risques d'une opinion publique à courte vue (85). Aussi, l'enjeu majeur de
la science politique nouvelle est de faire travailler ensemble de façon com-
plémentaire sans les confondre les instances politiques et religieuses (86).
Certes, Tocqueville substitue l'intérêt bien entendu à la volonté générale
de Rousseau (87). Mais cette morale purement laïque ne suffit pas pour lui
à développer la solidarité et à susciter l'enthousiasme. La place que
Tocqueville accorde à la religion l'empêche-t-il d'accéder au statut de pen-
seur de la modernité? L'utilité qu'il attribue à la religion reflète-t-elle une
pensée bourgeoise ? Ses hésitations traduisent la difficulté à traiter un sujet
où tout se tient et témoignent aussi des doutes d'un apologiste à la fois
convaincu et incertain de la religion. Il convient de saisir l'intention et les
intuitions de ses analyses. La tension entre passion et raison, foi et savoir,
oppose sa pratique du doute à celle de Descartes. Il a avoué au messin
Charles Stoffels qu'il a fini par se convaincre que la recherche de la vérité
absolue, démontrable, comme la recherche du bonheur parfait, était un
effort vers l'impossible (88). Aussi admet-il, sans examen et comme un
dogme, quelques vérités simples léguées par la tradition (89). Persuadé
qu'il n'y a rien de si difficile à apprécier qu'un fait, il pense que l'esprit de
système est maléfique (90).

         Tocqueville a cherché à expliquer la contradiction des modèles
démocratiques américain et français. Selon lui, « la religion est une dispo-
sition invariable du cœur humain » (91), idée reprise aujourd'hui par
d'éminents penseurs. Elle correspond à un instinct naturel et universel de
l'homme dont les objectifs sont essentiellement tournés vers un autre
monde, alors que le pouvoir politique inscrit son action dans notre monde.
Pour lui, dans l'exemple américain, la séparation du pouvoir temporel et
du pouvoir spirituel donne paradoxalement sa véritable autorité au
dernier (92). Ainsi, dans une France alors concordataire, il affirme que la
force du religieux tient à sa séparation du politique (93). Pour lui, le pou-
voir politique est lié à des circonstances particulières et donc voué au
changement, alors que le sentiment religieux est universel. Cependant, en
s'attachant à un gouvernement donné dans l'espace et dans le temps, la
religion en vient à servir les intérêts d'un groupe humain particulier et perd
ainsi son caractère général : liée à un pouvoir éphémère, elle suit sa « for-
tune. » ; elle en vient à nier ses propres objectifs et son enseignement,
comme dans les combats nationalistes (94). Quand, au contraire, la religion
renonce à l'exercice d'une puissance de type temporel, elle peut acquérir,
par des moyens indirects, une influence considérable et bénéfique pour la
société (95). Tocqueville explique par là le rapport d'antagonisme qui s'est
établi en France entre démocratie et religion et le paradoxe par lequel « les
hommes religieux combattent la liberté, et les amis de la liberté attaquent
les religions » (96). Si dans les mentalités françaises modernité et religion
semblent s'exclure, Tocqueville attribue ce divorce à une union auparavant
trop fusionnelle entre politique et religion, « autrement dit à une cause
purement contingente, eu égard au caractère naturel du besoin reli-
gieux »(97).
En réalité, selon Tocqueville, ce n'est pas tant à cause du contenu de
la doctrine chrétienne qu'en raison de la suprématie de l'Eglise catholique
dans l'ancienne société que la Révolution s'est faite contre la religion (98).
En France, sous le régime de la monarchie, s'était en effet instaurée une
alliance entre l'Eglise et les représentants du pouvoir temporel, qui res-
semblait à une sorte de troc (99). L'Eglise, cautionnant le pouvoir monar-
chique, apparaissait de fait, comme « le premier des pouvoirs politiques ».
Pour s'attaquer à la royauté, il fallait donc s'attaquer à l'institution qui lui
donnait sa légitimité. D'ailleurs l'Eglise incarnait, dans son fonctionne-
ment propre, le principe hiérarchique, qu'il s'agisse de la structure du gou-
vernement, de sa référence à une autorité supérieure à la raison ou de son
recours à la tradition. Il y a là, selon Tocqueville, une réalité qui tient à
l'essence même du religieux, à son fondement dans le divin, à son carac-
tère hétéronome. Mais la conjonction des deux pouvoirs empêchait de faire
apparaître que « la société politique et la société religieuse, étant par
nature essentiellement différentes, ne peuvent se régler par des principes
semblables » (100). Cela explique la virulence des attaques des révolution-
naires contre l'Eglise et au fait qu'ils s'en soient pris d'abord à l'institu-
tion ecclésiale, puis à son clergé, à ses dogmes, jusqu'aux fondements du
christianisme (101). Ainsi le caractère antireligieux de la démocratie fran-
çaise constitue, selon Tocqueville, une exception historique qui forme
cependant une sorte de type idéal du processus de la modernisation, à l'in-
térieur des sociétés où a prévalu la néfaste union de l'Eglise et de l'Etat.
Le modèle américain, par son exemplarité symétrique, offre l'idéal d'un
type de société démocratique où la caractéristique naturelle du fait reli-
gieux a pu être préservée par une séparation suffisamment précoce d'avec
le politique. D'où leur coopération efficace. Un consensus sur la croyance
en Dieu s'est sans doute établi du fait du pluralisme des Eglises lié au pro-
cessus d'immigration et d'extension vers l'Ouest. Ainsi, pour Tocqueville,
la séparation du politique et du religieux serait nécessaire, mais leur dis-
jonction absolument mortifère (102). Les religions, particulièrement celles
qui ont informé notre culture, sont, selon lui, une force positive pour la
démocratie (103). Il souhaite certes que la religion conserve sa spécifi-
cité (104). Mais la coopération entre religion et politique que défend
Tocqueville n'a rien de fixe, à la différence des formules d'union-fusion et
de séparation-exclusion. Croit-il que toutes les religions se valent du point
de vue politique ? Il étonne dans ses propos sur la « nature des croyances »,
eu égard à la prétention de vérité des religions (105). Il privilégie les
monothéismes, l'unité du genre humain impliquant l'unité du divin. Sa
préférence va au christianisme qui, selon lui, remplit par excellence tous
les critères de la religion démocratique (106). Mais il conseille aux respon-
sables de la liturgie religieuse d'en simplifier les formes afin de ne pas
heurter inutilement l'esprit démocratique. A ceux qui objectent qu'une
telle attitude sème le doute sur les vérités religieuses, il répond à la
manière d'Erasme qu'il faut distinguer l'esprit de la lettre et établir une
hiérarchie des vérités, entre le noyau inamovible de ce que les théologiens
appellent les « articles de foi » et les notions plus accessoires. Il souhaite
qu'on agisse comme ces prêtres américains dont il dit « qu'ils s'efforcent
de corriger leurs contemporains, mais ils ne s'en séparent point » (107).
Pour Tocqueville, les religions, tout en affirmant, selon leur vocation, la
primauté du monde spirituel, doivent considérer avec bienveillance le
monde d'ici-bas et s'intéresser à son succès (108).

Conclusion : un maître à penser

      Tocqueville a le mérite d'exposer de façon nouvelle des idées déjà
connues. Son génie consiste à savoir qui interroger, quelles questions
poser, quoi retenir: il « fait son miel de toutes choses et c'est ce qui
confère à son œuvre ce caractère d'absolue nouveauté » (109). C'est un
analyste et non un théoricien ; un maître à penser et non un maître penseur ;
il hait les grands systèmes. Il estime que la politique doit s'appuyer sur un
certain nombre de valeurs essentielles, mais il pense que le développement
effectif de l'action politique exige le choix du pragmatisme et l'abandon de
l'utopie. Il nous invite par anticipation à passer d'une « laïcité d'incompé-
tence » à une « laïcité d'intelligence », comme l'a demandé Régis Debray,
voire d'une laïcité d'ignorance à une laïcité de reconnaissance comme le
souhaitent certains croyants (110). La démocratie est aujourd'hui fra-
gile (111). De son côté la religion, détournée de son sens et manipulée par
des fondamentalistes, peut conduire au triangle anthropologique qui relie
révélation, vérité et violence (112). Comme le remarque Tocqueville, au
pays des pilgrims, il ne fait pas bon professer l'athéisme (113). Mais le
cercle de la violence ne concerne pas les seules religions (114).
Tocqueville a appris de Pascal et de son pari que le doute doit accompa-
gner une foi adulte. Le croyant peut approfondir sa propre tradition tout en
restant ouvert aux autres (115). La religion, quand elle est nettement dis-
tinguée du politique, par l'importance qu'elle accorde à restaurer le lien
social et l'éthique personnelle, peut venir au secours de la démocra-
tie (116). Si l'on juge par le nombre d'ouvrages publiés sur Tocqueville
ces dernières années, ce fut bien un philosophe original non inféodé au
pouvoir (117). Son œuvre reste encore aujourd'hui un laboratoire d'idées.
Il surmonte l'impasse à laquelle aboutit Rousseau dans le Contrat social
par son refus de la représentation. Il fait confiance à l'association pour
conduire l'individu de son intérêt particulier à l'intérêt général dans la cité.
Contre les partisans de la religion civile, il fait le pari que les religions
peuvent devenir citoyennes (118). Il réaffirme l'importance du politique
comme dimension fondamentale de la personne humaine. Mais une vie
politique valable suppose la possibilité, pour les individus, d'adhérer à des
traditions morales et spirituelles variées (119). D'où un rééquilibrage spiri-
tualiste proposé face à une société spontanément matérialiste. La foi, pour
lui, est une dimension de l'existence humaine qui, par ses effets indirects
sur la collectivité, permet de faire contrepoids aux tendances lourdes de la
société démocratique (120). Pour lui, l'homme n'est pas forcément ennemi
du citoyen, ni le citoyen ennemi de l'homme (121). Il veut concilier l'es-
prit des Lumières et les croyances religieuses (122). Son souci d'harmoni-
ser la terre avec le ciel découle du fait qu'il a su déceler dans la démocratie
en gestation les signes avant-coureurs de sa crise actuelle. La démocratie
se voit en effet menacée sur deux fronts: de l'intérieur, par la puissance
économique qu'elle a développée sans assez de conscience, et de l'exté-
rieur, par le repli sur la tradition qu'opèrent les forces archaïques qui iden-
tifient sa civilisation et sa culture à l'athéisme du marché.

                                        NOTES

 1.   La liberté individuelle, le développement de la rationalité et de la science, le pro-
      grès matériel ou encore celui de l'État de droit.
 2.   ANTOINE (Agnès), L'impensé de la démocratie, la citoyenneté et la démocratie,
      Fayard, 2003, p. 57. Dans la deuxième édition de son livre Tocqueville et la nature
      de la démocratie, Pierre Manent écrit: « On n'envisage pas sérieusement qu'un
      auteur mort depuis plus d'un siècle dise sur nous des choses nouvelles, qu'il puisse
      nous expliquer à nous-mêmes. Or, c'est précisément, il me semble, ce qu'il accom-
      plit lorsqu'il élabore la notion de démocratie. Comprendre le sens de celle-ci exige
      un effort qui ne fait qu'un avec l'effort de nous comprendre nous-mêmes. »
      Arthème Fayard, 1993 (1985).
 3.   Tocqueville, remarque qu'au dessus du président des Etats-Unis aussi bien qu'au-
      dessus du roi de France, « se tient un pouvoir dirigeant; celui de l'opinion
      publique. Ce pouvoir est moins défini en France qu'aux Etats-Unis; moins
      reconnu, moins formulé dans les lois ; mais de fait il existe. En Amérique, il pro-
      cède par des élections et des arrêts ; en France par des révolutions. La France et les
      Etats-Unis ont ainsi, malgré la diversité de leurs constitutions, ce point de commun
      que l'opinion publique y est, en résultat, le pouvoir dominant ». D.A., I, GF
      Flammarion, 1981, V I I I , p. 196-197. Si la constitution protège la liberté des
      citoyens, la survie de la démocratie est liée aux modalités d'exercice de ce nou-
      veau pouvoir de l'opinion publique.
 4.   La poésie est, selon Tocqueville, « la recherche et la peinture de l'idéal » (D.A., II,
      I, 17, p. 583). Laurence Guellec y voit une formule minimaliste qui correspond au
      « supplément d'âme » qu'il recherche pour les démocraties. GUELLEC (Laurence),
      Tocqueville et les langages de la démocratie, Honoré Champion, 2004, p. 238.
 5.   Pierre Manent propose une interprétation centrée sur l'individualisme. L'analyse la
      plus remarquable est celle consacrée à « l'homme démocratique »: « Les philo-
      sophes qui ont constitué les bases doctrinales des sociétés démocratiques modernes
      (Hobbes et Locke en particulier) avaient estimé que pour délivrer les hommes des
malheurs attachés à la divergence des opinions (des opinions religieuses surtout), il
      fallait fonder les maximes sociales sur un principe qu'aucun homme ne pût nier,
      qui échappât au doute et à la contradiction parce qu'il ne serait pas une opinion sur
      l'homme et sur le monde, mais une passion, la passion la plus forte et la plus uni-
      verselle, celle de conserver sa vie et de préférence le plus confortablement pos-
      sible. Tout se passe comme si l'homme démocratique que décrit Tocqueville avait
      à ce point assimilé cette analyse qu'il la reproduit spontanément dans ses
      démarches vitales. Au moins est-il sûr qu'il en a retenu la conclusion ». Op. cit.,
      p. 83. Cf. aussi p. 46-49, 53-60, 84-96, 166-176.
 6.   TOCQUEVILLE, Lettres choisies. Souvenirs, Quarto Gallimard, Edition établie sous la
      direction de Françoise Mélonio et Laurence Guellec, 2003, Introduction, p. 26.
 7.   TOCQUEVILLE, Lettres choisies. Souvenirs, op. cit., Introduction, p. 29.
 8.   TOCQUEVILLE, Note sur la révolution, O. C , t. II, 2, p. 343.
 9.   TOCQUEVILLE, Lettres choisies. Souvenirs, op. cit., Introduction, p. 32.
10.   TOCQUEVILLE, Lettres choisies. Souvenirs, op. cit., Introduction, p. 32.
11.   TOCQUEVILLE, Lettres choisies. Souvenirs, op. cit., Introduction, p. 33.
12.   TOCQUEVILLE, O. C , Gallimard, I, I, p. 2.
13.   L. Guellec qualifie Tocqueville de « moniteur de la démocratie ». Explicitant son
      savoir politique, elle distingue les définitions clefs de voûte, comme la centralisa-
      tion et l'individualisme, et les définitions pierre de touche, comme les mœurs et
      l'association. Ces derniers mots s'inscrivent en opposition avec les notions antago-
      nistes de centralisation et d'individualisme: Rousseau voulait trouver une forme
      d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les
      biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant
      qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant: « A l'auto-institution non seule-
      ment abstraite, mais aussi volontaire du politique, Tocqueville oppose, sous le
      terme de mœurs, le concret d'une histoire et d'une culture; sous le terme d'asso-
      ciation, il combat la théorie de la volonté générale, absorption régressive de l'indi-
      vidu par le Tout, en pensant une participation à la vie publique sur le mode de
      structures souples, intermédiaires et plurielles ». « Restituer la démocratie telle
      qu'il la conçoit, c'est-à-dire réfractaire à la « régularité » et à « l'ordre
      méthodique », c'est pour Tocqueville renoncer par principe à l'esprit de système
      comme l'atteste déjà dans l'écriture, la plasticité des concepts. Dans la vision du
      monde tocquevillienne, la totalisation sous toutes ses formes, malgré sa séduisante
      « perfection », fait irréductiblement signe vers le despotisme, intellectuel ou poli-
      tique : elle est potentiellement totalitaire ». Op. cit., p. 245 et 332.
14.   Le mot « libéral » désigne une attitude progressiste ou sociale-démocrate aux
      Etats-Unis et une opposition à l'Etat-providence en France. On distingue un pre-
      mier libéralisme, héritier de la Réforme protestante et des guerres de religions, qui
      s'exprime en particulier chez Locke par l'appel à la tolérance en raison de la diver-
      sité des croyances religieuses. Le second libéralisme, ou libéralisme de l'autono-
      mie, découle du projet des Lumières et de Kant. Tocqueville est un libéral qui
      concilie ces deux projets de façon originale. Il critique autant l'Etat centralisé que
      l'individualisme. En moraliste politique, il ne rejette pas complètement la liberté
      des Anciens. Il identifie dans les communes, les jurys et les associations politiques
      des « écoles gratuites » du civisme. Selon lui, « le législateur ressemble à l'homme
      qui trace sa route au milieu des mers. Il peut aussi diriger le vaisseau qui le porte,
      mais il ne saurait en changer la structure, créer les vents, ni empêcher l'Océan de
      se soulever sous ses pieds ». D. A. I, 22, 8, p. 301. Il exprime sa méfiance vis-à-vis
      de la force du peuple et du « despotisme » des majorités, risque majeur des démo-
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