ANTHROPOS - Nomos eLibrary
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ANTHROPOS 112.2017: 179 – 197 On ne nait pas ethnique, on le devient ! Melchisedek Chétima Abstract. – This article demonstrates how the ethnic categories individus choisissent entre différentes identités se- used by peoples of the Mandara Mountains in Cameroon change lon leurs intérêts économiques et politiques (Pinx from one period to another, and from one space to another. It is particularly interested to observe how mountains dwellers handle ten en Verstraete 1998 : 36–38). Tout en épousant different ethnic facets by associating them with particular archi- la vision constructiviste de l’ethnicité, Arjun Ap- tectural features in particular social contexts. Sometimes they padurai relative un peu lorsqu’il affirme que l’acti- choose to focus on their ethnic identity, sometimes they reduce vation de critères de différence entre deux groupes it to the benefit of their mountain identity, and sometimes they n’est pas toujours motivée par la poursuite des gains do away with any reference to their ethnic origin. The article thus confirms the common insight that ethnic identity is the product économiques et politiques (1996 : 14). En emprun- of social processes rather than a given culture, made and remade tant cette dernière approche, je considère l’ethnici- rather than self-evident, chosen on the basis of circumstances té comme un processus historiquement constitué, rather than attributed by birth. [Cameroun, Mandara Mountains, jouissant d’une grande élasticité, qui sur la base ethnicity, identity, material culture, indigenous architecture] d’éléments partagés, joue des morceaux différents Melchisedek Chétima, Dr. (doctorat d’Histoire, Université La- au gré des contextes, des lieux et des acteurs (Mein- val, Québec, Canada 2015). – Chargé de Cours au département tel 1993 : 5). En tant que tel, je perçois l’ethnicité d’Histoire de l’École Normale Supérieure de Maroua (Came- comme une forme plastique, un objet qui mobilise roun). – Ses travaux s’intéressent particulièrement à l’ethnicité une sélection variable de traits culturels particuliers et identité, aux théories de la culture matérielle, à la mémoire qui servent d’indicateurs, de marqueurs culturels ou servile et à la culture matérielle de la modernité. – Son article publié dans les Cahiers d’Études Africaines intitulé “Mémoire de référents. J’entends par marqueurs un ensemble refoulée, manipulée, instrumentalisée. Enjeux de la transmission dynamique de traits culturels sélectionnés, investis de la mémoire servile dans les monts Mandara du Cameroun” d’une valeur symbolique et utilisés comme critères a reçu du CASA (Central African Studies Association) le prix de différenciations avec les autres groupes (Barth 2015 du meilleur article sur l’Afrique Centrale. – Publications : voir références citées. 1969b : 119). Ils relèvent de ce qu’on peut appeler “stratégies identitaires”. Dans les Monts Mandara du Cameroun, les diffé- rentes ethnies ont investi l’architecture traditionnelle De toutes les formes d’identité, l’ethnicité est celle de ce rôle d’ “afficheur identitaire” (Isajiw 1990 : qui a reçu le plus d’attention de la part des cher- 72–88), leur permettant de se distinguer les uns des cheurs, notamment des historiens, des archéologues autres. Investir l’architecture d’une telle valeur était et des politologues. Les débats ont surtout opposé nécessaire pour ces ethnies qui, quoique distinctes dans les années 1960/1970 ceux qui liaient l’ethni- les unes des autres par leurs langues, présentent cité à des aspects primordiaux et ceux qui la consi- néanmoins un caractère homogène du point de vue déraient comme un objet construit, dynamique et géographique, historique et culturel. Les Monta- situationnel. Si les tenants de la thèse primordia- gnards considèrent d’ailleurs l’architecture comme liste souscrivent à une adhésion ethnique par la nais- l’aspect culturel exprimant le mieux l’identité eth- sance, les constructivistes suggèrent plutôt que les nique d’un groupe particulier et ses rapports avec https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
180 Melchisedek Chétima les autres groupes ethniques voisins. Chaque ethnie sur certains trais architecturaux communs. Chaque possède son propre modèle architectural à tel point ethnie a, certes, sa propre portion de territoire pos- qu’il est évident de distinguer au premier coup d’œil sédant des limites plus ou moins précises, mais ces un lay mura d’un kay podokwo et un gay muktele limites ne leur apparaissent pas rigides, dans la me- d’un ray uldeme (Chétima 2010). sure où elles sont régulièrement franchies sans que En mettant l’accent sur les traits culturels, cet ar- cela ne constitue un problème (MacEachern 2002). ticle remet la culture matérielle de la maison en cor- En revanche, les limites entre gens de la montagne rélation avec l’idée de l’appartenance ethnique. Plus et gens de la plaine sont plus que de simples phé- encore, il réévalue le rôle de marqueurs identitaires nomènes physiques et géographiques car elles ne pour les définir comme un ensemble dynamique de pouvaient être franchies sous peine de connaitre traits matériels sélectionnés, investis d’une valeur une mort sociale et symbolique de l’individu (Hal- symbolique, et activement utilisés comme critères laire 1991 : 25). La deuxième facette est l’identité de différenciation par rapport à d’autres groupes ethnique, en particulier lorsque la situation d’inter (Chétima 2015). À partir des données ethnogra- action opposait un groupe ethnique montagnard phiques collectées dans trois groupes ethniques ha- à un autre. Dans ce cas de figure, ce ne sont plus bitant les Monts Mandara – Podokwo, Muktele et les éléments partagés de la maison qui sont mis en Mura –, j’avance l’argument que les éléments archi- valeur dans la définition du soi montagnard, mais tecturaux sont activement et sélectivement utilisés plutôt les différences architecturales tant au niveau par les acteurs pour construire, reconstruire, négo- du plan que des formes des maisons, lesquelles cier, et dans une certaine mesure, supprimer leur permettent la mise en œuvre des distinctions eth- identité au gré du contexte dans lequel ils agissent, niques entre les Podokwo, les Muktele et les Mura. et ce en mettant en lumière quatre principales di- Voyons en détails ces deux facettes identitaires et mensions identitaires : la manière dont elles sont mises en œuvre par les 1) L’identité montagnarde exprimée à travers des Montagnards. éléments architecturaux communs et construits en opposition aux Wandala de la plaine ; 2) les identités particulières des groupes monta- 1.1 Des traits architecturaux pour dire l’identité gnards mises en valeur à travers les spécificités ar- montagnarde chitecturales propres à chaque ethnie et variables selon qu’on interagisse avec tel groupe ou tel autre ; Les habitations montagnardes sont certes diverses, 3) une constellation de représentations identi- et chaque ethnie possède son propre modèle de taires consécutive à la descente des Montagnards construction.2 Cependant, plusieurs traits com- en plaine, allant du repli identitaire à sa suppression muns sont utilisés pour marquer la différence avec en passant par sa mise en parenthèse ; les Wandala de la plaine. Le premier élément diffé- 4) enfin, l’identité régionale reproduite dans le renciateur est sans doute la pierre : “Un Montagnard contexte de transition démocratique par des élites qui regarde avec dédain une maison de pierres est montagnardes en quête d’un positionnement poli- sûrement sur le point de devenir un Wandala”, spé- tique et construite autour de l’iconographie et de la cule Tekuslem (11. 12. 2011). Dans toutes les eth- métaphore architecturales. nies, la pierre se présente comme la base même de l’architecture, et est le matériau le plus représenta- tif de la construction (voir Chétima 2011 : 59 ; Sei- 1 Du Kunde1 : Nous sommes des Montagnards gnobos 1982 : 32). Certains groupes l’utilisent à l’état brut, d’autres fractionnent des blocs rocheux Jusqu’en 1963, date de la descente massive des po- au moyen du feu et des pierres roulées servant d’en- pulations des Monts Mandara, deux principales clumes. Malgré ces différences dans le travail de la facettes ethniques étaient mises en œuvre à tra- pierre, tous les Montagnards interrogés sont una- vers la manipulation d’éléments architecturaux : nimes sur le fait que c’est la pierre qui distingue la première est l’identité montagnarde, notamment leurs maisons de celles des “gens de la plaine”. lorsqu’il s’agit des rapports entre gens de la mon- Certes, son emploi dans l’architecture a à voir avec tagne et gens de la plaine – les Wandala en parti- la rareté de la terre argileuse dans les montagnes et culier. Les Montagnards, indépendamment de leurs de l’eau pour la travailler (Vincent 1997 : 338–342), appartenances ethniques, ont tendance à se consi- mais la pierre rêvait tout de même une connotation dérer comme un ensemble cohérent en s’appuyant 2 Chétima (2010 : 42) ; Seignobos (1982 : 35) ; Hallaire 1 MacEachern (1990). (1965/I : 9–11). Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
On ne nait pas ethnique, on le devient ! 181 identitaire, comme le stipule un de mes informa- munautés montagnardes comme un élément mobile teurs, Zabga Valla : de la société. Même lorsqu’elles sont intégrées dans la maison conjugale, elles sont toujours considérées Un bon Montagnard ne doit pas habiter dans une maison comme des étrangères intimes et se sentent comme de terre. Il doit montrer son ardeur au travail en se faisant telles. Dans ce sens, elles sont susceptibles de quit- construire une maison en pierres. Construire une maison ter la maison conjugale et le village quand elles le en pierres est rude et difficile, c’est pourquoi les gens de la souhaitent. plaine préfèrent une maison en terre. La maison en pierres est réservée à la race des gens travailleurs. Partout où tu Par exemple, dans les trois localités de montagne trouveras de telles maisons, il se trouve là un peuple tra- (Udjila, Baldama et Dume) que j’ai retenues dans vailleur. Partout où tu trouveras des maisons en terre, là le cadre de cette étude, il est de coutume qu’une se trouve un peuple paresseux qui vit aux dépens des gens fiancée arrive dans la maison de son mari avec ses travailleurs (Zabga Valla). propres objets domestiques (ustensiles de cuisine, jarres d’eau, literie, parure, etc.). Lorsqu’elle prend L’affectation de la pierre à un usage architectu- la décision de quitter définitivement le foyer, elle ral est diverse et des variantes existent entre les eth- emporte avec elle tous ses objets personnels ; un nies. On remarque qu’elle est partout utilisée pour acte signifiant la destruction symbolique et active la construction des structures considérées comme de sa présence au sein de la maison conjugale. En masculines (case du père, vestibules, chèvreries et revanche, une femme qui souhaite se séparer tem- étables). Les cases des femmes en revanche sont porairement de son mari quitte la maison en lais- construites en argile. La pierre, disent les Monta- sant derrière elle ses objets constituant de ce fait un gnards, est le symbole de la masculinité, de l’éter- espoir de retour. La femme n’est donc pas intégrée nité et de la durabilité. L’argile par contre symbolise comme membre à part entière dans la maison, et la féminité, la vulnérabilité et la faiblesse (Chéti- elle ne joue aucun rôle important dans le déroule- ma 2011 : 95). C’est la raison pour laquelle les ment des rituels destinés à assurer la continuité de chambres des hommes sont construites en pierre la maison, excepté la première épouse. Elles sont, tandis que celles des épouses sont en argile (entre de la sorte, symboliquement similaires aux Wanda- tien avec Zabga Pastou, 27. 04. 2007). Plus que des la, aussi considérés comme des étrangers au sein de maisons faites de pierres et d’argile, les habitations l’espace humanisé de la montagne. Le symbolisme offrent un espace de représentation des identités du genre crée ainsi une équivalence analogique sexuelles et sociales au sein d’un ménage. Dans entre les épouses des Montagnards et les Wandala cette perspective, les femmes et les enfants en bas en soulignant les parallèles entre la représentation âge avaient leurs demeures dans des cases d’argile. matérielle de la femme (argile) et l’utilisation de ce “Les femmes sont fragiles comme de l’argile, c’est même matériau dans la maison traditionnelle des pourquoi on les fait habiter dans des cases d’argile”, Wandala. L’aspect culturel le plus saillant dans cette me confient régulièrement mes informateurs lors de représentation symbolique des relations de genre au mes séjours de recherche. sein de la maison n’est donc pas seulement la diffé- Par ailleurs, l’argile est considérée par les Mon- renciation entre hommes et femmes. Elle concerne tagnards comme caractéristique des maisons wan- aussi la différenciation entre les Montagnards et les dala, d’où l’analogie métaphorique entre femmes gens du dehors, c’est-à-dire, les étrangers ou plus et Wandala très courante dans les Monts Mandara. exactement les “gens de la plaine” pour utiliser l’ex- Toutefois, cette analogie exprimée à travers l’uti- pression la plus courante de mes informateurs. Ce lisation des matériaux (pierre = homme = Mon- que la femme est au sein de la maison conjugale, le tagnard ; argile = femme = Wandala) n’est pas à Wandala l’est au sein du terroir montagnard. prendre dans son sens premier dans la mesure où il On remarque en outre que toutes les ethnies n’existe aucune similitude sexuelle entre les femmes montagnardes ont une préférence marquée pour et les Wandala. Elle n’exprime pas non plus l’idée les altitudes.3 La maison elle-même est organisée que ces derniers seraient un groupe constitué d’in- en deux parties ; la partie masculine située en haut dividus faibles, fragiles et vulnérables comme sont et la partie féminine en bas. Ici encore, les Monta- représentées les femmes dans l’imaginaire monta- gnards utilisent les représentations imagées du haut gnard. L’analogie juxtapose plutôt les vrais “gens et du bas pour juxtaposer les femmes et les Wandala de la montagne” (hommes montagnards) et ceux comme partageant des caractéristiques communes. qui sont étrangers (épouses au sein de la maison et Les hommes, au sein de la maison, logent dans la Wandala). Comme le signale déjà Bernard Juillerat (1971 : 133), et Diane Lyons (1992 : 135–138), la 3 Chétima (2011) ; Smith and David (1995) ; Lyons (1992) ; femme est considérée dans presque toutes les com- Hallaire (1991). Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
182 Melchisedek Chétima partie haute, car la hauteur est synonyme de pres- la consigne la plus stricte étant l’interdiction for- tige. Les femmes sont en contrebas parce que ce- melle aux femmes de s’introduire dans celui du chef lui-ci porte en lui le symbole de la bassesse (Lyons de famille. Celle qui sera surprise en train d’y entrer 1992 : 129 ; Hallaire 1991 : 47). Certes, la significa- ou d’y sortir sera traitée comme une voleuse et sanc- tion allégorique du bas est difficilement applicable tionnée comme telle (Chétima 2006 : 38). aux Wandala dans la mesure où les Montagnards reconnaissent qu’ils leur sont supérieurs sociale- ment et économiquement. Il faudrait voir ici encore 1.2 Plan intérieur des maisons pour dire l’identité le même souci de les cataloguer en tant qu’étran- ethnique gers au même titre que les femmes. Il y a presqu’un rapport étroit entre le statut d’allogène et les basses Christian Seignobos avait déjà émis l’hypothèse altitudes. Par exemple, lorsqu’un groupe d’hommes qu’il existait au sein de chaque ethnie un stéréotype se réfugient au sein d’une ethnie à la suite d’une pé- architectural décelable, entre autres, à partir du plan riode de famines ou d’incidents intra-ethniques, ils intérieur de la concession (1982 : 35). J’ai effectué sont considérés dans le nouveau village comme des quelques relevés d’habitation chez les Podokwo, étrangers. Par conséquent, la parcelle de terrain qui Muktele et Mura pour vérifier l’existence de ce sté- leur est accordée pour la construction de leurs mai- réotype ethnique. J’ai aussi interrogé les répondants sons se trouvait en bas, dans les plateaux internes sur là où devraient être placées les structures réser- (Hallaire 1991). vées aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux Parce que vivant en plaine ou, plus exactement bétails et à d’autres types de mobilier au sein d’une en brousse selon la terminologie des Montagnards, maison. En réponse à mes questions, les informa- les Wandala apparaissent sous la même forme méta- teurs en général ont dessiné le plan ethnique au sol phorique que les femmes et les étrangers. Dans les avant d’indiquer l’emplacement des structures réser- travaux de construction, les personnes qui présen- vées à chaque catégorie d’individus, aux animaux tant aussitôt des signes de faiblesse sont concomi- ainsi que l’emplacement des greniers et autres mo- tamment qualifiées de femmes et/ou de Wandala. biliers intérieurs. Comme les femmes, les Wandala sont considérées Une maison podokwo (kayə parkwa) s’ouvre sur par les Montagnards comme des personnes qui ne une cour extérieure caractérisée par la présence peuvent pas accomplir des travaux manuels : “Les d’un grand arbre qui dispense son ombre en sai- Wandala ne peuvent pas travailler comme nous les son sèche aux membres de la maison. Après avoir Montagnards. Ils sont paresseux, et c’est pour cela traversé la cour extérieure, on pénètre dans le kayə qu’ils payent les gens pour travailler à leurs places”, par une entrée principale donnant lieu à une sorte explique Mesləpe Ragwa (10. 03. 2012). La fémi- d’antichambre montée en pierres. À partir de là, on nisation des Wandala ne résulte donc pas des simi- découvre à droite de l’entrée la case du père (virə litudes physionomiques et sexuelles perçues entre baba : chambre père) légèrement retirée et indépen- eux et les femmes. Elle résulte plutôt d’une analogie dante des autres cases. On y construit aussi un ou structurelle établie par l’utilisation du sexe comme plusieurs étables (zləma sla) et chèvreries (zləma une métaphore de dénigrement. nawa), montées essentiellement en pierres sans ar- En outre, certaines unités et pratiques architectu- gile pour permettre l’aération de l’intérieur. rales sont considérées comme spécifiquement mon- En face de l’axe d’entrée, on se trouve devant une tagnardes et aident à marquer la différence avec série des case-vestibules (guitsike) commandant l’autre musulman. Dans les trois ethnies, les infor- l’accès dans l’enceinte de la maison (huđə kaya : mateurs mentionnent le grenier comme l’élément le ventre de la maison). La première case-vestibule plus fondamentalement montagnard. Ils sont d’ail- (guitsikə zhəbe) est la structure la plus imposante leurs partout structurés de la même façon et sont uti- d’une maison podokwo de par sa hauteur et sa di- lisés dans le marquage de la frontière avec les Wan- mension. Son toit est également le plus élevé et le dala : “Le grenier est important pour conserver les plus fourni en tiges de mil. Elle est montée essen- vivres, mais surtout il est au centre des cultes ren- tiellement en pierres soudées par une couche d’ar- dus aux ancêtres. C’est pourquoi les Wandala n’ont gile pour permettre la résistance de la structure. La pas de greniers parce que leurs ancêtres ne restent guitsikə zhəbe est en outre munie de deux entrées : pas dans la maison” (entretien avec Kwetcherike, la première constituant l’entrée dans la structure 17. 11. 2011). Les répondants indiquent que la con proprement dite, la seconde commandant l’accès struction d’une maison montagnarde commence dans les autres structures. Deux autres portes sont presque toujours par l’édification d’un grenier. Une prévues pour donner accès à des éventuelles cases même discipline régit la descente dans les greniers ; pour les fils. Chaque fils ayant atteint l’âge mature Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
On ne nait pas ethnique, on le devient ! 183 Légende 1 – Enclos à bétail 2 – Case du père 4 3 – Vestibule 4 – Étable 7 8 5 – Case des fils 5 6 – Case des pots 15 7 – Cuisine de la 2ème femme 1 8 – Chambre de la 2ème femme 3 9 9 – Cuisine de la 1ère femme 10 – Chambre de la 1ère femme 3 6 14 11 – Cuisine de la 3ème femme 13 12 – Chambre de la 3ème femme 2 13 – Greniers du père 14 – Greniers de la 1ère femme 5 10 15 – Greniers de la 2ème femme 16 16 – Greniers de la 3ème femme 17 – Déclivité du terrain 18 – Quartier de l’homme 18 19 12 11 19 – Quartier d’épouses 20 – Mur d’enceinte 17 20 Fig. 1 : Stéréotype d’une maison podokwo tel que schématisé par les participants et reproduit par M. Chétima. doit avoir sa propre case au sein de la maison dans tière obscurité. L’ouverture de la vire nəsa fait face laquelle il habitera avec sa femme jusqu’au jour où à son silo alors que celle de la kudigue lui tourne le il aura sa propre maison. Après la traversée des ves- dos en regardant vers le mur d’enceinte. L’ensemble tibules, on débouche dans le ventre de la conces- constitué de l’aire des greniers et de slala nasa est sion, c’est-à-dire, dans l’ensemble constitué de l’aire ceint par un haut mur d’enceinte (shəma) essentiel- des greniers et du quartier des épouses (slala nasa : lement monté en pierres sans argile. La maison peut quartier des femmes). L’aire des greniers est consti- comporter d’autres cases pour abriter les parents du tuée de l’ensemble des greniers (kede) appartenant chef de famille, les filles divorcées et revenues à au chef de famille et aux épouses. L’homme dispose la maison paternelle et les veuves. Ces cases sont de trois greniers à savoir : le grenier des nouvelles construites en dehors de l’enceinte de la maison, récoltes (kedə səga), le grenier des récoltes anté- mais doivent être situées à une courte distance de rieures (kedə slufa) et le grenier du surplus en mil part et d’autre de l’entrée principale. (kedə zhembe). La femme en dispose deux : l’un qui Comme chez leur voisin podokwo, la maison contient le mil distribué annuellement par le chef de chez les Muktele est un ensemble de cases rondes famille et l’autre pour accueillir ses divers produits groupées plus ou moins circulairement, et serrées de beauté. Les ouvertures des greniers de l’homme les unes contre les autres autour d’une cour inté- sont tous tournées vers le vestibule tandis que celles rieure (kawdal ). Un vestibule (dzogdzog) construit des épouses font face à leurs chambres respectives. en pierres sans argile précède l’entrée principale Les cases des femmes (virə nasa) et leurs cui- dans la maison (gay). Une fois le dzogdzog traver- sines (kudigue), disposées par ordre d’ancienneté, sé, la première case qu’on rencontre est celle où le délimitent la salle des greniers. Le domaine de la chef de famille (zil gay) passe ses nuits. Elle est première femme (cuisine, chambre à coucher et suivie de deux ou trois autres cases masculines dis- deux greniers) est situé en face de l’axe du vestibule. posées en série et qui font office de vestibules. De Toutes les cases composant le slala nasa doivent être part et d’autre du premier vestibule se trouve de pe- identiques pour éviter la jalousie entre les femmes. tites constructions de pierres (hohl ) pour garder les Lorsque le chef de famille épouse une seconde et bœufs et les chèvres. Le dernier vestibule contient éventuellement une troisième femme, celles-ci vien- les pots ancestraux (burma). Les gazarak sont inha- dront s’établir de part et d’autre du domaine de la bités, mais constituent le chemin obligé pour accé- première. La construction des cases d’argile n’inclut der dans l’enceinte de la maison (kawdal ). Toutes aucune porte d’entrée au départ. Celle-ci sera décou- les cases situées avant et autour des vestibules pée après avoir achevé l’élévation du mur. L’ouver- constituent la partie masculine du gay. Le kawdal ture des cases, surtout celle des cuisines, doit être par contre est le domaine des femmes et des enfants très exigüe car il faut garder l’intérieur dans une en- en bas âge. Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
184 Melchisedek Chétima Légende 16 1 – Enclos à bétails 18 2 – Case du père 17 19 3 – Etables 6 4 – Vestibule 5 5 – Cases des fils pubères 3 6 – Cuisine 3ème femme 7 7 – Cuisine 1ère femme 1 8 – Chambre 1ère femme 15 9 – Cuisine 2ème femme 10 – Chambre 2ème femme 11 – Chambre 3ème femme 2 13 12 – Greniers du père 4 8 13 – Greniers 1ère femme 12 14 – Greniers 2ème femme 1 15 – Greniers 3ème femme 16 – Déclivité du terrain 17 – Quartier de l’homme 18 – Quartier d’épouses 3 15 14 9 19 – Muret de pierres 5 11 10 Fig. 2 : Stéréotype d’une maison muktele tel que schématisé par les participants et reproduit par M. Chétima. Dans le kawdal se trouve un labyrinthe de gre- abritent les enfants célibataires ou mariés et sont niers (vda) de forme cylindrique contenant toutes toutes localisées dans la partie masculine de la mai- les récoltes de la famille. On distingue les gre- son. Toutes les cases sont reliées entre elles par un niers de l’homme (au nombre de deux) et les gre- mur de pierres sèches (asaô) fermant complètement niers des épouses (un par épouse). Les greniers de le gay. Entre les cases d’épouses et leur cuisine, une l’homme ne se distinguent de ceux des épouses que brèche dans le mur (mawnik) sera créée pour per- par le cloisonnement intérieur. Ils ne sont pas en mettre à d’éventuelles nouvelles épouses d’entrer et effet compartimentés alors que ceux des épouses de sortir de la maison en toute discrétion pendant sont divisés en trois étages intermédiaires (daboza). leur claustration. C’est pour cette raison que le mur Chaque femme doit parer la façade de son grenier constitue la forme architecturale la plus typique- et de sa cuisine selon ses propres motifs décoratifs. ment muktele. En revanche, il leur est interdit de décorer les vda du La maison mura obéit presqu’à la même logique chef de famille, car ces derniers font l’objet de nom- d’organisation de l’espace que celle observée chez breuses libations et offrandes offertes annuellement les Podokwo et chez les Muktele avec quelques va- aux ancêtres du groupe. riantes. Tous les informateurs mura ont commencé Au fond du kawdal se trouve la case de la pre- leurs descriptions par l’ordre dans lequel les uni- mière femme (kudig gaylag : chambre maison d’en tés architecturales doivent être construites dans une bas) qui regarde vers le vestibule contenant les bur- maison. Elles obéissent à l’ordre suivant : cuisines, ma des ancêtres. Elle est considérée comme la par- enclos à bétail, cases des épouses, greniers, vesti- tie la plus féminine, parce que constituant le niveau bules et mur d’enceinte. Si le chef de famille est en le plus bas de la maison. La cuisine de la première même temps chef de son lignage, les greniers seront femme (madagl gaylag : cuisine maison d’en bas) en premier construits, pour lui permettre d’y pla- est construite en même temps que sa case à coucher cer ses gerda lay (pots ancestraux), car ceux-ci ne et doit être située à droite de celle-ci. Les cuisines et doivent pas être exposés à la lumière du jour.4 les cases à coucher des autres femmes (madagl gay- L’homme de la maison passe ses nuits dans le go et kudik gaygo : cuisine et chambre maison en haut) sont placées de part et d’autre de celles de la 4 Entretiens avec Kwona (22. 06. 2012), Lamise (07. 11. 2011) première femme. Les autres cases composant le gay et Dagabou (14. 11. 2011). Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
On ne nait pas ethnique, on le devient ! 185 premier vestibule ou dans sa case à coucher locali- adolescents, les garçons rejoignent leur père tandis sée à droite de l’entrée principale. Pour éviter l’in- que les filles continuent de vivre avec leurs mères trusion des esprits maléfiques au sein de la maison, jusqu’au jour de leur mariage. Lorsque les garçons des objets de médecine sont enterrés à l’entrée (en- se marient, des cases supplémentaires leur sont tretien avec Dəgla, 07. 11. 2011). À cet endroit se construites au sein de la maison paternelle et loca- déroulent aussi la plupart des rites, notamment le lisées de part et d’autre de l’entrée principale. Les baptême du nouveau-né au cours duquel l’enfant re- enclos à bétails sont également situés dans la par- çoit un nom et une amulette de protection (entretien tie haute de l’habitation, mais à gauche de l’entrée. avec Maryam, femme de 55 ans, le 14 novembre Lorsqu’on pénètre dans l’enceinte de la maison, 2011, à Dume). Le quartier de la première femme on aperçoit un labyrinthe de greniers disposés se- (sa cuisine, sa case à coucher et son grenier) est lo- lon un ordre bien établi. Les greniers de l’homme calisé au fond de la maison, et doit être directement sont placés sur la droite, avec le gabaka (grenier opposé au grenier sous lequel sont placés les gerda sous lequel sont disposés les pots ancestraux) sur le lay (entretien avec Amagouwe, homme de 55 ans, côté arrière-droit et regardant dans la direction de le 17 mai 2012). Les quartiers d’autres éventuelles la cuisine de la première femme.9 Les greniers des épouses sont localisés à droite et à gauche de celui épouses sont plutôt placés à gauche. Le placement de la première femme. La seconde femme occupe du gabaka en face de la cuisine et de la chambre de automatiquement le domaine à droite et la troisième la première femme permet à celle-ci d’apprêter les celui de gauche.5 Les femmes de la maison enterrent offrandes que l’homme de la maison offre annuelle- les placentas de leurs enfants dans la surface com- ment aux gerda lay entassés sous le gabaka (Lyons prise entre leur cuisine et leur case à coucher. Des 1992 : 128). L’entrée dans la case de la femme doit pots à moitié enfouis dans le sol sont par la suite être orientée vers l’ouest alors que celle de l’homme placés au-dessus des placentas.6 doit regarder vers l’est. Cette pratique est identique à Les coépouses ne doivent pas partager une cuisine la disposition des corps dans le tombeau. L’homme commune, ni les belles-sœurs une cuisine unique est couché sur son côté droit avec son bras droit avec leurs-belles-mères, car ces dernières peuvent plié sous sa tête tournée vers le soleil levant (est). s’empoisonner les unes les autres.7 Les chambres La femme est couchée sur son côté gauche avec son à coucher des femmes et les cuisines doivent être bras droit plié sous sa tête qui est tournée en direc- tournées vers le centre de la maison, mais doivent tion du soleil couchant (ouest). L’homme est donc être restées invisibles à partir de la case de l’homme, placé dans la maison comme dans le tombeau face car il est inconfortable pour homme et femme de se au soleil levant pour qu’il sache qu’il est temps d’al- voir lors de la prise des repas (Chétima 2016). Tous ler dans le champ du mil. En revanche, les femmes les récipients vides appartenant aux femmes doivent sont placées dans la maison comme dans le tom- être renversés et percés pour qu’ils ne soient pas uti- beau en face du soleil couchant pour qu’elle sache lisés par ces dernières à des fins occultes.8 Les en- qu’il est temps de préparer le repas du soir. Cette fants en bas âge dorment avec leur mère. Une fois façon d’interpréter les places occupées par l’homme et la femme au sein de l’espace domestique consti- tue vraisemblablement l’un des aspects distinguant 5 Entretiens avec Medyokwa (07. 12. 2011), Dawcha (03. 05. 2012) et Maryam (14. 11. 2011). la maison des Mura de celles des Podokwo et des 6 La place primordiale qu’accordent les Mura à l’enterrement Muktele. du placenta au sein de l’espace intérieur de la est amplement Au regard de ces descriptions, on peut émettre soulignée par Diane Lyons (1998 ; 1992). l’hypothèse que les stéréotypes ethniques (Seigno- 7 Entretiens avec Lamise (29. 11. 2011), Dawcha (03. 05. 2012) bos 1982) sont créés dans le but de générer la dif- et Maryam (14. 11. 2011). 8 Entretiens avec Dəgla (07. 11. 2011), Kwona (22. 06. 2012) férence avec l’Autre, et relèveraient de ce qu’Arjun et Maryam (14. 11. 2011). – En effet, les femmes qui laissent Appadurai (1996) appelle “stratégies identitaires”. leurs pots ouverts sont suspectées de les utiliser à des fins oc- Dans cette avenue, et comme le suggère d’ailleurs cultes. Aucune raison concrète ne semble expliquer en quoi Ian Hodder (1982 : 85), l’objectif serait celui de les récipients interviennent dans les pratiques de sorcelle- matérialiser la différence séparant le Nous du Eux rie. Pourtant mes informateurs sont tous unanimes pour dire qu’ils sont utilisés par les femmes pour dissimuler à l’inté- dans un univers géographique et architectural res- rieur des produits maléfiques destinés à provoquer l’inferti- semblant. On s’aperçoit aussi que la conscience lité des coépouses, et dans certains cas, la mortalité infan- ethnique ne dépend pas forcément du facteur bio- tile au sein de l’espace intérieur de la maison. Voir surtout logique, mais est aussi liée aux relations sociales, Lyons (1998) pour une analyse complète du rôle des réci- pients dans les pratiques occultes chez les Mura. Voir aussi David, S terner, and Gavua (1988) pour des analyses simi- 9 Entretiens avec Daugwene (03. 11. 2011), Dawcha (03. 05. laires respectivement chez les Mafa et les Bulahay. 2012) ; voir aussi Lyons (1992 : 128). Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
186 Melchisedek Chétima Légende 1 – Case du père 1 2 – Vestibules 3 – Enclos à bétails 4 – Chambre 4ème femme 5 – Chambre 3ème femme 2 6 – Chambre 1ère femme 3 7 – Cuisine 1ère femme 8 – Chambre 2ème femme 9 – Cuisine 2ème femme 10 – Cuisine 3ème femme 11 – Cuisine 4ème femme 2 12 – Case de la mère 13 – Grenier central (Gabaka) 14 – Autres greniers de l’homme 15 – Grenier de la 4ème femme 3 16 – Grenier de la 3ème femme 4 3 17 – Grenier de la 1ère femme 18 – Grenier de la 2ème femme 2 3 12 14 5 14 11 15 13 6 16 18 10 17 7 9 8 Fig. 3 : Stéréotype d’une maison mura tel que schématisé par les participants et reproduit par M. Chétima. au moyen desquelles les différences architecturales 1969). Autrement dit, l’idée que les gens ont d’ap- sont identifiées et diffusées à un niveau discursif en partenir à un groupe est toujours contextuelle et tant qu’outils d’identification.10 On remarque enfin situationnelle, maintenue grâce à l’articulation sym- que les sentiments ethniques au sein d’un groupe bolique de la différence et de la similitude.12 donné sont toujours générés en opposition à d’autres Tout en reconnaissant le caractère construit de groupes,11 grâce à l’utilisation des symboles archi- l’ethnicité, les données ethnographiques ci-dessus tecturaux. Si la première unité d’identification à la- invitent néanmoins à prendre une certaine distance quelle les montagnards recourent habituellement avec les théories de l’invention coloniale de l’ethnie reste la lignée patrilinéaire (MacEachern 2002), dans les Monts Mandara.13 En effet, les concepteurs celle-ci est mise aux oubliettes lorsqu’ils sont en de ces théories se sont à mon avis un peu trop rapi- situation d’interaction avec les autres groupes eth- dement prononcés dans leur effort de déconstruction niques, d’où l’importance de dépasser la vision pri- de la notion d’ethnie en généralisant à l’ensemble mordiale laquelle définit l’ethnicité par l’aspect ata- des Monts Mandara les conclusions issues de l’ob- vique. Les données exposées ci-dessus permettent servation des phénomènes ethniques chez quelques plutôt de la considérer comme une construction groupes ethniques. L’existence des stéréotypes ar- constante et consciente des acteurs sociaux (Barth chitecturaux ethniques et les discours montagnards 10 Robinson (2006) ; Locock (1994) ; Doxtater (1984) ; Hodder 12 Appadurai (1996 : 14) ; Olsen and Kobyliński (1991 : 6) ; (1982). Barth (1969a : 15). 11 Fuchs (1997) ; Morrison (1976) ; Barth (1969) ; Haaland 13 David, Sterner, and Gavua (1988 : 173) ; Boutrais (1973 : (1969). 34–37) ; Juillerat (1971 : 72–74). Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
On ne nait pas ethnique, on le devient ! 187 autour de leurs maisons montrent que l’intervention plaine située en contrebas. Il s’agit, dans ce cas, coloniale n’a pas toujours été à l’origine de la créa- d’un simple glissement de l’ethnie dans la mesure tion des ethnies. En revanche, si on admet l’anté- où les Montagnards continuent de vivre en fonc- riorité de la conscience ethnique, il est néanmoins tion de leur appartenance ethnique (Boutrais 1973 : indéniable que les pouvoirs coloniaux, en créant 53 ; Hallaire 1991 : 52). La seconde modalité est des cantons en territoire montagnard dans les an- le déplacement dans les villes et villages wandala, nées 1940, ont contribué à l’apparition de nouvelles laquelle provoque un peuplement plus hétéroclite. formes d’identification au sein des populations mon- Par ailleurs, la descente en plaine coïncide avec tagnardes. Ces nouvelles dynamiques identitaires l’implantation des missions chrétiennes, notamment sont davantage mises à l’œuvre à partir des années la Mission-Unie du Soudan (MUS) et la Mission 1963, lorsque les pouvoirs locaux entérinent le pro- Catholique déjà présente dans la région dès 1946. jet colonial de faire descendre les Montagnards en Les deux églises multiplient peu à peu leurs postes plaine (Boutrais 1973). Ces derniers s’identifient dans les villages montagnards en construisant entre non seulement en faisant référence à leur origine autres des églises, des hôpitaux, des dispensaires ethnique, mais davantage à l’opposition montagne/ et des écoles (Hallaire 1991 : 55 s.). Les actions plaine (Hallaire 1991). Autrement dit, l’imaginaire des missions chrétiennes provoquent une vague de de la montagne et de la plaine qui était convoqué conversion chez les ex-Montagnards vivant désor- pour expliquer la différence entre un Montagnard et mais en plaine (Hallaire 1991). En revanche, les un Wandala devient dans le contexte de la descente Montagnards à proximité des villes musulmanes en plaine, un facteur-clé dans le discours identitaire étaient plus ouverts à l’influence de l’islam. L’une des populations restées dans les massifs d’une part, et l’autre de ces deux religions ont donné lieu à des et de celles descendues pour construire leurs mai- changements qui débordent le simple plan religieux. sons en plaine d’autre part. Les changements consécutifs à la descente en plaine, à la christianisation et à l’islamisation ont, dans tous les cas, entrainé de nouvelles configurations identi- 2 Nos maisons sont descendues en plaine taires, qui elles-mêmes ont donné lieu à de nouvelles pratiques architecturales et inversement. Au sein des Dès les années 1920, la descente en plaine est ap- trois groupes étudiés s’observent les trois schémas parue pour les pouvoirs coloniaux comme une né- suivants : l’attachement plus marqué à la montagne cessité pour faciliter le contrôle des Montagnards. chez ceux qui continuent de vivre en montagne et Ce thème devient surtout une réelle préoccupation à sur les piémonts, l’hybridation architecturale et partir des années 1940 au cours desquelles les chefs identitaire chez ceux vivant dans les villages de la des cantons, qui venaient d’être nouvellement pro- plaine, l’assimilation quasi-complète aux Wandala mus, reçoivent l’ordre de descendre vivre sur les et l’adoption des symboles culturels islamiques chez piémonts (Boutrais 1973 : 70). Si les Montagnards ceux vivant dans les bourgs musulmans. de la partie méridionale acceptent de descendre en plaine dès les années 1920, ceux de la partie sep- tentrionale (Podokwo, Mura, Uldeme, Muktele, 2.1 Vrais Montagnards versus faux Montagnards etc.) en revanche refusent de quitter “les rochers de leurs ancêtres” (Hallaire 1991 : 50–54 ; Boutrais Dans les montagnes, le comportement architectural 1973 : 76). Tous les rapports des administrateurs reste en général le même que l’on appartienne à la coloniaux14 sont unanimes pour constater l’échec religion traditionnelle ou au christianisme. Les mai- des mesures incitatives de descente mises en place sons sont construites suivant le même plan que par par l’administration coloniale française (Seignobos le passé, même si elles tendent à délaisser progressi- 1982 : 79 ; Boutrais 1973 : 61). Il faut attendre les vement les crêtes montagneuses au profit des replats pratiques coercitives de l’administration locale en situés en contrebas. Il existe néanmoins de légères 1962–63 pour que le mouvement se déclenche vé- disparités entre les maisons des personnes âgées et ritablement. La descente des Montagnards s’effec- celles des jeunes chefs de ménage. Les premières tue selon deux modalités différentes. La première constituent les survivances de ce qu’était une mai- est l’installation des populations sur les piémonts son traditionnelle ; les secondent obéissent certes respectifs de leurs massifs et sur la portion de la au plan ethnique, mais tendent de plus en plus à se désagréger du fait de la faible tendance à la poly- 14 Voir Kerbellec (1943) ; Maronneau (1934) ; Nicloux (1932) ; gamie observée chez les jeunes chefs de famille. Chabral (1931) ; Remiré (1929) ; Petit (1920) ; Audoin D’une manière générale, et mises à part les va- (1919). riances ethniques étudiées plus haut, les maisons en Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. 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188 Melchisedek Chétima montagne ont le même plan. Par une porte, toujours manente, le “chez-nous”, pour utiliser le langage située en haut de la maison, on pénètre dans une des Montagnards.16 Les termes locaux désignant la entrée autour de laquelle sont disposées la chambre montagne et la plaine véhiculent d’ailleurs d’autres du chef de famille, les chèvreries et le vestibule. Le notions. Ainsi, le mot désignant la montagne véhi- vestibule s’ouvre sur un couloir plus ou moins long cule l’idée d’un espace vivant, humanisé, socialisé qu’il faut traverser avant d’accéder dans l’enceinte et habité (Vincent 1997). de la maison, constituée des greniers, des cuisines et Inversement, le mot correspondant à la plaine des chambres des femmes, disposées selon le même est employé pour désigner la brousse, le lieu vide principe que par le passé : domaine de la première d’hommes, ce milieu étranger et dangereux (Hal- femme au centre en face de l’axe du vestibule, do- laire 1991 : 46 ; Boutrais 1973 : 34). En tant que maines d’autres femmes de part et d’autre de celui lieu autre, les Montagnards manifestent un certain de la première. Elles sont encerclées par un haut mépris, non seulement pour les Wandala, mais aussi mur monté en pierres sèches (Podokwo), ou par de pour ceux des leurs qui se sont installés en plaine et petits murets reliant les différentes cases entre elles sur les piémonts. D’après Bassaka Kuma, un aîné de (Mura et Muktele). Les toits des cases, toujours co- soixante-dix ans, des chants étaient exécutés pour niques, sont faits de longues perches recouvertes par dédaigner ceux qui étaient descendus de la mon- les tresses de tiges de mil (ou par les pailles chez les tagne, et qui n’ont pas voulu défier la contrainte ad- Mura). Comme par le passé, chaque femme possède ministrative (09. 04. 2007, à Udjila). La dichoto- dans la maison son propre domaine composé d’une mie gens de la montagne versus Montagnards en cuisine, d’une case à coucher et d’un grenier (deux plaine est si forte qu’un informateur Muktele vi- par épouse chez les Podokwo). La maison forme vant en montagne, en occurrence Menague, s’est ainsi un ensemble totalement clos, à part l’unique vu culturellement plus proche d’un Podokwo de la ouverture cachée du côté de la montagne. montagne que d’un Muktele de la plaine (entretien Par ailleurs, la maison de montagne reste encore avec Menague, 26. 04. 2012). En plus des clivages le lieu où sont accomplis les nombreux sacrifices entre les ethnies se superposent donc le clivage op- qui incombent au chef de famille. Des objets sacrés posant les Montagnards vivant dans les massifs et (débris de poteries, pierres rituelles, piquets en bois) les Montagnards habitant les villages de la plaine. sont placés à des endroits précis (dans la cuisine de Ce clivage est entretenu même chez les plus jeunes. la première femme, au pied du grenier de mil, à l’en- Un garçon de 15 ans délégué par le chef mura pour trée principale) où sont célébrés les rites familiaux, m’accompagner dans nos déplacements exprime en ceci en dépit de la conversion de certains chefs de fa- des termes tendancieux cette opposition : mille au christianisme. Rites, symboles et croyances Les gens de la plaine croient qu’ils sont civilisés parce ancestraux, transmis de génération en génération, y qu’ils ont de l’argent. Ils ne respectent ni les coutumes sont toujours conservés et pratiqués. Les tombeaux ni les paroles des vieillards. Même mon neveu joue au des ancêtres situés à l’entrée des maisons rappellent vantard depuis que son papa a décidé de s’installer en sans cesse que ces dernières n’appartiennent pas plaine. Il a de habits, mais à quoi bon alors que leur mai- seulement aux vivants, mais qu’elles marquent un son de montagne s’est écroulée l’année dernière. Je me trait d’union entre les ancêtres, les vivants et ceux dis qu’il a perdu la tête. Les ancêtres se sont fâchés contre à venir. La case à pots continue de faire l’objet des son papa et il en a payé de sa vie il y a de cela 6 mois interdits, montrant à quel point les ancêtres décédés seulement. Quant à moi, même si je n’ai rien, je préfère sont respectés et vénérés. Les Montagnards, même boire ma bière de mil et oublier la galère que de me cor- rompre avec l’argent de la plaine (entretien avec Tacha christianisés croient que les ancêtres participent à Dia, 19. 11. 2011). leur vie et à leurs activités quotidiennes. L’attachement à la maison de montagne et le Même lorsque les habitants de la plaine cla- refus de descendre en plaine sont expliqués par ment toujours leur rapport à la montagne, le sta- la symbolique de l’espace toujours prégnante, qui tut de vrais Montagnards leur est souvent mécon- comme on l’a vu, oppose la montagne à la plaine. La nu par ceux qui vivent encore dans leurs maisons plaine inhabitée, c’est d’abord la brousse, une “terre de montagne. Au cours de mes enquêtes dans les étrangère” d’où il ne faut s’aventurer que pour la massifs muktele de Baldama, Menague me mettait coupe du bois ou pour le ramassage de l’herbe pour en garde d’aller vers ceux qui vivent en plaine si je le bétail et de l’eau pour le breuvage.15 À l’opposé, voulais avoir de la “bonne information” sur l’archi- la montagne représente l’espace habité de façon per- tecture car, me disait-il : “les gens de la plaine ont 15 Hallaire (1991 : 46) ; Seignobos (1982) ; Boutrais (1973 : 16 MacEachern (2002 : 201) ; David, Sterner, and Gavua (1988 : 33 s.). 367) ; Juillerat (1971 : 75–78). Anthropos 112.2017 https://doi.org/10.5771/0257-9774-2017-1-179 Generiert durch IP '46.4.80.155', am 03.11.2021, 10:15:28. Das Erstellen und Weitergeben von Kopien dieses PDFs ist nicht zulässig.
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