ATTENTION DANGER ! FOOTBALL EXTREME - Contribution à une Sociologie des supporters "Ultras"

La page est créée Jean-Luc Dufour
 
CONTINUER À LIRE
Pascal CHARROIN, Institut d'Etudes Politiques de Lyon - 1, rue Raulin, 69365 LYON
Cedex 07

                    ATTENTION DANGER !
                    FOOTBALL EXTREME
                 Contribution à une Sociologie
                   des supporters «Ultras»

Depuis l'avènement du sport moderne, du fait de la présence de plus en plus massive
de spectateurs, la structure et l'image des stades se sont largement modifiées :
aménagement des tribunes, entrée de la publicité, médiatisation et commercialisation
du spectacle «footballistique»... (1).
Dès les années 20, les premiers groupes de supporters se sont constitués, ironie de
l'histoire, en Belgique. Après guerre, ces associations se sont davantage structurées
pour devenir, durant la période 60-70, de véritables institutions ayant plus ou moins de
pouvoir au sein des grands clubs professionnels ; celles-ci faisant l'objet d'un accueil
favorable de la part des autorités sportives, voyant en elles le moyen d'éduquer le
public.
Mais depuis quatre ou cinq ans, d'autres types de rassemblements ont vu le jour : les
supporters «Ultras» (2), plus informels et généralement plus violents, ces spectateurs
cohabitent bon an mal an avec les supporters «officiels» - chacun revendiquant la
légitimité de son «supporterisme» - et avec les dirigeants : à Marseille, Bernard TAPIE
accepte leur présence ; tout comme à Toulouse où ils sont affiliés aux «fans officiels»
du T.F.C. ; par contre, à Bordeaux, les «Ultras Marine» sont «persécutés» par Claude
BEZ (3).
A travers tout ceci, on comprend que le stade n'est pas uniquement un lieu de
communion, mais également un espace de différenciations où s'expriment des clivages
socio-culturels. Ainsi, le football en tant que spectacle fait fonctionner des alliances et
des oppositions subtilement combinées qui donnent aux enceintes du ballon rond
l'image de l'union et de la division : à Marseille, les spectateurs du virage sud injurient
ceux de Jean BOUIN un peu trop guindés ; des problèmes similaires existent à Saint-
Etienne, lorsque les spectateurs de la tribune centrale refusent de faire la «ola»
mexicaine, le «kop nord» vocifère. Par opposition à cela, des relations se nouent entre
«extrémistes» d'équipes différentes, une correspondance régulière de plus en plus
importante en témoigne.
Après avoir dégagé les caractéristiques inhérentes à ces types particuliers de
rassemblements, nous tenterons de mettre à jour la «socio-logique» présidant à leur
création, pour déterminer ensuite leur spécificité respective, en comparant notamment
les «Commandos Ultras» de l'O.M. (4) et le «Fan Club» de l'A.S.S.E. (5).
1 - LA «PLANETE» DES «FOUS DU FOOT» : UN TERRITOIRE, UNE ARMÉE, UNE
RELIGION ET UNE CULTURE SINGULIERE

Issus de la classe ouvrière, moyenne ou estudiantine masculine, ils ont entre quinze et
vingt cinq ans et forment des groupes allant de deux cents à deux mille personnes. Ce
sont : les «Ultras» de l'O.M., le «Fan Club» de Saint-Etienne, les «Brigades Sud» de
Nice, les «Ultras» de Toulouse, les «Loire Side» de Nantes, les «Ultras Marine» de
Bordeaux, le «Kop Boulogne» de Paris-Saint-Germain, les «Roux Boys» d'Auxerre, le
«Kop Jean Bouin» de Lyon, le «Magique Toulon», les «Boys Breizh» de Brest... (6).
Ils vouent un véritable culte à leur club et le démontrent par leur extrême fidélité : pour
la plupart (les autres désirant garder l'anonymat), ils sont abonnés et assistent à tous
les matches, au moins à domicile, et ce quels que soient les résultats de l'équipe. De
plus, ils arrivent très tôt au stade et en repartent très tard ; pour eux, le rituel débute
bien avant la rencontre et perdure bien après elle. Ces supporters composent ce que
(AUGUSTIN J.P. et GARRIGOU A, 1985 (7) appellent «le public des fidèles» (8), tant
leur degré de mobilisation est intense.
Or cette fidélité a des conséquences, elle crée des habitudes sociales conduisant à une
appropriation territoriale. Ainsi, la fidélité au club entraîne la fidélité à une tribune. Le
plus souvent, le gradin de prédilection se situe derrière les buts où les spectateurs sont
debout.
En Angleterre, ces places ont pour nom les «terraces», en France, ce sont les
«populaires» ou les virages. Mais, les «Ultras» peuvent parfois «coloniser» une tribune
longitudinale, comme c'est le cas à Lens ou à Lyon. Les noms qu'ils donnent à leurs
organisations dénotent encore un peu plus cet accaparement d'une partie du stade :
«Brigades Sud», «Kop Boulogne», «Kop Jean Bouin», tout comme l'emblème
matérialisant et délimitant «leur» domaine qu'ils accrochent après «leur» grillage.
Mais, cette appropriation quasi fétichiste d'un espace particulier ne va pas sans poser
problèmes, puisqu'elle exclut implicitement - ou si cela ne suffit pas physiquement - la
présence de supporters adverses (9).
D'autre part, «l'expatriation» dans une autre partie du stade est presque impensable.
Un des membres du «Fan Club» m'a un jour confié : «tu sais, même si on nous payait la
place dans les «centrales», on irait pas». D'ailleurs, leurs tentatives timides
d'«émigration» se sont toujours soldées par des échecs, les spectateurs «ordinaires»
ne voulant pas être «emmer... par les claironneurs et les porteurs de drapeaux»,
chacun voulant montrer que son «supporterisme» est le seul acceptable. Ch.
BROMBERGER, A. HAYOT et J-M. MARIOTTINI nous ont également montré dans leur
étude sur le public marseillais que le départ des «Ultras» du gradin nord vers le gradin
sud a été vécu par certains supporters issus des quartiers populaires du nord de la cité
phocéenne comme un véritable déracinement, une invraisemblable trahison (10).
Mais, ce qui distingue encore davantage les «mordus» des supporters occasionnels,
c'est l'utilisation d'attributs habituellement réservés aux militaires ; on se nomme
«Commandos» ou «Brigades», parfois même on exhibe des symboles nazis : croix
gammées, salut hitlérien, cranes rasés, croix celtiques... («kop Boulogne», «Loire
side») ; le port de l'«uniforme» est obligatoire : on s'habille aux couleurs du club, on
noue un foulard autour de la bouche, on agite les drapeaux. Quelque fois même, on se
sert de la canette de bière achetée au café du stade comme d'une arme destinée à
atteindre le gardien adverse ou l'arbitre.
Toute cette appropriation de symboles militaires repeints aux couleurs locales puise
ses fondements dans le lien historique traditionnel qui unit métaphoriquement le sport à
la guerre (11) et dans la réactualisation de conflits paroissiaux issus de la pratique de
la «soule» au Moyen-Age. Cette mise en avant de la logique conflictuelle est également
la conséquence de l'accroissement des enjeux économiques et médiatiques que
connaît le sport moderne, ceci s'accompagnant d'une recherche de la victoire à tout
prix.
D'ailleurs, ces démonstrations de type guerrier remplissent de multiples fonctions : elles
permettent une identification intense à l'équipe ; elles montrent aux autres le lien quasi
physique qui unit le supporter à son club ; enfin, elles permettent de se faire
reconnaître comme membre à part entière de la communauté, notamment à l'extérieur
où les «fans» d'un même «team» se regroupent automatiquement, et ce même s'ils ne
se connaissent pas.
Cette forme de totémisme en apparence puérile revêt une grande importance ; ainsi, on
peut s'apercevoir au visionnage des cassettes du Heysel (12) que le catalyseur
principal de ce drame fut la destruction par le feu d'un drapeau de la «Juve» par un
«Red» de Liverpool. Ce geste a servi de ralliement chez les Anglais, tandis qu'il a été
perçu comme une provocation et une transgression des règles sacrées chez les
«Tifosi» (13). La même «technique» a d'ailleurs été utilisée par les «Ultras» de l'O.M.
qui se sont appropriés un fanion vert lors d'un Marseille/Saint-Etienne et l'ont «immolé»
au milieu de la pelouse du stade vélodrome.
Bien sûr, toute cette mise en application des pratiques militaires conduit à une
structuration et à une hiérarchisation très forte. En effet, comme nous l'ont montré
CIVARDI Ch., 1985 EHRENBERG A., 1985 (14) les groupes «extrêmes» ne sont pas
«des hordes de monstres dénués d'humanité se conduisant comme des sauvages
déguisés en sportifs», mais bel et bien de «vrais» supporters remarquablement
organisés. Même si officiellement, ces associations n'ont aucune existence juridique,
aucun statut, aucun texte stipulant le rôle et la fonction de chacun des membres, on
s'aperçoit à l'étude que le pouvoir ne se distribue pas de façon égalitaire, il s'instaure
une structure pyramidale régissant les rapports entre individus.
Cette logique de la différenciation se fonde sur l'âge, la valeur physique, le capital
relationnel, l'ancienneté, etc.
Ainsi, (MARSH P., 1982) (15) distingue trois types de position sociale : on trouve, en
premier lieu, les «novices» qui ont entre neuf et seize ans, ils sont engagés dans un
processus d'apprentissage ; viennent ensuite les «chahuteurs» qui ont l'initiative des
démonstrations symboliques d'allégeance à leur équipe et d'hostilité à l'égard du
«team» adverse, ils sont un peu plus âgés et se situent au-dessus des «novices» ; puis
enfin, les «diplômés», ils ont une vingtaine d'années et jouissent par leur charisme d'un
grand prestige aux yeux des autres «fans». On remarque, par exemple, le rôle
particulier joué par Marco, le leader des «Ultras» de l'O.M. ou par le chef du «Fan
Club» stéphanois qui arbore son maillot vert frappé du numéro 10, symbole du patron
sur le terrain et dans... les tribunes.
Toutefois, si ce mode de structuration rigide et cet emprunt de symboles militaires
donnent une image un peu rude de «l'homosupporterus», celle-ci n'empêche pas
l'émanation de pratiques plus «cools» se rapprochant de manifestations quasi
religieuses (16). Si le football moderne repose sur une logique programmatique,
rationnelle et technique, celle-ci n'exclut pas pour autant la superstition, le fétichisme,
voire la croyance. Ainsi, les habitués conservent les billets d'entrée ; certains vont
même jusqu'à porter la veille de chaque match des sous-vêtements aux couleurs du
club (17) ; d'autres, durant la trêve, se rendent en «pèlerinage» dans «leur» stade de
prédilection (18) ; d'autres encore, cultivent chez eux une motte d'herbe prélevée de la
pelouse fétiche ; une jeune stéphanoise m'a même affirmé qu'elle avait prié pour que
les «Verts» remontent en 1ère division. Il serait trop long d'énumérer toutes les
anecdotes circulant à ce sujet, tant elles sont nombreuses et d'ailleurs souvent
invérifiables, mais l'essentiel n'est-il pas qu'elles soient crues et partagées comme un
patrimoine référentiel par l'ensemble des supporters.
Ce qui différencie aussi les «fans» de ces derniers, c'est leur comportement. A l'opposé
de celui des spectateurs «ordinaires» et très démonstratifs, les «Ultras» entonnent des
slogans qui sont repris ensuite par la presque totalité du public. Ils sont les plus
exubérants : lorsqu'un but est marqué, les drapeaux sont agités, tout le monde se
congratule ; avant le match, certains n'hésitent pas à franchir les grillages pour faire un
tour d'honneur, salué comme il se doit par l'ensemble des spectateurs. Les
manifestations de violence symbolique et quelquefois physique - leur sont également
dévolues : quolibets, bras d'honneur, poings levés, slogans provocateurs etc. (19).
Or afin de mieux comprendre ce rôle particulier joué par les «fans», il convient de
découvrir maintenant les ressorts sociaux permettant d'expliquer l'attitude de ces
passionnés.

Il - LE «METIER»         DE    SUPPORTER :       SA    LOGIQUE      SOCIALE     ET    SES
RETRIBUTIONS

L'extrême spécialisation et la division de plus en plus poussée du travail a «contaminé»
l'univers sportif moderne, au point de le rendre de plus en plus technique, utilitaire et
fonctionnel. Comme nous l'a montré Ch. POCIELLO à propos du rugby : à chaque type
social correspond une modalité de pratique singulière. Reprenant les thèses de P.
BOURDIEU, il a expérimenté la correspondance qui existait entre «habitus» et activités
sportives.
On peut faire nôtre cette explication en vérifiant que le football privilégie et réclame de
la même manière des qualités spécifiques à chaque «poste» : on distingue le numéro
10 créateur et inspirateur de jeu modèle PLATINI, du numéro 6 travailleur obscur et
«ratisseur de ballons» modèle FERNANDEZ. Cette interprétation fait d'une équipe une
mini-société en marche qui donne au public l'image de sa diversité comme de son
unité. Paraphrasant M. BERNARD et M. MAUSS, (POCIELLO Ch., 1983. 20) écrit : «le
groupe social [...] tente, à travers ces dernières grandes manifestations festives et
rituelles, de se rendre présent à lui-même dans l'unité de ses contradictions, de se
représenter, dans la dialectique de ses divisions et de ses conflits.
Le spectacle sportif donne une [...] concrétisation au système symbolique de notre
société [...] se construit. Il réalise le système des symboles à travers lequel notre
société se voit [...] comme une entité [...] unifiée et divisée.»
On comprend désormais mieux comment, par imitation, la différenciation de la pratique
elle même conduit à une spécialisation des rôles dévolus à chaque spectateur : les
décideurs économiques, à travers le sponsoring, apportent leur aide financière ; les
notables politiques, la légitimité et le prestige... les «Ultras», leur participation vocale,
symbolique et émotionnelle. La «distinction entre les experts et les profanes» ainsi que
l'appropriation des «rênes» du football par les entreprises économiques, politiques et
médiatiques ont entraîné l'accaparement par les supporters «ordinaires» dénués de
capital socio-économique de la fonction de «machines hurlantes à sens unique» ;
faisant d'eux des «fans» chauvins, «dé-individualisés», privés de sens critique et de
tout recul.
Cette appropriation de l'objet sportif par les décideurs financiers, institutionnels et
journalistiques a deux autres conséquences : l'accroissement des enjeux et le déclin du
sport «à la bonne franquette». En effet, d'une société travaillée par la «surdétermination
du visible et par l'indétermination du réel» (21) naît le culte du paraître ; de ceci
découle toute une stratégie des «fans» fondée sur le besoin de se montrer. Le Heysel
en est une regrettable mais bien réelle illustration. Cette violence en direct a fait la une
des journaux, des T,V. et des radios. Les holligans ont fait peur par délégation à des
centaines de millions de télespectateurs (et à des milliers de spectateurs) ; comme le
dit (EHRENBERG A., 1985. 22) ils ont, par leur exhibition, «déplacé le pôle de visibilité
de la pelouse vers les tribunes». Cette soif de paraître se manifeste également lorsque
les photographes et les cameramen pointent leurs objectifs sur les supporters qui se
mettent à agiter des drapeaux, à entonner des slogans, à provoquer de toutes les
manières possibles. Quelle fantastique rétribution que d'être le lendemain sur le journal
ou de passer à l'écran pour ces jeunes «Ultras» en mal de reconnaissance sociale
(23) ; même si ces «fans» ne sont pas forcément dépossédés de toute culture légitime,
comme l'atteste la qualité de leur correspondance et leur niveau d'études I Mais, si ce
besoin de se montrer se concrétise à travers des modalités externes, il s'exprime
également au sein d'un processus interne.
En effet, chaque gradin est le lieu singulier d'expression et de représentation d'«éthos»
et d'«exis» différents (24) ; le stade permet au public de voir, mais aussi de se faire
voir. Chaque spectateur a sans cesse dans son champ de vision le terrain et les
tribunes (25), à la différence du cinéphile ou de l'amateur de musique ou de théâtre qui
n'a en face de lui que l'écran, les musiciens ou les comédiens et qui doit se retourner
pour observer l'assistance. Ceci explique pourquoi, lors de «l'épopée verte», la majorité
des «fidèles» de Geoffroy Guichard venait au stade autant pour le public et pour
l'ambiance que pour le spectacle qui lui était proposé.
Cependant, nous ne serions pas complets, si nous ne parlions pas du phénomène
hooligan qui a joué le rôle de catalyseur dans la naissance des groupes «Ultras» en
France.
Dès après les épisodes de Bradfort et du Heysel au printemps 85 (26), on a vu fleurir
des drapeaux britanniques un peu partout dans les stades de l’hexagone. Cette forme
de hooliganisme «à la française» s'appuie sur l'imitation des pratiques d'Outre-Manche
et sur un caractère volontiers provocateur ; mais reposant davantage sur l'utilisation de
la violence symbolique plutôt que sur des manifestations de violence réelle, sauf en ce
qui concerne le «Kop Boulogne» du P.S.G. qui s'est «spécialisé» dans le vandalisme,
notamment à Nice et à Laval. Ce groupe voue d'ailleurs un véritable culte aux
«maîtres» anglais, chaque «action d'éclat» s'accompagne d'une référence graphitique
les encensant : «les hooligans ne sont pas morts», «vive les Reds»... Toutefois, ce type
de comportement largement inspiré par la manière forte de l'extrême droite à un
caractère imitatif et provocateur, plus que réellement politique, comme on le voit, par
exemple, chez les «Loire Side» (27) (28) de Nantes arborant insignes S.S. et autres
symboles fascistes. Le noyautage par les nostalgiques du nazisme des groupes de
supporters est une fiction bien commode qui permet aux dirigeants du football de
renvoyer les problèmes dans le champ politique, plutôt que de les incorporer au champ
sportif.
A travers ces dernières remarques, nous avons «touché du doigt» la caractéristique de
deux groupes particuliers : le «Kop Boulogne» et le «Loire Side», cela nous introduit
naturellement au fait que toutes ces «associations» ne fonctionnent pas de façon
similaire, elles ont leur singularité et entendent montrer leurs spécificités respectives.

III - APPROCHE COMPARATIVE DE DEUX CULTURES « FOOTBALLISTIQUES » :
LES «« ULTRAS » DE L'O.M. ET LE
Entêtes de lettres d'«Ultras» envoyés à MARSAC (J.F.) et photocopies extraites
                de : «Les Ultras», in BUT-PLUS. - 1987 - p. p. 13-16.

La deuxième distinction est d'ordre social, sociologiquement atypiques, les jeunes
Méridionaux s'opposent aux «Foréziens» issus d'un milieu, soit relativement aisé pour
les leaders, soit défavorisé pour les autres.
Le type de relations qu'entretiennent ces deux groupes avec les «fans» d'autres
équipes diffèrent également (29). Le Centre Ethnologique Méditerranéen, par la plume
de Ch. BROMBERGER et de ses collègues, nous explique que l'attitude du public
phocéen fondée sur l'adoration des vedettes étrangères, qui incarnent bien le caractère
fantasque et volubile de la population marseillaise, se calque sur celle des «Tifosi»
italiens ; alors que le «Kop» stéphanois, plus proche du modèle britannique, entretient
des relations privilégiées avec les «fans» «Sang et Or» du R.C. Lens (30) qui
«fonctionnent» à partir d'un imaginaire social similaire, fondé sur l'amour du travail bien
fait, la formation des jeunes, l'esprit du club, etc. (31)
Bien évidemment, la mise à jour de ces particularismes nous permet de mieux
comprendre l'émanation de comportements spécifiques. Le «Kop» du stade vélodrome
plus violent, plus volontiers «chambreur» vis-à-vis de l'équipe adverse, mais peut-être
davantage versatile et sévère envers les siens (salaire de vedettes oblige), se distingue
de son homologue «forézien» beaucoup plus fidèle qui tisse des liens quasi affectifs
avec ses joueurs (32) «c'est nos Verts et gare à qui touche à eux». Ainsi, lorsqu'un
adversaire commet une agression, il est immédiatement traité d'«assassin»; de la
même façon, si l'arbitre prend une décision «injuste», il sera la cible privilégiée des
supporters qui lui lanceront : «arbitre sa..., le peuple aura ta peau» et... des projectiles
divers, persuadés de la malhonnêteté de l'«homme en noir» à la solde des «Parigots»,
Lyonnais et autres Marseillais (33).

Une autre particularité du «Fan Club» stéphanois est qu'il fait très souvent référence au
mythe de l'«épopée verte» des années 70. On constate, à travers les slogans qu'il
entonne et à la lecture des graffiti portés sur ses drapeaux, cet appel incessant au
souvenir de la glorieuse époque : «les verts, c'est les meilleurs, les autres c'est des
bran... aucune équipe ne les remplacera», «les grandes légendes ne meurent pas» etc.
Au moindre match un peu «chaud», on sent cette «ambiance Coupe d'Europe» resurgir
à travers des manifestations périphériques diverses : démonstrations d'allégeance au
«Onze» stéphanois dans toute l'agglomération, mobilisation du public par la presse,
discussions dans les cafés, etc. Les résultats européens ont tissé un lien affectif entre
la population et son équipe de football, à la différence des «Ultras» marseillais qui,
dénués de telles références, réclament avec acharnement une preuve immédiate et
tangible de la bonne santé du Club.

D'un côté, les relations entre les supporters et le Club s'appuient sur la nostalgie, la
commémoration et l'ascétisme ; de l'autre, sur une conception hédonistique et
rationnelle privilégiant le résultat immédiat ; ceci se manifestant par la prise à partie des
joueurs «bleus et blancs» en cas de contreperformances et par la versatilité et
l'infidélité d'un public en quête d'émotions instantanées.
CONCLUSION

Depuis cinq ans, nous assistons à une concentration de la ferveur «footballistique»
presque exclusivement dans le gradin occupé par les «Ultras» : tribune Jean Bouin à
Gerland, gradin nord à Geoffroy Guichard, gradin sud à Nice... alors qu'auparavant, le
stade apparaissait comme un lieu relativement homogène et uniforme.
Or ce regroupement des individus les plus enthousiastes conduit à une situation
explosive, consécutive à une exacerbation de la marginalité et à un renforcement du
culte du paraître.
La manière la plus rationnelle de gérer cette crise latente, consiste donc à faire
participer intensivement les supporters à la bonne marche du club. Des tentatives sont
entreprises dans ce sens, notamment par les dirigeants de l'A.S.S.E. : ainsi, chaque
année, le Président André LAURENT reçoit les représentants du «Fan Club» (34) ;
Jean CASTANEDA, le gardien de but, fait signe avant chaque rencontre aux
spectateurs «du nord» ; Patrice GARANDE (35), l'avant centre, communique la joie du
buteur en escaladant les grilles des «populaires», lorsqu'il réussit à tromper le portier
adverse. Toutefois, ne soyons pas dupes, ce n'est pas «demain la veille» que les
supporters «ordinaires» auront le droit de pénétrer dans les coulisses (36) du stade que
sont les salons, les vestiaires, la salle du Conseil d'Administration, etc.
Toutefois, avant de proposer des solutions visant à lutter contre cette violence latente,
il faut reconnaître que si l'étude des groupes «Ultras» est nécessaire à la
compréhension de l'engouement pour le spectacle du football, elle n'en épuise
néanmoins pas le sujet ; c'est la raison pour laquelle, il conviendrait de recenser
l'ensemble des segments qui forment la population des stades, afin de déterminer la
totalité des interactions et des formes de sociabilité qui les régissent (37).
BIBLIOGRAPHIE

(1) EHRENBERIJ (A) (recueil de textes de) «Aimez-vous les stades ? Les origines
historiques des politiques sportives en France (1870l930)», in Recherches, n°43, avril
1980; 279p.
(2) Je tiens à remercier ici LANFRANCHI (P) pour l'envoi d'articles sur les «Ultras»
italiens ainsi que MARSAC (J-F) qui m'a fait parvenir toute la correspondance qu'il
entretenait avec les groupes «Ultras» français. Il faut noter que le mot «Ultras» dans
son acception «footballistique» est né en Italie à la fin des années 70.
ROVERSI (A) - «Calcio, tifo, violenza», in Rassegna Italiana di Sociologia - n°4,
ottobredicembre 1986 - pp. 563-571 ; «Calcio e violenza in Italia» in IIM ulino -n°318,
luglioagosto 1988 - pp. 676-699 et LIGANTE (P) -«La violenza negli stadi e i giovani» in
Labos. - n°7 - p,p. 212-240.
(3) Sans doute, celui-ci considère-t-il que la présence de supporters trop exubérants
est de nature à effrayer les spectateurs «ordinaires» : CASELLI (P) et ROVERSI (A) -
«Il calcio a la sua cris», in «Il Mulino» - n°315, gennaiofebbraio 1988. pp. 138-155.
(4) Largement étudiés par BROMBERGER (Ch), HAYOT (A) et MARIOTTINI (J-M)
«Allez l'O.M. I Forza Juve ! La passion pour le football à Marseille et à Turin» in Terrain
n°8, avril 1987 - pp. 8-41 (1) ; «L'Olympique de Marseille, la Juve et le Torino.
Variations ethnologiques sur l'engouement populaire pour les clubs et les matchs de
football», in Esprit. n°125, avril 1987 - pp. 174-195 (2) ; «Le stade et les supporters», in
Révolution - août 1987. - pp. 26-28 (3) ; «Enquête sur .les supporters marseillais de
l'O.M. Le grand cérémonial des gradins» in Viva. - n°6, septembre 1987 - pp. 18-21 (4)
et «Pour une ethnologie du spectacle sportif : les matchs de football à Marseille, Turin
et Naples», in MICHON (B) et FABER (C) (textes réunis par) - Sciences Sociales et
Sports états et perspectives - Strasbourg, Actes des Journées d'études de Strasbourg,
13 et 14 novembre 1987, publications de l'Université des Sciences Humaines de
Strasbourg Laboratoire A.P.S. et Sciences Sociales U.F.R. S.T.A.P.S., 1988 - pp. 237-
266 (5).
(5) Que j'ai étudié dans mon Mémoire : «Le Fan Club» in Les fondements de
l'identification des spectateurs aux pratiquants et de la mobilisation sportive : les
supporters de l'A.S.S.E. - Lyon, Mémoire de D.E.A. de Science Politique, novembre
1986 - pp. 39-45.
(6) A l'heure actuelle, ce sont les groupes les plus organisés qui comptent le plus
d'adeptes, mais d'autres viennent parallèlement les concurrencer, comme les «South
Wolfs» de Toulon, les «South Winners» de Marseille, les «Fighters 88» et les
«Fidèles» de Saint-Etienne, etc.
(7) Le rugby démélé - Essai sur les associations sportives, le pouvoir et les notables -
Bordeaux, Le Mascaret, 1985 - 355 p.
(8) Un petit groupe d'«Ultras» de SaintEtienne s'appelle d'ailleurs les «Fidèles».
(9) Lors d'un LEEDS-BIRMINGHAM en 1985, les supporters de «United» procédèrent à
un jet nourri de ... pièces de monnaie, pour chasser de leur tribune les «envahisseurs»
venus de la banlieue londonienne : «Le Heysel», in l'Equipe-Magazine. n°257, samedi
19 octobre 1985. - p. 46. Sur les luttes territoriales à l'intérieur des stades : DUNNING
(E), MARGUIRE (J), MURPHY (P) and WILLIAMS (J). - «The social roots of football
hooligan violence», in Leisure Studies. - n°1, 1982. - pp. 139-156 ; «Spectator violence
at football matches : towards a sociological explanation», in The britsh Journal of
Sociology. - Volume XXXVII. N°2, 1985. - pp. 221-244 et MARSH (P). -Aggro The
illusion of violence. - London, Melbourne and Toronto, J.M. Dent and Sons Ltd, 1978. -
pp., 95-110.
(10) idem (4) pp. 8-11 (1), pp. 186-187 (2), p. 27 (3) et p. 21 (4).
(11) Notamment en Allemagne où, dès le début du XlXème siècle, JAHN légitime le
développement de la pratique gymnique comme moyen d'entretenir la forme physique
des futurs soldats. On constate, d'autre part, que les journalistes sportifs usent
abondamment du vocabulaire guerrier, notamment en football, «l'Equipe» titrait, lors
d'un récent Bayem de Munich-Real de Madrid : «Ca va saigner». BOURGEADE (P). -
Le football : c'est la guerre poursuivie par d'autres moyens. - Paris, Gallimard. - 1981.
(12) Notamment : «Le Heysel : hooligans et tifosi», reportage. - Télévision - Suisse
Romande, cassette vidéo V.H.S., Ecole de Police de Lyon, mai 1985. - 30 minutes.
(13) Sur la violence émissaire comme moyen de résoudre une crise sacrificielle :
GIRARD (R). La violence et le sacré. - Paris, Grasset, 1972. 451 p. et RASPAUD (M). -
Football rite fondation, l'instant du match. - Université des Sciences Sociales Grenoble
II, Institut de Philosophie-Sociologie, Thèse de 3ème cycle de sociologie soutenue le
21 février 1984. - 499 p.
(14) CIVARDI (Ch). - «Des tribus de gredins sur les gradins des tribunes. Le football
hooliganism en Grande-Bretagne», in WAHL (A) (présenté par). - Des jeux et des
sports. - Colloque de Metz, C.R.H.C. de l'Université de Metz, septembre 1985, volume
17. - pp. 163-165 et EHRENBERG (A). - «Les hooligans ou la passion d'être égal», in
Esprit. - n° IN-105, août septembre 1985. - pp. 7-8.
(15) «L'ordre social dans les stades de football britanniques», in Revue Internationale
des Sciences Sociales. - Volume XXXIV - n°92, février 1982. - pp. 260-262.
(16) AUGE (M). - «Football, de l'histoire sociale à l'anthropologie religieuse», in Le
Débat. - n°19, février 1982. - pp. 59-67 et MORRIS (D). - The soccer tribe. - London,
Jonathan CAPE Ltd, 1981. - pp. 22-24 et pp. 106-112.
(17) Comme MARCO, par exemple : idem (4). - P. 8 (1).
(18) C'est le cas à Saint-Etienne, depuis «l'épopée verte», des supporters viennent
visiter le «temple» du football français : le stade Geoffroy Guichard.
(19) On a vu tout récemment, lors d'un Nice Toulon, des supporters azuréens exhibant
joyeusement une banderole sur laquelle était fait référence à l'effondrement de
l'immeuble toulonnais causant plusieurs victimes. Ces pratiques d'un goût douteux sont
d'ailleurs monnaie courante en Espagne et en Italie, notamment à Turin, où les «Ultras»
du «Toro» rappellent à ceux de la «Juve» les «bons souvenirs» du Heysel. Or
paradoxalement, lorsque l'on interroge ces «fans», ils cherchent tous à affirmer le côté
«sympa» de leur «kop» : «Nous, on n'est pas des hooligans».
(20) Le rugby ou la guerre des styles. - Paris, Anne-Marie METAILIE, 1983. - p. 171
(Coll. l'art et la manière).
(21) LIPOVESTSKY (G). - L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain. -
Gallimard N R F, 1983, CCXXV. - 246 p. (Coll. Les Essais).
(22) Idem (14) p. 12. Nous avons d'ailleurs vu tout récemment l'illustration de ce besoin
de paraître, lors d'un match aux Pays-Bas opposant Haarlem à Fortuna, les supporters
de ce dernier club ont forcé les grilles du stade contraignant, par la même, les joueurs à
quitter le terrain et ont organisé leur propre match de football.
(23) Notamment pour ce supporter marseillais invité à : Closets (F de) (présentée par). -
«Le sport pas la guerre, enquête sur une violence audessus de tout soupçon - Mourrir
sur un stade» - , Emission Médiations. - TFI, lundi 28 mars 1988. - 22 H 25/23 h 45. On
peut également mentionner que régulièrement le magazine «But» publie, dans son
courrier des lecteurs, des lettres d'«Ultras» protestant que l'on ne parle jamais d'eux ou
que l'on fait trop de publicité à leurs adversaires : «Forum des lecteurs», in BUT. -
mardi 9 août 1988. Un journal «Ultra» de Saint-Etienne va même jusqu'à titrer : «Quand
la presse va-t-elle parler des «guerilleros» ?» L'auteur de cette publication attribue
d'autre part des accessits aux groupes les plus spectaculaires et fait un classement des
meilleurs «Ultras» : «Les Ultras» in BUTPlus. - 1987. - pp. 13-16 et idem (4). - p. 246
(5).
(24) Ce que BROMBERGER (Ch). - p. 183 (2) appelle : «Une théâtralisation expressive
des rapports sociaux».
(25) C'est la caractéristique de «La masse en anneau» décrite par : CANETTI (E). -
Masse et puissance. - Gallimard, 1960, traduction en 1966 de : Masse und macht, n°96.
- pp. 26-27 (Coll. TEL.).
(26) Et ce, même si les problèmes de hooliganisme ne sont pas uniquement l'apanage
de l'Angleterre et ont débuté bien avant le milieu des années 80 : WILLIAMS (J),
DUNNING (E) and MURPHY (P). - Hooligans abroad. Trie behaviour and control of
english fans in continental Europe. - London, Boston and Henley. Routledge and Kegan
Paul, 1984. - p,p. 6-10.
(27) Sur l'utilisation de la violence symbolique : MARSH (P), ROSSER (E) and HARRE
(R). The mies of disorder. London and New-York, Routledge and Kegan Paul, 1978. -
140 p. (Open University Set Book).
(28) On remarque ici l'emprunt du mot anglais «Side» synonyme de «Kop».
(29) Des alliances se nouent entre supporters adverses, lorsqu'ils sont en face d'un
«ennemi» commun : idem (4) p. 34 (1).
(30) Lors de chaque rencontre entre le «Onze forézien» et le «Onze» nordiste, les
«fans» des deux clubs se retrouvent ensemble dans la même tribune.
(31) JANNEAUX (Y) et MATTEI (B). - «Le racing-Club de LENS : des supporters en
sang et en or. Les bons ouvriers du football minier», in Libération. - 4 novembre1980. -
pp. 20-21 et CHANCEL (J). - «Sang et Or», in Autrement. - n°80, mai 1986. - pp. 132-
136.
(32) Au cours d'un entretien privé, M. CHEVALLY, correspondant de l'«Equipe» à Lyon,
m'a dit à Saint-Etienne, le public aime ses joueurs ; TIBEUF, bien que peu performant
lors du «derby» A.S.S.E.-O.L. du 9 septembre 1989, a entendu scander son nom par
les supporters «du nord». Et Claude CHEVALLY de conclure : «On ne voit ça qu'à
Geoffroy Guichard».
(33) Qui représentent les équipes à battre : Paris, car c'est la capitale ; l'O.L., du fait de
la proximité et de l'image néfaste dont est affublé le Lyonnais et Marseille, au nom de
rivalités sportives et financières qui perdurent depuis les «affaires» CARNUS,
BOSQUIER, BERETA... On a d'ailleurs vu, lors du dernier «derby», les supporters du
nord jeter des boîtes de bière envers l'arbitre M. BIGUET, à la suite d'«accrochages»
entre joueurs stéphanois et lyonnais.
(34) A Marseille, Michel HIDALGO et Bernard TAPIE choisissent également la voie du
dialogue : «HIDALGO : il faut leur parler», in BUT-Plus (idem 23) p. 14. L'ancien
«coach» de l'équipe de France va même jusqu'à «couvrir» les exactions des supporters
phocéens commises hors du match Cannes-O.M., le samedi 18 mars 1989.
(35) Depuis le début de la présente saison, ces deux joueurs ne font plus partie de
l'effectif stéphanois.
(36) La notion de «coulisse» a été développée par : GOFFMAN (E). - La mise en scène
de la vie quotidienne, Tome 1. La présentation de soi. - Paris, Ed. de Minuit, 1973,
traduction de : the presentation of self in every day life. - 251 p. (Coll. Le Sens
Commun). Par ailleurs, lors de mon enquête réalisée le soir du match A.S.S.E.- P.S.G.
le 25 mars 1989, les dirigeants stéphanois m'ont dissuadé de pénétrer dans la tribune
officielle.
(37) Thèse en préparation : «Contribution à une sociologie de la mobilisation sportive :
les supporters de l'A.S.S.E.».
Vous pouvez aussi lire