Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences

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Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
© Simon Fowler
    [ n° 354 mai 2022 ]                    L’ AC T UALI T E D E S CO N C ERTS E T D E L’ O PE R A

souffle
     un nouveau
  piano
                                                                                clavecin
                                                                                                                       HÄndel
                                                                                                       Giulio cesare

            rana
                                                                                       Justin taylor

          beatrice
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
sommaire
Anniversaire

                                                            L eS d o s s i e rs
               © Korngold Society

                                                            César Franck, Hulda                            2
                                                            Händel, Giulio Cesare                          4
                                                            Sibelius, le symphoniste                       8

                                                                                                               © Kaupo Kikkas
  Il y a 125 ans…                                                                                                                                               Paavo Järvi   8
  Naissait Erich Wolfgang Korngold, le 29 mai

                                                             © Julien Benhamou
  1897 à Brünn. Son père Julius Korngold est
  critique musical pour la revue Neue Freie
                                                                                                               l e s c o n c e rt s
  Press et lui donne ses premières leçons                                                                      à paris                                                        20
                                                                                                               et en île-de-france
  de musique. L’enfant se révèle un prodige
  et se forme auprès de Zemlinski et Mahler.                                              Gaëlle Arquez   6
  À 13 ans seulement, il compose la pantomime                                                                  CD                                                             26
  Der Schneemann qui est orchestrée par
  Zemlinski lui-même et créée à la cour de                   à P a ri s
  Vienne. Les œuvres du jeune Korngold sont
                                                                                                               u n a rt i s t e …
                                                             Portrait                                     12
  données en Allemagne et en Autriche mais                   Beatrice Rana                                     un disque…                                                     28
  ce n’est qu’en 1920 qu’il devient véritablement
                                                             L’actualité des concerts 10
  célèbre grâce à son opéra Die tote Stadt créé
  le 4 décembre 1920 à Hambourg et à Cologne.                György Kurtág, Cristian Măcelaru…
  Le compositeur en a élaboré le livret avec                 Clavecin                                     14
                                                                                                               © Jean-Baptiste Millot
  l’aide de son père, d'après la pièce Le Mirage             Justin Taylor
  de Georges Rodenbach elle-même adaptée
  du roman Bruges-la-Morte. Korngold connait                 Fes t i v a l s d ' é t é                    16
  son heure de gloire et sa musique est jouée
                                                             Festival à la loupe        18
  dans le monde entier. Elle est empreinte
  du romantisme viennois et le compositeur                   Festival d'Auvers-sur-Oise                                                                   Justin Taylor   14
  séduit par son génie mélodique. En 1934,
  il doit cependant partir pour les États-Unis
  en raison du nazisme se propageant en

                                                                                                                                                                               www.philippemaillardproductions.fr
  Europe et commence alors à composer des
  musiques de films pour Hollywood. En 1936
  et 1938, il obtient ainsi deux Oscars pour les
  partitions des films Anthony Adverse et Les
  aventures de Robin des bois. Son retour en
  Europe après la guerre ne lui est cependant
  pas très favorable, sa musique dont le style                                           19
  n’a pas évolué avec son temps semble n’être                                            MAI
  plus au goût du jour…                     E.G.                                          20:30
                                                                                          SALLE
                                                                                                  U
                                                                                         G AV E A
     Cadences • ISSN 1760 - 9364 • édité par les
     Concerts Parisiens • SARL au capital de 10 000 euros      CHOPIN
     • 21, rue Bergère 75009 Paris • Tél. 01 48 24 40
                                                              VA L S E S
     63 • Fax 01 48 24 16 29 • Siret 44156960500013                      &
     • Directeur de la publication    : Philippe Maillard   NOCTUR
                                                                     NES
     • Publicité    : tél. 01 48 24 40 63, publicite@

                                                                                     LLE
     cadences.fr • Rédacteur en chef   : Yutha Tep •
     Chef de rubrique : Élise Guignard • Ont participé

                                                                            A N  U E        U R E
                                                                          M
     à ce numéro : Michel Fleury, Michel Le Naour,
     Pierre Verdier • Conception graphique   : Astrada
                                                                      E M          - LA M O
                                                                               C Z
     design • Diffusion   : Sophie Borgès, sborges@
     cadences.fr • Impression   : RPN-Groupe Prenant,
     Vitry-sur-Seine • Tirage   : 40 000 exemplaires •
     Abonnement  : 9 nos 40 €                                         SWIE   R
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                                                                                                                                        R É S E R VAT I O N S    01 48 24 16 97

                                                                                                                                                                 mai 2022 cadences                                  1
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
dossier

      César Franck
                                                Hulda                                              sédait à un haut degré le sens du pittoresque
                Voué jusqu’ici à l’oubli par des préjugés tenaces,
        ce sanglant drame médiéval nordique devrait s’imposer                                      descriptif et était capable de répudier son séra-
         comme un chef-d’œuvre de son auteur et de son époque.                                     phisme pour de sombres et maléfiques éclats
                                                                                                   (cf. Le Chasseur maudit) : il était aussi bien

    L
                                                                                                   armé que d’autres pour produire des opéras, et
             es préjugés ont la                                                                    Hulda s’avère une œuvre aussi palpitante que
             vie dure : il a suffi                                                                 Samson ou Le Roi d’Ys. Il y ajoutait un langage
             à Vincent d’Indy                                                                      musical d’une puissante originalité, sans rivale
             d’écrire que « le gé-                                                                 chez ses contemporains. Enfin, Hulda (1884)
    nie de Franck n’a jamais rien                                                                  et Ghiselle (1890) datent de sa haute maturité,
    eu de théâtral » et que ses                                                                    alors qu’il était au sommet de ses moyens et de
    deux opéras Hulda et Ghiselle                                                                  son esthétique : ces grandes partitions recèlent
    devaient être tenus pour de                                                                    du Franck du meilleur cru, en aucune manière
    simples « essais » pour que la                                                                 inférieur à la Symphonie.
    plupart des musicographes lui
    emboîtent le pas, en général
    sans même en connaître une
                                                                                                      Une sombre Norvège
    note. Seuls jusqu’ici, Charles                                                                         médiévale
    van den Borren et Joël-Ma-
    rie Fauquet ont rendu jus-
    tice à ces deux drames, leur
    attribuant la place de pre-
                                                                                                   E    njoint par sa femme et son fils de se tour-
                                                                                                        ner vers la filière du théâtre, plus lucrative
                                                                                                   que la musique pure ou religieuse, il avait prêté
                                       © D.R.

    mier plan qui leur revient,                                                                    attention dès 1870 à Hulda, pièce du Norvégien
    non seulement dans l’œuvre                                                                     Bjoerstjerne Bjoernson, à la suite de la lecture
    de Franck, mais dans le théâtre lyrique de la       Génie puissant et novateur,                d’un article d’Edouard Schuré. L’adaptation
    fin du xixe siècle. L’adjectif « théâtral » revêt   César Franck est l’initiateur              lyrique lui fut fournie par Charles Grandmou-
    deux acceptions : un sens extérieur renvoyant       du renouveau musical                       gin, un poète parnassien mineur. Le musicien
    à des effets décoratifs spectaculaires et à des     français à la fin du xixe siècle           se mit au travail une dizaine d’année plus
    rebondissements de l’action, comme dans                                                        tard, une fois achevé le grand œuvre des Béati-
    Aïda ou Samson et Dalila, et un sens plus pro-                                                 tudes. Grandmougin a développé la dimension
    fond : celui du drame psychologique et de son                                                  mélodramatique de l’intrigue au détriment
    expression en un langage musical épousant les                                                  de la psychologie des personnages, simplifiée
    revirements, parfois violents, de la psychologie                                               à l’extrême. Passionné par son sujet, Franck a
    des protagonistes. Ce sens du « théâtre psycho-                                                su restituer aux rôles principaux l’épaisseur
                                                        Le 1er juin, Théâtre des
    logique », qui se ramène à l’expression musi-                                                  psychologique qu’ils avaient dans le texte ini-
                                                        Champs-Élysées
    cale du sentiment, s’affirme magistralement         Philharmonique de Liège, Chœur             tial, et particulièrement au rôle-titre : littéra-
    dans l’œuvre instrumentale et symphonique           de chambre de Namur, G. Madaras            lement fasciné par le personnage de Hulda,
    de Franck. Quant au premier sens, il est mis        (direction).                               il a trouvé d’instinct une musique en étroite
    en valeur par deux livrets prodigues en péri-       Avec J. Holloway, E. Montvidas, V. Gens,   résonance avec l’âme sombre et tourmentée
                                                        J. Van Wanroij, M. Karall…
    péties capables de maintenir le spectateur en                                                  de cette magicienne restée fidèle au paganisme
    haleine : tout particulièrement celui de Hulda,                                                de ses ancêtres et dont la séduction irrésistible
    sanglante saga médiévale prenant ses quartiers                                                 prend dans ses rets l’homme de son choix :
    dans le grandiose décor des fjords de Norvège.                                                 une preuve supplémentaire que son génie ne
    Contrairement à certains préjugés, Franck pos-                                                 se limitait pas à la clarté rayonnante du Pater

2   cadences mai 2022
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
paris

                                  © Benjamin Ealovega
© Arielle Doneson

seraphicus. Cette clarté trouve en revanche                                                                Le château et la cour des Aslak sont le prétexte
à s’affirmer dans les figures plus lumineuses                                                              de somptueuses scènes festives dans la tradi-
d’Eiolf et de la rivale Swanhilde de Hulda                                                                 tion de Meyerbeer, d’autant plus efficaces que
auprès de ce dernier. Également séduit par le                                                              le riche contenu musical de l’art de Franck
cadre naturel grandiose, Franck fait preuve                                                                parvenu à son zénith leur confère un faste
                                                        © Tomas Kauneckas

d’un prodigieux talent de paysagiste musi-                                                                 incomparable : une synthèse très personnelle
cal : préludes des actes I et V et Entracte pas-                                                           entre le grand opéra historique et Wagner. La
toral de l’acte III plantent le décor des fjords                                                           beauté des chœurs surpasse même celle des
avec une rare intensité d’évocation ; le ballet                                                            Béatitudes et annonce le chœur final de Psy-
allégorique des saisons fait ressentir presque                                                             ché. Le sauvage chœur des Aslak victorieux,
physiquement l’antagonisme de l’hiver et du             La mezzo-soprano Jennifer                          l’hymne funèbre après la mort de Gudleik,
printemps. Comme dans Psyché et Les Éolides,            Holloway incarne Hulda                             d’une impressionnante grandeur, la fastueuse
Franck s’impose ici comme l’un des pères-fon-           et le ténor Edgaras                                et solennelle Marche royale ouvrant la fête au
dateurs de l’impressionnisme musical. L’épi-            Montvidas chante Eiolf,                            château (acte IV), ou la suave beauté du chœur
sode des chœurs de pêcheurs dont le navire              sous la direction de Gergely                       des paysans célébrant le Printemps (acte V),
se rapproche puis s’éloigne dans le lointain            Madaras (au centre).                               tous rehaussés des enluminures de l’orchestre,
(acte I), s’avère un génial effet d’atmosphère,                                                            sont ainsi des modèles du genre. Opéra très
20 ans avant la séquence similaire de Pelléas.                                                             symphonique, Hulda adopte le système des
                                                                        repères                            leitmotiv, mais d’une façon libre et non systé-

                        L’ivresse                                     1822 : naissance le 10 décembre
                                                                                                           matique : ce retour des thèmes participe de la
                                                                                                           recherche toute intuitive d’une unité formelle
                                                                      à Liège, Royaume des Pays-Bas
                    de la vengeance                                   1830-34 : études musicales
                                                                                                           qui avait mis le musicien sur la voie de son cé-
                                                                      au conservatoire de Liège            lèbre cyclisme dès les Trois Trios op.1 (1840).

L    ’intrigue, compliquée et pleine de rebon-
     dissements, gravite autour de Hulda et des
quelques mots résumant le destin fatal de celle-
                                                                      1837-42 : études au conservatoire
                                                                      de Paris
                                                                                                           Figure fascinante, alliant charme sensuel et
                                                                                                           haine inflexible, Hulda pousse l’archétype
                                                                                                           de la femme fatale chère à la fin du xixe siècle
                                                                      1846 : Ruth ; Ce qu’on entend
ci et de ceux qui l’approchent : attente angois-                      sur la montagne                      jusqu’aux limites extrêmes de l’horreur. C’est
sée de l’inéluctable (l’extermination de son                          1872 : Rédemption                    un rôle très lourd, exigeant plénitude vocale et
clan par le clan rival des Aslak) ; amour pour                        1871-1879 : Les Béatitudes           prestance tragique.
le beau chevalier Eiolf qui éprouve pour elle                         1876 : Les Éolides
                                                                                                           Avant Fervaal (d’Indy), Le Roi Arthus (Chaus-
un brutal coup de foudre et tue Gudleik, l’aîné                                                            son) et Guercoeur (Magnard), Hulda est un
                                                                      1879 : Quintette pour piano
des Aslak, que Hulda était contrainte d’épou-                         et cordes                            sommet de l’opéra légendaire médiéval, véri-
ser ; haine et vengeance (de l’extermination                          1882 : Le Chasseur maudit            table transposition sonore des somptueuses
de son clan, mais aussi de la trahison de Eiolf                                                            fresques historiques d’Évariste Luminais et de
                                                                      1884 : Les Djinns ; Prélude,
lorsque ce dernier, effrayé du noir abime de                          choral et fugue ; Hulda              Jean-Paul Laurens. Preuve éclatante que Wa-
l’âme de Hulda, revient à son ancien amour, la                        1885 : Variations symphoniques       gner n’avait pas le monopole du drame musi-
pure et claire Swanhilde) ; la mort, maître-mot                                                            cal médiéval, cette œuvre magistrale, encore à
                                                                      1886 : Sonate pour piano et violon
et suprême recours pour les passions de cette                                                              découvrir (ainsi que sa sœur Ghiselle), est une
                                                                      1887 : Prélude, aria et final
envoûtante et belle magicienne dont les sorti-                                                             marque supplémentaire de l’universalité du
                                                                      1888 : Symphonie en ré mineur ;
lèges excellent à manipuler ses ennemis (les                          Psyché
                                                                                                           génie de Franck, dont elle révèle la sensualité
fils d’Aslak) et son amant Eiolf, et qui trouve                                                            et la passion latentes, trop longtemps déniées
                                                                      1889 : Quatuor à cordes
la jouissance suprême en se précipitant dans                                                               à l’auteur de la Sonate et de Psyché. Cette dé-
                                                                      1890 : Ghiselle, Trois chorals
le fjord du haut d’une falaise, une foi son des-                                                           couverte sera l'évènement musical majeur de
                                                                                                                                         •
                                                                      1890 : mort le 8 novembre à Paris
tin consommé. Pas moins d’une mort par acte !                                                              l'annéee 2022.                    Michel Fleury

                                                                                                                                        mai 2022 cadences     3
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
dossier

                              Händel
               Giulio Cesare
     Chef-d’œuvre très aimé aujourd’hui parmi les operas serias                                                               Les étoiles
      de Händel, Giulio Cesare nous conte une histoire d’amour
      mêlée à des intrigues politiques, sous forme d’un bouquet
                                                                                                                             de l’Academy

                                                                                                                  L
        d’airs somptueux et merveilleusement contrastants. Ce                                                          ’engouement que suscita initialement
       mois-ci, c’est au Théâtre des Champs-Élysées qu’on pourra                                                       l’œuvre n’était nullement étonnant car,
                                            apprécier l’ouvrage.                                                  outre le talent prodigieux de Händel qui bril-
                                                                                                                  lait dans chacune des pages, la distribution à la

    E
                                                                                                                  création avait de quoi déchainer les passions
              n 1724, Händel était
                                                                                                                  des foules. La Royal Academy était un vivier
              au sommet de son
                                                                                                                  de talents car elle avait mis un point d’honneur
              art et triomphait de-
                                                                                                                  à recruter la crème de la crème des chanteurs
              puis quelque temps
                                                                                                                  européens. Parmi les plus grandes vedettes du
    à la Royal Academy of Music
                                                                                                                  moment, qui s’illustraient parfois autant par
    de Londres, faisant de la
                                                                                                                  leur virtuosité que par leurs caprices de divas,
    ville une capitale du milieu
                                                                                                                  se trouvaient ainsi le castrat Francesco Bernar-
    lyrique européen. La société
                                                                                                                  di, dit Senesino, qui incarnait Giulio Cesare, et
    avait été créée en 1719, avec
                                                                                                                  la soprano Francesca Cuzzoni, qui créait le rôle
    le soutien du roi Georges Ier
                                                                                                                  de Cléopâtre. La distribution était complétée
    et des plus hautes classes
                                                                                                                  par la soprano Margherita Durastanti (dans le
    sociales anglaises pour pro-
                                        © National Portrait Gallery

                                                                                                                  rôle de Sesto) avec qui Händel avait travaillé
    mouvoir l’opéra italien en
                                                                                                                  à Rome, les castrats Gaetano Berenstadt (To-
    Angleterre, malgré les réti-
                                                                                                                  lomeo) et Giuseppe Bigonzi (Nireno), la basse
    cences de ceux qui souhai-
                                                                                                                  Giuseppe Maria Boschi (Achilla), la mezzo an-
    taient privilégier les tradi-
                                                                                                                  glaise Anastasia Robinson (Cornelia), connue
    tions musicales nationales.
                                                                                                                  pour être la maîtresse du Comte de Peterbo-
    Deux musiciens italiens,
                                                                                                                  rough qu’elle avait en réalité épousé en secret,
    Attilio Ariosti et Giovanni
                                                                                                                  et la basse anglaise John Laguerre (ou Lagarde,
    Battista Bononcini, avaient été engagés aux                       Quand il compose Giulio
                                                                                                                  dans le rôle de Curio).
    côtés de Händel mais le « Caro Sassone »,                         Cesare, Georg Friedrich
    ainsi que l’avaient surnommé les Romains,                         Händel est arrivé au sommet
    était devenu rapidement la star incontestée                       de ses moyens expressifs.                               Les codes
    de l’Academy.
    Après Radamisto (1720), Floridante (1721),                                                                             de l’opera seria
    Ottone et Flavio (1723), Giulio Cesare fut le cin-
    quième opéra qu’il composa pour la Royal Aca-
    demy of Music de Londres, et le onzième des
    trente-six opéras qu’il composa en Angleterre
                                                                                                                  G    iulio Cesare est un opera seria, genre à la
                                                                                                                       mode dans toute l’Europe au xviiie siècle. Il
                                                                                                                  est défini par plusieurs principes, notamment
    (le premier avait été Rinaldo). L’opéra fut créé                                                              l’usage de la langue italienne et le choix d’un
    le 20 février 1724 au King’s Theatre de Haymar-                                                               sujet « sérieux » (d’où le nom). Ce sujet était
    ket, et connut un succès immédiat. Il fut donné                   Du 11 au 22 mai - Théâtre                   souvent tiré d’évènements historiques mar-
    plus de dix fois dans la saison, et durant les dix                des Champs-Elysées                          quants ou de la mythologie, et la fin de l’histoire
    années suivantes (notamment 1725, 1730 et                         Ensemble Artaserse. Dir. : P. Jaroussky.    se devait d’être morale. Musicalement, l’opera
    1732) il serait donné plus de quarante fois un                    D. Michieletto, mise en scène.              seria met en alternance des récitatifs et des
                                                                      Avec G. Arquez, S. Devieilhe, F. Fagioli…
    peu partout en Europe.                                                                                        airs. Alors que les récitatifs permettent de faire

4   cadences mai 2022
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
© Jean-Baptiste Millot
                                                                                                                                               paris

                                    © Simon Fowler

avancer l’action, les airs reflètent en général                                                             de récitatifs et moitié moins d’airs. Les rôles
l’état et le ressenti d’un personnage. Ce sont des                                                          secondaires furent supprimés (comme celui de
arias da capo, c’est-à-dire des airs construits en                                                          la nourrice Rodisbe) ou très réduits, le registre
trois parties, la troisième partie étant une re-                                                            pathétique fut accentué avec l’ajouts d’airs
prise ornementée de la première.                                                                            élégiaques pour Cléopâtre, et les quelques tra-
Le livret du Giulio Cesare de Händel respecte                                                               vestissements présents dans le livret d’origine
                                                     © Julian Laidig

la tradition de l’opera seria en prenant pour                                                               furent retirés (Sesto se faisait passer pour sa
cœur un argument historique. Il s’inspire de                                                                mère et Cornelia se déguisait en eunuque).
faits réels, notamment de l’histoire d’amour
entre Cléopâtre et César pendant les guerres
d’Alexandrie, du conflit pour le trône entre         Philippe Jaroussky
                                                                                                                 Galerie de portraits
Cléopâtre et son frère Ptolémée XIII, de l’assas-

                                                                                                            A
                                                     dirigera Giulio Cesare,
                                                                                                                  utour de l’argument historique, le livret
sinat de Pompée sur ordre de Ptolémée… En            Sabine Devieilhe
                                                                                                                  dépeint des personnages avec une com-
réalité, peu de choses seulement sont inven-         interprétant Cleopatra
                                                                                                            plexité et une finesse psychologique rares.
tées, comme l’intrigue amoureuse autour de           et Franco Fagioli Sesto.
                                                                                                            César apparait comme un protagoniste idéal
Cornelia, et le personnage de Nireno (tous les
                                                                                                            pour l’opera seria par sa noblesse d’âme. Il
autres personnages ont existé). Le livret utilisé
                                                                                                            représente un Empire Romain honorable, il est
par Händel était en fait une adaptation d’un
                                                                                                            décrit comme un brave héros dont la force est
premier livret écrit par le poète Giacomo Fran-
                                                                                                            illustrée dans les airs et ne colle pas au stéréo-
cesco Bussani pour un opéra vénitien d’Antonio
                                                                                                            type de l’amoureux un peu mièvre. Certains
Sartorio, créé en 1677. Ce livret était lui-même
                                                                                                            airs révèlent le guerrier qui est en lui, comme
inspiré par une pièce de Corneille, La mort de
                                                                                                            « Empio dirò tu sei » et le flamboyant « Al
Pompée. Le Saxon reprit de nombreuses fois
                                                                                                            lampo dell’armi ». Certains autres dépeignent
des livrets d’opéras vénitiens pour ses propres
                                                                                                            une colère plus contenue, comme le célèbre
ouvrages lyriques car la tradition de l’opéra
                                                                                                            air avec cor « Va tacito e nascosto » où César
vénitien représentait l’essence même du diver-
                                                                                                            défie Ptolémée. Le personnage apparaît sous sa
tissement. Elle était d’une grande efficacité                      repères
                                                                                                            facette plus sentimentale avec « Non è si vago »
avec son mélange de registres entre tragédie et
                                                                  1685 : naissance de Georg Friedrich       quand il voit Cléopâtre pour la première fois,
comédie et son principe de créer des contrastes                   Händel à Halle                            puis avec « Se in fiorito ameno prato » avec vio-
forts entre les scènes. Elle affichait pourtant un                1711 : Rinaldo, premier opéra pour        lon.
certain amoralisme et un goût pour l’humour                       la scène londonienne                      Mais le personnage qui bénéficie du portrait
grivois et l’érotisme qui entraient en contradic-                 1712 : Händel s’installe définitivement   le plus détaillé est sans aucun doute Cléo-
tion avec le devoir de l’opera seria de prôner la                 en Angleterre
                                                                                                            pâtre. Il faut dire qu’à l’époque de Händel, il
vertu. Cette atmosphère laissa son empreinte                      1713 : Teseo
                                                                                                            fascinait les artistes depuis longtemps déjà.
dans l’adaptation du livret de Busssani pour                      1715 : Amadigi                            En littérature, plusieurs œuvres lui avaient
le Giulio Cesare de Händel, malgré un change-                     1724 : Giulio Cesare in Egitto,           été consacrées, comme la tragédie Antoine et
ment de ton.                                                      Tamerlano
                                                                                                            Cléopâtre de Shakespeare (qui est peut-être
La modernisation de ce livret fut confiée à                       1725 : Rodelinda                          restée l’œuvre littéraire la plus célèbre sur le
Nicola Haym, compositeur, librettiste et ges-                     1733 : Orlando                            sujet) ou la tragédie Cléopâtre captive (1553) du
tionnaire aux multiples talents engagé par la                     1735 : Ariodante et Alcina                poète et dramaturge français Etienne Jodelle,
Royal Academy, et il est probable que Händel
                                                                  1741 : Deidamia, dernier opéra            membre de la Pléiade. À la fin du xviie siècle,
lui-même ait participé au travail de réécriture.                  de Händel                                 le personnage connaissait déjà une telle noto-
Haym conserva la trame principale du livret de                    1759 : mort de Händel à Londres           riété que certaines personnalités mondaines se
Bussani tout en resserrant l’action avec moins

                                                                                                                                           mai 2022 cadences     5
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
dossier

    5 questions à…

     Gaëlle Arquez
     Au Théâtre des Champs-Élysées, la mezzo-soprano
     Gaëlle Arquez interprète pour la première fois
                                                                                                                    faisaient représenter en Cléopâtre par des por-
     le rôle-titre de Giulio Cesare.                                                                                traitistes, comme le fit la princesse de Condé.
                                                                                                                    En musique, peu avant le Giulio Cesare hän-
                                                            C. : Quelle est la plus grande difficulté du rôle ?
                                                                                                                    délien, Johann Mattheson composa l’opéra Die
                                                            G. A. : Giulio Cesare un rôle long et relative-
                                                                                                                    unglückselige Cleopatra, Königin von Egypten
                                                            ment grave, plutôt chanté par des contre-ténors
                                                                                                                    oder Die betrogene Staats-Liebe. Händel, ami
                                                            ou des contraltos quand ce sont des femmes.
                                                                                                                    du compositeur, en avait d’ailleurs assuré la
                                                            C’est là que se situe le challenge pour moi
                                                                                                                    partie de clavecin en 1704.
                                                            car il faut développer une endurance dans un
                                                                                                                    Bien naturellement, le Saxon octroya lui aussi
                                                            registre où d’habitude je ne fais que passer. Ce
                                                                                                                    au personnage de Cléopâtre une place de tout
                                                            n’est pas ma zone de confort. Heureusement
                                                                                                                    premier plan dans son opéra, même si le rôle-
                                                            le Théâtre des Champs-Elysées est une maison
                                                                                                                    titre était Jules César. Tout comme celle de
                                                            dans laquelle je me sens très bien, c’est très
                                                                                                                    Shakespeare, sa Cléopâtre est un personnage à
                                                            familial, et l’équipe artistique est idéale. Ce
      © Julien Benhamou

                                                                                                                    plusieurs facettes. Outre son rôle de séductrice
                                                            sont de bonnes conditions pour relever le défi !
                                                                                                                    et de femme fatale, elle se caractérise aussi par
                                                             C. : Comment se passe la collaboration avec            ses ambitions politiques. Ses très nombreux
                                                             les autres artistes de la production ?                 airs nous donnent un large aperçu de son ca-
                                                             G. A. : C’est une production intéressante car          ractère : le sensuel « V’adoro pupille » où elle
                                                             il s’agit d’une prise de rôle pour tous les chan-      tente de charmer César, le « Se pietà » plein
     Cadences : Diriez-vous que Händel est un
                                                            teurs, ce qui est assez rare, et Philippe Jaroussky     de désespoir face à la volonté de son frère de
     répertoire de prédilection pour vous ?
                                                            en est aussi à ses débuts côté direction. Cela          tuer le consul dont elle est finalement tombée
     Gaëlle Arquez : Händel devient un répertoire
                                                            crée une énergie particulière. On découvre              amoureuse, le « Piangerò » douloureux mais
     de prédilection pour moi. J’ai toujours aimé sa
                                                            cette œuvre tous ensemble et nous n’avons pas           digne quand elle apprend que son frère veut
     musique, mais je dois dire que ce sont essen-
                                                            d’habitudes qu’on aurait envie de coller dessus.        la jeter en prison, ou encore l’euphorique « Da
     tiellement les théâtres et les chefs qui m’ont
                                                            L’équipe est jeune, et je sens une super émula-         tempeste » face à sa victoire finale…
     sollicitée pour que j’en chante, l’initiative venait
                                                            tion qui est porteuse pour tout le monde. Il est        Les autres personnages sont définis eux aussi
     d’eux plus que de moi. Ils ont tout de suite vu
                                                            très agréable aussi de travailler avec un chef qui      par des caractères marqués. Les airs de Sesto
     dans cette musicalité et dans cette vocalité un
                                                            est chanteur, car on parle le même langage. Phi-        sont emplis essentiellement de la fougue de
     matériel dans lequel je pouvais me développer.
                                                            lippe a déjà chanté cette œuvre de nombreuses           la jeunesse et d’envies de vengeance. Ceux de
     J’ai découvert le plaisir de gouter à ces lignes
                                                            fois donc il sait comment gérer l’endurance             Tolomeo se démarquent par leurs rythmes et
     mélodiques, qui sont du velours pour la voix
                                                            qu’elle demande. C’est une épaule sur laquelle          leurs sauts qui soulignent la violence du per-
     et en même temps un feu d’artifice. Händel
                                                            on peut s’appuyer.                                      sonnage, excepté le « Belle dee » qui laisse
     déroule un tapis sonore sur lequel le chanteur
                                                                                                                    entrevoir sa tendance à la luxure. Ceux de Cor-
     peut prendre appui.                                    C. : Vous allez chanter à l’automne La Cene-
                                                                                                                    nelia nous plongent au cœur de la tragédie, en
                                                            rentola de Rossini et Carmen de Bizet à
     C. : C’est la première fois que vous inter-                                                                    prenant la forme de lamentations déchirantes
                                                            l’Opéra de Paris. Comment envisagez-vous
     prétez Giulio Cesare. Comment voyez-vous                                                                       évoquant son destin, comme « Priva son » au
                                                            ces productions ?
     le personnage ?                                                                                                début de l’opéra.
                                                            G. A. : J’ai vraiment hâte. Carmen est un rôle
     G. A. : On imagine souvent Jules César comme                                                                   Quelques mois après Giulio Cesare aurait lieu
                                                            que j’ai déjà beaucoup chanté, au Covent Gar-
     un personnage très imposant et impressionnant.                                                                 la création de Tamerlano, puis en 1725, celle
                                                            den, à Munich ou Madrid par exemple, mais très
     Pourtant quand on regarde de livret, le person-                                                                de Rodelinda. Bien que très différentes les unes
                                                            peu face au public français qui est finalement
     nage subit l’action plus qu’il ne la mène. Il a                                                                des autres, les trois œuvres figurent parmi
                                                            le plus difficile à convaincre dans cette œuvre
     déjà un certain âge au début de l’histoire, et il                                                              les plus grandes réussites de Händel. Dans la
                                                            peut-être. Quant à Rossini, c’est un répertoire
     va se faire assassiner seulement 4 ans après. Il                                                               seconde moitié du xviiie siècle, Giulio Cesare
                                                            qui est arrivé petit à petit pour moi et j’ai envie
     y a quelque chose de touchant à voir cet empe-                                                                 s’éclipsa peu à peu au profit d’autres œuvres,
                                                            de pouvoir le chanter longtemps. Cette saison
     reur et sa légende sur le déclin. Je pense qu’il                                                               jusqu’à être presque oublié. Comme pour les
                                                            j’ai chanté l’Italienne à Alger lors de mes débuts
     faut développer le côté humain du personnage                                                                   autres opéras du compositeur, il fallut attendre
                                                            à la Scala, et avoir interprété un rôle-titre italien
     et ses fragilités. Pour la mise en scène, Damiano                                                              le xxe siècle pour que le milieu musical se
                                                            devant un public italien dans cette salle emblé-
     Michieletto met en avant le rapport à la mort                                                                  penche dessus de nouveau. Aujourd’hui il est
                                                            matique me donne confiance pour la suite.
     qui hante César et ce sera le fil conducteur de                                                                pourtant l’un des opéras les plus célèbres et les
     tout l’opéra.                                                      • propos recueillis par E. G.               plus joués du compositeur.
                                                                                                                                                  • Élise Guignard
6   cadences mai 2022
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
Beatrice rana - HÄndel Giulio cesare - Cadences
dossier

                           Sibelius
                le symphoniste
      La Septième Symphonie et Tapiola sont les deux dernières                                       Ses nombreux voyages favorisèrent la diffusion
                grandes œuvres orchestrales de Sibelius. Elles                                       de sa musique. Il dirigea lui-même nombre de
                                                                                                     ses œuvres et ses tournées lui permirent de
      parachèvent une production profondément personnelle,
                                                                                                     mieux connaître la musique de ses prédéces-
     une des des plus riches et originales du début du xxe siècle.

    J
                                                                                                     seurs et de ses contemporains. Il rencontra
                                                                                                     Strauss, Dvořák, Debussy, Mahler. Busoni fut
           ean Sibelius est au-                                                                      son ami pendant plus de 30 ans.
           jourd'hui        reconnu
           comme l'un des plus
           grands      symphonistes
                                                                                                              Vers un langage
    du début du xxe siècle. Si son                                                                               personnel
    catalogue comporte plus de
    cent numéros d'opus, sa noto-
    riété repose sur une vingtaine
    d'œuvres : ses sept symphonies
                                                                                                     D     ans le foisonnement musical du début
                                                                                                           du xxe siècle, Sibelius traça sa route sans
                                                                                                     concession. Plusieurs de ses compositions
    et ses poèmes symphoniques,                                                                      s'inspirent de l'épopée nationale finlandaise,
    auxquels il faut ajouter le cé-                                                                  le Kalevala. C'est le cas de la Suite de Lemmin-
    lèbre concerto pour violon.                                                                      kaïnen, qui rassemble 4 poèmes symphoniques
    Né en 1865, Sibelius fut pro-                                                                    colorés, dont l'envoûtant Cygne de Tuonela.
    pulsé dès 1892 au rang de                                                                        Ses deux premières symphonies, composées
    compositeur national finlan-                                                                     au tournant du siècle, subissent encore une
    dais avec la création de sa                                                                      certaine influence du romantisme germanique
    grande symphonie Kullervo,                                                                       et à un degré moindre, des Russes.
                                        © D.R.

    acte fondateur qui marqua la                                                                     La Troisième (1907) marque un tournant déci-
    naissance de la musique fin-                                                                     sif vers un langage plus personnel, caractérisé
    noise moderne, à une époque où la Finlande,           Le compositeur finlandais                  par la concentration du discours, une écono-
    alors grand-duché de l'Empire russe, avait            Jean Sibelius a marqué                     mie de moyens et des innovations de forme.
    besoin d'affirmer son identité et de lutter pour      de son empreinte la                        Son remarquable troisième mouvement com-
    préserver son autonomie.                              musique symphonique                        bine, en moins de dix minutes, scherzo et finale
    Compositeur national ne signifie pas que Sibe-        du début du xxe siècle.                    dans une progression inexorable vers le som-
    lius composa dans l'isolement une musique                                                        met terminal. Sibelius le définit comme une
    exotique. Au contraire, sa musique est uni-                                                      « cristallisation d'idées à partir du chaos ».
    verselle et Sibelius fut « plus cosmopolite que                                                  Alors que la Troisième est tournée vers l'exté-
    la plupart de ses détracteurs ». De 1890 à 1931,                                                 rieur, la Quatrième symphonie en la mineur,
    il fit 41 voyages à l'étranger. Berlin fut la ville                                              une des œuvres les plus audacieuses de Sibe-
    où il séjourna le plus. On le vit à Munich, à                                                    lius, a un caractère introspectif. Son langage
    Bayreuth, à Vienne où il découvrit Bruckner.                                                     aphoristique, son orchestration austère et sa
    Il voyagea en Italie, où il commença la compo-        11 & 12 mai – Philharmonie                 forme apparemment insaisissable en dérou-
    sition de la Deuxième symphonie et de Tapiola.        Orchestre de Paris, P. Järvi (direction)   tèrent plus d'un ! Pourtant sa construction,
    Il fit 5 séjours en Angleterre, de 1909 à 1921, et    Sibelius, Symphonie n° 7                   parfaitement maîtrisée, illustre des principes
    autant à Paris, où il vint pour la première fois                                                 énoncés un peu plus tard par Sibelius : « Je
                                                          24 juin – Maison de la Radio
    lors de l'Exposition universelle de 1900. Il alla     Philharmonique de Radio France, H. Lintu
                                                                                                     pourrais comparer la symphonie à un fleuve.
    en Russie et bien sûr, dans les pays scandinaves      (direction)                                Elle naît d'une multitude de petits ruisseaux qui
    voisins. Il se rendit aux États-Unis en 1914.         Sibelius, Tapiola                          se cherchent l'un l'autre, et ainsi le fleuve se di-

8   cadences mai 2022
paris

                                                    © Veikko Kähkönen
© Kaupo Kikkas

rige large et puissant vers la mer »...             Paavo Järvi (à gauche)                                 première apparition de ce thème en ut majeur,
Les œuvres suivantes prirent un tour plus cha-      dirigera l’Orchestre de                                laisse présager un long développement. On as-
toyant, sans pour autant céder à la simplifica-     Paris et Hanno Lintu                                   siste au contraire à une accélération du tempo,
tion. En 1914, Sibelius fut invité aux États-Unis   le Philharmonique                                      mais aussi du temps lui-même. Le thème de
pour y créer Les Océanides, poème sympho-           de Radio France.                                       trombones revient en ut mineur dans le pas-
nique d'une grande séduction sonore qui nous                                                               sage central, plus sombre et dramatique, après
entraîne avec les nymphes dans les profon-                                                                 un premier épisode rapide. Il s'interrompt
deurs de l'océan.                                                                                          pour laisser la place à une nouvelle partie ra-
De toutes ses symphonies, la Cinquième est celle                                                           pide, plus détendue. Il revient, de nouveau en
qui lui donna le plus de mal. Il mit quatre ans à                                                          majeur, au début de la grande ascension qui
la mener à bien, de 1915 à 1919, et elle connut                                                            précède la conclusion. La Septième laisse une
trois versions successives. Son premier mouve-                                                             impression de grandeur et de sérénité.
ment concilie une grande complexité formelle                                                               Cette sérénité devait voler en éclat, deux ans
et une remarquable spontanéité expressive. Il                                                              plus tard. Au début de 1926, Sibelius reçut une
enchaîne magistralement des épisodes variés,                                                               commande de la « Symphony Society » de New
préfigurant le mouvement unique de la Sep-                                                                 York pour un poème symphonique. Il se mit à
tième. Le finale triomphant fut inspiré à Sibe-                                                            la composition de Tapiola au printemps en Ita-
lius par les cris de cygnes en vol qui l'avaient                    repères                                lie, l'acheva à l'automne et l'œuvre fut créée le
émerveillé.                                                                                                26 décembre à New-York.
                                                                  1865 Naissance de Jean Sibelius
Quatre ans devaient s'écouler jusqu'à l'achève-                                                            Tapiola signifie la demeure de Tapio, divinité
                                                                  le 8 décembre à Hämeelina
ment en 1923 de la Sixième symphonie, fort dif-                                                            suprême de la forêt dans la mythologie fin-
                                                                  1885-89 Études musicales à Helsinki
férente de la précédente. Tout en demi-teinte,                                                             landaise. On peut dépeindre le déroulement
                                                                  1892 Symphonie "Kullervo" ;
évitant les extrêmes, elle fait un usage subtil                   épouse Aino Järnefelt (1871-1969) dont
                                                                                                           de Tapiola comme une lente accumulation
de la modalité, possède un grand pouvoir évo-                     il eut six filles                        de tension débouchant sur un cataclysme qui
cateur et illustre à merveille cette phrase du                    1896 Suite de Lemminkaïnen               s'achève dans le calme de la mort. L'accumu-
musicien : « tandis que d'autres compositeurs                     (révisée par la suite)                   lation résulte notamment de la répétition
vous livrent toutes sortes de cocktails, je vous                  1899 Première symphonie                  lancinante du premier thème, qui parcourt
sers quant à moi une eau froide et pure ».                        1902 Deuxième symphonie ;                la partition tout entière. Et c'est au moment
                                                                  En Saga                                  où la musique semble s'éteindre que surgit la

                 Les deux derniers                                1904 Installation à Ainola, au nord
                                                                  d'Helsinki, avec sa famille
                                                                                                           première explosion martelée des cuivres, sui-
                                                                                                           vie peu après d'un déchaînement sauvage de
                   chefs-d'œuvre                                  1905 Concerto pour violon                l'orchestre. Ensuite, il n'y a plus de repos : la
                                                                  1907 Troisième symphonie                 musique devient instable et agitée et on assiste

L   a Septième symphonie fut créée à Stocholm
    en mars 1924. Elle présente la singularité
d'être en un seul mouvement, d'un peu plus de
                                                                  1911 Quatrième symphonie
                                                                  1913 Luonnotar, pour soprano
                                                                                                           à une succession de flux et de reflux saisis-
                                                                                                           sants. Après un dernier sursaut des cordes hur-
                                                                                                           lantes dans les hauteurs, Tapiola se clôt dans
                                                                  et orchestre
vingt minutes. Ce bloc enchaîne plusieurs épi-                    1914 Les Océanides                       un calme apparent.
sodes contrastés, de durées différentes, avec                     1919 Cinquième symphonie                 L'écoute de Tapiola ne laisse pas indemne.
des changements brusques de tempo et d'at-                        1923 Sixième symphonie                   La forêt de Tapio est inquiétante, terrifiante
mosphère. L'unité architecturale en est assurée                                                            même. Aucun humain ne s'y trouve. Le calme
                                                                  1924 Septième symphonie
par un grand thème lent et solennel des trom-                                                              final n'a rien de rassurant. Tapiola fut suivi
                                                                  1926 Tapiola
bones qui intervient à trois reprises. Le pre-                                                             d'un silence de trente ans. Peut-on reprocher
                                                                  1957 Sibelius meurt le 20 septembre
mier épisode lent, le plus long, qui après une                    à Ainola                                 au compositeur de s'être tu sur ses chefs-
admirable polyphonie de cordes, aboutit à la                                                               d'œuvre?                       •  Pierre Verdier

                                                                                                                                         mai 2022 cadences     9
les concerts du mois

      Coup de cœur                                                     Christine Goerke, soprano
      György Kurtág                                                    Strauss, Elektra
                                                                       Du 10 mai au 1er juin (Opéra Bastille)
      Fin de partie, opéra en un acte                                                         Tragédie en un seul acte de Richard
      Jusqu'au 19 mai (Palais Garnier)                                                        Strauss adaptée de la pièce du poète
                                                                                              viennois Hugo von Hofmannsthal,
                                                                                              Elektra est toujours un choc pour le
                                                                                              spectateur par sa violence extrême et
                                                                                              ses audaces. La superbe mise en scène
                                                                                              de Robert Carsen fait briller l’œuvre

                                                                       © D.R.
                                                                                              dans toute sa noirceur. Dans le rôle-
                                                                                              titre qu’elle connait déjà bien, Chris-
                                                                       tine Goerke est impressionnante par sa puissance aussi bien
                                                                       vocale que dramatique, avec un souffle qui semble infini. La
                                                                       soprano américaine est sans aucun doute l’une des Elektra les
                                                                       plus marquantes de ces dernières années.

                                                                       Stéphanie d’Oustrac, mezzo
                                                                       Offenbach, La Périchole
                                                                       Du 15 au 25 mai (Opéra Comique)
       © D.R.

                                                                                                 Avec La Périchole, le comique et la
      Les monstres sacrés du xxe siècle auront décidément eu                                     dérision chers à Jacques Offenbach
      maille à partir avec l’opéra, dont les impératifs artistiques                              s’entourent d’un lyrisme nouveau,
      comme sociaux leur auront donné du fil à retordre. Comme                                   narrant l’histoire tourmentée d’une
      Eliot Carter (dont le seul ouvrage « lyrique », What Next ?,                               chanteuse des rues accablée par la
                                                                       © Perla Maarek

      a vu le jour alors qu’il avait 89 ans), György Kurtág aura                                 misère. Le personnage est inspiré
      attendu l’âge de 92 ans pour voir naître son premier opéra.                                d’une chanteuse et actrice péruvienne
      Ce fut Alexander Pereira, alors directeur du Festival de                                   bien réelle, Micaëla Villegas qui était
      Salzbourg, qui passa commande au vénérable maître, sans                                    appelée « la perra chola » et à laquelle
      que l’entreprise se concrétise en Autriche. Devenu inten-        Mérimée s’était intéressé pour sa comédie Le Carrosse du
      dant de la Scala de Milan en 2014, le même Pereira remit         Saint-Sacrement. La merveilleuse Stéphanie d’Oustrac incarne
      obstinément le projet en chantier mais Fin de partie ne          le personnage dans une mise en scène de Valérie Lesort et sous
      connut finalement sa création milanaise qu’en novembre           la direction de Julien Leroy.
      2018, dans une mise en scène de Pierre Audi, reprise main-

                                                                       Patricia Petibon, soprano
      tenant au Palais Garnier avec la même distribution et le
      même chef. On comprend le défi que devaient constituer,
      pour un maître de la miniature et du raccourci musical, les
      méandres d’un ouvrage lyrique, sans compter que György
                                                                       Vivaldi, Händel, Mozart…
      Kurtág a grandi dans le contexte d’une remise en question        Le 15 mai (Philharmonie)
      de l’opéra. Sans surprise, il s’est tourné vers un auteur dont
                                                                                                  Encensée par William Christie dès ses
      il fréquentait la plume depuis sa jeunesse, Samuel Beckett.
                                                                                                  débuts, Patricia Petibon a toujours
      Kurtág s’empara lui-même de Endgame pour le condenser
                                                                                                  brillé dans le répertoire baroque,
      à sa manière (et en français).
                                                                                                  qu’il soit français ou italien, et lui a
                                                                       © Bernard Martinez

      Peut-on parler d’intrigue ? Hamm est un vieil homme confi-
                                                                                                  d’ailleurs consacré plusieurs albums
      né dans un fauteuil roulant, aidé par un serviteur, Clov, qui
                                                                                                  salués par la presse. Forte de sa voix
      lui est incapable de s’asseoir. Les parents de Hamm, Nagg et
                                                                                                  étincelante et d’un tempérament pas-
      Nell, sont eux cul-de-jatte et se sont réfugiés dans des pou-
                                                                                                  sionné qui lui vaut une présence scé-
      belles. Aucun de ces personnages n’est capable de suppor-
                                                                                                  nique remarquable, elle propose dans
      ter les autres. Sur ce théâtre de l’absurde (Beckett récusa
                                                                       ce récital un florilège d’airs baroques (Vivaldi, Purcell, Händel,
      toutefois cette étiquette), György Kurtág nous offre l’épure
                                                                       Rameau…) mais aussi classiques (Gluck et Mozart). Elle est en-
      musicale qui caractérisa toute son œuvre antérieure, avec
                                                                       tourée de ses amis de longue date, le chef Andrea Marcon et La
      des textures aériennes presque chambristes.
                                                                       Cetra Barockorchester, avec qui elle a déjà si souvent collaboré
                                                                       pour des concerts ou des disques. Succès garanti !

10   cadences mai 2022
paris

  Cristian Măcelaru, direction
  Manoury, Lalo, Debussy
  Les 18 & 19 mai (Maison de la Radio)
                                     Cristian Măcelaru est le direc-
                                     teur musical de l’Orchestre
                                     National de France depuis sep-
                                     tembre 2020 et la lune de miel
                                     semble vouloir durer éternelle-
                                     ment, pour le plus grand bon-
                                     heur des mélomanes parisiens.
                                     Ce mois de mai en donnera une
© Sorin Popa

                                     illustration très attendue.
                                     Le concert du 18 mai pour-
                                     rait être considéré comme un
  préambule de celui du lendemain. À la tête de sa formation,
  épaulé par la présentatrice Émilie Munera, Cristian Măcelaru
  y détaillera pour le jeune public les merveilles de la Sympho-
  nie espagnole d’Édouard Lalo, œuvre qu’il reprendra le 19 mai
  avec, cette fois, États d’alerte de Philippe Manoury et La Mer de
  Debussy. On connaît l’amour du chef roumain pour le réper-
  toire français, qu’il aborde avec une maestria alliant précision,
  énergie et lyrisme, n’hésitant pas à adopter des tempi larges
  qui lui permettent de sculpter la matière sonore et le discours
  musical. Signalons qu’il a signé, avec l’Orchestre National, une
  intégrale des symphonies de Saint-Saëns absolument remar-
  quable pour Warner Classics. Avec Augustin Hadelich au vio-
  lon, la Symphonie espagnole devrait être, sous sa baguette, aus-
  si parfaite dans la construction qu’enivrante – tout en restant      DU 1ER AU 3 JUILLET 2022
  élégante, naturellement – dans son déhanché ibérique. Quant
                                                                       Marraine : Martha Argerich
  à La Mer, gageons qu’elle miroitera de mille scintillements, des
  reflets les plus impalpables au tutti le plus glorieux, grâce aux
  couleurs proverbiales du National.                                        3 JOURS
  Cerise sur le gâteau, il se pourrait que, le 18 mai, Cristian
  Măcelaru se saisisse de son violon pour rejoindre son violon           14 CONCERTS
  solo, Sarah Nemtanu. Un musicien jusqu’au bout des ongles !
                                                                        200 MUSICIENS
Adèle Charvet, mezzo
Antoine Palloc, piano                                                    www.lesetoilesduclassique.fr

Le 31 mai (Salle Gaveau)
                           La jeune mezzo française poursuit son
                           ascension du milieu musical, char-
                           mant public et critiques par sa voix au
                           timbre suave et chaleureux. À l’aise
 © Marco Borggreve

                           aussi bien dans le répertoire opéra-
                           tique (Carmen, Rosina, Mélisande,
                           Idamante…) que dans celui plus inti-
                           miste de la mélodie et du Lied (elle
                           a enregistré un album de mélodies
anglaises avec la grande Susan Manoff), explorant les époques
avec une curiosité insatiable, elle se produit dans les projets les
plus variés sur les plus grandes scènes européennes et dans les
festivals les plus en vue. Avec la complicité du pianiste Antoine
Palloc, elle montrera toute l’étendue de son art.

                                                                                                   mai 2022 cadences   11
portrait

     Beatrice Rana
      les couleurs du piano
                      beatrice rana illumine le monde pianistique par son jeu                       ressenti le besoin d'aborder davantage Debus-
                        gorgé de couleurs méditerranéennes que permet une                           sy, mais s’est alors posée la question de savoir
                                                                                                    quelle œuvre choisir. C’est un parcours qui est
                       virtuosité infaillible, mais aussi par une personnalité
                                                                                                    toujours long, que je déteste d’un côté, mais que
                             rayonnante qui transparaît dans chacune de ses
                                                                                                    j’adore de l’autre ». Que les debussystes se ras-
                         interprétations. rencontre avec un véritable soleil.
                                                                                                    surent, Beatrice Rana a tranché et ils pourront
                                                                                                    bientôt admirer des lectures miraculeuses.
                                                          Le 14 mai – Philharmonie
                                                          Symphonieorchester des Bayerischen
                                                          Rundfunks                                         Donner la parole
                                                          Y. Nézet-Séguin (direction).
                                                          Clara Schumann, Concerto pour piano              à Clara Schumann

                                                                                                    À     la Philharmonie de Paris, Beatrice Rana
                                                                                                          vient réparer une injustice, avec le très
                                                                                                    rare Concerto pour piano de Clara Schumann,
                                                                                                    pour elle une vieille connaissance : « J’ai tou-
                                                                                                    jours été transportée par ce personnage. Nous
                                                                                                    connaissons tous son mari, Robert, dont je joue si
                                                                                                    souvent la musique, mais Clara a toujours figuré
                                                                                                    parmi mes sujets d’études préférés. Depuis que je
                                                                                                    suis petite, je lis le journal intime des Schumann,
     © Simon Fowler

                                                                                                    journal qu’ils ont commencé un jour après leur
                                                                                                    mariage et dans lequel ils décrivent notamment
                                                                                                    leur vie quotidienne. La personne de Clara me
                                                                                                    faisait rêver parce qu’elle était tellement talen-
                                                           du tac au tac

     E
                                                                                                    tueuse et intelligente, elle avait tant d’intuitions,
                lle aborde tous les compositeurs,           Quel est votre bruit préféré ? Celui    d’idées, de connaissances également. Elle a été
                toutes les partitions, avec le même et      de la mer.                              la première femme pianiste à faire carrière. Et
                suprême bonheur – et une gourman-           Le compositeur que vous voudriez        elle l'a faite tout en apportant son soutien à son
                dise contagieuse. Pourtant, décider de      défendre ? Je ne peux pas               mari dans sa vie de compositeur et en prenant
     son répertoire constitue une épreuve cruelle           répondre, c'est comme                   soin de sa famille, c'est incroyable. Si elle avait
                                                            demander à une mère
     pour Beatrice Rana, : « Il est très difficile de                                               vécu à notre époque, elle aurait certainement pu
                                                            de choisir parmi ses enfants.
     choisir parce que les possibilités sont immenses.                                              accomplir bien plus de choses et pour cette rai-
                                                            Votre œuvre pour une île déserte ?
     Il y a tellement de musiques à jouer, ou que nous      La Symphonie n° 4 de Brahms.            son, je trouve qu’il est très important de jouer
     aimerions jouer, mais il est bien sûr impossible       Le compositeur que vous voudriez
                                                                                                    son concerto pour enfin lui donner la parole ».
     de tout faire à un bon niveau. Pour moi, c’est une     défendre ? À part Clara                 Derrière le personnage historique, il y a bien
     tâche très fatigante de décider du répertoire. Il      Schumann, Sergueï Tanaïev.              sûr la musique : « La partition est pour moi très
     y a pire, un organisateur va me demander un            Votre livre préféré ? Le Clavier bien   exigeante car elle était un grand virtuose du
     programme deux ans à l’avance. C’est donc une          Tempéré de Bach, j'y retourne           piano. Le concerto est très intéressant dans sa
     double peine : il me faut non seulement choisir,       continuellement.                        structure qui montre que Clara n’était pas une
     mais également choisir deux ans à l’avance ! Di-       La personnalité qui vous inspire ?      musicienne talentueuse « standard », mais au
                                                            Martha Argerich, mon idôle
     sons simplement que je choisis la musique dans                                                 contraire désirait étudier, explorer les formes.
                                                            depuis que je suis enfant.
     laquelle je me sens confortable. J’essaie aussi                                                Le concerto comporte trois mouvements tous
                                                            Si vous deviez vous réincarner ? Un
     de prendre un compositeur dont je peux appro-                                                  connectés et le thème du premier mouvement
                                                            oiseau, pour pouvoir voler.
     fondir la musique. Par exemple, l’an passé, j’ai                                               irrigue aussi les deux autres, dans une concep-

12   cadences mai 2022
en couverture

                                                                                    je veux ! Pour parler plus sérieusement, je ne
                                                                                    saurais pas vraiment décrire l’école italienne
                                                                                    mais je peux dire que, pour nous pianistes ita-
                                                                                    liens, l’opéra est très important et chanter est
                                                                                    un élément fondamental de notre vie. Je viens
                                                                                    d’un village du sud de l’Italie dont chaque habi-
                                                                                    tant connaît l’opéra. D’une manière ou d’une
                                                                                    autre, j’insuffle dans le piano, dans la salle de
                                                                                    concert, cette éducation du chant, du belcanto ».
                                                                                    Elle saisit au bond l'occasion de remettre
                                                                                    quelque peu les pendules à l'heure : « Dans les
                                                                                    autres pays, quand les gens pensent à l’Italie,
                                                                                    ils pensent immédiatement à la créativité, mais
                                                      3 CD                          pas forcément à la précision. Mais lorsqu’on
© Simon Fowler

                                                                                    écoute Michelangeli ou Pollini, on constate une
                                                                                    technique parfaite au service de la musique, il
                                                                                    y a même une certaine façon scientifique de
                                                                                    l’aborder. Ce que j’ai toujours admiré chez ces
                                                                                    maîtres, c’est leur capacité à obtenir n’importe
tion très moderne de la musique. Je reste sans                                      quelle couleur avec un vocabulaire très précis
voix de constater qu’elle a écrit tout cela à l'âge                                 dans le geste. Je ne sais pas si on peut appeler
de 14 ans ! La chose la plus difficile, ce sera       Johann Sebastian Bach         cela l’école italienne ». Sur les ailes du chant se
                                                      Variations Goldberg
l’équilibre avec l’orchestre, pour qui ce concerto    1 CD Warner Classics          déploie donc cet autre art, que l'école transal-
sera un défi. Clara n’avait sans doute pas encore                                   pine partage avec sa sœur française : « Il y a
assez d’expérience dans l’écriture orchestrale,                                     évidemment des différences mais nous, Italiens
et a demandé l’aide de Robert. Par exemple,                                         et Français, aimons la couleur, nous sommes
dans le deuxième mouvement, il y a seulement                                        des pays cousins. Bien sûr, nous avons Puccini
un violoncelle solo, car la musique de chambre                                      et Verdi, alors que la France a Debussy et Ravel
était très importante à cette époque. Mais avec                                     mais à bien réfléchir, Puccini et Debussy ne sont
Yannick Nézet-Séguin, tout va parfaitement se                                       pas si éloignés l’un de l’autre ». L'amour que
                                                      Frédéric Chopin
passer, c’est une certitude ».                                                      lui portent les mélomanes français relève, en
                                                      Études op. 25, 4 Scherzi.
                                                      1 CD Warner Classics          quelque sorte, d'un élan naturel.

                 Une éducation                                                      Il est toutefois une qualité qui transcende les
                                                                                    frontières, qu'elle a apprise auprès de son
                  du belcanto                                                       maître Benedetto Lupu : « Ce qu’il m’a apporté
                                                                                    de plus précieux, c’est l’honnêteté, à la fois en-

À    l'entendre aborder de façon souveraine
     aussi bien le romantisme allemand,
Chopin que Bach ou Ravel, on en oublierait
                                                                                    vers la musique, envers moi-même et envers le
                                                                                    public. Parfois, on se dit que le public va nous ai-
                                                                                    mer encore plus si l’on fait ceci ou cela, mais on
                                                      Piot Ilitch Tchaïkovski
qu'elle est italienne. Existe-t-il une école ita-     Concerto n° 1 ; Prokofiev,    n'est plus honnête envers la partition. À d’autres
lienne du piano ? Beatrice Rana le pense mais         Concerto n° 2.                moments, on cherche à être honnête avec la par-
avoue, avec humilité et humour, la difficulté         Orchestra dell'Accademia      tition, mais alors on fait quelque chose que l’on
qu'elle éprouve à la décrire : « Je me sens           Nazionale di Santa Cecilia,   ne ressent pas au plus profond de soi. Il est très
spécialement italienne quand je suis à l’étran-       A. Pappano (direction).
                                                                                    difficile de concilier ces trois types d’honnêteté ».
                                                                                                                          • Yutha Tep
                                                      1 CD Warner Classics
ger et que je ne peux pas avoir les pâtes que

                                                                                                                     mai 2022 cadences      13
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