Bien être animal : contexte, définition, évaluation - INRA ...
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Bien-être animal : INRA Prod. Anim., 2018, 31 (2), 145-162 contexte, définition, évaluation Pierre MORMEDE1, Lucille BOISSEAU-SOWINSKI2, Julie CHIRON3, Claire DIEDERICH4, John EDDISON5, Jean-Luc GUICHET6, PierreLE NEINDRE7, Marie-Christine MEUNIER-SALAÜN8 1 GenPhySE, Université de Toulouse, INRA, ENVT, 31320, Castanet Tolosan, France 2 Faculté de Droit et des Sciences Économiques de Limoges, 5 rue Félix Eboué, B.P. 3127, 87031, Limoges, France 3 Anses, Unité Évaluation des risques liés à la santé, l’alimentation et au bien-être des animaux, 94704, Maisons-Alfort, France 4 URVI-NARILIS, Dépt. de Médecine Vétérinaire, Université de Namur, Namur, Belgique 5 School of Biological and Marine Sciences, University of Plymouth, Drake Circs, Plymouth, PL4 8AA, Royaume-Uni 6 ESPE, UPJV, 3 rue Bossuet, 60000, Beauvais, France 7 DEPE, INRA, 147 rue de l’Université, 75338, PARIS, France 8 PEGASE, Agrocampus Ouest, INRA, 35590, Saint-Gilles, France Courriel : pierre.mormede@inra.fr La question du bien-être des animaux a pris une importance croissante, en particulier dans le contexte des productions animales, et se trouve au cœur des préoccupations sur l’avenir de l’élevage. Cette note de réflexion replace la question du bien-être dans son contexte, en propose une définition qui tient compte des dernières connaissances sur la nature sensible et consciente des animaux, et envisage les implications pratiques en élevage. Une première version a été publiée sur le site de l’Anses (2018). Introduction a iguillonnée par les associations de pro- même acronyme, OIE), devient l’orga- tection animale pour donner corps à ces nisme international phare en matière Le bien-être des animaux qui vivent préoccupations. Suite à la Convention de bien-être animal2. Cette organi- sous la dépendance des humains, européenne sur la protection des ani- sation intergouvernementale se voit animaux de compagnie, utilisés à des maux dans les élevages, signée par confier la charge d’incorporer dans des fins scientifiques, de zoo et d’élevage, les États membres du Conseil de l’Eu- Codes déjà existants des prescriptions prend une place de plus en plus impor- rope (1976), plusieurs directives euro- relatives au bien-être animal, voire de tante dans notre société. La considé- péennes ont réglementé l’utilisation proposer des recommandations spéci- ration pour les animaux a longtemps des animaux à des fins scientifiques, fiques sur ce sujet. À la suite de ce tra- été limitée à la répression des actes la détention d’animaux sauvages dans vail, une norme ISO (2016) a été publiée. de cruauté, mais la dénonciation des un environnement zoologique, les pra- conditions d’élevage par Ruth Harrison tiques de l’élevage et de la mise à mort Dans le même temps, en élevage, la (Harrison, 1964) en Grande-Bretagne, des animaux élevés pour leur produc- productivité par animal a continué à suivie de la mise en place du Comité tion à des fins de consommation ou augmenter de façon spectaculaire par Brambell, marque un tournant dans autre (fourrure par exemple)1. la conjonction des avancées en géné- le regard des citoyens sur les animaux tique, en alimentation, en conception dont ils partagent l’existence ou qu’ils En 2002, l’Office International des des bâtiments d’élevage, en conduite utilisent pour leur propre compte Epizooties (OIE), référence internatio- du troupeau, avec une logique d’inten- (HMSO, 1965). Un important travail nale pour la santé animale et les zoo- sification de la production dans le but scientifique et réglementaire a été réa- noses et rebaptisé depuis Organisation de nourrir la population (Jussiau et al., lisé par la Communauté Européenne, Mondiale de la Santé Animale (avec le 1999). Beaucoup de ces évolutions en 1 http://ec.europa.eu/food/animals/welfare_en 2 http://www.oie.int/fr/bien-etre-animal/la-sante-animale-dun-coup-doeil/ https://doi.org/10.20870/productions-animales.2018.31.2.2299 INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
146 / Pierre mormede et al. sciences des productions animales, de 2012 à 2018 un Groupe de travail animaux, il s’agit principalement dans principalement focalisées sur la maxi- permanent sur le bien-être animal (GT ce texte de l’élevage des animaux dits misation de la production et sur la BEA). Ce groupe de travail s’est occupé « de ferme », sur lesquels ont porté la réduction des coûts, ont négligé les des questions relatives aux modes d’éle- plupart des travaux. conséquences fonctionnelles pour les vage de différentes espèces animales et animaux. On peut ainsi citer la qua- des thématiques telles que les indica- lité des aplombs et la possibilité de teurs du bien-être animal ou les guides 1. Contextes se mouvoir sans douleur, la facilité de de bonnes pratiques préparés en décli- la mise-bas, la survie des jeunes ani- naison des directives européennes. Les 1.1. Contexte maux, la possibilité d’avoir des relations travaux du Comité sont conduits le plus philosophique sociales, le maintien des relations mère- souvent en réponse à des saisines du jeune et la sensibilité aux maladies. Ces Ministère de l’Agriculture. La relation entre les hommes et évolutions ont pu conduire également les animaux, aussi bien domestiques à la programmation de l’élimination Le thème du bien-être animal est à la que sauvages, est multimillénaire des animaux considérés sans valeur croisée de nombreuses influences par- (Patou-Mathis, 2009). Cette relation a économique. La démarche générale a fois contradictoires, philosophiques et accompagné l’évolution humaine, en été très productiviste : la qualité de vie morales, scientifiques, technologiques particulier à travers la domestication, des animaux a été prise en compte de et économiques, règlementaires et qui implique une relation profonde façon limitée dans les pratiques, et tant sociétales (Veissier et Miele, 2015). entre les hommes et leurs animaux. En qu’elle n’interférait pas avec le niveau Ces multiples points de vue peuvent effet, les rapports de dépendance réci- de production (Denis, 2015). rendre délicate une analyse objective proque entre les sociétés humaines et du risque d’atteinte au bien-être des certaines populations animales ont été Cependant, l’intérêt des citoyens pour animaux, selon la pondération don- tels que ces animaux se sont progressi- les conditions de vie et de mort des ani- née à chacune de ces composantes. vement modifiés dans leur physiologie maux ne cesse d’augmenter. Selon un Afin de prendre en compte l’ensemble et leur comportement via le processus récent sondage (Eurobaromètre spé- de ces facteurs dans l’analyse des dos- de domestication qui induit notam- cial 442), 94 % des citoyens européens siers qui lui sont soumis, le GT BEA de ment des modifications génétiques accordent de l’importance au bien-être l’Anses a réalisé une réflexion approfon- (Price, 1984 ; Mignon-Grasteau et al., des animaux d’élevage et 82 % pensent die sur son domaine de compétences. 2005). En miroir, la présence animale que ceux-ci devraient être mieux pro- La première partie de cette note de a intimement déterminé les cultures tégés qu’ils ne le sont actuellement réflexion présente les grandes lignes humaines au point de les modeler. Ce (Commission européenne, 2016). Cet des contextes philosophique, socié- processus est loin de se réduire, même intérêt a été progressivement pris en tal et juridique. La deuxième partie dans les élevages actuels, à ses aspects compte par les professionnels de l’éle- est consacrée à l’analyse du principal purement économiques et comprend vage, du secteur agroalimentaire et considérant mis en avant dans la prise des dimensions symboliques et affec- de la distribution (BBFAW, 2016), ainsi en compte du bien-être des animaux, tives. Cette tension au sein de la rela- qu’en témoigne par exemple le récent à savoir leur nature d’êtres sensibles, à tion humaine à l’animal entre un pôle mouvement de rejet des œufs produits la lumière des avancées scientifiques utilitaire d’exploitation et un pôle plus par des poules en cage, qui s’étend récentes sur la conscience des animaux. affectif a croisé la réflexion des phi- maintenant à l’élevage en claustration Ces caractéristiques de sensibilité et de losophes qui se sont très tôt souciés des poulets de chair. Dans ce contexte, conscience sont à la base du concept de de cette question en s’efforçant d’en le Ministère de l’Agriculture (2016) a mis bien-être et des devoirs moraux que les élucider la dimension éthique. en place un « Plan d’action prioritaire en humains ont vis-à-vis des animaux qui faveur du bien-être animal, 2016-2020 », vivent sous leur contrôle. La troisième Ainsi, dans des contextes de relation qui concerne les animaux d’élevage, de partie est consacrée à la définition du aux animaux historiquement variés, la compagnie, de loisir et de sport, et ceux terme « bien-être », par rapport aux réflexion philosophique s’est principa- utilisés à des fins scientifiques. autres termes utilisés tels que bientrai- lement centrée sur l’objectif de limita- tance, protection ou qualité de vie des tion des souffrances3. Jeremy Bentham L’Anses, dans sa direction d’évalua- animaux. La quatrième partie est consa- par exemple déclarait au sujet des ani- tion des risques, a cinq objectifs prio- crée à l’évaluation du bien-être en éle- maux : « La question n’est pas : Peuvent- ritaires dont la santé et le bien-être vage, qui fait appel aux connaissances ils raisonner ? Ou : Peuvent-ils parler ? des animaux. Le Comité d’experts spé- scientifiques sur les caractéristiques Mais : Peuvent-ils souffrir ? » (Bentham, cialisé « Santé Animale » (CES SANT), psychobiologiques des animaux. Même 1789). Plus récemment, les résultats renommé en 2015 « Santé et bien-être si le terme d’élevage peut s’appliquer à scientifiques sur les compétences des des animaux » (CES SABA), s’est adjoint différents contextes de production des animaux en termes de sensibilité et de 3 Souffrance : fait d’éprouver une douleur physique ou morale (Trésor de la Langue Française (TLF), Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, www.cnrtl.fr). La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle aversive, représentée par la ‘conscience’ que l’animal a de la rupture ou de la menace de rupture de l’intégrité de ses tissus (Molony et Kent, 1997 ; Le Neindre, 2009). INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
Bien-être animal : contexte, définition, évaluation / 147 conscience confirment le bienfondé de courants, en particulier les deux prin- torture) ou de leur imposer un travail, ce souci moral et en accroissent la por- cipaux que sont l’utilitarisme et le à la condition qu’il n’excède point leurs tée en l’étendant du volet négatif (mini- déontologisme dont les représentants forces […] La reconnaissance même misation des douleurs/souffrances) à un contemporains majeurs sont respecti- pour les services longtemps donnés volet positif (maximisation des plaisirs). vement Peter Singer (Singer, 1975) et par un vieux cheval ou un vieux chien « La sensibilité, cette capacité à ressentir Tom Regan (Regan, 1983). Ces deux (comme si c’étaient des personnes de (et exprimer) des états mentaux comme courants diffèrent cependant sur leurs la maison) appartient indirectement au la douleur et le plaisir, la souffrance et la conclusions. Le premier – l’utilitarisme – devoir de l’homme, si on le considère satisfaction, commune aux hommes et raisonne en effet en termes d’utilité relativement à ces animaux, mais consi- aux animaux, précède chez les premiers pour le plus grand nombre : est éthi- déré directement il s’agit toujours d’un ce qui les distingue des seconds (la quement préférable ce qui avantage devoir de l’homme envers lui-même. » parole, la raison, la symbolisation…) » le plus grand nombre possible d’êtres (Kant, 1795). (Larrère, 2007). sensibles (donc incluant les animaux autres que les humains) avec pour Ces orientations théoriques croisent Ce lien de conséquence entre recon- horizon la plus grande quantité pos- les deux options pratiques majeures à naissance de la sensibilité des animaux sible de bonheur ou de satisfaction des l’égard du bien-être animal : le « welfa- et souci moral à leur égard fait l’objet préférences. Le déontologisme (du grec risme » et l’abolitionnisme. Le « welfa- d’un certain consensus à l’époque deon, devoir) en revanche raisonne à risme » (de l’anglais welfare = bien-être contemporaine. Déjà au xviiie siècle, partir de principes et plus précisément ou réformisme) vise à améliorer la condi- aussi bien en France qu’en Angleterre, de droits : est moralement obligatoire tion des animaux sous la responsabilité le fondement éthique de la relation ce qui respecte les droits des individus. des humains et en particulier les ani- de l’homme et des animaux tendait à Or, dans cette conception, les animaux maux d’élevage sans contester le prin- reposer sur la sensibilité de ces derniers. autres que l’homme comptent précisé- cipe de leur mise sous tutelle humaine. Ainsi, en 1755, plus de trente années ment parmi les titulaires de droits, du L’abolitionnisme pour sa part conteste le avant Jeremy Bentham, Jean-Jacques moins pour une grande part d’entre principe même de l’élevage et de façon Rousseau déclarait : « Il semble, en effet, eux, car le critère fondamental de la générale toute appropriation et exploi- que si je suis obligé de ne faire aucun sensibilité se combine chez les auteurs tation des animaux par les humains, ce mal à mon semblable, c’est moins parce avec d’autres critères comme la capacité qui place en conséquence logique le qu’il est un être raisonnable que parce de conscience et de projection de soi et souci du bien-être animal sous le signe qu’il est un être sensible ; qualité qui de ses désirs. En France, cette dernière essentiellement du « welfarisme ». Sauf étant commune à la bête et à l’homme, position est assez bien représentée par exception, les déontologistes sont abo- doit au moins donner à l’une le droit la philosophe Florence Burgat (Burgat, litionnistes (comme Tom Regan), les uti- de n’être point maltraitée inutilement 2006, 2012). litaristes et les tenants des devoirs envers par l’autre » (Rousseau, 1755). Avec les a nimaux sont « welfaristes ». Rousseau, le xviiie siècle philosophique À ces deux courants d’origine anglo- achevait décisivement sa rupture avec saxonne, il convient toutefois d’ajouter La prise en compte du bien-être une perspective cartésienne qui – après une troisième conception plus ancrée peut cependant prendre plusieurs Descartes lui-même (Descartes, 1637, dans la tradition continentale, celle des formes : soit se réduire à minimiser le 1646, 1649), bien moins dogmatique devoirs humains envers les animaux. plus possible les causes supposées de qu’on le pense souvent – s’était durcie À la différence de la conception des souffrance ou d’inconfort, soit chercher dans la seconde moitié du xviie siècle droits, ces devoirs sont conçus non à favoriser l’expression des comporte- avec en particulier Malebranche comme émanant de l’animal mais ments propres à l’espèce, voire ceux (Malebranche, 1674-1675). Or, cette comme provenant du sujet humain préférés par l’individu, en disposant perspective cartésienne avait logique- pour s’appliquer ensuite aux animaux. dans son environnement des moyens ment pour effet de couper à la racine Ces obligations s’appliquent donc pour atteindre cette fin. Cette dernière même toute pertinence du question- d’abord à soi-même avant de s’adres- perspective est celle des éthiques de nement moral à l’égard d’un animal ser à l’animal. Emmanuel Kant, qui est l’intégrité qui peuvent aller jusqu’à rabattu sur le modèle de la machine et, la référence philosophique majeure recommander la restitution – dans les en conséquence, qu’il n’était pas plus de ce courant, parle ainsi d’obligations limites du possible – des conditions immoral de maltraiter que de casser sa indirectes envers les animaux : à ses d’un milieu naturel au point d’y réin- montre. yeux, en effet, ces obligations se rat- troduire les risques qui y sont liés (par tachent au fait que le sujet humain en exemple le risque sanitaire et la pré- De nos jours, dans les pays de langue tant que sujet rationnel doit s’interdire sence de prédateurs dans des élevages anglaise où le discours philosophique toute cruauté et en général tout com- semi-ouverts). Dans ce dernier cas, la ou éthique sur la question animale portement qui l’amènerait à dégrader possibilité de contradictions avec la s’est bien davantage – et depuis bien sa dignité et sa capacité de maîtrise de préoccupation du bien-être animal plus longtemps – développé et struc- soi en s’abandonnant à ses impulsions. est paradoxalement engagée. Dans la turé qu’en France, ce fondement de la « L’homme compte parmi ses droits recherche du bien-être, une vision plus sensibilité est commun aux d ifférents celui de tuer les animaux (mais sans modérée consiste à respecter certaines INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
148 / Pierre mormede et al. conditions d’environnement permet- – Depuis plusieurs décennies, les caractéristique des sociétés modernes tant l’expression des comportements pratiques d’élevage évoluent vers des (Meyer, 1983). propres à l’espèce. formes de production qui voient dispa- raître ou, du moins, fortement reculer, le La question du bien-être animal 1.2. Contexte sociétal caractère individualisé de la relation de émerge chaque fois que les humains l’homme aux animaux, rendant plus dif- interfèrent avec les animaux. Elle On pourrait cependant penser que ficile l’observation des problèmes éven- concerne l’élevage, mais également toute cette réflexion philosophique ne tuels. Même quand cette relation est l’utilisation des animaux à des fins de fait que doubler la capacité des éleveurs individualisée, l’identification des indi- recherche scientifique et d’enseigne- ou des détenteurs d’animaux à assurer cateurs de bien-être n’est pas toujours ment, les activités de chasse, de pêche eux-mêmes le bien-être de ces derniers assurée, soit par manque d’informa- ou celles sportives et culturelles (zoos, du fait de motifs qui leur sont propres. tions sur ce qui est réellement signifiant corridas…). Elle concerne aussi le rap- Cette motivation à prendre soin des pour l’animal, soit par « surexposition » port aux animaux de compagnie qui animaux sous leur dépendance tient à des comportements et postures des peut connaître des formes particulières essentiellement à trois facteurs qu’il est animaux observés par les éleveurs, d’assistance de l’animal aux humains difficile de hiérarchiser : les détenteurs et autres intervenants (chien de travail, chien de chasse…) auprès des animaux, et qui deviennent ou de médiation animale pour les – L’éleveur, ou le détenteur d’ani- alors la norme, même quand ils sont humains (chiens et primates d’assis- maux, peut développer lui-même une déviants. Ceci est connu aussi dans tance, chevaux…). Pour toutes ces pra- empathie pour l’animal avec qui il a les soins aux humains (Lesimple et tiques qui mettent en jeu des animaux des relations particulières. La qualité Hausberger, 2014). et leur bien-être, le contrôle de la puis- de vie des animaux sous sa dépendance sance publique et la mise en place de conditionne dans une certaine mesure – La détention des animaux de com- cadres réglementaires sont de plus en son propre équilibre et sa qualité de vie pagnie dans des milieux de plus en plus plus considérés comme une exigence personnelle. urbanisés pose également le problème sociétale. du respect du bien-être de l’animal. – La qualité de vie des animaux appa- La question du bien-être animal doit raît fondamentalement comme une – La sensibilité des animaux a pris être différenciée selon les espèces, condition de cohérence technique de le statut d’un fait reconnu, en raison mais aussi selon les différents cadres la pratique d’élevage, dans une logique en particulier de la recherche scienti- de relation à l’animal. La notion de selon laquelle la négligence ou les fique. Cette sensibilité a été récemment bien-être apparaît comme une préoc- mauvais traitements sont globalement consacrée par le code civil, même si ses cupation constante à tous les niveaux contre-productifs. modalités précises selon les espèces du rapport des humains aux animaux restent largement à définir. Quoi qu’il et qui en même temps implique des – Enfin, il s’exerce sur l’éleveur une en soit, la sensibilité et plus récemment attitudes et des actions différentes de la pression du regard sociétal, doublé éven- la conscience animales sont devenues part des éleveurs, des responsables de tuellement d’un contrôle réglementaire des données incontestables qu’il faut laboratoire ou d’activités diverses impli- et institutionnel. Ce regard est fonction désormais prendre en compte. quant des animaux, des citoyens et des des contextes historiques et culturels. consommateurs ou de tout détenteur Il se révèle souvent hétérogène au sein – La montée dans les sociétés d’un animal de compagnie. même de chacun de ces contextes. Il modernes des préoccupations à l’égard peut varier depuis un niveau d’intérêt de la prise en compte de la douleur et Aujourd’hui de nouvelles revendica- très bas confinant à l’indifférence jusqu’à de la qualité de vie chez l’être humain tions émergent. Les mouvements « ani- une véritable demande voire une exi- est une tendance historique constatée. malistes » estiment pour leur part que le gence de l’opinion publique. Une référence majeure en ce domaine vrai problème réside dans le bien-fondé est celle de l’ouvrage de Roselyne Rey de l’élevage comme relation d’exploi- Idéalement, il serait donc envisa- (Rey, 1993). Elle s’applique également tation de l’animal par l’homme (posi- geable de considérer que le bien-être aux animaux (Inra, 2009). Elle se traduit tion dite « abolitionniste » en parallèle animal devrait être porté uniquement par l’émergence d’une demande socié- avec l’esclavage des humains). C’est là par les éleveurs et détenteurs d’ani- tale et l’exigence d’un droit de regard une question morale que chacun doit maux eux-mêmes. Ils sont d’ailleurs des citoyens et des consommateurs sur résoudre par un positionnement per- censés pouvoir le prendre en charge les traitements appliqués aux animaux sonnel, de façon contextualisée par les dans leurs pratiques et leur vie quoti- (voir, par exemple, l’Eurobaromètre influences, les connaissances et les sen- dienne sans qu’il soit requis que d’autres publié par la Commission européenne, sibilités qui le caractérisent. Cependant, s’en préoccupent. Plusieurs facteurs 2016). il importe de souligner que l’élevage expliquent principalement – sans que assure de fait la permanence d’une la liste soit close – pourquoi il n’en est – Le contrôle croissant de l’État et relation des humains aux animaux dans pas, ou plutôt pourquoi il ne peut plus de la loi sur la société civile et ses pra- un monde où le rapport à la nature, et en être ainsi : tiques est également un fait historique de manière générale à l’ensemble des INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
Bien-être animal : contexte, définition, évaluation / 149 êtres vivants non humains, connaît une est décisif du point de vue éthique pour vice de l’homme. Il était un bien dont crise d’une gravité inédite. Cette crise évaluer les différents traitements faits l’homme pouvait disposer à sa guise. s’explique par l’urbanisation, la distan- aux animaux en fonction des degrés de Il n’était donc considéré qu’au regard ciation entre la population humaine et sensibilité et de conscience qu’on peut de ses utilités et n’était protégé que les systèmes de production animale et leur attribuer. comme élément du patrimoine de son par le questionnement sur la conser- propriétaire. Jusqu’au xixe siècle, l’ani- vation des espèces animales sauvages Ajoutons que, comme on l’a vu plus mal ne bénéficiait d’aucune protection en réponse à la modification de leurs haut, le contexte de relation à l’ani- au regard de ses qualités d’être vivant biotopes par l’action humaine. Pour cer- mal est également fondamental. Les et sensible. Son propriétaire pouvait tains, l’interrogation sur le bien-fondé causes de perturbation ou de mal-être le maltraiter sans encourir la moindre de l’élevage et autres formes d’exploi- ne sont pas en effet les mêmes quand sanction. tation des animaux conduit en outre à on passe des conditions de vie des ani- disqualifier la question du bien-être : si maux d’élevage à celles des animaux de Il fallut attendre la fin du xixe siècle le fait de régenter et de s’approprier la laboratoire, de compagnie ou en parc pour voir émerger un début de protec- vie animale est moralement condam- zoologique. Le lapin par exemple peut tion de l’animal en droit. En France, la nable dans son principe même, toute se trouver dans ces différentes caté- première loi de protection animale fut la tentative de régulation, évoluant de fait gories. La notion de bien-être en tant loi Grammont du 2 juillet 1850 qui incri- dans cette sphère, est alors suspecte et qu’état de l’animal est commune, mais mina les mauvais traitements exercés en participe à cette immoralité à un degré les approches doivent être différenciées public et abusivement contre les ani- ou à un autre. Ce n’est pas ce que nous en fonction des espèces, des caractéris- maux domestiques. Il s’agissait cepen- proposons. Notre point de vue sera tiques individuelles, ainsi que des diffé- dant dans l’esprit des auteurs davantage donc celui couramment qualifié de rents cadres des relations des humains de protéger la moralité publique que « réformiste », ou « welfariste » dans les avec les animaux. Le bien-être est donc l’animal lui-même. Ce n’est qu’à partir références internationales, c’est-à-dire une question qui apparaît à la fois des années 1960 que se développa en visant à améliorer les conditions de comme une préoccupation constante France une protection juridique de l’ani- vie des animaux plutôt qu’à contester traversant tous les niveaux du rapport mal. Un décret du 7 septembre 1959 fit l’existence de leur dépendance vis-à-vis humain aux animaux. Il doit être décliné disparaître la condition tenant à ce que des humains et que d’en interroger la selon qu’il s’adresse aux éleveurs, aux les mauvais traitements soient publics finalité. responsables de laboratoire ou d’acti- pour pouvoir être sanctionnés. Il insti- vités diverses impliquant des animaux, tua la remise de la bête maltraitée à une De même, il faut considérer la diver- aux consommateurs, ou à tout un cha- œuvre de protection animale. Dans le sité des espèces animales en jeu. La cun, propriétaire ou détenteur d’un sillage de ce texte, un autre décret du qualification des animaux en fonction animal familier. Au sein de chacune de 21 octobre 1959 interdit l’emploi de de l’espèce tend à être considérée ces catégories, un certain équilibre est à l’aiguillon pour le maniement des ani- comme discriminatoire par les mouve- rechercher entre les avantages pour les maux de rente. De nouvelles incrimi- ments abolitionnistes se réclamant de humains (élevage, compagnie, expéri- nations furent également créées, telles « l’antispécisme ». Ce terme, d’origine mentation…) et pour les animaux, et les que le délit d’acte de cruauté. La pro- anglo-saxonne, a été forgé par ces mou- contraintes que ces derniers ont à subir tection de l’animal n’était alors qu’une vements en référence à ceux de racisme, et qu’il s’agit de minimiser autant que protection contre la souffrance. Elle sexisme etc., pour dénoncer le « privi- possible. Le bien-être animal est donc imposait des interdits qui étaient cepen- lège » que s’octroie l’espèce humaine devenu dans le même temps un pro- dant assez limités puisque les mauvais dans ses rapports aux animaux. Cette blème et une exigence qu’il convient traitements et les actes de cruauté différence suivant les espèces nous de considérer comme tels. L’ensemble n’étaient punissables que s’ils étaient apparaît pourtant primordiale en ce des parties prenantes est appelé à être commis sans nécessité (Loi n° 63-1143 qu’elle détermine les différences dans impliqué afin de gérer les controverses du 19 novembre 1963). Ainsi, aucune les besoins et les comportements, et de rechercher des modalités accep- norme d’élevage ne se souciait des même si les variations individuelles au tables pour le plus grand nombre. conditions de vie des animaux. sein de ces espèces peuvent être très importantes et doivent également 1.3. Contexte juridique : À partir de la fin des années 1960, être prises en compte. À cet égard, l’émergence légale de nouvelles normes de protection la référence philosophique à Martha de la notion de bien-être animale émergèrent. Ces normes Nussbaum (États-Unis), philosophe des animal n’eurent pas pour objectif de sanction- droits, semble éclairante (Nussbaum, ner des comportements générateurs 2006). Cette auteure met en avant le cri- L’évolution de la considération des de souffrance pour l’animal, dans le tère de l’espèce comme le repère majeur humains à l’égard des animaux s’est cadre d’une démarche répressive. Au permettant d’apprécier les « droits » également inscrite dans l’histoire du contraire, elles s’inscrivirent dans une des animaux et d’y répondre autant droit. Dans la tradition juridique, l’ani- démarche préventive de la souffrance que possible. En France, Chapouthier mal n’était pris en considération par animale, imposant des obligations posi- (2016) estime également que ce critère le droit que comme une chose au ser- tives au propriétaire quant à la manière INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
150 / Pierre mormede et al. Tableau 1. Textes européens relatifs au bien-être animal. Convention européenne du Conseil de l’Europe Droit communautaire (Union européenne) 1968 1991 Convention européenne sur la protection Directive 91/628/CEE du Conseil des animaux en transport international Transport du 19 novembre 1991. Cette directive fut du 13 décembre 1968 (STE n° 065) révisée complétée par des directives de 1995, 1997, par la Convention européenne sur la protection 1998 puis par un Règlement (CE) n° 1/2005 des animaux en transport international du 22 novembre 2004. du 6 novembre 2003 (STE n° 193). 1998 1976 Directive 98/58/CE du Conseil, du 20 juillet 1998 Élevage Convention européenne sur la protection concernant la protection des animaux dans des animaux dans les élevages du 6 mars 1976 les élevages + Directives sur la protection + Protocole d’amendement du 6 février 1992. des poules pondeuses, veaux, porcs et poulets de chair. 1974 Directive 74/577/CE du Conseil relative à l’étourdissement des animaux avant l’abattage 1979 remplacée par la Directive 93/119/CEE Abattage du 22 décembre 1993, sur la protection Convention européenne sur la protection des animaux au moment de leur abattage des animaux d’abattage, 10 mai 1979 (STE n° 102) ou de leur mise à mort. Cette directive a été remplacée par le Règlement (CE) n° 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort. 1986 1986 Convention européenne sur la protection Directive européenne n° 86/609 CEE des animaux vertébrés utilisés à des fins Expérimentation du 24 novembre 1986 remplacée par une Directive expérimentales ou à d’autres fins scientifiques 2010/63/UE du 22 septembre 2010 du Parlement du 18 mars 1986 (STE n° 123) modifiée européen et du Conseil relative à la protection par le protocole d’amendement du 22 juin 1998 des animaux utilisés à des fins scientifiques. (STE n° 170), annexe A révisée en 2006 1987 Animaux Convention européenne pour la protection de compagnie des animaux de compagnie du 13 novembre 1987 (STE n° 125). de traiter ses animaux. Ces obligations sur la protection des animaux en trans- Au sein de l’Union européenne, positives eurent pour objectif, d’une port international signée par la France le le droit communautaire développa part, d’assurer une protection de l’ani- 13 décembre 1968 et ratifiée le 9 janvier de nouvelles dispositions adoptant mal contre les mauvais traitements qu’il 1974. Cette convention fait directement une démarche similaire à celle des pourrait subir et, d’autre part, de garan- référence à la notion de bien-être ani- conventions européennes visant à tir un niveau minimum de bien-être aux mal dans son préambule. Par la suite, la protéger l’animal et à préserver son animaux. C’est donc dans le cadre de Convention européenne sur la Protection bien-être. L’objectif était alors d’har- cette nouvelle démarche que la notion des animaux dans les élevages du 10 mars moniser les législations des diffé- de bien-être animal a émergé en droit. 1976, signée et ratifiée par la France en rents États membres en matière de Cette démarche préventive s’est peu à 1978, fit également directement réfé- protection animale afin d’éviter des peu imposée comme nouveau pilier de rence au bien-être animal4. De nom- distorsions de concurrence entre les la protection animale au plan européen. breuses autres conventions européennes États sur le marché communautaire adopteront des dispositions protectrices (tableau 1). Aujourd’hui, le bien-être Le premier texte intégrant la notion de des animaux imposant des obligations animal est devenu l’un des objectifs bien-être animal dans le corpus juridique garantissant un niveau minimum de bien- dont l’Union européenne et les États français fut la Convention e uropéenne être animal (tableau 1). membres doivent tenir pleinement 4 Le terme « welfare » se trouve deux fois dans la version anglaise mais n’est traduit qu’une seule fois en « bien-être animal » dans la version française à l’article 7 de la Convention. INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
Bien-être animal : contexte, définition, évaluation / 151 compte lorsqu’ils formulent et mettent fondamentale de leur bien-être, l’OIE a employées pour désigner des états psy- en œuvre la politique communautaire élargi son mandat pour y inclure les chiques humains ne fait pas l’unanimité. dans les domaines de l’agriculture, des normes sur le bien-être animal2. Les pre- Il est clair en effet que ce vocabulaire transports, du marché intérieur et de mières normes intergouvernementales possède un caractère anthropomor- la recherche (Article 13 du Traité sur le de l’OIE sur le bien-être animal ont été phique, ce qui est lié à la raison simple fonctionnement de l’Union européenne publiées en 2005. L’OIE en donne une que notre expérience du psychisme (2007) qui a refondu en un seul texte définition dans son Code terrestre : le est d’abord celle de notre expérience l’ensemble des traités fondateurs). bien-être animal « désigne la manière psychique humaine. La tradition beha- dont un animal évolue dans les condi- vioriste s’interdisait ainsi tout voca- En droit français, l’adjonction d’obliga- tions qui l’entourent ». Les principes bulaire pouvant évoquer de près ou tions positives et préventives de la souf- directeurs de l’OIE en matière de bien- de loin une quelconque connotation france animale aux textes répressifs déjà être animal se réfèrent également humaine. Néanmoins, il nous a sem- en vigueur fut le fruit de la loi du 10 juillet aux « Five freedoms » définies pour les blé qu’à défaut d’un vocabulaire idéal, 1976 sur la protection de la nature qui animaux d’élevage par le Farm Animal renoncer à ces expressions était plus reconnut en son article 9 que « tout ani- Welfare Council (FAWC, GB) en 1979 dommageable encore du fait, d’une mal étant un être sensible doit être placé (voir ci-dessous). Toutefois, ces recom- part, qu’elles apparaissent bien plus par son propriétaire dans des conditions mandations de l’OIE n’ont pas de valeur compréhensibles et chargées de sens compatibles avec les impératifs biolo- contraignante pour les États membres pour le lecteur qu’une terminologie giques de son espèce ». Cet article, tou- de l’OIE contrairement au droit commu- excessivement technique et artificielle jours en vigueur aujourd’hui, fut codifié nautaire, ce qui pose des problèmes de et que, d’autre part, évoquer des états à l’article L214-1 du Code rural. Ce texte distorsions de concurrence. psychiques associés à la conscience fut rapidement complété par un Décret pour certains animaux n’implique pas du 1er octobre 1980 interdisant en son Désormais, le bien-être animal s’est que ces états soient les mêmes que article 1 à toute personne « de priver ces imposé comme une notion clé de la ceux décrits chez les humains. En outre, animaux de la nourriture et, lorsqu’il y protection animale, tant en droit fran- les progrès de la recherche, en particu- a lieu, de l’abreuvement nécessaire à la çais qu’en droit européen. Initialement, lier en éthologie et en psychobiologie satisfaction des besoins physiologiques l’émergence de la notion de bien-être expérimentale, montrent de plus en propres à leur espèce et à leur degré de répondait au souci d’améliorer les condi- plus la proximité entre les capacités développement, d’adaptation et de tions d’élevage des animaux qui s’étaient psychiques des humains et de certaines domestication », codifié à l’article R214- dégradées à mesure que se développait espèces animales ce qui rend difficile 17 du Code rural. Le texte poursuit en l’élevage intensif et industriel5. Désormais le contournement de ce vocabulaire. prévoyant des dispositions relatives aux l’exigence de respect du bien-être des Quoi qu’il en soit, il nous semble utile obligations de soins en cas de maladie ou animaux a été étendu à tous les champs de préciser que nous n’avons employé de blessure, et à l’interdiction des condi- de leur utilisation, qu’il s’agisse d’élevage, ce vocabulaire qu’en en mesurant bien tions d’hébergement des animaux et d’expérimentation ou même de compa- les limites. autres modes de détention inadaptés. Si gnie. Cependant, les règles relatives au ces textes ne visent jamais expressément respect du bien-être animal sont fonction À ce titre, les deux adjectifs « psy- les exigences de respect du bien-être de des utilisations car les contraintes impo- chique » et « mental » ont des signifi- l’animal, les dispositions qu’ils contiennent sées à l’animal ne sont pas les mêmes. cations très proches. Ils ont d’ailleurs la s’inscrivent pourtant dans une démarche Pour autant les objectifs du bien-être sont même étymologie, l’une grecque, l’autre similaire à celle des institutions euro- communs quelle que soit l’utilisation de latine. Ils font référence à l’esprit et à la péennes qui ont fait du bien-être ani- l’animal. Le bien-être peut à ce titre être pensée. Le terme « mental » insiste plus mal l’un de leurs objectifs prioritaires en défini comme une notion commune à sur les capacités intellectuelles (Qui matière de protection animale. toutes les utilisations animales mais dont appartient au mécanisme de l’esprit ; la mise en œuvre est propre à chacune. qui fait appel aux facultés intellectuelles ; Au plan international, il est fait très TLF), tandis que « psychique » est plus rarement mention du bien-être animal global (Qui appartient au psychisme, dans les textes des grandes organisa- 2. Bases scientifiques qui concerne l’esprit, la pensée ; TLF). tions issues de l’ONU (OMC, FAO, OMS, de la notion Les deux termes sont utilisés dans ce UNESCO, OIT, Codex alimentarius…). de bien-être animal document de façon équivalente. Cependant, au début des années 1990, l’OIE s’est intéressée à la notion de bien- Les bases scientifiques des réflexions 2.1. Introduction être animal. En 2002, à la demande de sur le bien-être des animaux peuvent ses États membres et constatant que la La légitimité de l’utilisation à l’égard des être abordées de façon fondamentale santé des animaux est une composante animaux d’expressions habituellement et appliquée. Elles concernent d’abord 5 Élevage intensif : élevage dont la productivité est maximisée avec optimisation des intrants. Élevage industriel : processus utilisant les techniques/méthodes mises au point dans le cadre de la production industrielle, en particulier la segmentation des filières et des tâches, la spécialisation des ateliers, l’automatisation, le salariat. Voir par exemple (Porcher, 2001). INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
152 / Pierre mormede et al. l’analyse des caractéristiques psychiques De la protection de l’animal. Art L.214-1 capable de percevoir des impressions. des animaux, qualifiés d’êtres sensibles. du Code rural). Claude Bernard (1878) écrit par exemple Par ailleurs, la prise en compte et l’éva- « Les êtres vivants sont tous sensibles, luation du bien-être dans les situations – « Les animaux sont des êtres vivants même les végétaux. ». pratiques (élevage, expérimentation, doués de sensibilité. » (Loi 2015-177 du animaux familiers et de zoo) s’appuient 16 février 2015, Article 515-14 du Code – Une dimension en rapport avec son sur des considérations zootechniques, civil). Il faut cependant remarquer que contenu psychique : qui est capable de physiologiques, comportementales, etc. les termes « animaux » et « sensibilité » ressentir des émotions. « La sensibilité, qui seront évoquées ci-dessous. ne sont pas définis par le législateur. cette capacité à ressentir (et exprimer) des états mentaux comme la douleur et L’étude du bien-être consiste à ana- De plus, le cadre juridique de l’UE le plaisir, la souffrance et la satisfaction, lyser la façon dont l’animal ressent la invoque en anglais le couple de termes commune aux hommes et aux animaux, situation qu’il vit. Cette situation est « sentient / sentience », qui a été traduit précède chez les premiers ce qui les dis- définie en termes de plaisirs6 et de en français par « sensible/sensibilité », tingue des seconds (la parole, la raison, déplaisirs. Pour Cabanac (1995, 1996), comme critère clé en matière de bien- la symbolisation…). » (Larrère, 2007). le plaisir est la valeur de référence de être animal. « […] the Union and the l’animal dans sa prise de décision. Member States shall, since animals are Les émotions, et en particulier la L’idée centrale est que l’animal cherche sentient beings, pay full regard to the wel- douleur et la souffrance, ont été bien à minimiser ses déplaisirs, comme les fare requirements of animals […] » « […] étudiées chez les animaux (Boissy et al., douleurs ou la privation sociale, et à la Communauté et les États membres 2007a ; Inra, 2009 ; Guichet, 2010). Une maximiser ses plaisirs, par exemple tiennent pleinement compte des exi- émotion peut être définie comme une d’ordre alimentaire ou social. gences du bien-être des animaux en réponse affective suite à l’évaluation tant qu’êtres sensibles, […] » (UE, Traité qu’un individu, humain ou animal, 2.2. Les animaux êtres de Lisbonne, 2007). Aussi est-il impor- fait de la situation dans laquelle il se sensibles tant de définir ces termes et les conte- trouve (nouveauté, soudaineté, valence, nus associés, avant d’analyser leurs liens correspondance aux attentes, contrô- Dans les textes, la référence à la notion avec le bien-être animal. Du fait de la labilité…). Outre la composante évalua- d’être sensible apparaît dans le rapport référence constante aux termes anglais tive, trois composantes permettent de Brambell dans la formulation « feelings dans le domaine du bien-être des ani- décrire les émotions : subjective (ce que of animals », c’est-à-dire le ressenti des maux (« animal welfare ») il a paru l’individu ressent), motrice (ce que l’indi- animaux. « Welfare is a wide term that nécessaire de reprendre les définitions vidu montre aux autres : mouvements, embraces both the physical and mental données dans cette langue. expression faciale…) et physiologique well-being of the animal. Any attempt to (modification du fonctionnement de evaluate welfare therefore must take into Les mots « sentient » et « sensible » l’organisme (sécrétion de cortisol ou account the scientific evidence available ont tous deux une origine latine : modification de la fréquence cardiaque concerning the feelings of animals that « sentient » = « capable of feeling », du par exemple) (Boissy et al., 2007a, b). can be derived from their structure and latin sentientem ; le sens « conscious » functions and also from their behaviour » (of something) [conscient (de quelque Le terme anglais « sentient », qui (HMSO, 1965). chose)] date de 1815 (Online Etymology n’est pas actuellement dans la langue Dictionary). Le français « sensible » a été française, est défini de façon diffé- L’expression « feelings of animals » emprunté au latin impérial sensibilis, au rente dans son acception commune (ressenti des animaux) a été traduite sens passif « ce qui peut être ressenti », et dans le contexte du bien-être des par « sensibilité des animaux », terme puis au sens actif « doué de sensibilité », animaux. Dans le langage commun, il repris dans la loi française : dérivé de sensum / sentire (sentir) (TLF). a un contenu très proche de celui du terme français « sensible » ainsi que – « Tout animal étant un être sensible Le terme français « sensible » a défini ci-dessus, limité à la « percep- doit être placé par son propriétaire dans deux dimensions (TLF, Dictionnaire tion »7, ou étendu au « feeling »8. Par des conditions compatibles avec les Larousse) : contre, les auteurs impliqués dans les impératifs biologiques de son espèce. » réflexions sur le bien-être des animaux (Loi 76-629 du 10 juillet 1976 relative à – Une dimension strictement senso- tels Gary Francione (Rutgers University, la protection de la nature, Chapitre II : rielle : qui peut éprouver des sensations, USA)9 et Donald M. Broom (University of 6 Plaisir : État affectif agréable, durable, que procure la satisfaction d’un besoin, d’un désir ou l’accomplissement d’une activité gratifiante (TLF, CNRS). 7 « Definition of sentient: able to see or feel things through the senses » (Oxford learners UK). 8 « Definition of sentient: 1: responsive to or conscious of sense impressions 2: aware 3: finely sensitive in perception or feeling » (Merriam Webster, US) « 1. Having sense perception ; conscious. 2. Experiencing sensation or feeling. » (The American Heritage® Stedman’s Medical Dictionary). 9 « A sentient being is a being who is subjectively aware ; a being who has interests ; that is, a being who prefers, desires, or wants. Those interests do not have to be anything like human interests. If a being has some kind of mind that can experience frustration or satisfaction of whatever interests that being has, then the being is sentient. » (Francione, 2012). INRA Productions Animales, 2018, numéro 2
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