Ce que " Ferguson " révèle du racisme systémique aux États-Unis
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Ce que « Ferguson » révèle du racisme systémique aux États-Unis L’émotion suscitée par la mort du jeune Michael Brown impose ici d’en conter les faits le plus sobrement possible. Mais même ainsi, ce qu’ils nous disent de la violence du racisme systémique aux États-Unis est brutal. Le 9 août 2014 à Ferguson, petite ville du Missouri, s’est produite une rencontre entre Michael Brown – 18 ans, noir – et un policier blanc. Dans des circonstances confuses, ce dernier a tué l’adolescent, atteint par 6 balles dont 2 dans la tête. La victime n’était pas armée et ses mains auraient été en l’air selon certains témoignages. Son corps est resté exposé aux regards pendant plus de quatre heures sous un soleil de plomb, ajoutant ainsi à l’émoi et la colère de la population locale. Des manifestations et des protestations ont rapidement surgi. Des faits de pillages et de dégradations ont été rapportés, les premiers jours. Les manifestations ont, dès lors, été qualifiées d’émeutes par la plupart des commentateurs. La police les a réprimées violemment, exhibant un arsenal militaire. Devant l’enlisement du conflit et l’escalade de la colère, la police d’État a pris le relais. Sous les menaces du groupe Anonymous [1], le nom du policier a finalement été rendu public. Darren Wilson, 28 ans, a été suspendu. Le 24 novembre, un grand jury a décidé de ne pas inculper l’officier – qui a fini par démissionner quelques jours plus tard – ce qui a déclenché de nouvelles manifestations : une douzaine de commerces sont brûlés, une centaine de personnes sont arrêtées. Le 4 mars 2015, un rapport du ministère de la Justice (Department of Justice, 2015) fait état de pratiques racistes systématiques [2] dans le département de police de Ferguson. La mobilisation autour du mot d’ordre « Black lives matter » (les vies noires comptent) continue à mesure que d’autres Noir(e)s sont tué(e)s par des policiers (Tamir Rice, 12 ans, Tanisha Anderson, 37 ans, Aura Rain Rosser, 40 ans, Darrien Hunt, 22 ans, Dante Parker, 36 ans, Felix David, 24 ans, Akai Gurley, 28 ans, Ezell Ford, 25 ans, Freddie Gray, 25 ans, Walter Scott, 50 ans…). L’attention médiatique portée à ce drame est d’une ampleur inédite et révèle une société américaine toujours raciste et ségréguée. La surprise est d’autant plus grande aux yeux de l'opinion que c’est sous le mandat de Barack Obama, premier président noir des États-Unis et vainqueur triomphant d’une campagne sur le dépassement de la question raciale en 2012, que la récurrence de ces violences est apparue. Cependant, non seulement l’élection d’Obama n’a pas réglé la fracture raciale mais elle a peut-être même constitué un obstacle. En effet, les alliances politiques formées par le Président l’ont empêché d’avoir une approche radicale sur la question raciale. Accusé de communautarisme, il se serait retrouvé isolé et la sanction politique aurait été immédiate. De plus, il a régulièrement exprimé lors de ses discours une vision assez classique de la stratégie d’émancipation des Noir(e)s par une réforme des individus qui devraient être de meilleurs pères, qui devraient faire le choix de la légalité et du travail et non pas du crime et de la violence. D’un autre côté, les Noir(e)s ont largement participé à l’élection d’Obama et entre espoirs et fierté, ont sans doute retenu une partie de leurs critiques à son égard afin de ne pas donner d’arguments supplémentaires à ses opposants. D’ailleurs, on remarquera que c’est à la fin de son second mandat que ces débats sont revenus sur le devant de la scène, c’est-a-dire à un moment où sa réélection n’est plus un enjeu. Sans entrer dans une discussion sur les circonstances mêmes de la mort de Michael Brown et les réactions qu’elle a suscitées, c’est sur ce qu’elles disent des mécanismes du racisme institutionnel américain et des enjeux politiques et sociaux soulevés que nous porterons notre attention. En effet, loin d’être un fait divers, un incident extra-ordinaire, ce drame est avant tout révélateur de processus de fond à l’œuvre aux États-Unis. Ainsi, pour comprendre pourquoi Michael Brown, à l’instar de nombreux autres jeunes hommes noirs [3], est devenu la victime d’un policier blanc, deux éléments d’analyse structurels sont proposés. Dans un premier temps, un bref retour sur la géographie de Ferguson permettra de montrer en quoi, en 2015, loin d’être post- raciale, la société américaine est toujours fortement ségréguée et racialisée et comment les banlieues reproduisent cette organisation territoriale et les discriminations qu’elle induit. Ensuite, nous montrerons
comment la violence et les stéréotypes raciaux sont à la fois produits et véhiculés au sein de la police et dans les médias. Dès lors, nous verrons que la surreprésentation des Noirs parmi les victimes de brutalités policières est bien une manifestation d’un racisme institutionnalisé et intériorisé. Cette analyse se place à l’intersection entre de nombreux objets dont les plus importants sont les questions de racisme, l’organisation spatiale de la domination (ségrégation) et le travail de la police, notamment les violences policières. Pour commencer, il semble indispensable de présenter même succinctement quelques notions et le cadre de la réflexion. Il existe trois formes principales de racisme. Le plus connu est le racisme à l’échelle individuelle (opinions, stéréotypes, préjugés, système de pensée et de valeurs hiérarchisées…) qui, bien qu’il puisse produire des actions discriminatoires graves, n’est pas celui qui nous intéresse ici. Même en l’absence d’intention raciste, le racisme institutionnel, en revanche, peut se traduire en actes racistes qui privent un groupe social de bénéfices ou d'avantages. L’ensemble des institutions et structures d’une société peuvent donc produire un racisme dit systémique en éloignant automatiquement des groupes entiers de l'accès aux structures de pouvoir. C’est par exemple le cas avec les Africain(e)s Américain(e)s [4] qui sont arrêtés et emprisonnés en nombre et auxquels, en conséquence de leur condamnation, on retire le droit de vote en plus grande proportion qu’aux Blancs, les empêchant ainsi mécaniquement et structurellement de conquérir plus de pouvoir politique (Alexander, 2010 ; The Sentencing Project). L’interaction entre le préjugé et l’acte de discrimination étant extrêmement forte, l’enjeu de l'étude de la construction et de la transmission des représentations et des stéréotypes est central, et c’est pourquoi une large section de l'article sera consacrée aux représentations médiatiques des Noir(e)s. « Les attitudes, images et sentiments anti-noirs persistant aujourd’hui représentent bien plus que le fait de quelques intolérants éparpillés ; ils sont l’héritage continu et généralisé de l’exploitation matérielle et du fondement raciste de l’esclavage et la ségrégation » (Feagin, 2010, p. 98). Par ailleurs, notre cadre théorique mobilise les travaux sur les manifestations spatiales du racisme institutionnel, en d’autres termes, la ségrégation et les conséquences de la concentration spatiale sur l’accumulation d’avantages et/ou de désavantages sociaux, économiques et politiques (Wilson, 1987 ; Massey et Denton, 1995 ; Logan, 2014). Ici, la ségrégation constitue la structure spatiale des discriminations que subissent les Noir(e)s et notamment au travers de leurs quartiers qui sont la cible des stratégies policières modernes de lutte contre la criminalité, la drogue, etc. Enfin, les travaux sur la police et les violences policières nous intéressent sans, toutefois, avoir l’espace de développer [5]. Nous nous contenterons donc ici de faire référence à des études et enquêtes quantitatives et qualitatives montrant la réalité du biais racial, mais sans en explorer toutes les dimensions explicatives qui sont généralement de trois ordres : sociologique, psychologique et organisationnel (Holmes et Smith, 2008, p. 7). Aussi, il convient de préciser que si nous nous intéressons dans l’étude du cas de Michael Brown à l’usage excessif de la force, on retrouve un biais racial dans les autres usages de la force, même légitimes. 1. Loin de l’Amérique post-raciale, Ferguson, une banlieue noire gouvernée par des Blancs 1.1. Ferguson, à la périphérie de Saint-Louis, au cœur des États-Unis La localisation de Ferguson en périphérie proche de la ville de Saint-Louis est intéressante à plusieurs titres. La ville de Saint-Louis, étant lovée dans un méandre du Mississippi, au confluent du Mississippi et du Missouri, a une économie principalement développée autour de son port et de sa fonction de ville frontière. Porte d’entrée et passage entre le Nord et le Sud des États-Unis, Saint-Louis est devenue un carrefour commercial d’importance dans la première moitié du XIXe siècle, jusqu’à ce que, concurrencée par Chicago et minée par le statut d’État esclavagiste du Missouri, les investissements en provenance du Nord-Est du pays diminuent. À la fin de du XIXe siècle et après la guerre de Sécession (1861-1865), les infrastructures de la ville la connectent plutôt avec le Sud, et lui permettent de devenir le 3ème marché du coton national. Une industrie manufacturière se développe aussi autour du tabac, de la bière et du métal. Au début du XXe siècle,
déjà ville d’immigration, Saint-Louis reçoit un grand nombre d’Africains Américains qui quittent le Sud. En réaction, les Blancs commencent alors à se déplacer vers l’ouest de la ville en bénéficiant des politiques fédérales qui créent des infrastructures routières et des systèmes de prêts et d’abattements de taxes. Les emplois qualifiés suivent tandis que les emplois industriels et non qualifiés diminuent au centre de la ville et que le chômage y augmente, touchant en premier lieu les Noirs. C’est le cycle bien connu de la suburbanisation et du déclin de la ville centre (Ghorra-Gobin, 2006) : depuis les années 1940, la population suburbaine croît six fois plus que celle de Saint-Louis dont la population est divisée par deux entre 1940 et 1980 et dans les années 1970, les 2/3 des emplois de la région métropolitaine étaient localisés hors de la ville (Adler, 1998, 737). Saint-Louis devient une des villes les plus ségréguées des États-Unis : classée alors au quatrième rang, elle l’est toujours aujourd’hui (indice de dissimilarité calculé par Logan, 2014). Pour une meilleure résolution, cliquez ici Les tensions raciales de Saint-Louis sont d’autant plus fortes que la ville se situe en bordure du Sud esclavagiste. Bien que les lois Jim Crow [6] n’aient pas été intégralement mises en place dans le Missouri, aucune législation ne les interdit. De plus, la ségrégation à l’école publique est légale et obligatoire – elle ne sera déclarée inconstitutionnelle qu’en 1954 par l’arrêt Brown vs. Board of Education – et les mariages interraciaux interdits. En 1952 encore, une loi interdit les adoptions interraciales. Par ailleurs, les sociologues américains Douglas Massey et Nancy Denton ont montré dans leur ouvrage American Apartheid que la « ségrégation résidentielle est la caractéristique organisationnelle de la société américaine » et que loin d’être un « accident de l’Histoire, elle est le fruit d’actes et de pratiques » (1995, pp. 25-32). Ajouter à ces politiques discriminatoires directes, toutes les politiques discriminatoires indirectes et leurs effets cumulatifs (théorie du désavantage [7] de William Julius Wilson, 1987, 2009), permet d’éclairer le contexte dans lequel la petite ville de Ferguson a émergé. Pour Richard Rothstein (2014), d’ailleurs, ce sont des politiques publiques [8] – fédérales, d’État, et locales – qui sont responsables de la ségrégation et de
l’exclusion des Noirs et dans lesquelles les événements de Ferguson prennent racine. 1.2. Ferguson, exemple de la relégation des Noirs à l’extérieur des villes Dans les années 1950, Ferguson se développe en absorbant une partie de la population blanche émigrant de Saint-Louis. À partir des années 1970, la population blanche se met à quitter aussi les villes de la première ceinture, dont Ferguson, alors que, limitée dans ses options et choix résidentiels (Massey et Denton, 1995), la population noire y augmente [9]. Ferguson : rétrécissement résidentiel et accroissement de la population noire Ferguson 1970 1980 1990 2000 2010 28 24 22 22 21 Population totale 760 740 280 400 200 Part des Africains 25,1 52,4 67,4 1 % 14 % Américains % % % Source : US Census Pour une meilleure résolution, cliquez ici Ferguson ainsi que toute l’aire métropolitaine de Saint-Louis sont tout à fait représentatives des évolutions des banlieues américaines qui, à mesure qu’elles se sont diversifiées, ont aussi reproduit la ségrégation et les
inégalités raciales que l’on connaissait dans les villes centres dans les années 1980 (Logan, 2014). Ainsi, si les Noirs sont un peu moins isolés des autres groupes en banlieue qu’en ville, ils le sont toujours plus que tous les autres groupes. Mais le degré d’isolement y diminue plus lentement qu’en ville. La ségrégation les affecte même quand ils ont des revenus élevés. « Séparés et inégaux [10] », ils bénéficient aussi de services publics de moins bonne qualité, en particulier les écoles qui sont plus pauvres et moins performantes (Logan, 2014). Et d’ailleurs, on entend bien les discriminations systémiques et les impacts psychologiques de l’intériorisation des préjugés racistes dans les mots de Lesley McSpadden, la mère de Michael Brown, au micro d’un journaliste au lendemain du drame : « Vous m’avez pris mon fils. Est-ce que vous savez à quel point ça a été dur pour moi de le garder à l’école et de lui faire passer son bac ? Vous savez combien d’hommes noirs ont leur bac ? Pas beaucoup. Parce que vous les rabaissez à un tel niveau qu’ils ont l’impression de n’avoir aucun but à poursuivre… ». Lesley McSpadden, mère de Michael Brown, KMOV (Chaîne de télévision), 10 août 2014 [11]. À Saint-Louis, comme dans la grande majorité des villes noires des États-Unis et des quartiers pauvres, les probabilités d’ascension sociale des enfants sont très faibles, parmi les plus basses du pays. Ainsi, seulement 5,6 % des enfants des classes les plus pauvres ont une chance d’accéder aux classes les plus riches (Leonhardt, 2013). Bien que le profil de la population ait changé et que les Noirs composent deux tiers des habitants, ces derniers sont absents des structures de pouvoir de la ville et notamment du conseil municipal et des forces de l’ordre. Ainsi, au moment des faits, la ville compte (Los Angeles Times, 2014) seulement un conseiller municipal noir sur six et trois policiers noirs sur un département qui en totalise 53, et le maire comme le chef de la police sont blancs. Les conseils scolaires ne comptent quant à eux aucun Noir. Quand, en revanche, les Noirs représentent 93 % des personnes arrêtées, 92 % des personnes fouillées et 80 % des contrôles routiers (Department of Justice, 2015), on comprend que les tensions raciales soient fortes. On retrouve ces tendances dans le reste du pays puisque dans 72 % des villes où la population noire représente au moins 5 % de la population, cette dernière est sous-représentée dans les effectifs de la police. Et c’est donc dans ce contexte de ségrégation raciale et politique que la police – dont les effectifs ne ressemblent pas aux populations administrées – opère et fait usage, parfois excessivement, de la force. Parallèlement, d’autres politiques et pratiques, en plus d’engendrer des discriminations raciales, favorisent et banalisent la violence. 2. La militarisation de la police et la banalité de la violence 2.1. Des politiques qui permettent la violence Discuter de la violence aux États-Unis, qu’elle soit d’État ou perpétrée par des citoyens, nécessite de mesurer à quel point les politiques publiques et la législation la permettent et l’encouragent. Pour commencer, il est utile de rappeler que la possession d’une arme pour se défendre est permise par le Deuxième Amendement de la Constitution. La conséquence logique est le grand nombre d’armes en circulation : 310 millions en 2009 tant légales qu’illégales (Bailey Grasso, 2014), tandis qu’un tiers des ménages américains en possèderait au moins une (Pew Research Center, 2014). Les tueries régulières et le très grand nombre de personnes victimes n’ont pourtant pas raison de l’opinion publique qui continue de soutenir le droit des armes (Pew Research Center, 2014). La probabilité que des policiers soient confrontés à des personnes armées est forte, et leur impose de prendre la décision, souvent en une fraction de seconde, d’utiliser leur propre arme. À ce jour, la loi autorise les policiers à faire feu si eux-mêmes ou des personnes à proximité se sentent en danger. C’est bien cela – d’avoir craint pour sa vie — qui a conduit Darren Wilson à tirer sur Michael Brown, selon ses propres déclarations. Et c’est bien sur cet argument que les policiers s’appuient tandis que les stéréotypes raciaux, sociaux et de genre jouent inconsciemment un grand rôle dans leurs agissements et décisions.
Par ailleurs, ce qui est vrai pour les citoyens l’est aussi pour la police qui bénéficie de moyens et d’équipements de plus en plus lourds et performants. Ainsi, au cours de l’année 2011-2012, plus de 500 départements de police ont reçu un ou plusieurs véhicules blindés. Depuis 2006, près de 94 000 armes automatiques, plus de 500 avions et hélicoptères et 45 000 paires de jumelles à vision nocturne ont ainsi été acquises par les polices locales (Apuzzo, 2014). Au total, entre 1990 et 2012, c’est 4,3 milliards de dollars d’équipements militaires et paramilitaires qui ont été transférés du ministère de la Défense à celui de l’Intérieur (programme 1033 – ACLU, American Civil Liberties Union, 2014). En outre, depuis les années 1980, de plus en plus d’unités spéciales d’intervention (SWAT, Special Weapons and Tactics) ont été formées et sont déployées environ 50 000 fois chaque année dans des opérations souvent disproportionnées. En effet, préparées pour intervenir dans des situations à haut risque, elles sont en fait déployées principalement pour des petites infractions et des interventions de faible intensité comme des perquisitions ou des infractions administratives, mais ayant en commun de cibler majoritairement les minorités, en particulier les Noirs : ainsi selon l’ACLU, en 2011, au moins 39 % des déploiements auraient concerné des Noir(e)s. La militarisation de la police, de ses équipements et de ses méthodes, a pour conséquence d’accroître les tensions avec la population. En effet, forts de leurs tenues de combat, les policiers ont de plus en plus la mission explicite de « maintenir l’ordre » au lieu de « protéger et servir ». Ils se comportent comme des soldats dans des zones de guerre – les quartiers et centres urbains – dont les ennemis seraient les habitants – pauvres, noirs et/ou hispaniques le plus souvent. D’ailleurs, il est à remarquer que certains matériels de recrutement et de formation mettent justement l’accent sur ces équipements, l’action de haute intensité, plutôt que sur la capacité de dialogue, le rôle de médiateur ou de pacificateur du policier, attirant ainsi des candidats potentiellement plus enclins à faire usage de leurs armes (RAND 2010 ; Balko, 2014 ; Denvir, 2015).
Pour une meilleure résolution, cliquez ici L’institution judiciaire est, elle aussi traversée par des stéréotypes et des préjugés racistes, d’autres facteurs encouragent la violence comme la série de jurisprudences qui permettent aux policiers de faire usage de leur arme, la rareté des inculpations ou la multiplication des acquittements et les faibles peines infligées aux policiers quand ils sont reconnus coupables. À cela, il faut ajouter le rôle des médias, essentiel pour comprendre la banalisation et l’intériorisation de représentations racialisées et racistes de la violence et du crime. 2.2. Le rôle des médias dans la banalisation de la violence et l’intériorisation de représentations racistes Les médias (papier, télévision, internet) se sont émus et ont accordé une attention inédite aux meurtres d’hommes noirs depuis le cas de Michael Brown. Pourtant, loin de refléter la réalité (Jewkes, 2004, p.37), ces derniers jouent un rôle important dans l’intériorisation de préjugés et de représentations racistes inconscients. De nombreuses études ont montré que la figure du Noir criminel et violent est renforcée par les médias et « presque toutes les recherches universitaires sérieuses révèlent des préjugés constants contre les Africains Américains, tant dans la couverture de crimes que plus généralement » (Entman et Gross, 2008, p. 97). Concrètement, par exemple, trois mois d’étude des programmes d’information de quatre chaînes d’information de la télévision à New York (WCBS, WNBC, WABC et WNYW [12] – d’octobre à décembre 2014, après l’affaire Michael Brown donc) ont montré que la couverture médiatique surreprésente les Noirs suspects de crimes et délits : sur ces chaînes, 74 % des suspects dans des affaires de meurtre sont Noirs, ainsi que 84 % des suspects de vol et 73 % des suspects d’agression alors même que les chiffres de la police font état de 54 % de Noirs arrêtés pour meurtre, 55 % pour vol et 49 % pour agression (Angster et Colleluori, 2015). Une autre étude (Entman et Gross, 2008, p. 100) portant sur la télévision à Chicago a montré que les accusés noirs étaient plus souvent illustrés par une photo prise par la police (mugshot) que par une photo personnelle. Ils sont aussi plus souvent représentés menottés, contraints par la police ou dans des situations de soumission ou de violence. La question de la représentation des Noirs, même quand ils sont les victimes, avait d’ailleurs été popularisée [13] sur le réseau social Twitter par le hashtag #IfTheyGunnedMeDown qui répondait aux premières photos de Michael Brown qui avaient circulé le représentant en train de faire un signe avec ses doigts qui, dans les esprits, pouvait être assimilé au code d’un gang.
« Les analyses des informations télévisées indiquent systématiquement une surreprésentation des hommes noirs en tant que coupables et une sous- représentation en tant que victimes (…). L’exposition à des messages stéréotypés a des conséquences. Comme l’illustre le travail de Dixon, consommer des informations où les Noirs sont systématiquement surreprésentés dans des affaires criminelles renforce l’association cognitive entre Noirs et criminalité (…) » (Mastro et al., 2009). D’une façon générale, les médias montrent moins souvent les Noirs en situation de victimes, y compris dans le cas extrême des disparitions d’enfants dont on estime pourtant que 37 % de ceux qui disparaissent sont noir(e)s (Black And Missing Foundation, 2014 [14]). C’est ce qu’on appelle le syndrome de la « missing white girl » (la petite fille blanche disparue) [15], une manifestation cruelle de la différence de valeur entre les enfants blancs et noirs (Sobel Fitts, 2014). La télévision n’a toutefois pas le monopole en matière de traitement inégal de ses sujets. Et dans l’affaire Michael Brown, c’est une Une du New York Times qui a particulièrement fait polémique [16] (Read, 2014 ; Massie 2014). Le 25 août, le quotidien La une du New York Times, 25 août 2014 publie à la une deux portraits parallèles de Michael Brown et Darren Wilson. Alors que l’exercice est courant en journalisme, la mise au même niveau formel de la victime et du coupable cause provoquait déjà une émotion. Mais c’est ce que contenaient les portraits qui illustre le traitement inégal des Noirs et des Blancs, le racisme systémique et le privilège blanc. Sur la base d’interviews, le portrait de Michael Brown indiquait, entre autres, qu’il vivait dans un quartier difficile, qu’il avait déjà essayé drogue et alcool, qu’il avait déjà eu une bagarre avec un voisin, que sa mère avait été obligée de se rendre à son école avec le Source : New York Times, la une en .pdf ticket de caisse d’un iPod Le texte sur Michael Brown (en html) qu’il était accusé d’avoir volé Le texte sur Darren Wilson (en html)
et que récemment, il s’était mis à rapper et écrire des textes vulgaires. Tous ces éléments factuels personnels incitaient le lecteur à penser que ce garçon « n’était pas un ange » comme si cela pouvait avoir quelque poids dans le fait qu’il était mort. Sa description de petit garçon n’étoffait pas plus cette affirmation mais la mention de ces anecdotes le présentait comme ayant des comportements anormaux. En parallèle, le portrait de Darren Wilson le présentait comme un homme sans histoire ayant eu quelques passages difficiles au début de sa vie et de sa carrière. En fait, adolescent, Wilson avait évolué dans « un environnement chaotique » et avait eu une « enfance troublée », sa mère avait eu des ennuis avec la justice et même été condamnée pour escroquerie. En tant qu’officier, il avait débuté dans un département de police tellement raciste et corrompu que celui-ci avait été tout simplement fermé. Pour le New York Times donc, Darren Wilson n’était qu’un « officier discret aux débuts perturbés » quand sa victime elle, Michael Brown, « n’était pas un ange ». "Ferguson" à travers les unes de la presse aux États-Unis (août 2014-avril 2015)
Sélection : C. Recoquillon, 2015 Cliquer sur l'image pour démarrer le diaporama en mode automatique.
Selon les criminologues Linneman et al. (2014), le traitement médiatique de faits divers particulièrement exceptionnels permet aux médias d’en diaboliser les auteurs et de les rendre « tuables » par la police, dans une logique du « lui ou moi » et justifiant ainsi la violence d’État. On pourrait encore multiplier les exemples et les supports pour illustrer la manière dont on construit un lien implicite mais systématique entre Noirs et violence, Noirs et criminalités, à l’instar d’une étude sur les documentaires tournés en prison et maisons d’arrêt qui se concentrent sur des phénomènes relativement anecdotiques – détenus violents, gangs, rebellions – qui contrastent avec la « platitude » des activités de la majorité des détenus – lecture, télévision, exercice physique, etc. – (Cecil, 2010, p. 85). L’omniprésence de la violence à la télévision, la représentation fréquente de personnages noirs caricaturaux (y compris dans le cinéma et même dans les films de la "Blaxploitation" [17] produits justement en réponse à une industrie du cinéma raciste mais accusés de perpétuer les stéréotypes dominants (Mason, 1972, pp. 61-70) et la récurrence d’images de corps noirs maltraités habituent le public à la violence, à la souffrance et à la dévaluation. D’ailleurs, ce phénomène a une résonance particulièrement violente dans l’histoire américaine très récente puisque les corps des personnes lynchées étaient souvent exposés au public, tels des trophées, en guise d’avertissements. L’émotion et la colère des habitants de Ferguson à propos du traitement du corps de Michael Brown, qui est resté exposé, baignant dans son sang, plus de quatre heures au soleil et à la vue de tous, trouvent sans doute leurs racines dans cette histoire douloureuse. C’est donc ainsi, et par de nombreux autres mécanismes, que les inconscients sont entraînés à faire des distinctions de valeur entre les individus selon leur appartenance raciale réelle ou supposée, et à établir des corrélations inconscientes entre Noirs et crime, Noirs et violence, Noirs et danger. 3. Les brutalités policières : manifestations d’un racisme institutionnalisé
3.1. Les Noir(e)s, premières victimes de la violence d’État Il convient tout d’abord de préciser que, bien sûr, la fonction de policier appelle par essence l’usage de la force. Ce sont la fréquence, l’intensité et la proportionnalité de celle-ci qui sont discutés et disputés. Avec le cas de Michael Brown, on a l’exemple d’un incident fatal dont la victime n’était pas armée et dont l’officier de police n’avait pas de raison apparente de le soupçonner d’avoir commis une infraction ou un crime... si ce n’est la couleur de sa peau, qui l’a conduit à craindre pour sa vie, et c’est bien cette hypothèse qui est discutée ici. Cependant, dans le souci de montrer le caractère systémique des violences que subissent les Noir(e)s, d’autres types d’interactions police-citoyens entreront dans notre spectre d’analyse. Bien qu’il soit à l’heure actuelle impossible de connaître exactement le nombre de personnes tuées par la police chaque année (Fischer-Baum, 2014), différentes estimations font état d’au moins 400 homicides par an. Selon le ministère de la Justice, parmi les 4813 morts (connues) liées à une arrestation entre 2003 et 2009, 31,8 % des victimes étaient noir(e)s alors qu’ils représentent 12,2 % de la population totale [18]. Si l’on se concentre sur les adolescents, une étude de ProPublica – un organisme indépendant et à but non lucratif produisant de l’information dans l’intérêt public – a calculé que les adolescent(e)s noir(e)s étaient 21 fois plus susceptibles d’être tué(e)s par la police que les Blanc(he)s (Gabrielson et al., 2014). Depuis que les violences policières ont attiré l’attention des médias, de nouveaux calculs font état de chiffres en hausse. Ainsi, il y aurait déjà eu 400 personnes tuées par des policiers au cours des cinq premiers mois de l’année 2015 [19]. Le journal The Guardian a même entrepris un comptage systématique et la mise en place d’une base de données sur internet à travers le projet « The Counted ». Moins violents mais très importants dans les conséquences qu’ils entraînent, les contrôles au faciès sont régulièrement dénoncés. À New York, par exemple, en 2012, 55 % des personnes contrôlées étaient noires (pour 22, 8 % des New Yorkais) et 89 % des personnes contrôlées étaient totalement innocentes [20]. Les analyses sur les contrôles routiers abondent dans le même sens et montrent que lors d’un contrôle de véhicules, les automobilistes noirs ont trois fois plus de risques d’être fouillés que les Blancs (Ministère de la Justice, 2011). Dans The New Jim Crow, Michelle Alexander montre que ces abus résultent directement de politiques publiques, notamment la guerre contre la drogue, utilisée pour contrôler les populations pauvres noires et hispaniques. Le département des narcotiques aurait ainsi permis de former de nombreux policiers, au moins 25 000 à la date de 2000. « Les agents apprennent, entre autres choses, comment utiliser des infractions mineures comme prétexte pour arrêter quelqu’un, comment faire durer un contrôle routier et le transformer en fouille pour rechercher de la drogue, comment obtenir le consentement d’un automobiliste réticent, et comment utiliser des chiens pour obtenir une cause probable. (…) Par conséquent, chaque année, des dizaines de milliers d’automobilistes se voient arrêter au bord de la route, poser des questions sur des activités liées à la drogue imaginaires, et céder a des fouilles de véhicules parfois déchirés » (Alexander, 2011, pp. 70-71). La pratique des contrôles routiers au faciès est couramment appelée « Driving While Black » ou DWA (Conduire et être noir), et fait référence au délit "Driving while intoxicated" (Conduire sous l'emprise de stupéfiants). De l’aveu même de James B. Comey, directeur du FBI, lors d’un récent discours, « de nombreuses personnes dans notre culture dominante blanche ont des préjugés raciaux inconscients et réagissent différemment face à une personne noire ou blanche ». La réalité sur le terrain et les pratiques quotidiennes conduisent les policiers, poursuit-il, à « faire des raccourcis » dont les conséquences compliquent les relations avec la communauté [21]. Ces préjugés peuvent avoir des conséquences encore plus sévères. Ainsi, les enfants et adolescents noirs subissent des peines et des condamnations plus lourdes parce qu’ils sont perçus comme plus âgés. Dès lors, ils ont dix-huit fois plus de risques d’être jugés comme des adultes que les enfants blancs (et donc d’encourir des peines plus lourdes). Quand on sait par ailleurs que, une fois en prison, les enfants jugés comme des adultes ont deux fois plus de risques de subir des violences de la part d’un gardien, cinq fois plus de risques d’être agressés sexuellement et huit fois plus de risques de se suicider, on mesure à quel point le problème est structurel (Atiba Goff et al., 2014). Certes, certains chiffres ne sont pas fiables, ou sont incomplets, certaines études montrent des résultats contradictoires, une « petite proportion d’officiers est responsable d’une grande majorité des incidents » (Brandl et Stroshine, 2013), et de vastes questions de recherche restent en suspens. Mais ce sont les
représentations et les perceptions des policiers – conditionnées par des préjugés racistes associant les Noirs au crime, à la violence et au danger (Welch, 2007), comme nous l’avons vu dans la partie précédente – qui les conduisent à des pratiques discriminatoires dont les Noir(e)s et les pauvres sont les premières victimes. Dès lors, c’est l’ensemble de la relation police-citoyen qui en est affectée. Ces discriminations systémiques sont aussi à l’œuvre dans le système judiciaire qui incarcère massivement les minorités, en particulier les Noirs qui, en tant qu’anciens prisonniers subissent des discriminations directes et indirectes légales, un système que Michelle Alexander – professeur de droit à l’Ohio State University et défenseure des Droits Civiques à l’ACLU – a examiné et renommé « The New Jim Crow ». Complément : L'incarcération de masse ou « nouveau Jim Crow » selon Michelle Alexander « Ce qui a changé depuis l’effondrement du système Jim Crow a moins à voir avec la structure de base de notre société qu’avec le langage que nous utilisons pour la justifier. À l’ère de l’absence de préjugés raciaux (colorblindness), il n’est plus accepté socialement d’utiliser le critère racial, ouvertement, pour justifier discrimination, exclusion ou mépris. Donc nous ne le faisons pas. Plutôt que de ne s’appuyer que sur le critère racial, nous utilisons le système judiciaire pour étiqueter les gens de couleurs comme “criminels” et nous engager dans des pratiques supposément enterrées. Aujourd’hui, il est parfaitement légal de discriminer les criminels de presque toutes les façons qu’il était avant légal de discriminer les Africains Américains (…) (discrimination à l’emploi, au logement, déni du droit de vote, inégalité des chances à l’école…). (…) Nous n’avons pas mis fin au système racial en Amérique, nous l’avons simplement redessiné » Alexander Michelle (2010), The New Jim Crow. Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, p. 2.
3.2. Les relations entre les représentants de l’ordre et les Noir(e)s conditionnées par des préjugés raciaux Quels que soient les critères et les paramètres considérés, les Noirs ont une moins bonne opinion de la police, en laquelle ils ont moins confiance et dont ils se perçoivent plus que les Blancs victimes de traitements injustes. Selon une étude du Pew Research Center – un institut de sondage et d’analyse de données non partisan –, 70 % des Noirs ont le sentiment que dans leurs quartiers, les Noirs ne sont pas traités équitablement dans leurs interactions avec la police, 51 % des Hispaniques partagent cette représentation contre seulement 37 % des Blancs (Pew Research Center, 2013, p. 16). Une hypothèse pour expliquer cette différence – en plus des préjugés racistes qui rationalisent la violence et le traitement plus dur des Noirs – est que la ségrégation résidentielle isole tellement les Blancs que non seulement ils ne vivent pas la même réalité, mais ils ne la voient pas non plus. Comme le notent le sociologue Malcolm Holmes et le criminologue Brad Smith, « peut-être qu’il est difficile pour de nombreux Blancs d’imaginer que l’officier de police, une figure héroïque de la culture populaire qui peut parfois être intimidant mais presque toujours complètement honorable, puisse quelque part symboliser l’oppression et le danger parmi les personnes moins favorisées » (2008, p. 143). Et c’est aussi pour cela que les révélations des dernières affaires ont fait l’effet d’une surprise
alors même que le phénomène n’est pas nouveau. En 2003, un sondage de Gallup montrait que 85 % des sondés noirs pensaient que le racial profiling (profilage racial) était courant, contre seulement 53 % des Blancs [22]. La perception de cette pratique est fortement corrélée à la confiance qu’un groupe peut avoir dans la police. D’ailleurs cette défiance est bien connue et de nombreux travaux ethnographiques, notamment, l’ont décrite et analysée. La sociologue Elijah Anderson (1998), par exemple, explique que la police est « presque toujours perçue [par les adolescents noirs] comme représentante de la société blanche dominante et ne se préoccupant pas assez des habitants des quartiers pour les protéger ». De plus, en comparaison avec les autres forces de l’ordre comme la police des autoroutes, la police locale est perçue comme plus abusive, plus intrusive et agressive dans ses pratiques dans les quartiers désavantagés (Warren, 2010). Pourtant, parce que les crimes, délits et incivilités y sont plus fréquents qu’ailleurs, détériorant la qualité de vie, les habitants seraient théoriquement en demande de police justement. Mais c’est souvent à la fois les crimes et la police que les Africain(e)s Américain(e)s et les membres d’autres minorités craignent. Et pour cause, un rapport du ministère de la Justice sur le département de police de Ferguson a rendu des conclusions accablantes : e-mails racistes, violences, violation des droits constitutionnels, conflits d’intérêts, harcèlement et racket organisé y sont présentés comme routiniers. Entre 2010 et 2014, dans cette ville de 21 000 habitants, ce ne sont pas moins de 90 000 procès-verbaux et assignations qui ont été distribués pour des infractions municipales. Selon ce rapport encore, presque 90 % des cas connus où les policiers de Ferguson ont fait usage de la force concernaient des Africain(e)s Américain(e)s. Et le rapport de préciser : « notre enquête indique que cette pression disproportionnée pesant sur les Africain(e)s Américain(e)s n’est pas causée par des différences dans les degrés auxquels les gens de différents groupes raciaux violent la loi. Au contraire, notre enquête a révélé que ces disparités se produisent, au moins en partie, à cause de préjugés et stéréotypes illicites » (Department of Justice, mars 2015). À la lecture détaillée du rapport, qui compte des dizaines d’exemples précis d’abus, de violences physiques et symboliques, d’humiliations, de harcèlement, etc., on comprend que la population noire n’ait pas confiance en la police et se soit insurgée au moment de la mort de Michael Brown. Conclusion À l’heure où nous concluons cet article, les habitants de Baltimore se sont révoltés après la mort de Freddie Gray, un jeune homme noir de 25 ans ressorti d’un fourgon de police dans le coma et avec la colonne vertébrale presque arrachée. La presse – notamment des médias communautaires et alternatifs sur Internet – commence à laisser filtrer des informations tristement similaires au cas de Ferguson et le procureur du Maryland annonce le 1er mai 2015 qu'il s'agit d'un homicide. À Charleston en Caroline du Sud, moins de deux mois après que Walter Scott, un homme noir non armé, se soit fait tuer de 5 balles dans le dos par un policier blanc le 4 avril 2015, neuf personnes ont trouvé la mort dans un massacre raciste perpétué par un suprématiste blanc dans une église historique noire. Dans la même semaine, cinq églises noires ont été incendiées dans le sud du pays. Une fois de plus, cette attaque a suscité des débats sur le racisme et le privilège blanc puisque Dylann Roof, 21 ans et militant d’extrême-droite notoire, ayant proclamé vouloir tuer des Noir(e)s, a été décrit comme ayant des « problèmes psychologiques » plutôt que comme un terroriste. L’ampleur des discriminations dont sont quotidiennement victimes, aux États-Unis, les Noir(e)s – ainsi que d’autres minorités de couleur – met en lumière un système d’oppression dont les racines sont profondes, lointaines et très actuelles aussi. Les modalités de ce système sont analysées au travers de nombreux exemples, cas d’études et irriguent des champs disciplinaires multiples. Ils tendent tous à montrer que la prophétie de la Commission Kerner de deux sociétés inégales et séparées est devenue réalité. Et c’est d’ailleurs le constat que faisait déjà David Simon en 2013 (Simon, 2013a), célèbre scénariste de la série The Wire (Bacqué, 2014) et auteur d’une enquête approfondie sur la police de Baltimore (Simon, 2013b). La façon dont les médias couvrent les protestations dans les rues de Baltimore, et dans celles de Ferguson avant, en insistant sur les violences même quand elles sont sporadiques, continue de nourrir les préjugés de la
société dominante. Ces narrations sont de plus en plus critiquées sur les réseaux sociaux qui ne manquent pas de souligner avec sarcasme les différences de traitement dont bénéficient les Blancs et dont sont victimes les Noirs. Ces réactions paraissent essentielles pour espérer renverser les stéréotypes et préjugés racistes qui traversent l’ensemble de la société américaine et qui, même s’ils sont inconscients ou implicites, créent les conditions rendant possibles, justifiables, acceptables et acceptées les discriminations systémiques des Africain(e)s Américain(e)s. Notes [1] Collectif de militant(e)s anonymes dont les compétences informatiques (piratage, attaques par déni de service…) sont mises au service de la liberté d’expression. [2] Sur les pratiques racistes systématiques de Ferguson, lire aussi les témoignages dans l'article de Conor Friedersdorf, Ferguson's Conspiracy Against Black Citizens, The Atlantic, 5 mars 2015. [3] Il ne s’agit pas ici d’occulter le fait que près de 20 % des victimes noires non armées sont des femmes mais notre approche porte une attention particulière aux représentations – des médias et des autres acteurs – et ce phénomène est largement perçu comme un phénomène touchant les hommes noirs. Dans ses travaux sur l’ « exceptionnalisme de l’homme noir », Paul Butler (2013) montre que, bien que les femmes soient autant que les hommes impactées par les discriminations raciales, les réponses politiques et sociales ciblent les hommes principalement. Il y a donc un véritable enjeu à rendre plus visibles les femmes noires dans les recherches sur la justice raciale et à mieux prendre en compte l’intersectionnalité des identités, c’est-à-dire l’appartenance simultanée à de multiples catégories sociales (genre, classe, race, orientation sexuelle…). [4] Les termes désignant les groupes ethniques et raciaux évoluent régulièrement. De même que pour les Hispaniques et Latinos, les Noir(e)s sont nommés sous différents noms. Dans ce texte, l’auteure fait le choix de parler d’Africain(e)s Américain(e)s afin de se rapprocher de la traduction littérale américaine, plus correcte que le terme Afro-Américain(e) qui est un peu désuet, même si dans ces deux cas, certain(e)s Noir(e)s rejettent ces appellations au motif qu’elles leur ont été données par les autorités sans qu’ils/elles les aient choisies. Par ailleurs, les termes sont genrés afin de ne pas contribuer à l’invisibilisation des femmes. [5] Les notions de crime ou de violence sont ici utilisées de facon non critique mais il est utile de garder en tête les travaux de criminologie critique qui remettent en cause les définitions mêmes du crime et de la violence. L’argument principal est que la loi a été faite par des groupes dominants et donc oppresse nécessairement les autres groupes. D’autres criminologistes n’adhérant pas à l’ensemble des théories de criminologie marxiste admettent néanmoins que les lois sont appliquées de facon extrêmement inégales. [6] Les Lois Jim Crow ou le système Jim Crow désignent une série de lois et de règlements votés indépendamment par les États ou par les villes dans le Sud des États-Unis principalement et qui avaient pour objectif d’organiser la ségrégation raciale dans les espaces publics, les administrations, les services publics… [7] Pour Wilson, les taux élevés de crime, chômage, de précarité, de grossesses précoces, de familles monoparentales etc… dans les ghettos sont le résultat de pratiques discriminatoires historiques et systémiques et non pas le résultat d’une “culture de la pauvreté”. [8] Sont en particulier pointées du doigt les programmes de renouvellement urbain, et les lois de zonage, les incitations fiscales et les programmes finançant l’accès à la propriété des classes moyennes, les financements fédéraux d’infrastructures suburbaines, notamment les autoroutes, mais aussi de nombreux règlements qui ont
permis au secteur immobilier et financier de mettre en place la ségrégation. [9] Pour voir les transformations démographiques et économiques de la région, et notamment le white flight, voir le très efficace projet cartographique interactif « Mapping Decline, St. Louis and the American City » de Colin Gordon, de l'Université de l'Iowa. [10] Le titre du rapport de John Logan en 2014 sur les banlieues américaines fait référence à la conclusion du rapport de la Commission Kerner – mandatée en 1960 par le président Lyndon Johnson pour analyser les émeutes raciales – qui redoutait une société en cours de fragmentation en deux groupes séparés et inégaux, une société noire et une société blanche. [11] “You took my son away from me. Do you know how hard it was for me to get him to stay in school and to graduate? You know how many Black men graduate ? Not many. Because you bring them down to this type of level where they feel like they don’t got nothing to live for anyway ‘they’re going tot try to take my out anyway’”. News 4. La mère de Michael Brown. [12] Ces chaînes de télévision appartiennent respectivement aux groupes CBS, NBC, ABC et Fox et ont de larges audiences. L’étude porte sur les journaux télévisés des soirs de semaine entre octobre et décembre 2014. [13] Voir par exemple la page d'Empowermagazine ou de Time, ainsi que la page tumblr de iftheygunnedme. [14] Voir Black & Missing Foundation (2015), Statistics. [15] Voir sur le site du Centre de Journalisme sur les enfants et les familles, « Missing White Girl Syndrome » : article et vidéo. [16] Voir par exemple News.Mic, « New York Times on Michael Brown Is Everything the Media Gets Wrong About Black Men », 25 août 2014. [17] « Blaxploitation » est une contraction des mots « noir » et « exploitation » et désigne un courant consacré a la revalorisation des Noir(e)s dans le cinéma et la culture. De nombreux films, de tous genres et de qualités inégales, ont été produits pour mettre en scène des acteurs noirs discriminés par ailleurs et pour un public noir. Parmi les plus connus, on peut noter Sweet Sweetback’s Baadasssss Song et Shaft les nuits rouges de Harlem. [18] Burch A., Arrest-Related Death, 2003-2009 - Statistical Table, Bureau of Justice Statistics, 2011. [19] The Washington Post, « Fatal police shootings in 2015 approaching 400 nationwide », 30 mai 2015. [20] Source : Stop-and-Frisk 2012, NYCU (New York Civil Liberties Union) d'après les données de NYPD, 29 p. [21] James B. Comey, directeur du FBI : « Many people in our white-majority culture have unconscious racial biases and react differently to a white face than a black face. (…) A mental shortcut becomes almost irresistible (…). We need to come to grips with the fact that this behavior complicates the relationship between police and the communities they serve ». Discours, 12 février 2015, Georgetown University. [22] Gallup, Americans See Racial Profiling as Widespread, 2003.
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