CinquiÈme partie Au-delà du discours littéraire - Brill
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cinquiÈme partie Au-delà du discours littéraire ⸪ Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
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Chapitre 16 Des chenilles aux papillons : une scène primitive de la littérature de jeunesse au XVIIIe siècle Alicia C. Montoya Résumé Cet article se penche sur un corpus de textes du XVIIIe siècle et sur leur évocation d’un ensemble de métamorphoses – de la Bête en prince dans « La Belle et la Bête », et des che- nilles en papillons – qui relèvent soit du domaine du merveilleux, soit de la nature. Prenant comme point de départ l’équivalence établie entre l’enfant et le papillon dans le discours pédagogique de la fin du XVIIe siècle, nous montrons l’existence d’un jeu intertextuel liant des textes provenant de domaines à première vue très différents : théologie, sciences natu- relles et entomologie (Swammerdam, Réaumur), sériculture (Boissier de Sauvages), vul- garisation scientifique (Pluche) et surtout littérature de jeunesse (Le Magasin des enfants de Mme Leprince de Beaumont, Les Veillées du château de Mme de Genlis). L’image cen- trale des chenilles, des papillons, et des jeunes filles en fleurs amène ainsi une réflexion sur la place du merveilleux dans la littérature de jeunesse et sur le but de toute éducation par la littérature. This article examines a corpus of 18th-century texts and their representations of various metamorphoses – Beast into prince in “The Beauty and the Beast” and caterpillars into butterflies in other writings – that are either fantastic or natural. Starting from the com- mon identification of children with butterflies in late 17th-century pedagogical discourse, I interrogate the intertextual relations between texts belonging to seemingly different fields: theology, the natural sciences and entomology (Swammerdam, Réaumur), sericul- ture (Boissier de Sauvages), scientific vulgarization (Pluche) and above all children’s litera- ture (Le Magasin des enfants by Mme Leprince de Beaumont, Les Veillées du château by Mme de Genlis). The overdetermined image of caterpillars, butterflies and young girls in bloom thus invites the reader to reflect about the role of the marvelous in children’s litera- ture and about the goals of all education undertaken by means of literature. … Il y avait une fois un marchand, qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles ; et comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants, et © koninklijke brill nv, leiden, ���8 | doi ��.��63/9789004355453_018 Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
244 Montoya leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très belles ; mais la cadette surtout se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était petite, que la belle enfant ; en sorte que le nom lui en resta1. ⸪ Qui ne reconnaît pas, à ces mots, l’ouverture du célèbre conte de fées « La Belle et la Bête » ? Que ce soit par le biais d’une des nombreuses réécritures du texte original, des films de Cocteau ou de Disney, ou d’une des autres adaptations encore du fameux conte, personne n’ignore ni le récit, variante moderne du mythe de Psyché et Cupidon, ni la scène centrale – la transfor- mation du monstre en prince avenant, métamorphose rendue possible par la puissance d’amour de la Belle – de ce conte publié en 1756 par Marie Leprince de Beaumont. Pourtant, si le lecteur reconnaît aisément le conte, il ignore peut-être à quel point cette scène de la métamorphose du monstre, par un jeu complexe d’in- tertextualité, est aussi l’une des scènes centrales, voire la scène primitive, du genre que ce texte aida à fonder2, celui de la littérature enfantine. Le conte original, en effet, n’est pas un récit autonome, mais s’insère dans un ouvrage pédagogique plus large, Le Magasin des enfants3. A côté de la scène de la transformation du monstre en prince, il y a une deuxième image accompa- gnant le conte – celle des chenilles se transformant en papillons – qui invite le lecteur à une réflexion plus poussée sur la nature des métamorphoses, la sexualité, et leur place et celle de l’enfant dans le monde. Dans la présente contribution, nous voudrions donc explorer l’une des pistes que nous fournit une relecture du conte dans son contexte original. Il s’agira, plutôt que d’un jeu de mots dans le sens fort du terme, d’un jeu intertextuel entre plusieurs postures significatives de la littérature écrite pour enfants aux XVIIe et XVIIIe 1 Marie Leprince de Beaumont, Magasin des enfants, ou dialogues entre une sage gouvernante et plusieurs de ses élèves de la première distinction, Londres, J. Haberkorn, 1756, t. I, pp. 70–71. 2 Selon Bruno Bettelheim, « this motif [of ‘Beauty and the Beast’] is so popular worldwide that probably no other fairy-tale theme has so many variations. » The Uses of Enchantment: The Meaning and Importance of Fairy Tales, New York, Vintage, 1977, p. 283. 3 Dont les ambitions et l’influence littéraire restent toujours à étudier de façon systématique. Pour quelques pistes, voir cependant l’ouvrage collectif de Jeanne Chiron et Catriona Seth, éds, Marie Leprince de Beaumont. De L’éducation des filles à La Belle et la Bête, Paris, Classiques Garnier, 2013. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 245 siècles, dans leur rapport peut-être surprenant avec la réflexion scientifique de cette époque. Regardons donc de plus près le conte de Mme Leprince de Beaumont. Celui-ci se trouve inséré dans son Magasin des enfants, recueil de quatre volumes publiés en 1756 à Londres, où l’auteur exerçait la fonction de gou- vernante auprès d’un certain nombre de jeunes filles issues de l’aristocratie anglaise. Destiné à être utilisé d’abord comme manuel aidant à l’apprentis- sage du français4, le Magasin des enfants consiste en une suite de dialogues pédagogiques entre la gouvernante, Mlle Bonne – alter ego de Leprince de Beaumont –, et ses jeunes élèves, calqués sans doute sur les expériences péda- gogiques de l’auteur elle-même. Au cours de ces dialogues, la gouvernante instruit ses élèves sur divers sujets, dont l’histoire sacrée et profane, la mytho- logie, la géographie et les sciences naturelles. Dans sa démarche pédagogique, Leprince de Beaumont s’est laissé inspirer à la fois par le rationalisme de René Descartes, par les écrits de John Locke sur l’éducation, et par ceux de Mme de Maintenon et de Fénelon (dont le Traité sur l’éducation des filles paru en 1687 avait inspiré une riche tradition d’écrits pédagogiques adressés spécifiquement aux jeunes filles, et venant souvent de la plume de femmes auteurs). Au cours du cinquième dialogue, deux élèves demandent à Mlle Bonne de leur raconter un conte de fées, comme elle a pris l’habitude de le faire pour récompenser leur application. Le petit groupe s’assoit dans le jardin et la gou- vernante raconte alors le conte de la Belle et la Bête, qui culmine – comme attendu5 – en la métamorphose de la Bête en jeune prince qui épousera la Belle. Après la fin du conte s’ensuit une conversation animée sur les métamor- phoses que peuvent subir les êtres vivants. La métamorphose de la Bête devient ainsi le prétexte pour une leçon de biologie lorsque les jeunes filles se mettent à « courir et sauter » dans le jardin en fleurs (comme les jeunes filles en fleur, on serait tenté de dire …). Les élèves s’étant amusées à regarder quelques papil- lons pendant leurs jeux, l’une des jeunes filles, Lady Mary, s’exclame : 4 Uta Janssens, « Les Magasins de Mme Leprince de Beaumont et l’enseignement privé et pub- lic du français en Europe (1750–1850) », Documents pour l’histoire du français langue étrangère et seconde, no 24, décembre 1999, pp. 151–159. 5 Car, à part les sources classiques, dont notamment le conte de Psyché et Cupidon, le conte est déjà connu par une version antérieure, assez différente dans les détails et plus touffue, pub- liée en 1740 par un autre auteur femme, Gabrielle Suzanne de Villeneuve, dans son recueil La Jeune Américaine ou les contes marins. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
246 Montoya Ma Bonne, voyez les jolis papillons que nous avons attrapés ; je veux mettre le mien dans une boîte, et je le nourrirai avec des fleurs ; peut-être aura-t-il des petits, et j’aurai une jolie famille de papillons. Mlle BONNE Vous seriez bien étonnée, ma chère, de ne trouver, au lieu de papillons, qu’une famille de chenilles6. Et à Mlle Bonne d’expliquer alors les métamorphoses que subissent les papil- lons. Elle promet ensuite à ses jeunes élèves qu’elle gardera quelques papil- lons, afin qu’elles puissent observer comment naissent d’abord des chenilles des œufs et comment se transforment les chenilles en chrysalides et ensuite en papillons. Pour clore l’explication, la gouvernante établit un lien entre toutes ces métamorphoses et le rôle de Dieu dans la nature. Dans sa puissance divine, « le bon Dieu qui les a créées, leur donne tout ce qui est nécessaire pour vivre et se conserver ; ainsi, [les chenilles] ont dans leur corps un magasin, où elles trouvent de quoi faire le fil nécessaire pour bâtir leur maison »7. Vue de cette façon, l’image du magasin devient une métaphore pour la puissance provi- dentialiste de Dieu, et l’auteur suggère en passant, dans une mise en abyme osée, que son propre Magasin fournira aux jeunes pupilles – comme Dieu aux chenilles – tout ce dont elles auront besoin afin de mener une vie vertueuse. Le papillon est, certes, depuis longtemps, une image traditionnelle de l’en- fance volage, comme le rappelle la gouvernante avec son tableau des jeunes filles courant et sautant après les papillons. Le nom de Psyché, le modèle antique de la Belle, signifiait à la fois « âme » et « papillon » en grec, car les deux sont voués à s’envoler un jour vers le ciel. Jean Perrot a montré que cette association entre l’enfance et le papillon refait surface à la fin du XVIIe siècle, au cours d’une suite d’échanges entre deux auteurs qui s’engagent dans la pro- duction d’une nouvelle littérature pour enfants, Jean de La Fontaine et Charles Perrault. La Fontaine, écrit Perrot, « confondant le sujet et l’objet dans la quête d’une frivolité dont il faisait le ‘plus cher de ses biens’ »8, se désigne dans son « Discours à Madame de La Sablière » de 1684, comme un véritable « Papillon du Parnasse »9. Comme la jeune élève de Mlle Bonne s’arrêtant émerveillée 6 Leprince de Beaumont, Magasin des enfants, op. cit., t. I, p. 105. 7 Leprince de Beaumont, Magasin des enfants, op. cit., t. I, p. 109. 8 Jean Perrot, « Du papillon. Contes et fables pour les enfants du XVIIe siècle à nos jours », Diogène no. 198, avril–juin 2002, p. 49. 9 « Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi, / Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles, / A qui le bon Platon compare nos merveilles. / Je suis chose légère et vole à tout sujet ; / Je Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 247 devant les papillons, La Fontaine cultive le statut « enfantin » de ses Fables en adoptant lui-même une posture frivole et volage. En effet, le Dictionnaire uni- versel (1690) de Furetière et celui de l’Académie française (1694) concourent dans leur précision que « courir après les papillons est bien le propre de l’enfance »10. Dans « Le Petit Chaperon rouge » de Perrault, de façon similaire, le lecteur apprend que « la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amu- sant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait. »11 Une dernière variante de cette célé- bration enfantine du principe de plaisir, celle-ci cependant plus contestataire, sera enfin fournie par Fénelon et d’autres auteurs qui, à l’orée du XVIIIe siècle, vont développer une pédagogie chrétienne dans laquelle il est plus exactement question d’une association – traditionnelle elle aussi – de l’enfance avec l’in- constance ou instabilité morale, bref le péché. La réflexion sur la littérature pour enfants sera désormais marquée par ces « débats qui avaient opposé Furetière et La Fontaine, et, dans une perspective humaniste, les tenants d’un catholicisme mondain aux partisans d’une perspective moins séculière12. » Si nous avons évoqué le principe de plaisir, c’est que l’image du papillon et des chenilles, en avoisinant dans le texte de Leprince de Beaumont avec le conte décrivant la métamorphose de la Bête en beau prince, n’est pas dénuée de connotations sexuelles. Dans sa célèbre analyse de « La Belle et la Bête » comme conte initiatique, Bruno Bettelheim souligne que « ‘Beauty and the Beast’ offers the child the strength to realize that [her] fears are the crea- tion of [her] anxious sexual fantasies ; and that while sex may seem at first beastlike, in reality love between woman and man is the most satisfying of all emotions »13. A la fin du XVIIe siècle, lors des débats qui accompagnent la constitution d’un nouveau type de littérature pour les enfants, cette allusion en sourdine à la sexualité se lit dans plusieurs endroits – dans la scène de la jeune fille couchant avec le loup chez Perrault, certes, mais aussi dans un texte moins connu, la fable d’Edme Boursault « L’alouette et le papillon », dans laquelle l’as- sociation conventionnelle du papillon à l’inconstance revêt un caractère plus ouvertement libertin chez ce « fort beau papillon qui n’avait pas un sou » et qui, « outre beaucoup d’indulgence » pour les amourettes de sa femme avec vais de fleur en fleur et d’objet en objet. » Jean de La Fontaine, « Discours à Madame de La Sablière », dans Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948, p. 645. 10 Perrot, « Du papillon », op. cit., p. 49. 11 Charles Perrault, Contes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1981, pp. 143–144. 12 Perrot, « Du papillon », op. cit., p. 55. 13 Bettelheim, The Uses of Enchantment, op. cit., p. 306. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
248 Montoya un « riche Coucou », a « tant d’inconstance / Qu’il muguetait les Fleurs, et les poussait à bout. »14 Aux images animales de la sexualité viennent donc s’ajou- ter tout un bouquet d’autres images conventionnelles, celles-ci florales, pour nous rappeler combien, dans tous ces textes, il s’agit non seulement de la Bête- prédateur, mais aussi de la jeune fille qui expose ses pétales au monde. Est-il besoin de rappeler que, dans le conte de Leprince de Beaumont, c’est juste- ment la cueillette interdite d’une fleur épineuse – image de « la jeunesse rosée de la Belle, avec toutes ses petites aspérités »15 – qui pousse la Belle à s’offrir en victime à la Bête, inaugurant par là son initiation à la sexualité adulte ? Papillons et chenilles dans la théologie naturelle Mais il y a encore d’autres significations – plus « sages » ou chrétiennes, celles-ci – qui viennent s’attacher à cette image centrale, dans le cinquième dialogue du Magasin des enfants, des jeunes élèves s’émerveillant devant le spectacle des métamorphoses des chrysalides en papillons. Par son choix d’image, Leprince de Beaumont puise son inspiration dans une longue tradition de théologie naturelle, récemment rendue célèbre par l’abbé Noël-Antoine Pluche dans son ouvrage de vulgarisation scientifique Le Spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle, qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux, et à leur former l’esprit (1732), qui fut l’un des grands succès de librairie du siècle16. Dans cet ouvrage, l’abbé Pluche propose une suite de dialogues pédagogiques entre un ensemble de personnages fictionnels réu- nis dans une maison de campagne. Au cours du livre, le jeune protagoniste apprend par son observation de la nature, guidé par les adultes qui l’entourent, à apprécier la puissance divine de Dieu. La visée physico-théologique de l’ou- vrage est claire, car il s’agit de démontrer par le spectacle des merveilles et de l’harmonie de la nature qu’on ne pourrait concevoir celle-ci autrement que comme la création d’un Etre suprême. Ainsi, le premier dialogue du Spectacle de la nature a lieu, comme le dialogue de Beaumont, dans un jardin – lieu emblématique s’il en est, par son rappel du Jardin d’Eden –, source à la fois de 14 Edme Boursault, Les Fables d’Esope, dans Pièces de théâtre, Paris, Jean Guignard, 1694, p. 44. 15 Thierry Jandrok, « Métamorphoses, pulsions et désirs dans La Belle et la Bête », dans Chiron et Seth, Marie Leprince de Beaumont, p. 216. 16 Jeffrey Burson, « The Catholic Enlightenment in France, 1650–1789 », dans Ulrich L. Lehner et Michael Printy, éds, A Companion to the Catholic Enlightenment in Europe, Leiden, Brill, 2013, p. 87. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 249 toute connaissance mais aussi source du péché originel qui rend indispensable l’aide de Dieu dans tout projet éducatif. Lors de sa promenade dans le jardin, le jeune protagoniste est frappé par les insectes qu’il y voit et c’est cette pre- mière observation qui fournira le point de départ pour une réflexion plus géné- rale sur le « spectacle de la nature ». Pourquoi commencer un ouvrage de popularisation scientifique par un discours sur les insectes? C’est que l’abbé Pluche suit une maxime de Pline bien connue à son époque, « la Nature est plus complète dans les plus petites choses » (rerum natura nusquam magis quam in minimis tota sit), qui avait donné lieu au XVIIe siècle à plusieurs variantes christianisées, comme « Dieu est révélé dans les plus petites choses » (ex minimis patet ipse Deus)17. L’abbé Pluche n’est pas d’ailleurs le seul à se consacrer à l’étude des insectes. L’un de ses contemporains, René-Antoine Ferchault de Réaumur, publie dans les mêmes années des travaux d’entomologie, sous le titre de Mémoires pour servir à l’histoire des insectes (1734–1742), auxquels renvoie Pluche dans la préface à son Spectacle18. Mais il fait aussi allusion à d’autres naturalistes, dont notam- ment deux Néerlandais, les fondateurs de l’entomologie moderne : le peintre Johannes Goedaert, dont le Metamorphosis naturalis, ofte historische beschri- jvinge van den oirspronk, aerdt, eugenschappen ende vreemde veranderingen der wormen, rupsen, maeden, vliegen, witjens, byen, motten en diergelijke dierkens meer (1660–1669) est traduit en français en 1700, sous le titre de Métamorphoses naturelles ou histoire des insectes, et Jan Swammerdam, auteur d’une Historia generalis insectorum ofte Algemeene verhandeling van de bloedeloose dierkens (1669). C’est l’empreinte du naturaliste Swammerdam qu’on reconnaît peut- être le plus chez Pluche et ses contemporains. D’abord, dans le choix d’un cadre explicitement physico-théologique. Naturaliste profondément croyant, qui finit par se recycler après sa carrière scientifique en membre d’une secte religieuse, Swammerdam est le premier à utiliser le microscope pour docu- menter la métamorphose des chenilles en papillons. Son Historia insectorum est traduite en français en 1685 comme Histoire générale des insectes, et connaît une bonne diffusion dans les milieux savants francophones grâce à ses contacts avec Malebranche, Melchisédec Thévenot et d’autres figures influentes19. 17 Eric Jorink, Reading the Book of Nature in the Dutch Golden Age, 1575–1715, Leiden, Brill, 2010, p. 185. 18 Antoine-Noël Pluche, Le Spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle, qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux, et à leur former l’esprit, Amsterdam, La Compagnie, 1741, t. I, p. xv. 19 D’ailleurs, à la fin du XVIIIe siècle, une Histoire des insectes en deux volumes – probable- ment de Swammerdam (car celle de Goedaert est en trois et celle de Réaumur en cinq Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
250 Montoya L’idée centrale que Swammerdam élabore dans son ouvrage est que les méta- morphoses des insectes suivent des règles et un ordre donnés par Dieu. En observant la nature, on rend donc hommage au Créateur, car l’ordre naturel qu’on observe chez les insectes est une expression sublime de l’ordre ration- nel crée par l’Etre suprême. Le but expressément religieux de l’observation scientifique est d’ailleurs bien souligné par le continuateur de Swammerdam, Herman Boerhaave, lorsque celui-ci réunit posthumément ses écrits sous le titre significatif de Bybel der natuure of historie der insecten. Biblia naturae, sive historia insectorum (Bible de la nature, ou histoire des insectes) en 1737. Après eux, avec les ouvrages entre autres du naturaliste et théologien allemand Friedrich Christian Lesser, auteur d’un Insecto-Theologia, Oder: Vernunfft- und Schrifftmäßiger Versuch, Wie ein Mensch durch aufmercksame Betrachtung derer sonst wenig geachteten Insecten Zu lebendiger Erkänntniß und Bewunderung der Allmacht, Weißheit, der Güte und Gerechtigkeit des grossen Gottes gelangen könne (1738–1740) traduit en 1742 comme La théologie des insectes, se développe tout un sous-genre religieux – la soi-disant insecto- théologie – consacrée à l’étude des insectes20. Pluche accorde donc une place pri- vilégié aux insectes comme point de départ de la réflexion physico-théologique qu’il développe au cours des volumes suivants, consacrés chacun à une espèce ou classe d’êtres vivants, commençant par les insectes, puis les oiseaux, et arri- vant finalement aux animaux terrestres et aux poissons. Avec l’abbé Pluche, Mme Leprince de Beaumont partage encore sa concep- tion d’une religion naturelle, ou l’idée selon laquelle tout homme porte en lui une idée innée de Dieu. Elle renoue ainsi avec une longue tradition ayant des racines notamment en Angleterre, chez des théologiens qu’elle a sûrement lus lors de son séjour londonien comme Thomas Burnet (auquel renvoie Pluche dans ses écrits), William Derham et John Ray. Comme le précise la gouvernante française dans son premier roman, Le triomphe de la vérité (1748), nous avons tous une « voix intérieure qui nous convainc par les seules lumières naturelles, volumes) – sera encore citée, avec Le Spectacle de la nature, dans le programme de lec- tures qu’insère une des imitatrices de Mme Leprince de Beaumont, Mme de Genlis, dans Adèle et Théodore. Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, Adèle et Théodore, ou lettres sur l’éducation, Isabelle Brouard-Arends éd., Rennes, Presses universi- taires de Rennes, 2006, p. 631. 20 Véronique Le Ru, « Pluche et la théologie des insectes », dans Françoise Gevrey, Julie Boch et Jean-Louis Haquette, éds, Ecrire la nature au XVIII e siècle. Autour de l’abbé Pluche, Paris, Presses de L’Université Paris-Sorbonne, 2006, pp. 69–75 ; Jorink, Reading the Book of Nature, op. cit., p. 13. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 251 de l’existence d’un Etre juste »21. Cette idée de Dieu est à son tour associée à la nature, dont l’harmonie évidente démontre la puissance de l’Etre suprême. Chez Pluche comme chez Beaumont, l’observation de la nature sert à étayer une vue théocentrique du monde, construite autour de l’argument du divin dessein – même si, chez Pluche, le contenu proprement naturaliste est beau- coup plus développé qu’il ne pouvait l’être dans le texte de Beaumont, ouvrage plus particulièrement destiné à l’usage des enfants apprenant le français22. Papillons, génération spontanée et merveilleux Les similarités entre les discours de Leprince de Beaumont et de l’abbé Pluche dépassent cependant ce cadre général fourni par la physico-théologie. Car les deux auteurs accordent aussi une place privilégié aux insectes dans leur vision du monde. Suivant en ceci Pline, Pluche explique que « leur petitesse [des insectes] semble d’abord autoriser le mépris qu’on en fait, mais elle est une nouvelle raison d’admirer l’art et le mécanisme de leur structure » et « la même sagesse qui s’est jouée dans leurs divers ajustements » les a « pourvus de ce qui leur convenait le mieux pour y réussir [faire la guerre, attaquer et se défendre] »23. On voit certes ici des parallèles avec le providentialisme de Leprince de Beaumont, chez laquelle les chenilles avaient, elles aussi, reçu de Dieu tout ce dont elles auraient besoin afin de se métamorphoser en papillons. Ce qui est surtout significatif, toutefois, c’est que, parmi les insectes, ce sont spécifiquement les chenilles que les deux auteurs choisissent de célébrer. En effet, non seulement ces insectes renvoient-ils, par leur lien avec le papillon, à l’enfance, mais ils renvoient encore à la question du merveilleux et de sa place dans la littérature. 21 Marie Leprince de Beaumont, Le Triomphe de la vérité ou mémoires de Mr. de La Villette, Nancy, Henry Thomas, 1748, t. I, p. 3. 22 Ainsi, Guilhem Armand juge que par son providentialisme, « la démarche de M. Leprince de Beaumont va alors bien à rebours de celle des physico-théologiens, et en particulier de celle de l’abbé Pluche: ceux-ci placent l’observation et l’analyse des phénomènes naturels au point de départ de la démonstration apologétique, c’est-à-dire que la connaissance et l’admiration de la nature amènent à celle de Dieu. » Guilhem Armand, « Lumières de la raison et lumière de la foi chez Marie Leprince de Beaumont », dans Chiron et Seth, Marie Leprince de Beaumont, p. 122, note 3. Selon nous, il s’agit ici plutôt d’une différence de degré, due en partie au genre utilisé par les auteurs, que d’une différence de fond, car Beaumont aussi prend comme point de départ l’observation de la nature. 23 Pluche, Le Spectacle de la nature, op. cit., t. I, p. 8. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
252 Montoya Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, le papillon provoque un intense débat scientifique sur les mécanismes de sa génération. Longtemps, les scientifiques ont cru que les papillons naissaient de façon spontanée, après que les che- nilles se retirent pour mourir dans leurs cocons. Ce miracle est alors présenté comme preuve que dans la nature même, on trouve des exemples de la résur- rection des corps et la théorie de la génération spontanée est soutenue par des érudits renommés comme le jésuite Anastasius Kircher et, après lui, par Goedaert. Or, d’un point de vue scientifique, l’apport principal du Néerlandais Swammerdam, c’est qu’il montre que les papillons ne naissent pas de façon spontanée mais sont le fruit d’une métamorphose subie par les chenilles. L’abbé Pluche reprend cette conclusion, écrivant que « le microscope et l’anatomie qu’on a faite des insectes, ont mis cette vérité en évidence : leur génération uniforme et régulière était ci-devant un mystère qu’on a enfin approfondi. »24 Réaumur, de façon similaire, s’acharne à repousser les interprétations de la métamorphose de la chrysalide en papillon comme exemple de la résurrection des corps. Mais l’un des traits qui frappe aussi dans ce débat, c’est le fait que le voca- bulaire qu’utilisent les savants pour parler de ces théories renvoie à un tout autre domaine, apparemment bien éloigné de ces discussions scientifiques : celui des belles-lettres, et notamment à une catégorie avec laquelle les femmes éducatrices vont aussi s’engager de façon décisive, à savoir celle du merveil- leux. Ainsi, Swammerdam juge que dans sa théorie de la génération spon- tanée, « Goedaart fabuleert seer aardig van deese Luysen der Hoorntorens, die hy Opwekkerkens noemt, soo dat hy eer een roman, als een waare Historie schynt te beschryven » (« il paraît écrire un roman plutôt qu’une histoire vraie »)25. Réaumur, quant à lui, qualifie la théorie de Kircher de « joli roman physique »26, expliquant ailleurs que : Le goût du merveilleux est un goût général, c’est ce goût qui fait lire plus volontiers des romans, des historiettes, des contes arabes, des contes per- sans, et même des contes de fées, que des histoires vraies. Il ne se trouve nulle part autant de merveilleux, et de merveilleux vrai que dans l’his- toire des insectes27. 24 Pluche, Le Spectacle de la nature, op. cit., t. I, p. 19. 25 Jan Swammerdam, Bybel der natuure of historie der insecten. Biblia naturae, sive historia insectorum, Leiden, Isaac Severinus et al., 1737, t. I, p. 487. 26 Cité dans Jean-Christophe Abramovici, « Du ‘merveilleux vrai’ des ‘petits animaux’. Réaumur, entre Rococo et Lumières », Dix-huitième siècle 42, 2010, p. 310. 27 René-Antoine Ferchault de Réaumur, Mémoires sur l’histoire des insectes, Paris, Imprimerie royale, 1734, t. I, p. 10. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 253 Opposition donc entre la catégorie du merveilleux, catégorie que le XVIIIe siècle va reléguer de plus en plus au domaine de la littérature, dont celle des- tinée spécifiquement aux enfants, et le spectacle de la nature, qui suffit à lui seul pour convaincre ses observateurs de la puissance de son Créateur. L’abbé Pluche signale cette opposition en proposant une comparaison entre la trans- formation des chenilles et papillons d’un côté, et les Métamorphoses d’Ovide de l’autre28 – comparaison, d’ailleurs, qu’on retrouve aussi dans le Magasin des enfants de Leprince de Beaumont. Mais, comme Réaumur, il suggère aussi une autre opposition entre deux catégories du merveilleux, d’un côté le « merveil- leux vrai » qu’évoque Réaumur, et de l’autre côté, un « faux merveilleux ». A l’inverse de Mme Leprince de Beaumont, l’abbé Pluche rejette alors les contes fantastiques et la fiction dans la pédagogie, jugeant que la nature fournit assez de merveilles. Il faut, selon lui, « substituer le goût de la belle nature et l’amour du vrai, au faux merveilleux des fables et des romans »29. Ce rejet du roman, du conte de fées et de leur chasse inutile aux papillons est un topos critique qui marquera tout le discours pédagogique du XVIIIe siècle. Comme le notent Lorraine Daston et Katherine Park dans leur histoire du statut changeant des merveilles dans les sciences naturelles30, le siècle des Lumières est l’époque de l’anti-merveilleux ou, comme le précise l’article « Merveilleux » dans l’Encyclopédie, « Quelque chose que l’on dise, le mer- veilleux n’est point fait pour nous, et nous n’en voudrons jamais que dans des sujets tirés de l’Ecriture Sainte »31. Ainsi, lorsque l’une des imitatrices de Mme Leprince de Beaumont, la femme du pasteur de l’Eglise wallonne à La Haye, Marie-Elisabeth Boué de La Fite, compose un nouvel ouvrage pédagogique sous le titre d’Entretiens, drames et contes moraux, destinés à l’éducation de la jeu- nesse (1778), elle prend soin de marquer ses distances vis-à-vis de son modèle, qui avait si malheureusement mélangé les merveilles de la nature aux contes de fées. Dans un épisode suggestif, la gouvernante, Mme de Valcour, vient d’ex- pliquer la métamorphose des papillons à sa pupille Annette, qui lui réplique qu’« on m’a fait lire des contes de fées où l’on parlait aussi de métamorphoses » mais que « les métamorphoses des chenilles sont bien plus intéressantes, 28 Pluche, Le Spectacle de la nature, op. cit., t. I, pp. 29–30. 29 Pluche, Le Spectacle de la nature, op. cit., t. I, p. xii. 30 Lorraine Daston et Katharine Park, Wonders and the Order of Nature, 1150–1750, New York, Zone Books, 1998. 31 Auteur inconnu, « Merveilleux », dans Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, éds, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, 1751–1752, éds Robert Morrissey et Glenn Roe, ARTFL Encyclopédie Project, Université de Chicago, http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject .pl?c.9:1072.encyclopedie0513 (visité le 10 septembre 2016). Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
254 Montoya car elles sont vraies. »32 La référence au cinquième dialogue du Magasin des enfants, qui terminait justement avec une description des métamorphoses des chenilles en papillons, paraît évidente dans cette condamnation des contes de fées comme instrument pédagogique. Néanmoins, La Fite suit Beaumont en privilégiant la théologie naturelle, qu’elle développe dans ses Entretiens en se basant sur un ouvrage à succès d’un auteur néerlandais, le Katechismus der natuur (Catéchisme de la nature) de Johannes Florentius Martinet (1777–1779). A la fin du siècle finalement, c’est encore une autre autrice pédagogue, Mme de Genlis, elle aussi imitatrice des ouvrages de Mme Leprince de Beaumont, qui sonnera le glas de cet engouement des enfants pour les contes de fées. Dans Les Veillées du château ou cours de morale à l’usage des enfants (1782), recueil de récits accompagnant son roman pédagogique Adèle et Théodore, la mère- gouvernante découvre ses enfants en train de lire un livre interdit : – Quel est cet ouvrage ? reprit madame de Clémire en s’adressant à ses filles. – Maman … c’est … le Prince Percinet et la Princesse Gracieuse. – Un conte de fées ! Comment une telle lecture peut-elle vous plaire ? – Maman, j’ai tort, mais j’ajoute que les contes de fées m’amusent. – Et pourquoi ? – C’est que j’aime le merveilleux, l’extraordinaire ; ces méta- morphoses, ces palais de cristal, d’or et d’argent…, tout cela me met dans l’enchantement … – Mais vous savez bien que tout ce merveilleux n’a rien de vrai ? […] Votre ignorance vous laisse croire que les prodiges et le mer- veilleux n’existent que dans les contes ; la nature et les arts offrent des phénomènes non moins surprenants que les prodigieuses aventures du Prince Percinet33. Dans cette discussion sur les mérites du conte de fées de Mme d’Aulnoy, le narrateur souligne de nouveau l’opposition entre le merveilleux faux – celui des contes de fées – et les vérités de la nature, observée à travers le prisme de la foi. La signification de cet épisode de découverte des enfants en train de lire un « mauvais » conte de fées émerge de la disposition de la scène à l’inté- rieur du volume. Tout de suite après cette condamnation de la fiction, Genlis propose un très long récit dont le but justement est de montrer que les édu- cateurs n’ont point besoin du merveilleux de la fiction car les merveilles de la nature sont assez étonnantes et, de surcroit, celles-ci témoignent de la puis- sance de leur Créateur divin. Dans le récit encadré « Alphonse et Dalinde ou 32 Marie-Elisabeth Bouée de La Fite, Entretiens, drames et contes moraux, destinés à l’éducation de la jeunesse, La Haye, Detune, 1778, t. I, p. 68. 33 Stéphanie Félicité Ducrest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, Les Veillées du château, Paris, Morizot, 1861, p. 171. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 255 de la féerie de l’art et de la nature », les protagonistes traversent le monde dans une suite d’aventures dans lesquelles les merveilles naturelles et scientifiques abondent, dont des tremblements de terre, des météores, des poisons végé- taux et animaux sauvages, et – dans le domaine de « l’art » – des automates, les expériences avec l’électricité de Franklin et Volta et les tentatives de vol de Montgolfier34. Mais l’importance de l’épisode de la lecture du « mauvais » conte de fées est soulignée surtout par l’apparition dans le récit d’un autre topos pédagogique, à savoir celui des … chenilles et papillons. De façon significative, le tout premier récit des Veillées du château, portant sur une fille indolente qui a besoin d’être éduquée, est interrompu par une digression qui concerne justement les papil- lons. La protagoniste, Mme de Clémire, est en train de raconter comment la jeune fille, dans une allégorie traditionnelle de l’enfance volage, court à la chasse des papillons avec une amie, lorsque sa fille, Pulchérie, interrompt l’histoire. – Ah ! la jolie chasse ! s’écria Pulchérie ; avec quelle impatience j’attends le printemps, afin d’en faire des semblables ! – Vous voudriez donc, demanda la baronne, que l’hiver fût passé ? – Oh ! oui, maman, nous ver- rions des papillons couleur de rose …35 Au cours de la discussion sur les papillons qui s’ensuit, Mme de Clémire propose à ses enfants d’étudier les papillons à la façon des naturalistes qui « prennent des chenilles sur le point de faire leur coque ». Les enfants, enthou- siastes, se préparent à « étudier la vie des papillons, de faire de petits réseaux de soie, de petites chambres vitrées, etc. », et la narratrice remarque, non sans complaisance, leur « vive satisfaction »36. Le rappel du récit de « La Belle et la Bête » dans le Magasin des enfants, qui avait justement annoncé une leçon physico-théologique sur les chenilles, est de nouveau évident, et démontre le lien essentiel entre l’image du papillon et des chenilles, le débat sur les buts et moyens de l’éducation des enfants, et le programme pédagogique de ces femmes auteurs. 34 Cet accent mis sur les merveilles de la nature n’est pas sans rappeler les mots d’Eric Jorink décrivant le vocabulaire utilisé dans les écrits physico-théologiques du XVIIe siècle : « Time and again we come across the crucial role that the ‘marvels of nature’ (Wundern, merveilles, mirabilia, miracula) played in the intellectual culture of the seventeenth cen- tury. All of these words are etymologically related and can all be derived from the Latin mirari (to wonder, ask oneself, want to know) and mirus (wondrous, extraordinary). » Jorink, Reading the Book of Nature, op. cit., p. 7. 35 Genlis, Les Veillées du château, op. cit., p. 24. 36 Genlis, Les Veillées du château, op. cit., p. 25. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
256 Montoya Chenilles et papillons comme métaphore du rapport enfant – pédagogue Concluons en notant brièvement une dernière série d’associations non pas scientifiques, mais relevant plutôt de l’ordre de la poétique, évoquées aussi par les chenilles et les papillons. Nous avons déjà noté que les chenilles et papil- lons, dans leur dialogue avec le conte de « La Belle et la Bête », renvoient à l’enfance et même à la sexualité. En même temps, dans l’optique des sciences naturelles, comme l’écrit Swammerdam, les plus petites créatures ne sont pas moins dignes que les plus grandes : réhabilitation à la fois des insectes et des enfants, dignes de recevoir une éducation propre à leurs besoins. L’enfant peut donc être conçu comme chrysalide de papillon prête à éclore37, une image qui refait surface à la fin du XVIIIe siècle dans une gravure qui synthétise toute cette réflexion autour de l’enfance, le frontispice évocateur du poème The Gates of Paradise (1793) de William Blake [Figure 16.1] : Figure 16.1 William Blake, frontispice de For Children: The Gates of Paradise, Lambeth, 1793. Library of Congress, cote PR4144.F6 1793 37 D’ailleurs, l’équivalence entre l’enfant et la chenille constitue de nos jours encore un topos de la littérature pour enfants, dont témoigne le succès durable du classique d’Eric Carle, The Very Hungry Caterpillar (1969). Voir à ces sujets les remarques de Midas Dekkers, De larf. Over kinderen en metamorfose, Amsterdam, Contact, 2002, p. 141. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 257 De l’image de l’enfance on passe finalement, dans ces textes à visée pédago- gique, à celle de l’éducateur ou de l’éducatrice, dans une série de parallèles sug- gestifs avec un tout autre domaine de la recherche scientifique au XVIIIe siècle, celui de … la sériculture, ou la culture du ver de soie. Lorsqu’il publie en 1768 ses Mémoires sur l’éducation des vers à soie, l’abbé Boissier de Sauvages, correspon- dant de Réaumur et membre de la Société Royale des Sciences de Montpellier, souligne les analogies entre l’élevage des vers de soie et l’éducation des enfants, deux activités qui demandent une attention particulière et une surveillance permanente de la part de celui qu’en termes techniques on appelle l’« éduca- teur » des insectes. Dans les deux cas, également, l’activité de l’éducateur est en étroit rapport avec la féminité et l’éveil sexuel. Même s’il arrive à l’auteur d’évoquer « la tendresse paternelle du Magnaguier »38, c’est à des femmes qu’il faut confier le travail délicat de faire éclore la graine de laquelle surgiront les insectes. Ainsi, comme « une Poule qui couve des œufs »39, il précise que « les personnes du sexe » : suspendent le paquet aux graines au haut de la cuisse, sur le devant, ou sur le côté de la hanche entre une Tunique de laine & les Jupes, où la chaleur est à peu près dans les personnes saines et bien constituées de 25 degrés […] Elles couvaient autrefois les graines au haut du sein, selon le précepte de Vida, dont le poème a été longtemps le code de la Magnanerie : Tu conde sinu velamine tecta, Nec pudeat roseas inter fovisse papillas, Si te tangit honos, et flavi Gloria sili40. Faut-il souligner l’étrange parallélisme, dans cette image de la femme couvant avec son corps les chenilles, entre ses « seins couleur de rose » virgiliens et la rose dont la cueillette inaugure l’initiation sexuelle de la Belle, nouvel avatar de la Psyché-papillon antique ? D’ailleurs, ajoute l’abbé Boissier de Sauvages, faisant ici preuve de son esprit éclairé d’homme de sciences, la croyance que « les femmes et les filles en âge de puberté ne doivent point pénétrer dans [l’]atelier [du Magnanier]»41 n’est qu’une vieille superstition, même s’il évoque 38 Abbé Pierre-Augustin Boissier de Sauvages, Mémoires sur l’éducation des vers à soie, Nîmes, Michel Gaude, 1763, pp. 45–46. 39 Ibidem, p. 95. 40 « Gardez-les dans votre sein, couvrez-le d’une enveloppe, et n’ayez-pas honte de les ca- resser entre vos seins rosés, si la gloire du fil doré vous atteint ». Ibidem, p. 96. 41 Ibidem, p. 51. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
258 Montoya avec complaisance l’idée selon laquelle il faudrait laisser couver la graine uni- quement par des jeunes filles n’ayant pas atteint l’âge de la puberté42. Dans tous ces discours, l’ambiguïté entre les pédagogues et les éleveurs de vers, établie par l’emploi du même mot « éducateur » pour désigner les deux, reste suggestive. L’équivalence entre l’enfant et la chenille peut aussi, en effet, concerner la figure de la pédagogue même, comme le suggère un passage dans une des fables pédagogiques de Fénelon, « Les abeilles et les vers à soie ». Lorsque l’auteur donne la parole au porte-parole des vers de soie, celui-ci déclare que « chacun de nous montre les merveilles de la nature et se consume en un travail utile. »43 Alors que Perrot, dans son commentaire de ce passage, souligne « la tradition utilitariste de John Locke et [le] pragmatisme écono- mique du ministre de Louis XIV, Colbert »44, en relançant la production en France de la soie, il y a aussi un autre écho textuel possible. Le vers de soie qui se « consume » en un travail utile, ce n’est pas uniquement l’enfant qu’il s’agit d’éduquer ; c’est aussi une brillante caractérisation de la pédagogue elle-même. Comment ne pas songer alors à une Mme de Genlis, qui se donne pour but de montrer à son jeune public « les merveilles de la nature » et qui adopte jus- tement pour devise personnelle au début de la carrière d’éducatrice la phrase : « Pour t’éclairer tu te consumes » ? Résumons alors nos propos en constatant qu’au cours du XVIIIe siècle et dans un vaste réseau d’écrits relevant de genres à première vue très différents, on voit se déployer un fin jeu intertextuel autour de l’image centrale des che- nilles, des papillons, et des jeunes filles en fleurs. Renvoyant à la fois à un dis- cours théologique, à un discours scientifique et à un discours pédagogique et littéraire, ces textes amènent une réflexion, sans doute toujours d’actualité, sur le but de toute éducation par la littérature : faire éclore les chrysalides, afin que celles-ci puissent s’envoler vers le ciel, en autant de Psyché-papillons … Bibliographie Auteur inconnu, « Merveilleux », dans Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, éds, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de letters [1751–1752], éd. Robert Morrissey et Glenn Roe, ARTFL Encyclopédie Project, Université de Chicago, http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/ philologic/getobject.pl?c.9:1072.encyclopedie0513 (visité le 10 septembre 2016). 42 Ibidem, pp. 101–102. 43 Cité dans Perrot, « Du papillon », op. cit., p. 60. 44 Perrot, « Du papillon », op. cit., p. 59. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
Des Chenilles Aux Papillons 259 Abramovici, Jean-Christophe, « Du ‘merveilleux vrai’ des ‘petits animaux’. Réaumur, entre Rococo et Lumières », Dix-huitième siècle 42, 2010, pp. 305–320. Armand, Guilhem, « Lumières de la raison et lumière de la foi chez Marie Leprince de Beaumont », dans Jeanne Chiron et Catriona Seth, Marie Leprince de Beaumont, pp. 117–128. Bettelheim, Bruno, The Uses of Enchantment: The Meaning and Importance of Fairy Tales, New York, Vintage, 1977. Boissier de Sauvages, Pierre Augustin, abbé, Mémoires sur l’éducation des vers à soie, Nîmes, Michel Gaude, 1763. Boursault, Edme, Pièces de théâtre, Paris, Jean Guignard, 1694. Burson, Jeffrey, « The Catholic Enlightenment in France from the Fin de Siècle Crisis of Consciousness to the Revolution, 1650–1789 », dans Ulrich L. Lehner et Michael Printy, éds, A Companion to the Catholic Enlightenment in Europe, Leiden, Brill, 2013, pp. 63–125. Chiron, Jeanne et Catriona Seth, éds, Marie Leprince de Beaumont. De l’éducation des filles à La Belle et la Bête, Paris, Classiques Garnier, 2013. Daston, Lorraine et Katharine Park, Wonders and the Order of Nature, 1150–1750, New York, Zone Books, 1998. Dekkers, Midas, De larf. Over kinderen en metamorfose, Amsterdam, Contact, 2002. Genlis, Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin, comtesse de, Adèle et Théodore, ou lettres sur l’éducation, éd. Isabelle Brouard-Arends, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. Genlis, Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin, Les Veillées du château, Paris, Morizot, 1861. Jandrok, Thierry, « Métamorphoses, pulsions et désirs dans La Belle et la Bête », dans Jeanne Chiron et Catriona Seth, Marie Leprince de Beaumont, pp. 215–225. Janssens, Uta, « Les Magazins de Mme Leprince de Beaumont et l’enseignement privé et public du français en Europe (1750–1850) », Documents pour l’histoire du français langue étrangère et seconde, no. 24, décembre 1999, pp. 151–159. Jorink, Eric, Reading the Book of Nature in the Dutch Golden Age, 1575–1715, Leiden, Brill, 2010. La Fite, Marie-Elisabeth Bouée de, Entretiens, drames et contes moraux, destinés à l’éducation de la jeunesse, La Haye, Detune, 1778. La Fontaine, Jean de, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948. Leprince de Beaumont, Marie, Le Triomphe de la vérité ou mémoires de Mr. de La Villette, Nancy, Henry Thomas, 1748. Leprince de Beaumont, Marie, Magasin des enfants, ou dialogues entre une sage gouver- nante et plusieurs de ses élèves de la première distinction, Londres, J. Haberkorn, 1756. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
260 Montoya Le Ru, Véronique, « Pluche et la théologie des insectes », dans Françoise Gevrey, Julie Boch et Jean-Louis Haquette, éds, Ecrire la nature au XVIII e siècle. Autour de l’abbé Pluche, Paris, Presses de L’Université Paris-Sorbonne, 2006, pp. 69–75. Perrault, Charles, Contes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1981. Perrot, Jean, « Du papillon. Contes et fables pour les enfants du XVIIe siècle à nos jours », Diogène, no. 198, avril–juin 2002, pp. 49–65. Pluche, Antoine-Noël, Le Spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle, qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux, et à leur former l’esprit, Amsterdam, La Compagnie, 1741. Réaumur, René-Antoine Ferchault de, Mémoires sur l’histoire des insectes, Paris, Imprimerie royale, 1734. Swammerdam, Jan, Bybel der natuure of historie der insecten. Biblia naturae, sive histo- ria insectorum, Leiden, Isaac Severinus et al., 1737–1738. Alicia C. Montoya - 9789004355453 Downloaded from Brill.com03/02/2020 09:39:26AM via free access
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