Jacques Tati, Coco Chanel : la construction d'un récit médiatique

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Jacques Tati, Coco Chanel : la construction d'un récit médiatique
            Marie BESSIERES, Responsable communication, Association CaméraSanté

En avril 2009, la Cinémathèque française organise une exposition sur le réalisateur Jacques
Tati. Pour faire connaître l’exposition, une campagne d’affichage est organisée dans les
transports franciliens. Le visuel reprend l’affiche d’un des films les plus connus du réalisateur
: « les vacances de M. Hulot ». Cette affiche représente un homme à vélo, vu de profil, une
pipe à la bouche. Métrobus, la régie gérant le parc d’affichage des transports franciliens, est
en charge de la diffusion de cette campagne sur le réseau RATP.
Contre toute attente, Métrobus décide de censurer la pipe du personnage et de la remplacer
par un moulin à vent, au motif que la loi Evin interdit toute publicité en faveur du tabac. La
réaction des médias et de l’opinion publique est immédiate et virulente : éditoriaux
désapprouvant la décision, réactions d’intellectuels s’exprimant sur cette « atteinte à la
liberté d’expression », face‐à‐face médiatiques… et le débat, renchéri par la sortie du film
« Coco avant Chanel », tourne rapidement à la remise en question d’une loi Evin qui met en
danger le la liberté d’expression artistique française.
Comment une exposition culturelle a‐t‐elle entrainé une telle polémique sur une loi de santé
publique, reprise jusque dans les médias étrangers ? Pourquoi la pipe de Jacques Tati a‐t‐elle
été ôtée par une régie publicitaire, sans demande émanant du monde de la santé ou de la
justice ? Quels ont été les enjeux du débat ?

La construction du récit médiatique 1
Le traitement de l'affaire Jacques Tati sur la scène publique et médiatique peut être qualifié
de « récit médiatique »2, c'est‐à‐dire un récit qui existe à travers les médias, naissant d'une
rupture dans l'ordre social mise en récit par les médias et n’ayant jamais de fin définitive. Le
récit médiatique « Loi Evin vs liberté d’expression » n’est pas nouveau. Et les médias ne
manquent pas de le rappeler à l’occasion de la polémique sur Jacques Tati : «la loi Evin n’en
est pas à sa première victime. En 1996, déjà, un timbre représentant André Malraux la
cigarette au bec avait été retouché par la Poste. Et en 2005, c’est Jean‐Paul Sartre qui avait
été amputé de son mégot par la BNF, sur les affiches utilisées pour une exposition qui lui était
consacrée. »3 Un récit médiatique est en effet constitué de micro‐récits,4 faisant référence

1
   « On peut étudier le récit dans la presse au moins de trois façons différentes : 1 – En considérant le récit
constitué par une suite d’articles parus à des dates différentes mais relatifs à un même événement (…). 2 – En
comparant les récits d’un même événement parus le même jour dans des journaux différents. (…) 3 – En ne
retenant qu’un seul article pour tenter de décrire le fonctionnement de la lecture “courante” d’un récit de presse »
(Verrier, 1975 : 3). Nous choisissons la première méthodologie, en nous basant sur un échantillon restreint
rassemblant les dépêches AFP et les articles parus dans les trois plus grands quotidiens nationaux généralistes
(Le Monde, Libération, Le Figaro) et dans Le Parisien, principal support de presse quotidienne régionale sur le
lieu de la polémique. L'échantillon se base sur tous les articles parus depuis le début de l’exposition jusqu’à la
relance sur Coco Chanel à Hong Kong, soit d’avril à juin 2009.
2
  RICOEUR Paul, Temps et récit
3
  GALAUD Flore, « Culture. Evin trouve « ridicule » la suppression de la pipe de Tati », LeFigaro.fr, 17 avril
2009
4
  Annik Dubied, Chercheur en analyse des médias à l'Observatoire du récit médiatique à l'Université catholique
de Louvain

                                                                                                                  1
implicitement à un récit plus large. L’affaire Jacques Tati n’a donc pas fait « naître » le récit
sur la loi Evin, mais a créé un nouveau « micro‐récit » venant alimenter cette histoire, née
suite à l’adoption de la loi Evin et à son application en 1992.

La naissance du récit
Le récit a débuté par la suppression de la pipe de l’affiche de l’exposition de Jacques Tati par
Métrobus ‐ aucune autre régie publicitaire ne l'ayant exigé, et aucun acteur de la santé ou de
la justice ne l’ayant demandé ‐ et son remplacement par un moulin à vent jaune. Pourquoi
Métrobus a‐t‐il pris seul une telle décision ? Bien que le motif invoqué soit le strict respect
de la loi Evin, tout porte à croire que l’objectif était de provoquer la polémique.
En effet, le communiqué de presse de Métrobus daté du 16 avril 2009 commence en ces
termes "à la suite de la polémique soulevée par la demande de Métrobus". Or les dépêches
et papiers parus n’ont traité de cette « polémique » qu’à partir du 16 avril, date d’envoi du
communiqué par Métrobus. La polémique n’était donc pas encore née, le débat venait
simplement d’être évoqué dans un article du Parisien le jour même. Jusqu’alors, les articles
traitaient de l’exposition en elle‐même, se concentrant sur son intérêt culturel et artistique,
et sans mention d’une quelconque polémique.
Par ailleurs, dans une interview du 23 avril 20095, Serge Toubiana et Costa Gavras,
respectivement directeur général et président de la Cinémathèque française
confirment cette volonté de polémique: « Macha Makeïeff, scénographe et commissaire de
l'exposition, et ayant droit de l'oeuvre de Jacques Tati avec Jérôme Deschamps au sein de la
société Les films de Mon Oncle, a proposé avec notre accord la meilleure idée possible (...),
faisant ainsi en sorte que la lettre de la loi soit respectée, mais surtout que tout le monde
prenne conscience de la substitution et de son absurdité. »
Enfin, tant Métrobus que l'ARPP ont revendiqué Métrobus comme l'auteur de la polémique
dans leurs communications : "à la suite de la polémique soulevée par la demande de
Métrobus"6, "à l'occasion de la mini‐polémique déclenchée par les décisions fondées de
Métrobus"7. On notera les termes employés par les deux acteurs pour légitimer la polémique
"décisions fondées" et "demande". Dans le papier du Parisien, Métrobus cite son « service
juridique » qui « a estimé que l’affiche était contraire à la loi ». Encore une fois, on trouve
une revendication de la décision, que Métrobus n’essaie pas d’attribuer à une demande
extérieure.

Les acteurs du récit
Avant d’entrer dans le détail de la construction médiatique, il convient d’en identifier les
principaux acteurs. La mise en récit par les médias permet de transformer un fait (la
modification de l'affiche) en événement. C’est un processus collectif8, qui nécessite la
participation de trois types d'acteurs : les promoteurs, les assembleurs et les
consommateurs d’information. Si les assembleurs d’information sont naturellement
représentés par les médias, il semble important de qualifier les deux autres catégories
d’acteurs.

5
  GUERRIN Michel et SOTINEL Thomas, « Culture. Jacques Tati et Coco Chanel interdits de fumer dans le
métro et sur les bus », Le Monde, 23 avril 2009
6
  Communiqué de presse Métrobus "A propos de la campagne de la Cinémathèque française consacrée au
cinéaste Jacques Tati : Metrobus applique la Loi Evin", 16 avril 2009
7
  Communiqué de presse ARPP "Loi Evin" 28 avril 2009
8
  MOLOTCH Harvey et LESTER Marylin, "informer: une conduite délibérée. De l'usage stratégique des
événements", Réseaux n°75, 1996

                                                                                                        2
Les promoteurs de l'information sont en général des lobbys ou des groupes de pression qui
souhaitent créer l'événement. Ici, on identifie Métrobus et l’Association pour la régulation
de la publicité professionnelle (ARPP).
Métrobus est une régie publicitaire gérant le parc d’affichage de la RATP et des transports
parisiens. L’agence appartient au grand groupe Publicis, un des plus grands groupes de
communication au monde. A travers son agence Leo Burnett, Publicis détient le portefeuille
Marlboro, c'est‐à‐dire qu’elle a pour client l’industrie du tabac. Leo Burnett, à travers sa vice
présidente Carla Michelotti, est très active au sein du lobby International Advertising
Association, qui prône pour un assouplissement voire une suppression des interdictions de
publicité au profit de la responsabilité des annonceurs et des agences.
Mais cette revendication concerne également le marché français puisque le deuxième acteur
de la polémique, l’ARPP, est le lobby français du monde de la publicité, veillant à la
déontologie des campagnes publicitaires en France et demandant à ce titre la levée ou
l’assouplissement des interdictions de publicité, notamment au sujet du tabac. ITW ARPP
Dans le communiqué de presse de Métrobus du 16 avril, on trouve déjà deux citations de
Jean‐Pierre Teyssier, Président de l’ARPP, venant appuyer leur décision.
Nous avons donc deux acteurs, à l’origine de la polémique, qui ont tous deux des intérêts à
ce que la loi Evin subisse un assouplissement, l’un pour favoriser son client cigarettier,
l’autre pour favoriser l’exercice de toute une profession susceptible de compter parmi ses
clients l’industrie du tabac.
Les consommateurs d'informations sont représentés par le public, les lecteurs, des
téléspectateurs, mais aussi tous ceux qui vont entretenir le récit en publiant des éditoriaux,
des lettres dans le courrier des lecteurs, des articles sur les sites Internet de débat
d'actualité, etc. L’arène publique est la dernière étape permettant de passer d’un état de fait
à un problème public.9 Le fait devient un problème public quand il est assumé en tant que
problème dans la société, quand il suscite un débat contradictoire et conflictuel et quand il
est associé à une action politique visant à sa résolution. Le 16 avril, avec le communiqué de
presse de Métrobus, la loi Evin devient un enjeu de réflexion, suscite un débat dont la
résolution possible est présentée dès le départ dans un assouplissement de la loi Evin.
Parmi ces consommateurs, on trouvera de nouveaux acteurs qui vont participer au débat.
Nous ne nous attarderons pas sur les nombreux éditoriaux d’intellectuels ou de scientifiques
parus dans la presse, mais nous concentrerons sur les acteurs ayant participé par voie
d’interview ou de communiqué. On distingue les soutiens aux promoteurs d’information (la
RATP et la Cinémathèque française) mais surtout des opposants à la décision de Métrobus :
    ‐ Le monde de la santé, représenté par le gouvernement (Roselyne Bachelot, ministre
         de la Santé), le mouvement anti tabac (Yves Martinet, président de l’Alliance contre
         le tabac, et Gérard Audureau, président de Droits des non fumeurs) et Claude Evin,
         ancien ministre de la santé à l’origine de la loi.
    ‐ L’annonceur de « Coco avant Chanel » (Warner France)
    ‐ Les défenseurs de la liberté d’expression artistique (Société des Réalisateurs français
         et Syndicat de la Critique de Cinéma, Ligue des droits de l’homme)
Malgré le nombre important d’acteurs en défaveur de la décision de Métrobus, la diversité
des raisons invoquées n’empêchera pas le débat de dévier de la décision d’une régie
publicitaire vers la remise en cause de la loi Evin.

9
    GUSFIELD Joseph R., The culture of public problems, 1984

                                                                                               3
La mise en scène du « procès » de la loi Evin
La mise en scène du « procès » de la loi Evin relève à la fois du débat juridique suscité par
Métrobus, mais aussi des médias, qui par la présentation même du récit, ont mis en scène
l’histoire de manière juridique. Avec des articles titrés comme « ce qui dit la loi » dans le
Parisien du 16 avril ou « Santé publique » dans le monde du 24 avril, le débat est porté
directement sur la loi Evin.

L’identification du coupable : qui faut‐il accuser ?
Dès le 16 avril, Métrobus justifie immédiatement sa décision par l’application de la loi Evin, à
qui elle fait porter la responsabilité, et place le débat sur un registre juridique. Dans le papier
du Parisien précédant de quelques heures son communiqué, Métrobus cite son « service
juridique » qui « a estimé que l’affiche était contraire à la loi ». Puis dans son communiqué,
on trouve de nombreuses références juridiques : citations de la loi, d’articles du code de la
santé publique, mention de condamnations, jurisprudence, etc.
Dès le 17 avril, Libération explique la décision de Métrobus « par crainte de la loi Evin » tout
en laissant la responsabilité à Métrobus qui a "un sacré Hulot, nom d'une pipe". Mais la loi
fait peur, et de plus « n’en est pas à sa première victime » (Le figaro.fr 17 avril) On trouve ici
la mise en scène du coupable désormais identifié « loi Evin », manifestement un tueur en
série puisque Tati n’est pas la première victime. Plus tard, un autre article intitulé « la
cigarette de Coco Chanel, nouvelle victime de la loi Evin » viendra confirmer cette accusation.
A l’inverse, le Figaro du 23 avril propose ironiquement de mettre les fumeurs sur le banc des
accusés « la liste des coupables est bien longue », agrémentée d’une dénonciation d’une liste
d’acteurs qui ont fumé au cinéma. Pour le journal, Métrobus « a encore frappé fort », on
reste dans le registre du criminel qui a encore frappé, cette fois désigné par Métrobus et non
plus par la loi Evin.
Tout au long du récit, le coupable sera tantôt Métrobus, tantôt la loi Evin, mais le débat
portera sur la loi Evin plutôt que sur les raisons qui ont poussé Métrobus à appliquer seul
une telle décision malgré les avis contraires du monde de la santé dans son ensemble.

Le procès
Dès le 16 avril, un certain nombre d’acteurs viennent « à la barre » des médias pour
exprimer leur point de vue, en faveur ou en défaveur de l’accusé.
Le figaro.fr du 17 avril utilise un registre juridique pour présenter les représentants de la
défense « La régie publicitaire de la RATP défend cette décision », l’ARPP « plaide » pour un
assouplissement de la loi. Interrogée dans les médias, la RATP confirme la décision en
invoquant également la réponse juridique « la loi, c’est la loi ». L’ARPP ne communique pas
encore, mais partage la décision de censure toujours par une justification juridique, dans une
interview sur LCI, citée dans le communiqué de presse de Métrobus. Le monde de la santé
réagit également. La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot répond en utilisant un
référentiel juridique en citant « Le code de la santé publique » et « la convention cadre de
l’OMS ». L’Alliance contre le tabac invoque une « mauvaise interprétation de la loi ».
La première évocation de l’opposition droit/culture vient du monde de la santé. Le 16 avril,
l’Alliance contre le tabac déclare « la lutte contre le tabac n’a pas vocation à réécrire
l’histoire », sortant ainsi du référentiel juridique et portant le débat sur la scène culturelle.
L’association Droit des non fumeurs adopte le même discours en énonçant que doit être pris
en compte « le point de vue historique ». Le 17 avril, Claude Evin, à son tour interrogé sur

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France Info, évoque l’incompatibilité entre la loi de santé publique et culture
cinématographique. L’affaire quitte ensuite temporairement les lignes des médias.

Puis apparaît un rebondissement : l’apparition de Coco Chanel dans le débat le 22 avril.
L’affiche du film « Coco avant Chanel » présente l’actrice Audrey Tautou avec une cigarette.
A nouveau c’est Métrobus qui est au cœur de la polémique, car c’est la seule régie qui
demande de modifier l’affiche comme en témoigne Olivier Snanoudj, directeur général
adjoint de Warner France, annonceur de la campagne : « Pour tous les autres afficheurs –
comme Decaux – elle ne posait aucun problème ». Warner France déclare que Métrobus fait
preuve d’un « zèle particulier ». La première opposition est mise en scène : Warner
contourne la régie qui veut « appliquer » la loi Evin, refuse de modifier l’affiche et propose
deux visuels différents au motif que sans la cigarette l’affiche perd tout son sens.
A l’occasion de ce rebondissement, les médias font part de trois communications lancées par
trois acteurs différents. Le 20 avril, la Société des réalisateurs de films et le Syndicat français
de la critique de cinéma portent le débat juridique sur la question de la propriété
intellectuelle. Le lendemain, un communiqué de la Cinémathèque française vient rappeler
que le choix a été celui des ayant droits de Jacques Tati, et replacer le débat juridique sur le
sujet souhaité : celui du bienfondé de la loi Evin : « l’application rigide de la loi Evin, stricto
sensu, dans un contexte artistique et patrimonial sans ambiguïté possible d’interprétation,
amène à faire prendre des décisions absurdes, si ce n’est contre‐productives, qui
s’apparentent à une forme de censure ». Le 22 avril, la Ligue des droits de l’Homme
condamne la « censure » en expliquant que la loi ne s’appliquait pas dans ce contexte.

La dernière prise de parole du mouvement anti tabac a lieu le 27 avril sur RFI avec un débat
entre l’ARPP et le Professeur Gérard Dubois. Le représentant du mouvement anti tabac est
interrogé sur la possibilité de poursuites pénales dans les deux affaires: « Pour TATI, non,
pour Tautou, sûrement pas non plus de plainte mais cela se serait rajouté à l’argumentation
pour dire qu’on est en droit d’avoir des doutes vu le caractère vraiment ostentatoire. » Les
deux affaires sont alors évaluées indépendamment l’une de l’autre, un avis que ne retiendra
pas l’ARPP dans son verdict final puisqu’elle traitera de la même manière les deux affaires
tout comme l’a fait Métrobus. Un amalgame largement repris dans les médias. Puis à
nouveau, l’affaire retombera dans les médias, jusqu’à l’annonce du verdict, le 25 mai.

Le verdict
La mise en scène juridique trouve son apogée lors de l’annonce du verdict. Dès le début de la
polémique, le verdict est donné par Métrobus et relayé par les médias, annonçant comme
seule issue envisageable un assouplissement de la loi Evin. A peine le problème public était‐il
posé par Métrobus le 16 avril que la régie en propose la réponse : « Métrobus se réjouit
d’entrevoir la possibilité d’un assouplissement de la loi Evin », « les déclarations de la
ministre et de M. Audureau "réjouissent" Métrobus qui y "entrevoit la possibilité d’un
assouplissement de la loi Evin" ». L’interprétation de la critique de la décision de Métrobus
est interprétée comme l’acceptation tacite d’un assouplissement de la loi Evin : une
instrumentalisation des propos des acteurs de santé qui sera le fil conducteur de cette
construction médiatique, jusqu’à la mise en scène de la « décision » de l’ARPP le 25 mai.

Tout au long du récit, l’ARPP est présenté comme une instance juridique qui « plaide », qui
appelle à « une réforme » etc. Lors de l’apparition du débat sur Coco Chanel, elle propose un

                                                                                                 5
nouvel élément de réponse au problème, avançant à petits pas vers le verdict final : « quand
une personne a joué un rôle culturel important, de Gainsbourg à Simenon, que la cigarette ou
la pipe est un attribut inséparable de sa personnalité et que l’annonceur est sans rapport
avec l’industrie du tabac, il pourrait y avoir une exception ». Le 28 avril, par voie de
communiqué, c’est encore l’ARPP qui vient ponctuer les 13 jours de débat. Intitulé "loi Evin"
(il ne fait plus aucun doute sur l’identité du coupable), le communiqué reste également sur
un registre juridique pour réclamer ouvertement auprès de la ministre de la Santé et «avec
toutes les organisations professionnelles des médias », « l’ouverture de discussions pour
envisager un assouplissement de cette doctrine qui peut aboutir à entraver la liberté
d’expression ». Il est donc naturel de retrouver cet acteur le jour du verdict.

Le verdict tombe le 25 mai, quelques jours avant la journée mondiale anti tabac, la veille de
la conférence de presse de l’Alliance contre le tabac. L’ARPP est présentée dans les médias
comme une instance juridique, alors qu’elle a le statut d’association. Ainsi l’AFP titre de
manière péremptoire « Tati pourra garder sa pipe et Coco Chanel sa cigarette » et
commence sa dépêche par « L'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) a
décidé », comme si les avis de ce lobby avaient un pouvoir juridique. Lefigaro.fr confirme :
l’ARPP « a rendu sa décision » et « a décidé que ses services pourraient désormais ne plus
déconseiller la représentation, dans des campagnes publicitaires, de produits de
consommation du tabac (pipe, cigare ou cigarette) » selon des critères bien entendu définis
par elle‐même. D’avocat qui « plaide » ou d’acteur juridique qui réclame une « réforme »,
l’ARPP est promue juge par les médias.

L'ARPP se replace cependant dans son rôle en indiquant qu'elle "espère que cette
interprétation de la loi (...) sera confirmée par les pouvoirs publics ou les tribunaux après les
prises de positions publiques qui ont été exprimées par la ministre de la Santé et l'Alliance
contre le tabac". Elle reprend ainsi la même technique de récupération que le premier
communiqué de presse de Métrobus « à la lecture des déclarations de la Ministre de la Santé
et du Président de l’Alliance contre le tabac ». La boucle est bouclée, la décision avait été
prise dès le début de la polémique, et pourtant il était nécessaire d’en proposer un « fin » en
bonne et due forme pour clore le débat de la manière souhaitée.

Le mythe de la liberté pour manipuler l’opinion
L’interprétation fallacieuse des valeurs républicaines, et notamment de celle de la liberté,
est utilisée dans tous les domaines pour tenter de légitimer les actes les plus contestables.
L’industrie du tabac utilise cet argument depuis toujours pour justifier la vente d’un produit
qui rend dépendant et qui tue un consommateur sur deux : fumer relève non seulement
d’un libre choix, mais au‐delà fumer est l’incarnation de la liberté d’expression d’un individu.

Liberté et tabac : le mythe
Que cela soit dans les anciennes publicités « Gauloises. Liberté toujours », ou dans les
documents internes de l’industrie du tabac, « Pour assurer la croissance à long terme de
Camel Filtre, la marque doit accroître sa part du marché des 14‐24 ans qui ont de nouvelles
valeurs plus libérales et qui représentent l'avenir du business cigarettier »10, la liberté est le

10
     Reynolds, 1975

                                                                                                6
message de la communication de l’industrie cigarettière, le seul motif invocable permettant
de justifier la vente d’un produit aussi nocif au sein d’un pays républicain. Après des années
de travail de fond, notamment à travers Hollywood et le monde de la culture, le mythe
« tabac = liberté » s’est aujourd’hui imposé dans la société.

Les propos du directeur général adjoint de Warner France, ayant refusé la censure de
l’affiche du film « Coco avant Chanel », montrent bien le pouvoir symbolique du tabac « la
vraie affiche est celle où Coco Chanel fume dans une pose naturelle qui traduit sa forte
personnalité et sa modernité ». La liberté d’expression, définie par la déclaration des droits
de l’homme et du citoyen de 1789, n’est plus seulement la liberté de « parler, écrire,
imprimer librement », elle se trouve désormais également dans la liberté de fumer, un acte
que l’industrie du tabac a réussi à imposer comme un moyen d’expression de l’individu. Les
médias confirment ce point de vue « La cigarette est à Coco Chanel ce que la pipe est à
Jacques Tati : un trait essentiel de leur image » (Le Monde, 23 avril 2009)

Barthes11 définit le mythe comme un système de communication et de la presse véhiculant
ces messages stéréotypés. « La causalité est artificielle, fausse, mais elle se glisse en quelque
sorte dans les fourgons de la Nature. C’est pour cela que le mythe est vécu comme une parole
innocente : non parce que ses intentions sont cachées (…) mais parce qu’elles sont
naturalisées ». C’est ainsi que de nombreux intellectuels, écrivains et journalistes sont
attachés au mythe de liberté autour du tabac, qui bien que totalement artificiel, est devenu
presque sacré. Un journaliste du Figaro nous en propose à l’occasion de l’affaire Jacques Tati
un portrait particulièrement poétique « Le tabac fait partie intégrante de la mythologie du
septième art au même titre que la Winchester, le 357 Magnum, le whisky, le Stetson, le
Borsalino, la décapotable, le baiser fougueux, la tarte à la crème, le coup de boule, l'hôtel de
luxe et de passe, le décolleté ou le porte‐jarretelles.».12

En réalité, la pipe de Jacques Tati ou la cigarette de Coco Chanel n’auraient jamais déclenché
telle polémique en étant conservés. C’est leur absence, réelle ou potentielle, qui a rendu au
tabac toute sa mystification. C’est leur absence qui a permis au récit médiatique d’évoluer
dans un climat anxiogène, mettant en scène le danger de ne pas montrer le tabac dans un
cadre culturel, bien que le danger réel soit d’exposer les spectateurs à l’influence d’un
produit mortel. Et les propos de la ministre de la Santé (le parisien 16 avril) sont venus
légitimer le débat « la convention cadre de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) précise
que la lutte antitabac ne doit pas interférer avec les expressions journalistiques ou
artistiques ».

La liberté d’expression en danger : la personnification du débat
Dès le communiqué de Métrobus du 16 avril, le lien entre loi Evin et atteinte à la liberté
d’expression est suggéré, par l’énonciation d’un exemple d’une jurisprudence impliquant
Marlboro, où les mis en cause s’étaient plaints d’une « violation de leur liberté
d’expression ». « Violation » : un terme très fort dans un registre qui sera réutilisé tout au
long du récit médiatique pour accentuer le caractère scandaleux et inquiétant de l’affaire.
« Censure » : le mot est lâché dans le papier du Parisien du 16 avril : « la petite retouche aux
allures de censure ». Il sera désormais régulièrement repris par les médias et dans les

11
     BARTHES Roland, Mythologies, Editions du Seuil, 1957
12
     PALOU Anthony, « Le cinéma avec ou sans filtre », Le Figaro, 23 avril 2009

                                                                                               7
communiqués pour désigner la demande de transformation de l’affiche de Jacques Tati par
Métrobus. L’utilisation de ces termes donne l’impression que la culture française est en
danger, et le réflexe premier suscité dans l’opinion est de vouloir bien entendu la protéger. Il
faut un coupable, on pourrait croire que cela serait Métrobus, finalement ce sera la loi Evin.
Le vocabulaire du danger atteint son paroxysme avec le communiqué de presse de
l’observatoire de la liberté de création de la Ligue des droits de l’homme : « dans une société
démocratique, on ne se comporte pas comme au temps où Staline faisait supprimer d’une
photographie un opposant qu’il avait « écarté » ». L’affaire Jacques Tati serait‐elle le reflet
d’une réapparition de l’idéologie stalinienne en France ?!

Les médias comme les acteurs du débat personnalisent également le danger. On trouve
l’utilisation de termes tels que « victime », « subi le même sort», dans lefigaro.fr, mais
surtout de nombreuses références à des personnages illustres symbolisant la modernité ou
la liberté qui sont devenus à travers la communication autant de victimes passées ou
potentielles de la loi Evin.
« Doit‐on interdire les livres de Sherlock Holmes sous prétexte que lui aussi fumait la pipe ? »
demande l’Alliance contre le tabac13, «Tati sans sa pipe, c’est comme Chaplin sans son
chapeau !», clame‐t‐on du côté de la Cinémathèque française14, « Malraux et Sartre ont déjà
subi le même sort » dénonce le figaro.fr. L’ARPP a recours à la citation d’artistes incarnant la
liberté d’expression de part leur métier (écrivain, chanteur, etc.) : Gainsbourg, Brassens,
Malraux, Sartre, etc. Il existe de nombreuses autres personnalités médiatiques qui aient
fumé, mais ne sont citées que celles qui incarnent de part leurs prises de positions publiques
et leur image la liberté d’expression. Et les mots pour désigner la censure de leur tabac ne
sont pas dénués de sens : Malraux est « tronqué » (Le Monde 23 avril), Coco Chanel est
« privée » (AFP 15 juin) voire « bannie » (Le Parisien 22 avril), Sartre est « amputé » (Le
Parisien 16 avril). Bref, une véritable hécatombe. On notera que lorsqu'il s'agit d'évoquer la
censure d'une affiche ou d'un timbre par exemple, les médias font systématiquement le
raccourci sémantique en nommant l'artiste incriminé.
Un journaliste du Figaro (23 avril) joue quand à lui le registre de la nostalgie et de la poésie,
parlant au passé simple du cinéma comme si le vrai cinéma n’existait plus désormais : « La
liste des coupables est bien longue. Auront‐ils, Monsieur le Juge, encore le droit, et selon la
morbide tradition, de demander à l'aube du dernier jour la cigarette du condamné ? (…)
Quand fumer était encore un plaisir et les doigts jaunes le signe d'une bonne partie de poker
jusqu'au bout de la nuit (voir Yves Montand dans César et Rosalie, de Claude Sautet…). (…) Au
point où nous en sommes, supprimons complètement le cinéma. Il ne fut qu'un beau rêve, un
tramway nommé Désir parti en fumée dans le couloir d'un dernier métro »15 et s’inquiète
« Que vont devenir les acteurs immortalisés avec leur cigarette ? » comme si la
représentation des artistes qui fumaient avec leur cigarette relevait du devoir de mémoire.

Entre le fait qu’un individu fume, et l’utilisation de ce personnage comme outil de
communication, il y a manifestement une différence. Pourtant ce n’est pas ainsi que le
présentent les médias, qui amalgament avec aisance liberté individuelle et liberté
d’exploitation de l’image d’un individu fumeur à des fins de communication.

13
   RAISSE Thibault, « Monsieur Hulot privé de sa pipe », Le Parisien, 16 avril 2009
14
   GALAUD Flore, « Culture. Evin trouve « ridicule » la suppression de la pipe de Tati », LeFigaro.fr, 17 avril
2009
15
   PALOU Anthony, « Le cinéma avec ou sans filtre », Le Figaro, 23 avril 2009

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Seul le peuple peut sauver la liberté d’expression
L’efficacité de l’utilisation du mythe de la liberté dans la communication repose sur le mythe
qu’en France c’est le peuple qui a toujours été garante de la liberté, avant que le droit ne
s’en charge. La notion de liberté d’expression est en effet énoncée dans la déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, faisant suite à la révolution française de 1789. Elle incarne
les idéaux républicains dont le peuple est le garant. Aussi communiquer sur cette valeur
permet de remporter l’adhésion quasi systématique de l’opinion.

Métrobus, l’ARPP et l’ensemble des acteurs s’étant prononcés en faveur d’un
assouplissement de la loi Evin au pretexte de protéger la liberté d’expression l’ont bien
compris. Il s’agissait du meilleur positionnement pour remporter l’adhésion de l’opinion et
des journalistes (dont la liberté d’expression est l’essence du métier) pour que le débat soit
porté dans l’agenda politique16. L’utilisation du registre de la liberté d’expression a été
tellement bien intégrée par la société civile que certains acteurs en ont fait l’objet de leur
réaction (pétition de l’observatoire de la liberté d’expression, demande de campagne non
censurée par le monde du cinéma). Mais comment le monde de la santé peut‐il réagir
lorsque la loi Evin est taxée de menace pour la liberté d’expression ? L’amalgame est
tellement simpliste que tant le gouvernement que le mouvement anti tabac sont restés en
panne d’arguments, reprécisant les objectifs de la loi Evin et démentant le bienfondé de la
polémique en la taxant de « ridicule ». Communiquer contre un mythe est vain, car
rappelons le « la causalité est artificielle, fausse », aussi aucun argument n’aurait pu
déconstruire l’amalgame créé par les médias et le monde de la publicité. Il ne s’agissait pas
d’un débat d’idées sur l’interprétation de la loi Evin, le récit médiatique qui a été proposé
était celui d’un conflit idéologique entre libéralisme et régulation.

« Le mythe est une parole volée et rendue. Seulement la parole que l’on rapporte n’est plus
tout à fait celle qu’on a dérobée : en la rapportant, on ne l’a pas exactement remise à sa
place. C’est ce bref larcin, ce moment furtif d’un truquage, qui constitue l’aspect transi de la
parole mythique » 17 Alors que Métrobus avait commencé le débat le 16 avril en évoquant le
lien avec l’atteinte à la liberté d’expression sans le dénoncer, au fil de la polémique c’est
bien sur ce terrain que les médias se sont attardés et que l’ARPP a réutilisé pour réagir et
apporter son « verdict ». Dans son communiqué du 28 avril, l’ARPP parle d’une
« libéralisation» qui permettrait de concilier santé publique, liberté d’expression et sécurité
juridique, annonçant le positionnement du lobby. Le verdict final le 24 mai conclut qu’il doit
être légitime de représenter des produits du tabac lorsqu’ils sont « inséparables de l’image
et de la personnalité de la personne disparue qui y figure ». Plus que jamais le mythe du
tabac en tant que liberté d’expression d’un individu est vivant et veut être reconnu par la loi
au même titre que les autres moyens d’expression.

16
     BREGMAN Dominique, théorie des agendas
17
     BARTHES Roland, Mythologies, Editions du Seuil, 1957

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Le rôle des médias 18 : une objectivité relative
 « Que répondez‐vous à ceux qui disent que c’est de la censure car les gens qui passent dans
le métro ont suffisamment d’esprit critique pour prendre du recul ? N’aurait‐il pas plutôt
dénoncé et tourné en dérision une société un peu hygiéniste que vous défendez visiblement ?
Mr Hulot roule en vélosolex, sans casque, sans gilet fluo, un enfant sur le porte bagage sans
siège ergonomique, son pardessus pourrait gêner ses manœuvres : on commence comme ça,
mais on ne sait pas où ça finit » Telles sont des exemples de questions posées au Professeur
Gérard Dubois, représentant du mouvement anti tabac lors d’un débat avec le directeur
général de l’ARPP sur RFI le 27 avril 2009. Et pourtant ces questions ne sont pas celles de
l’ARPP, ce sont celles du journaliste, Jean‐François Cadet. Le rôle du journaliste dans un
débat ? Arbitrer, sans aucun doute. Et pourtant ici le journaliste s’est prêté au jeu du débat,
provoquant un déséquilibre. Rappelons que le débat était très « objectivement » intitulé
« faut‐il assouplir la loi Evin ? » : il ne s’agissait plus de débattre de la légitimité de la
question, RFI avait déjà décidé qu’elle devait être posée. Ce débat n’est qu’un exemple du
manque d’objectivité dont on fait preuve nombre de médias durant le traitement de l’affaire
Jacques Tati.

Des sondages porteurs de sens
Citons par exemple deux sondages sur des sites Internet de deux médias. Sur RMC.fr, le 23
avril, la question posée aux internautes était : « la censure des affiches de Tati avec sa pipe
ou de Coco Chanel avec sa cigarette, vous en pensez quoi ? » La régulation de la publicité est
d’office qualifiée de censure, or qui peut se positionner en faveur de la censure ? Les
réponses sont d’autant plus troublantes : l’internaute avait le choix entre « c’est une
question de santé publique », « ridicule, c’est du négationnisme », « excessif : censurons les
cigarettiers, pas les artistes » ou « et un cache sur la bouche de James Dean aussi ! ». La
première réponse est la seule à ne pas être formulée de manière polémique et sexy, et les
trois autres réponses disqualifient d’entrée de jeu l’application de la loi Evin en la qualifiant
de ridicule, d’excessive ou en la discréditant avec un exemple caricatural.
Autre exemple, sur son site, Le Parisien propose carrément le sondage : « Pour vous, la loi
Evin est‐elle trop restrictive ? » Le Parisien est sorti de la polémique sur Jacques Tati pour
faire entrer les internautes sur un débat sur le bienfondé de la loi Evin. Notons par ailleurs
que l’article du Parisien, premier à évoquer la polémique, évoquait déjà la mise en cause de
la loi Evin « La mésaventure qui touche l’affiche de l’exposition consacrée au cinéaste Jacques
Tati, présentée en ce moment à Paris à la Cinémathèque française, suscite en tout cas le
débat sur l’application stricte de la loi Evin ».

La surenchère
Le sujet de l’affaire Jacques Tati a donné l’occasion aux médias de déployer une palette de
surenchère et d’ironie, dénonçant d’une part la décision de Métrobus mais décrédibilisant
plus largement la régulation de la publicité sur le tabac. Dans le Monde (24 avril), la cigarette

18
   Du 7 avril au 15 juin, l’analyse du traitement médiatique porte sur sept dépêches AFP et douze articles de
presse parus du 7 avril au 15 juin portant sur l’exposition Jacques Tati, parfois couplé avec Coco Chanel, dans
les trois plus grands titres de presse quotidienne nationale généraliste et le titre de presse quotidienne régionale
parisien où a eu lieu l’affaire. Les articles se répartissent comme suit : deux dans le Figaro (+ trois articles sur le
site Internet du quotidien), quatre dans Libération, trois dans Le Monde (+ un sur le site) et trois dans Le Parisien
(+ deux sur le site)

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est comparée au téléphone portable : « On interdira strictement toute publicité, directe ou
indirecte, pour les téléphone portables, sur lesquels figureront en grosses lettres noires : «
Téléphoner tue. » Une caricature grotesque qui confère à la régulation de la publicité des airs
de ridicule. Libération (17 avril) n’est pas en reste. Le journal décortique tout ce qui aurait pu
prêter à confusion dans l’affiche pour dénoncer le « tout sécuritaire » : « Pourquoi ne pas
être allé au bout de ce zèle législatif ? Ajouter à la palette graphique un casque intégral aux
personnages, remplacer le Solex polluant par un véhicule à label vert, redessiner un siège
homologué pour y caler les miches du petit Gérard, ou faire apparaître une vitre de sécurité
entre Tati et le gamin, histoire d’évacuer toute hypothèse pédophile imaginable… » Le 15
juin, le journal renchérit : « Décidemment, il n'est plus recommandé de s'afficher une clope
au bec, même en Asie ». Le Figaro quant à lui attaque frontalement la décision relative à
Coco Chanel (23 avril) « Coco fait ainsi, grâce aux transports en commun parisiens, une
bonne cure de désintoxication. On ne saurait trop les en remercier de prendre soin post
mortem de sa santé. (…) Jusqu'où irons‐nous ? La bêtise au front de taureau ‐ pour reprendre
la formule de Charles Baude‐laire qui, entre nous soit dit, ne ‐lésinait pas sur le tabac et
autres substances ‐ n'ayant pas de limites et le zèle ignorant le ridicule, nous pouvons nous
attendre au pire »

Lorsque Coco Chanel est apparue dans le débat, c’est le phénomène d’accumulation qui a
été utilisé dans la presse des 22 et 23 avril : « La cigarette de Coco Chanel, nouvelle victime
de la loi Evin » (Le parisien.fr), « Après la pipe de Jacques Tati, c'est la cigarette de Coco
Chanel que les usagers des transports publics parisiens ne verront pas » (le parisien.fr),
« Après Tati sans pipe, Coco Chanel et sa cigarette interdit de métro parisien » (AFP),
« Jacques Tati et Coco Chanel interdits de fumer » (Le Monde), « Après Tati, Tautou » (Le
Figaro), « Après la pipe de Jacques Tati, c'est au tour de la cigarette de Coco Chanel d'être
bannie du métro parisien » (Le Parisien). Ce phénomène d’accumulation amplifie
l’impression de censure, évoquant implicitement la possibilité qu’il y ait d’autres "victimes"
par la suite. Il confère à la polémique une dimension dramatique.

Sélection de l’information
Sur 15 articles analysés du 16 avril au 15 juin, on compte 13 occurrences de la citation
« ridicule » prêtée à la fois à la ministre de la Santé, à Claude Evin et à la Cinémathèque
française. Les médias ont largement repris ce terme pour désigner la réaction du monde de
la santé, omettant bien souvent de l'accompagner de l'argumentation proposée par les
acteurs. Depuis l’article du Parisien évoquant l’avis de la ministre de la Santé, n’ont plus été
évoqué dans les médias que sa phrase « ah non je ne veux pas enlever la pipe à Jacques
Tati ! ».
De même, le 20 avril, la Société des réalisateurs de films et le Syndicat français de la critique
de cinéma portent le débat juridique sur la question de la propriété intellectuelle et
dénoncent « (…) jamais une régie publicitaire n’était allée aussi loin dans la déformation de
cette loi anti tabac. Cette censure sanitaire qui conduit à un révisionnisme insupportable
touchant l’art et la culture a été jugée ridicule et injustifiée par l’ensemble des acteurs de la
santé publique, de Roselyne Bachelot, Ministre de la Santé, à Claude Evin, en passant par les
juristes et les ligues anti tabac ». De cet argumentaire ne seront repris par l’AFP et les
médias que les termes « Cette censure sanitaire conduit à un révisionnisme insupportable
touchant l’art et la culture », mettant de côté le positionnement de Métrobus comme
coupable de déformation et rappelant le positionnement des acteurs de la santé publique.

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Amalgame et simplification
Les journalistes procèdent par association par assimilation et réduisent une réalité complexe
à un phénomène clé. Par ce mécanisme, ils créent une réalité artificielle et une seule image à
un problème. Les médias créent des amalgames hâtifs. Certains chercheurs ont travaillé sur
les amalgames construits par les médias sur la question des banlieues, montrant comment
« banlieue » a été assimilée à « jeunesse » elle même assimilée à « violence » voire à
« immigration ». 19 On a assisté sur la question des banlieues à une caricature ou à une
stigmatisation. Sans comparaison possible sur le fond, on peut s’inspirer de ces travaux pour
recréer la structure permettant de passer de la modification d'une affiche sur la seule
décision d'une régie publicitaire à la remise en cause d'une loi de santé publique qui nuirait à
la liberté d'expression.

Lorsque nait la rumeur, le premier à prendre la parole a toujours raison aux yeux du public
En communication politique, on sait que par défaut l’opinion va s’allier à l’opprimé, en
l’occurrence à Jacques Tati. Jacques Tati est attaqué, et par association sa pipe – le tabac ‐
est attaquée : il convient de défendre les deux. La construction de ce récit s’apparente aux
mécanismes de la rumeur, que l’on peut classifier de scandaleuse. 20

Le jeu sur le mythe de la liberté développé plus haut a largement aidé les médias à procéder
à cet amalgame. « Le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains »21
Prenons l'exemple du titre. Pas une seule dépêche AFP n'énonce dans son titre le mot
"Métrobus". En revanche, sur six dépêches, on trouve deux "lois Evin", un "Claude Evin", et
une fois "la loi sur le tabac". De même, le Figaro.fr annonce que Coco Chanel est une
« victime de la loi Evin » et non pas de Métrobus, un titre qui permet de faire passer le
message sur le sujet du tabac, mais dont la simplification sémantique entraîne une mise en
cause de la loi créée par le média.

Conclusion : un récit à épisodes qui n’a pas encore de fin
Annik Dubied22 définit un macro récit comme une succession de micro récits dans les médias
renvoyant à un récit plus large – ici sur la remise en cause de la loi Evin ‐, en faisant
référence à d’autres épisodes passés ou à venir (les censures de la cigarette dans la publicité
ou les médias).

Des rebondissements réguliers : Hong‐Kong, Alain Delon, Chirac
Le 12 juin, presque un mois après la clôture temporaire de l’affaire Jacques Tati‐Coco Chanel
en France, des papiers apparaissent sur la censure demandée de l’affiche du film « Coco
avant Chanel » à Hong Kong. Il est à noter qu’en 2006 et 2007, Publicis Groupe a acquis
plusieurs agences de marketing chinoises : Yong Yang ou encore Betterway. Le groupe a ainsi
récupéré plusieurs clients, parmi lesquels Marlboro. L’agence Yong Yang s’est d’ailleurs
alignée avec le réseau Arc, qui fait partie de Leo Burnett Greater China, Leo Burnett étant en

19
   BOYER Henri et LOCHARD Guy, « Scènes de télévision en banlieue », 1998
20
   GRITTI Jules
21
   BARTHES Roland, Mythologies, 1957
22
   Chercheur en analyse des médias à l'Observatoire du récit médiatique à l'Université catholique de Louvain

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