RENÉ GIRARD, DON QUICHOTTE ET LA COMÉDIE - Le conflit et l'appropriation mimétique dans le fonctionnement du comique

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EL-KHOURY, Toufic – René Girard, Don Quichotte et la comédie.
                            Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 12, janvier 2018, p. 53-67

            RENÉ GIRARD, DON QUICHOTTE ET LA COMÉDIE
 Le conflit et l’appropriation mimétique dans le fonctionnement du
                                               comique

                                                                               TOUFIC EL-KHOURY
                                                                Université Saint-Joseph de Beyrouth
                                                                           toufic.khoury@usj.edu.lb

Résumé : Parodie des romans de chevalerie, Don Quichotte est construit sur l’incapacité du
protagoniste à aligner ses désirs et ses actions sur ceux de ses héros fictifs. A partir du roman,
René Girard développe la théorie de la médiation externe du désir, centrée sur la disposition
d’un personnage à imiter et à se conformer aux actes d’un modèle qui n’appartient pas à son
propre univers diégétique. Cette donnée, mise en lumière par Girard, n’est pas assez mise en
avant dans le cadre d’études sur l’esthétique et les mécanismes du comique. Dans ce sens, nous
identifions chez les héros comiques modernes ce que nous désignons par « syndrome de Don
Quichotte », qui les rend victimes d’une appropriation mimétique de modèles illusoires, les
plongeant dans une série de mésaventures avant un retour pénible et inévitable à la lucidité.
Nous essayons ainsi de relever la spécificité du roman de Cervantès, sa manière d’expliciter la
dimension parodique et la syntaxe de la comédie, et de relever chez les héros comiques mo-
dernes des traits qui en font les descendants du prototype « quichottien ».
Mots-clés : Don Quichotte – René Girard – Comédie, parodie – Littérature – Cinéma – appro-
priation mimétique – médiation du désir.

Abstract: Cervantes’ Don Quixote, a parody of chivalry romances, centers on the misadven-
tures of a protagonist who tries to align his desires and actions with those of his literary models.
From this idea, René Girard develops his theory of external mediation of desire: the disposition
of a character to imitate a model who does not belong to his diegetic universe. This idea, intro-
duced by Girard, is not discussed enough in the theory and the aesthetics of comedy. Therefore,
we identify in the modern comic heroes what we designate by a “syndrome of Don Quixote”, that
make them victims of a mimetic appropriation of illusory models, and plunge them in a series of
misadventures before a painful and inevitable return to lucidity. We will try to highlight Don
Quixote’s specificity, its impact on parody and comedy’s syntax, and identify what make modern
comic heroes the descendants of Cervantes’s prototype: incapable of desiring without models,
and attached to conventional expressions of desire that lead them to disaster.
Keywords : Don Quichotte – René Girard – Comedy, parody – Literature – Cinema – mimetic
appropriation – mimetic desire.

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René Girard et la médiation externe du désir

       René Girard n’est pas particulièrement connu pour son travail sur la comédie.
Ses premiers textes traitant directement d’œuvres comiques (littéraires et théâtrales) se
sont intéressés aux comédies de Shakespeare et à Don Quichotte de Cervantès, parodie
des romans de chevalerie très populaires aux XVIe et XVIIe siècles. Vingt ans plus tard,
dans un texte rédigé en 1987 et repris dans La voix méconnue du réel en 2002, il traite
directement du comique et de ses mécanismes, bien qu’il aborde la question sous
l’angle de ses propres thèses. Mais si son apport à l’étude du comique demeure périphé-
rique, voire anecdotique, dans l’ensemble de son œuvre, il se révèle néanmoins, par
certains aspects, potentiellement intrigant.
       Toute tentative de Girard concernant, de près ou de loin, des œuvres comiques
intervient dans le cadre d’une instrumentalisation potentielle de ces œuvres dans le
cadre de la mise en place de sa théorie mimétique. Le cas de Don Quichotte n’échappe
pas à la règle et est dans ce sens révélateur.
       En lisant le roman de Cervantès, Girard s’intéresse principalement à l’incapacité
du protagoniste à aligner ses désirs et ses actions sur ceux de ses modèles fictifs, les
héros des romans de chevalerie dont il lit, jusqu’à la folie, les exploits. La prémisse de
l’œuvre sert de point de départ, et de principale motivation, pour étoffer sa thèse du
mimétisme en tant que moteur central, rarement avoué, du désir humain. Plus préci-
sément, dans le cas du personnage de Don Quichotte, il identifie une forme particulière
du désir mimétique : la médiation externe du désir qui met en lumière la disposition du
personnage à imiter et à se conformer aux actes d’un modèle qui n’appartient pas à son
propre univers diégétique. Contrairement à la première forme définie par Girard, la
médiation interne du désir, qui a pour conséquence une compétition violente entre le
sujet et le médiateur, le rapport du sujet au modèle dans la médiation externe ne génère
pas de rivalité directe entre eux. Le conflit est plutôt intériorisé, « le désir selon
l’Autre », comme il l’affirme dès Mensonge romantique et Vérité romanesque, « [étant]
toujours le désir d’être un Autre » (Girard, 1999 : 101).
       Cette médiation, qui suggère l’incapacité de désirer sans se référer continuelle-
ment à des modèles intouchables – puisque n’appartenant pas à la même sphère
d’action du sujet –, est l’un des fers de lance du projet anthropologique à venir de Gi-
rard. Mais elle n’est pas propre à l’univers comique. Elle illustre surtout un rapport
ambivalent à la littérature – et à tout art narratif –, Don Quichotte n’étant qu’une pro-
jection géniale de notre propre « asservissement » à des codes de conduite et de vie
sublimés.

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         Cette thèse s’est révélée passionnante pour les tenants de disciplines des
sciences humaines. C’est dans la psychologie et la sociologie que les premières réactions
aux intuitions de Girard ont eu lieu. Francis Farrugia, sociologue français, introduit le
concept de « syndrome narratif », analogue à celui de médiation externe de Girard, en
prenant également pour modèles littéraires Don Quichotte et Emma Bovary1.Il fait état
d’un double niveau d’imitation : le premier identifie la narration comme syndrome,
définie comme la disposition du héros – comique dans le cas du personnage de Cervan-
tès – à traduire le système de valeurs chevaleresques à son propre univers, en y appli-
quant toutes ses actions ultérieures, avec les résultats que l’on connait : « [le person-
nage] vit comme il est écrit ».
         À plusieurs reprises, Girard affirme lui-même que cette ‘vérité’ mimétique, qu’il
a pu identifier dans les textes littéraires, il ne fait que la répéter, certes de manière sys-
tématique, après qu’elle ait été déjà suggérée par bien d’autres – bien que selon lui les
philosophes, en ce qui concerne la nature du désir, aient été finalement moins perspi-
caces que les romanciers, les poètes et les dramaturges.
         Dans le cadre de la médiation externe du désir, c’est le roman, ou tout art narra-
tif en général, qui influe sur les « conduites individuelles et collectives » d’une commu-
nauté – le lectorat d’une œuvre littéraire, l’audience d’une pièce de théâtre ou d’un film.
La réalité imite donc la fiction. Girard souligne la même relation causale entre littéra-
ture et vie, et la place qu’occupent les récits dans la construction de nos modèles de
désir, précisant que « la littérature et la vie se confondent, non pas parce que la littéra-
ture copie la vie, mais parce que la vie copie la littérature. L’harmonie se fait au niveau
d’une imposture générale » (Girard, 2000 : 143).
         Girard remonte jusqu’à l’expérience de Dante, décrite dans La Divine comédie,
pour retrouver de premières traces de cette contamination de notre comportement
amoureux par les récits, mythiques et littéraires. Dans le chant V de l’Enfer, Dante ren-
contre Francesca da Rimini, amante de son beau-frère Paolo Malatesta, et qui fut tuée,
avec son amant, par son mari. L’histoire de ce couple adultère est devenue, grâce au
poète florentin, un des mythes d’amour les plus populaires de la littérature romantique,
dès la fin du XVIIIe siècle. Mais pour Girard, l’œuvre de Dante est soumise sous

1 Il définit ainsi le terme qu’il introduit : « L’expression syndrome narratif désigne un ensemble de symp-

tômes constitués d’un complexus de sentiments, représentations. Cet ensemble est caractéristique d’une
certaine disposition émotionnelle qui s’étaye sur un lien étroit unissant durablement un ou des acteurs à
des narrations sociales au sens large : à des discours, films, romans, avec lesquels ils entretiennent des
relations identificatoires privilégiées et constructrices de leurs dispositions mentales et corporelles, et qui
finissent par les constituer en un type relativement organisé autour d’une dynamique de la mimêsis in-
consciente les disposant existentiellement sur le registre de la reproduction symbolique et de
l’interprétation des symptômes élus » (Farrugia, 2010 : 5).

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l’impulsion du mouvement romantique à une interprétation critique qui en dénature le
propos. Paolo et Francesca deviennent ainsi de nouveaux symboles, au même titre que
Tristan et Yseut, de l’amour-passion : « Dans l’esprit d’innombrables lecteurs roman-
tiques et modernes le décor infernal, si remarquable soit-il sur le plan esthétique, n’est
qu’un hommage un peu vide aux conventions morales et théologiques de l’époque »
(Girard, 2000 : 197).
         Il suffirait dans ce sens de relire Dante pour deviner dans l’histoire de Paolo et
Francesca une relation mimétique externe, où des modèles littéraires jouent un rôle
crucial dans la formation de leur amour. Les deux jeunes amants découvrent l’amour à
travers leur lecture commune du roman de Lancelot, et leur connaissance de l’amour
évolue à mesure que leur lecture avance2. Ainsi, « La parole écrite exerce une véritable
fascination. Elle pousse les deux adolescents à agir dans un sens déterminé ; elle est un
miroir dans lequel ils se contemplent pour se découvrir semblables à leurs brillants
modèles » (Girard, 2000 : 178).
         C’est au cœur des histoires d’amour, où semble exalté « l’amour vrai », que nous
retrouvons donc les indices mimétiques les plus persistants. Selon Girard, cette donnée
est clairement formulée dans les œuvres romanesques, Dante précédant ainsi Cervan-
tès, Shakespeare ou Stendhal dans la dénonciation, derrière les illusions romantiques,
du désir mimétique. Ce qui lui fait dire, résumant par la même occasion la médiation
externe, que :

                  le génie de Dante, comme celui de Cervantès, est lié à l’abandon du préjugé
                  individualiste. C’est donc l’essence même de ce génie qui est méconnu par le romantisme
                  et ses séquelles contemporaines. Cervantès et Dante ouvrent, sur l’essence de la
                  littérature, un domaine de réflexion qui inclut le « play within the play » shakespearien
                  et la mise en abîme gidienne. (…) Le héros du désir dérivé cherche à conquérir l’être du
                  modèle par une imitation aussi fidèle que possible. Si ce héros vivait dans le même
                  univers que ce modèle, au lieu d’être à jamais séparé de lui par toute la distance du
                  mythe ou de l’histoire, (…) il en viendrait forcément à désirer les mêmes objets que lui
                  (Girard, 2011 : 54).

         Ce qui gêne Girard c’est que les œuvres concernées sont présentées comme pro-
pageant une idéologie qu’elles mettent en vérité à bas, et que la relation des amants

2 Francesca de Rimini s’adresse ainsi au poète qui lui demande comment elle et son amant sont tombés
amoureux : « De savoir la racine première / De notre amour, si tu en as envie / Je serai celle-là qui pleure,
mais qui dit / Certain jour, par plaisir, nous lisions dans le livre / De Lancelot comment amour le prit : /
Nous étions seuls, sans nous douter de rien / A plusieurs fois cette lecture fit / Que, relevant les yeux, en-
semble nous pâlimes. / Mais un passage seul a triomphé de nous : / Lorsque nous eûmes lu, du désiré
sourire, / Qu’il fut baisé par un si bel amant / Lui, qui jamais de moi ne sera retranché, / Il me baisa, tout
en tremblant, la bouche. / Le livre, et son auteur, fut notre Galehaut » (Dante, 1956 : 34-35).

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littéraires avec leurs modèles romanesques antérieurs révèle plus de leur part un désir
dérivé qu’un sentiment spontané et inconditionnel, malgré tous les efforts critiques à
occulter cette donnée essentielle.

               Une même censure intérieure efface toute perception du médiateur, supprime toute
               information du monde contraire à la « vision du monde » romantique et solipsiste.
               George Sand et Alfred de Musset partant pour l’Italie se prennent pour Paolo et
               Francesca mais jamais ils ne doutent de leur spontanéité. Le romantisme fait de la Divine
               comédie un nouveau roman de chevalerie (Girard, 2011 : 52).

        L’œuvre de Shakespeare serait soumise aux mêmes interprétations (cf. Levin,
1986). Les adaptations du Songe d’une nuit d’été, dès le XIXe siècle, sont ainsi dénatu-
rées quand la pièce est revue à la lumière de l’idéalisme romantique de Coleridge, ou du
« lyrisme préraphaélite » qui impose la doctrine d’une prééminence de l’amour-passion
dans le corpus shakespearien (cf. Lewis, 1969).
        Girard ne développe néanmoins pas sa proposition ex nihilo. Avant lui, La Ro-
chefoucauld souligne dans ses maximes la médiation littéraire dans notre comporte-
ment amoureux, présentant l’amour non comme une découverte anthropologique mais
comme une invention culturelle : il écrit qu’ « il y a des gens qui n’auraient jamais été
amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour » (La Rochefoucauld, 1999 :
104).
        Plus tard, au XXe siècle, Denis de Rougemont développe pour sa part cette idée
dans son examen historique et littéraire de l’amour-passion : « Si la littérature peut se
vanter d’avoir agi sur les mœurs de l’Europe, c’est à coup sûr à notre mythe [de Tristan
et Yseut] qu’elle le doit » (Rougemont, 2001 : 190-191).
        Avant d’être une expérience de vie, l’amour-passion est une création orale puis
écrite ; avant d’être une affaire du cœur, c’est une affaire de rhétorique. L’auteur sou-
ligne l’influence positive du mythe sur les mœurs du temps et sur l’évolution du senti-
ment amoureux. Il élabore cette thèse dans Les Mythes de l’amour. Tout en affirmant
que les mythes, comme les lois, relèvent du générique, qu’ils nous conduisent au type là
où la personne recherche un amour constamment neuf, il se pose néanmoins la ques-
tion suivante : les mythes sont-ils notre création, ou nous les leurs ? Il en conclut que
« sans ces mythes, les Européens ne seraient pas ce qu’ils sont, n’aimeraient pas
comme ils aiment, et leurs passions seraient incompréhensibles : car elles naissent de
leurs rêves et non de leurs doctrines » (Rougemont, 1996 : 28).
        Les mythes de l’amour déterminent notre conduite individuelle, des choix dont
nous croyons être les seuls auteurs, au point que dans nos comportements amoureux

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nous laissons agir, au lieu de nous-mêmes, une image idéalisée et exemplaire de nous-
mêmes. Plus tard, Woody Allen se constitue comme témoin, dans son style propre, avec
cette déclaration autobiographique dans un entretien avec le magazine Rolling Stone en
septembre 1993 : « Je ne me suis jamais senti à l’aise dans le monde réel. Je crois que
ma génération a grandi avec un système de valeurs fortement marqué par les films…
Mes idées de l’amour (romance) venaient du cinéma3 ». Woody Allen fait d’ailleurs
revivre la génération qu’il évoque ici dans The Purple Rose of Cairo (1985) et Radio
Days (1987). Dans cette tendance du cinéma contemporain, le cinéma classique exerce
une influence symbolique et devient vecteur de désir et médiateur externe pour les per-
sonnages d’Allen, comme le cinéma, en tant que médium, l’est pour nous.

Pour une tentative « girardienne » de définition du comique

        À ce stade, nous devons nous demander si ces différentes considérations de
notre rapport à la littérature, ne se résumant pas nécessairement au récit comique, ne
révèlent pas par contre une donnée essentielle dans la syntaxe de la comédie. Girard le
suggère lui-même en rapprochant comédie et tragédie à partir d’un schème fondamen-
tal qui rappelle explicitement la motivation de Don Quichotte aussi bien que celles de
héros tragiques (d’Œdipe à Macbeth) : celui d’un « présomptueux victime de sa pré-
somption » – dans le cas de la tragédie, Aristote parle de l’hamartia, l’erreur tragique.
Mais Girard essaie désormais de comprendre de quelle manière ce schème structurel
détermine spécifiquement la dynamique interne de la comédie, puisqu’il y produit un
effet inverse à celui que produit une tragédie, ou un mélodrame moderne.
        C’est bien plus tard que Girard va développer ses réflexions sur la comédie, en
soulignant dans le fonctionnement du comique et dans les mécanismes du rire, une
relation triangulaire centrale. Dans un texte publié en 1987 et repris en 2002 dans La
Voix méconnue du réel, intitulé « Un équilibre périlleux : essai d’interprétation du co-
mique », Girard va enfin aborder de front le sujet. Ce texte n’est aucunement relié à ses
études passées sur Shakespeare ou Cervantès – il ne cite d’ailleurs à aucun moment les
deux auteurs. Il s’intéresse plutôt à la théorie du comique, en s’appuyant sur le texte
d’Henri Bergson, Le Rire (1900), et propose une interprétation du comique, comme il
le dit lui-même, qui pourrait justifier ses propres intuitions mimétiques.

3« The real world is a place that I’ve never felt comfortable in. I think that my generation grew up with a
value system heavily marked by films… My ideas of romance came from the movies » (Shumway, 2003 :
81).

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         Le contexte de la rédaction de ce texte est bien différent de celui de ses écrits sur
Shakespeare et Cervantès. La théorie du désir mimétique est désormais bien consolidée
dans le champ des sciences humaines. Née certes dans l’analyse des textes littéraires,
elle connait ensuite une légitimité croissante dans le domaine de l’anthropologie philo-
sophique, discipline dans laquelle Girard va désormais s’engager lui-même. La dé-
marche de l’auteur est donc différente. Il cherche non à prouver la validité de son sys-
tème, mais à lui trouver des ramifications multiples, aussi bien en psychanalyse, en
histoire, qu’en sociologie.
         C’est dans ce sens que la comédie, en tant que genre narratif reconnaissable et
reconnu, lui semble être un vecteur aussi légitime que d’autres pour la révélation de la
vérité mimétique. Dans son texte, Girard commence par suggérer la fonction centrale
du conflit, et plus particulièrement du conflit triangulaire, dans le fonctionnement du
comique. Ses premières considérations rappellent les arguments de Bergson qui, au
début du siècle, affirme déjà que « Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes
réunis en groupe dirigeront toute leur attention sur un d’entre eux, faisant taire leur
sensibilité et exerçant leur seule intelligence » (Bergson, 2007 : 6). Il identifie surtout
l’objet du rire comme un être dont la raideur morale et émotionnelle l’isole du reste de
la communauté. Ainsi, « quiconque s’isole s’expose au ridicule, puisque le comique est
fait, en grande partie, de cet isolement même » (Bergson, 2007 : 106). La fameuse for-
mule de la « mécanique plaquée sur du vivant » souligne une opposition entre ce mou-
vement de fluidité et de grâce qu’est « l’élan vital », concept central de sa philosophie,
et tout comportement raide et figé.
         Bergson suggère ainsi dans le comique un processus d’exclusion où le sujet défi-
nit sa position de rieur en fonction de tiers stigmatisés4. Le rire naît ainsi quand on re-
connait dans les autres un comportement qui n’est plus organique, humain, là où il est
censé l’être. Nous rions ainsi de l’autre quand il commence à agir de manière qui le
déshumanise. Nous retrouvons cette idée bergsonienne, en filigrane, dans le principe
de la médiation externe : le sujet du désir, en modelant son comportement sur celui
d’un médiateur, « mécanise », si l’on peut dire, un comportement et des actions qui
sont censés être spontanés, dans la tradition « Don Quichottesque ». Dans un autre
sens, plus un individu s’abandonne inconsciemment au mimétisme, et plus il se con-

4« Toute raideur de caractère, de l’esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu’elle
est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter d’un
centre commun autour duquel la société gravite, d’une excentricité enfin […]. Le rire doit être quelque
chose de ce genre, une espèce de geste social » (Bergson, 2007 : 15).

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damne à agir sans spontanéité, d’autant plus qu’il est convaincu (ou du moins essaie-t-
il de se convaincre) de l’intégrité de son geste et de ses choix.
         La définition de Bergson repose sur une dichotomie entre le centre, le social (les
actions et dispositions de la vie individuelle et sociale, déterminées par la notion de
fluidité) et la marge (raideur du corps, de l’esprit, de caractère). L’efficacité du rire sup-
pose un bon positionnement du spectateur par rapport à l’action comique : le comique
fonctionne quand il offre le spectacle d’une mécanique de la vie, spectacle perçu à partir
du vivant. Dans cette opposition entre raideur et harmonie sociale, le rire prend l’aspect
d’un rituel symbolique de mise à mort : « Cette raideur est le comique, et le rire en est
le châtiment » (Bergson, 2007 : 16)5. Charles Mauron relève la même idée chez Hobbes
qui fait du rire l’expression d’un sentiment de triomphe : « La théorie du rire triomphal
se reliait, dans la pensée de Hobbes, à l’idée plus générale d’une lutte universelle : Bel-
lum omnium contra omnes. Elle supposait un vaincu » (Mauron, 1970 : 145)6.
         Girard commence son article en mettant encore plus l’accent que Bergson sur le
rôle du sujet-rieur dans la « déshumanisation » de l’objet du rire, pour mieux expliciter
la dynamique conflictuelle à la source du comique. Ainsi, le comique repose sur un con-
flit à trois termes, telle que Véronique Sternberg l’affirme : « anomalie perçue avec dis-
tance par le sujet riant, et sans conséquence aucune pour l’objet (victime) du rire », le
comique suppose une relation triangulaire entre un émetteur (l’artiste), un objet co-
mique et un récepteur (Sternberg-Greiner, 2003 : 17).
         Girard reprend certes l’idée de Bergson, mais il inverse dans un sens, sans vrai-
ment le souligner, le point de vue, puisque c’est l’objet du rire en tant que victime ex-
piatoire qui l’intéresse. Ce n’est plus le groupe qui dirige son attention vers un individu
exclu, mais c’est celui qui fait rire qui essaie, vainement, de nier toute forme de récipro-
cité entre lui et les autres, le rire, « en tant qu’affirmation d’une supériorité, [consti-
tuant ainsi] une négation de la réciprocité » (Sternberg-Greiner, 2003 : 19).
         Cette caractéristique du comique identifiée par Bergson et reprise par Girard est
donc double, puisqu’elle met en lumière un processus d’inclusion-exclusion au cœur du
dispositif comique, mais aussi et surtout l’incapacité du protagoniste comique à se con-

5 Dans ses notes critiques, Fréderic Worms insiste sur cette caractéristique du rire chez Bergson : « Le rire

apparaît comme un geste social répressif qui ne prend sens qu’en rapport à un ‘signe’, signe d’une tendance
possible à l’isolement ou « symptôme » d’une insociabilité ‘latente’ […]. Châtiment symbolique qu’est, en
son essence, le rire spécifiquement provoqué par le comique » (Bergson, 2007 : 185).
6 Mauron cite On Human Nature (1650) du philosophe anglais : « Le rire n’est rien d’autre que la gloire

soudaine émanant de notre prise de conscience d’une certaine distinction en nous, en comparaison avec
l’infirmité des autres ou de nos tares antérieures » – « Laughter is nothing but the sudden glory arising
from sudden conception of some eminence in ourselves ; by comparison with the infirmity of others, or
with our own formerly » (Mauron, 1970 :144). Cette idée est ensuite critiquée par Mauron.

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former à l’image qu’il se fait de lui-même, passant ainsi du statut de sujet à d’objet ri-
sible. Girard suggère que « les schèmes structurels du comique contestent la souverai-
neté [de l’individu, cela s’entend] plus radicalement que la divinité ou la destinée
[comme dans la tragédie] » (Girard, 2004 : 272). Il ajoute plus loin « qu’un individu
tente d’imposer à ce qui l’entoure ce qu’il croit être sa propre règle individuelle. On se
met à rire quand, très soudainement et de façon spectaculaire, cette prétention vole en
éclats » (Girard, 2004 : 274).
       Girard nous ramène, sans le nommer, à ce qui constituait la nature fondamen-
tale de Don Quichotte, et à l’articulation principale de la médiation externe du désir. Ce
qui avait servi à expliciter les mécanismes de sa théorie mimétique est réinvesti, dès
son article de 1987, pour définir une donnée syntaxique possible de la comédie et de
l’esthétique comique.
       Girard s’attaque ici à un problème ardu, mais passionnant : le genre comique, et
le comique en tant que mode de communication, est un sujet particulièrement périlleux
à chaque fois qu’on le soumet à un exercice de théorisation. Si le texte de Bergson, qui
traite plus du comique que du rire (contrairement à ce que suggère le titre) a depuis
acquis une légitimité canonique, il n’en demeure pas moins que, dans les études géné-
riques, la question de la comédie demeure fuyante et problématique à partir du mo-
ment où on cherche à lui attribuer une sémantique propre – des codes narratifs, vi-
suels, des thématiques, etc.
       Mais l’inclusion de ce texte dans un ouvrage comme La voix méconnue du réel
s’est faite pour cette raison même : réfléchir sur ce qui, aux yeux de la méthode scienti-
fique, semble indéfinissable (à la lecture des autres textes de l’ouvrage, nous avons en
effet l’impression que c’est le seul point sur lequel le texte sur le comique rejoint les
autres). Le comique semble un défi pour Girard, et, avec ses analyses sur des textes
comiques, il cherche à formuler, des années plus tard et le plus clairement possible, une
synthèse sur l’essence du comique. Et bien qu’il ne renvoie, à aucun moment, au roman
de Cervantès (pour un texte sur le comique, les renvois à des œuvres du genre sont
étrangement rares), l’intuition principale de Girard aurait été d’identifier en Don Qui-
chotte, de manière peut-être accidentelle mais heureuse, le prototype du héros comique
moderne.

Don Quichotte, premier héros comique moderne ?

       Si la littérature, de Dante à Flaubert, s’est efforcée par intuition de révéler
l’appropriation mimétique, phénomène humain – identifié plus haut – qui relie inti-

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mement le lecteur-spectateur à ses modèles romanesques, la comédie, dans une tradi-
tion initiée par Cervantès et Shakespeare, s’amuse désormais à parodier cette même
forme d’appropriation, se jouant du principe de l’identification inscrit dans tout dis-
cours narratif.
         Ce qui relie Don Quichotte, en tant qu’archétype, aux protagonistes des comé-
dies modernes, littéraires, théâtrales ou cinématographiques, est en effet cette incapaci-
té du personnage à rendre ses actes conformes à l’image qu’il se projette de lui-même.
Chez les héros du Vaudeville français, des opérettes de la « Mitteleuropa » massive-
ment adaptées au cinéma dès les années 1930 (cf. Por, 2011), ou de la comédie de
mœurs anglaise, il existe ce que Francis Farrugia appelle une « dissonance cognitive et
émotionnelle » (Farrugia, 2010 : 5) entre eux et leur temps. Cette dissonance est le ré-
sultat d’une « consonance narrative » entre ces héros comiques et l’univers qu’ils se
sont constituées, à partir de leurs lectures ou de leurs expériences de spectateurs –
nous voyons apparaître en effet, au théâtre puis au cinéma, de plus en plus de situa-
tions dramatiques où les personnages sont eux-mêmes dans une position de specta-
teurs passifs et subjugués en face d’un spectacle dans le spectacle. Leur conscience
entre en conflit avec leur expérience, puisqu’elle introduit dans la réalité diégétique une
scission entre réalité effective et univers fictif. Le personnage se constitue un double de
lui-même, l’un portant vers le bas (c’est-à-dire le corps, le familier), l’autre vers
l’ailleurs, tourné vers les affaires complexes de l’esprit (c’est-à-dire l’étrange, le fasci-
nant).
         Cette dissonance est elle-même source de conflits, ce que les auteurs comiques
ne manquent pas d’exploiter. Elle permet de définir les relations des personnages entre
eux, et leurs fonctions interchangeables de sujets du rire (ceux qui rient avec le specta-
teur) et objets du rire (ceux vers qui notre rire est dirigé).
         Ces données ne sont pas exclusives à la comédie. Un des grands problèmes dans
la définition de la comédie en tant que genre est justement de lui trouver une séman-
tique et une syntaxe propres – puisque la spécificité du genre comique est d’emprunter
les conventions narratives et visuelles d’autres genres qui lui sont contemporains pour
les détourner. Ainsi, la comédie fonctionne moins sur l’identification par le spectateur
d’un contenu que sur la fonction « perlocutoire » du genre, c’est-à-dire l’expérience
d’un effet (en l’occurrence le rire). Mais ces données révèlent par contre quelques-uns
de ses rouages esthétiques et narratifs essentiels. Nous pouvons dans ce cas en intro-
duire trois : la présence dans la diégèse d’un sujet-rieur, double du spectateur ; la fu-
sion des types comiques traditionnels de l’eiron et de l’alazon dès le XVIIe siècle ; la
catharsis comique.

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       Premièrement, nous voyons dans ce cas une convention comique s’imposer de
plus en plus, dans les comédies théâtrales et cinématographiques : la présence d’un
spectateur-rieur dans le spectacle qui se déroule devant nous. Ce personnage-
spectateur agit comme un miroir de nous-mêmes, médiateur de notre rire, son rire am-
plifiant l’expérience du spectateur. Le rire a ainsi un caractère mimétique que Bergson
a déjà suggéré : « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. Il semble que le
rire ait besoin d’un écho » (Bergson, 2007 : 4). Cette illustration diégétique du rire du
spectateur, nourrie d’une « verve satirique » indéniable, ainsi que d’un « austère pes-
simisme » selon les mots du philosophe, s’exerce aux dépens d’un personnage qui ap-
paraît dans toute sa faillibilité humaine. Le personnage-rieur dirige ainsi notre atten-
tion vers l’objet du rire, s’alliant à nous contre ce dernier, nous permettant ainsi
d’identifier plus clairement la vanité, la présomption, les multiples prétentions de
l’objet du rire, puisque le rire a besoin d’une situation claire pour pleinement
s’exprimer. Girard devine cela en affirmant que

               Notre maîtrise et notre autonomie croissent à mesure que nous voyons les autres perdre
               les leurs et le piège se refermer sur eux. (…) N’importe quel clown ou comédien au fait de
               son métier sait parfaitement que les gens riront à ses propres dépens ou aux dépens
               d’une tierce personne (Girard, 2004 : 282-283).

       Dans les comédies modernes, cela se traduit par la convention comique du
triangle amoureux, topo dramatique largement exploité pour des raisons plutôt évi-
dentes (son potentiel commercial et les combinaisons narratives qu’il promet), mais qui
participe surtout de manière organique aux mécanismes du rire. La réinvention du
couple comique, puisque ses mésaventures comiques consistent à le mettre à l’épreuve
et à le faire sortir triomphant, malgré tout, de toutes les tentations imaginables, se réa-
lise à partir de la capacité des membres du couple à vivre, mais aussi à rire ensemble, et
ce rire se fait généralement aux dépens d’un tiers. Or les places étant permutables, le
protagoniste n’est pas immunisé contre le ridicule : il peut aussi bien subir un rituel
d’humiliation qu’en être l’instigateur. La comédie, dès le XVIIe siècle, avec Shakespeare
en Angleterre (Beaucoup de bruit pour rien), Lope de Vega en Espagne (Le Chien du
jardinier) ou Corneille (La Galerie du palais, La Place royale) et Molière en France,
expérimente avec la typologie des personnages, modifiant leur nature et leur réception
par le public, les rendant plus vulnérables, plus perméables au ridicule, ce qui nous
renvoie au point suivant.
       Pour le deuxième point de rupture dans les modes comiques, Girard a eu
l’intuition d’un grand changement dans la typologie des personnages comiques. Initié

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par Shakespeare mais rendu systématique depuis le XIXe siècle, ce changement con-
cerne la dynamique entre l’eiron, le personnage qui se prend pour moins qu’il n’est, et
l’alazon, le personnage qui se prend pour plus qu’il n’est, généralement désigné par le
prétentieux ridicule. La comédie repose habituellement sur la distinction nette de ces
deux rôles-types du démystificateur et de l’imposteur. Mais, séparés d’abord, ces deux
types comiques se confondent de plus en plus dès le XVIIe siècle, pour offrir un héros
comique aussi sympathique que vulnérable à la dérision. Cette tendance devient plus
claire dans le théâtre comique du XIXe siècle, aussi bien dans le vaudeville français, la
comédie de mœurs anglaise ou les farces des pays de la « Mitteleuropa ». N. T. Binh et
Christian Viviani ne manquent de souligner la présence de cette figure, de « jeune pre-
mier drôle » dans le cinéma d’Ernst Lubitsch, cinéaste allemand émigré aux Etats-Unis,
et dont l’œuvre forme une sorte d’extension naturelle du théâtre européen dont il a ré-
gulièrement adapté à l’écran les œuvres les plus populaires (The Merry Widow, The
Love Parade, Design For Living). Il brise ainsi cette « convention [qui] voudrait que le
bouffon soit nécessairement le personnage secondaire, le faire-valoir du héros roman-
tique. Dans une comédie, le premier fait rire à ses dépens (ridiculus), le second en ma-
niant consciemment l’humour (ridendus) » (Binh et Viviani, 1991 : 56). Ces deux com-
pétences comique et romantique, du bouffon et du jeune premier, fusionnent désor-
mais dans le même personnage, ce qui aide à souligner un fléchissement de la comédie
romantique vers les modes de la satire ou de l’ironie.
       De même, cette modification majeure dans la structure narrative convention-
nelle de la comédie, appelle de manière naturelle la relation triangulaire énoncée plus
tôt, entre sujet-émetteur, objet du rire et sujet rieur. Cette relation devient diégétique
au moment où un protagoniste met en scène, à l’intention de son conjoint potentiel, le
rituel d’humiliation d’un tiers, déclenchant ainsi un processus d’identification-
distanciation avec l’objet temporaire du rire.
       La nécessité constante de « victimes sacrificielles » est une donnée souvent mi-
nimisée dans les études comiques. Pourtant, l’effet comique se construit le plus souvent
à partir d’une dynamique à trois. Dans la comédie romantique, l’action d’un héros
s’effectue avec quelqu’un aux dépens d’un tiers : le sujet A agit et rit toujours contre B,
avec C. La question est de savoir ce que ce processus révèle des mécanismes et du dis-
cours particuliers à la comédie, et s’il rend pleinement compte de ses spécificités narra-
tives et esthétiques.
       Troisièmement, ce processus double d’identification-distanciation est également
utile pour comprendre une autre donnée essentielle dans la réception d’une œuvre co-
mique. La « qualité » qui agit comme moteur fondamental pour l’objet du rire, à savoir

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sa prétention à être ce qu’il n’est pas et ses actions qui soulignent cette incapacité à
l’être (caractéristique héritée du type comique de l’alazon), Girard la reprend égale-
ment pour explorer la question de catharsis, et plus particulièrement la catharsis co-
mique : comme pour la purgation des émotions devant le spectacle tragique, la cathar-
sis comique repose sur l’équilibre délicat entre deux sentiments complémentaires, la
sympathie et la distance. Sympathie, car il faut reconnaître dans les mésaventures de
l’objet du rire quelque chose qui pourrait nous arriver. Distance, car les mésaventures
sont en train d’arriver à l’objet du rire, et pas à nous. Un plongeur provoque le rire s’il
effectue un plongeon complètement raté, et il le provoquera encore plus s’il a eu le mal-
heur, juste avant son action, de vanter ses talents dans le domaine. Mais le seul qui ne
rira pas est celui qui doit accomplir un plongeon à son tour, juste après.
       Nous remarquons que Jean-Paul Sartre, dès 1971, c’est-à-dire à peu près à la
même période où Girard dénonce le « mensonge romantique » (dès 1961), parle égale-
ment de l’illusion romantique mise à nu et ridiculisée par le jeune Gustave Flaubert
dans sa correspondance.

               Leur [les Blasés] rire les venge d’abord des romantiques, ces imposteurs : c’est Werther
               et non pas Goethe qui s’est fait sauter la cervelle ; c’est Chatterton et non Vigny qui s’est
               empoisonné. Les messieurs de Paris voudraient faire croire qu’on meurt d’amour et de
               spleen, c’est faux : les grands sentiments, ils en vivent ou plutôt ils vivent d’en écrire car
               ces mortelles passions n’existent pas (Sartre, 1971 : 1441).

       Mais contrairement à Girard, qui ne le suggérera que bien plus tard, Sartre as-
socie déjà, de manière intuitive, notre relation complexe aux modèles romantiques au
processus même du comique, et la capacité du comique à dénoncer, à travers ces illu-
sions, la disposition de l’homme à se complaire dans une image faussée de lui-même et
du monde. Le philosophe parle du comique en y soulignant le rôle du hasard dans la
représentation comique de la relation de l’homme au monde :

               Le hasard (…) apparaît, dans les constructions comiques, comme le principe négatif par
               excellence : c’est lui qui porte sentence et décrète que l’homme est impossible. Ce n’est
               pas un hasard si tout y arrive par hasard. La personne humaine s’y affirme d’abord
               comme souveraine, avec la conviction d’agir sur le monde et de gouverner sa vie. Le ha-
               sard vient ensuite, dénonçant cette illusion : le monde est allergique à l’homme, le co-
               mique nous rend témoins d’un processus de rejet. (…) [L’homme] sort déshumanisé de
               l’aventure puisque ses fins lui ont été volées et restituées au dernier moment par les
               choses (Sartre, 1971 : 1438-1439).

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          Si la tragédie, le contraire et le complément de la comédie, fait état d’une mort
véritable, le comique fait sentir son inéluctabilité. Mais surtout, à travers cette donnée,
il fait ressortir la vanité de l’homme et le décalage entre l’image que nous nous donnons
de nous-mêmes et de notre être. Ce qui pousse Sartre à faire ce constat sur le fond onto-
logique du comique : « Le rire spontané dénonce que cet individu – qui se prend au
sérieux – n’est qu’un sous-homme. Le rire provoqué (par le comique) prétend nous
révéler que tout homme est un sous-homme qui se prend au sérieux » (Sartre, 1971 :
1440).
          Même si Sartre ne parle pas dans ces quelques pages de Don Quichotte, nous re-
connaissons dans les mésaventures de ce dernier une crise du sujet qui est devenue,
dans notre modernité, et avec des penseurs comme Nietzsche ou Freud, constitutive de
notre rapport au monde : notre volonté d’expliquer un monde que nous ne comprenons
pas, et de maîtriser notre nature humaine sur laquelle nous n’avons qu’une prise par-
tielle.

          Pour conclure, j’ai tenté de relier les analyses proposées par Girard de Don Qui-
chotte avec ses considérations, bien ultérieures, sur le comique, de manière à rendre
compte de la dimension parodique et de la syntaxe de la comédie, et de relever chez les
héros comiques au théâtre et au cinéma des traits qui en font les descendants du proto-
type « quichottien ». Ainsi, j’essaie d’identifier chez les héros comiques modernes, du
théâtre (par exemple le vaudeville français et « mitteleuropéen », la comédie de mœurs
anglaise – Maugham, Wilde, Shaw) et du cinéma (par exemple la comédie américaine
classique) un « syndrome de Don Quichotte », qui les rend victimes d’une appropria-
tion mimétique de modèles illusoires, leur attachement à des expressions convention-
nelles du désir les entraînant dans une série de mésaventures comiques avant un re-
tour, pénible et inévitable, à la lucidité.

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