Colloque António Reis et Margarida Cordeiro, cinéastes excentriques à la Fondation Gubelkian
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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma 77 | 2015 Varia Colloque António Reis et Margarida Cordeiro, cinéastes excentriques à la Fondation Gubelkian Raquel Schefer Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/5078 DOI : 10.4000/1895.5078 ISSN : 1960-6176 Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC) Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2015 Pagination : 166-171 ISBN : 9782370290779 ISSN : 0769-0959 Référence électronique Raquel Schefer, « Colloque António Reis et Margarida Cordeiro, cinéastes excentriques à la Fondation Gubelkian », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 77 | 2015, mis en ligne le 29 janvier 2016, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/5078 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/1895.5078 © AFRHC
Revue_1895_77-15248 - 13.11.15 - page 166 rels et politiques. La Hong Kong Film Directors’ Colloque António Reis et Margarida Cordeiro, Guild propose de son côté The Ultimate Guide to cinéastes excentriques à la Fondation Gubelkian Hong Kong Film Directors, 1979-2013, édité par Mesmo a sombra de uma árvore era, é, esteticamente Freddie Wong Kwok-shiu (2014, en mandarin et geopolı́tica, interveniente e revolucionária. anglais). Un dictionnaire très particulier, divisé en « Même l’ombre d’un arbre était, est, deux gros volumes, qui aborde les carrières de plus esthétiquement géopolitique, de 600 réalisateurs en activité à Hong Kong, intervenante et révolutionnaire. » depuis l’affirmation de la « New Wave » locale en (António Reis, « E o cinema em democracia », 1979 jusqu’à la crise actuelle ; une crise motivée Cinéfilo, no 36, 15 juin 1974) surtout par l’émigration en Chine continentale de Presque quarante ans après la sortie de Trás-os- nombreux talents. Chaque metteur en scène a Montes (1976), le Colloque « António Reis et Mar- droit à une photo-portrait, une filmographie, une garida Cordeiro, cinéastes excentriques » a réuni biographie et, très souvent, un « Director’s State- un ensemble de chercheurs, français, portugais et ment », long ou court, c’est-à-dire un jugement sur italien, avec l’objectif de débattre de l’œuvre des soi-même. Un ouvrage de référence qui fera date. deux réalisateurs portugais, « en proposant des En rendant compte de Bologne 2014 dans ces pages, j’avais évoqué les travaux du cinéaste indien nouvelles pistes d’analyse » sur ces problématiques Shivendra Singh Dungarpur. Sa Film Heritage fondamentales. Organisé par Miguel Armas Foundation, fondée il y a un an, nous offre main- (Paris 3), Guillaume Bourgois (Grenoble 3), tenant From Darkness into Light. Perspectives on Teresa Castro (Paris 3), Mathias Lavin (Paris 8), Film Preservation and Restauration, édité par Maxime Martinot (Paris 8), António Preto (ESAP Rajesh Devraj (2015). L’ouvrage est à moitié / ULP Porto) et la programmatrice Elisabete consacré à des réflexions techniques ou éthiques Fernandes, le colloque s’est tenu le 4 juin 2015 à sur l’état de la restauration cinématographique la Fondation Gulbenkian, à Paris. La veille, une autour du monde, à moitié à des constats sur les projection de Trás-os-Montes au Centre Georges progrès dans ce domaine, faits ou encore à faire, en Pompidou a inauguré la rencontre. Inde. Dungarpur et ses collègues souhaitent sauver Le Colloque visait tout d’abord, à (re)situer histo- d’urgence leur immense patrimoine, en partant riquement et géographiquement l’œuvre des deux d’une liste provisoire de 60 films, de Chandidas cinéastes, ce que l’adjectif « excentrique » de l’inti- (Debaki Kumar Bose, 1932), à Olavum Theera- tulé condense à lui seul. Mis en exergue par Teresa vum (P.N. Menon, 1969). Commenté par d’illus- Castro et Matias Lavin dans le discours d’ouver- tres « parrains », tels Amitabh Bachchan, Aparna ture du colloque, cet adjectif appliqué à la filmo- Sen, Vidhu Vinod Chopra, Shyam Benegal, graphie de Reis et Cordeiro, revêt une dimension Mani Ratman, ce répertoire se veut un outil de historique, géographique et culturelle (celle d’un recherche et en même temps un écrin aux chimè- mouvement qui s’écarte du centre pour explorer res. (L. C.) les marges, tout en les déplaçant, et prospecter la profondeur du temps à partir d’une position Jean-Pierre Bleys, Lorenzo Codelli, Jean A. Gili, excentrique), une dimension esthétique formelle Pierre-Emmanuel Jaques, Myriam Juan, (qui convoque l’« excentrique » dans l’histoire de Lucien Logette l’art et, en particulier, dans celle de l’avant-garde) et une dimension éthico-politique (l’idée d’une thébaı̈de aux passages parallèles, ouverte à son contexte historique). Au long de la journée, les différents intervenants ont inscrit l’œuvre extra-ordinaire de Reis et Cor- deiro dans l’histoire du cinéma portugais, ne négli- 166
Revue_1895_77-15248 - 13.11.15 - page 167 167 CHRONIQUES geant pas ses répercussions et son devenir. Divers se situe intentionnellement en dehors de tout chercheurs, comme Guillaume Bourgois, ont mis canon de genre ; il est doté de la vocation d’un en avant la manière dont un certain cinéma por- déplacement vers les marges, soit-elles sociales tugais contemporain, notamment celui de Pedro (Jaime, 1974, réalisé en solitaire par Reis) ou ter- Costa, se réclame de cette filiation poético-poli- ritoriales (Trás-os-Montes). Cette circulation dans tique et recoupe une même signification d’« excen- les marges, et vers les lieux d’origine, est liée d’ail- trique ». Évaluer la place occupée par Reis et leurs à une autre proposition du colloque, celle de Cordeiro dans le cinéma portugais est un geste (re)positionner disciplinairement une filmographie indissociable de celui de questionner la singularité qui, comme le précisent les organisateurs, mêle de ce cinéma. Comme souligné par Castro et « invention formelle et renouvellement de l’anthro- 1 8 9 5 R E V U E D ’ H I S T O I R E D U C I N É M A Federico Pierotti (Università degli Studi di pologie filmée », cela dans le contexte historique Firenze), les films de Reis et Cordeiro constituent du Portugal prérévolutionnaire, révolutionnaire et l’un des moments fondateurs de ce qu’on appellera postrévolutionnaire. La variété des champs disci- l’« école portugaise ». Néanmoins l’un des propos plinaires présents, avec la participation de cher- de la rencontre était aussi d’interroger cette caté- cheurs venus de l’esthétique et de l’histoire du gorie à partir de l’œuvre des deux cinéastes. Il était cinéma, de l’anthropologie et de l’histoire cultu- également question de problématiser la place de relle, s’est montrée en parfaite cohérence avec cette cette filmographie dans les études cinématographi- approche interdisciplinaire d’une filmographie ques portugaises et dans le processus de construc- elle-même pleinement transversale. tion de ces mêmes études et d’une histoire du La première intervention du colloque, celle de cinéma portugais moderne. Cette problématisation l’anthropologue et cinéaste Catarina Alves Costa, a assumé, essentiellement, un double versant : a répondu à cette volonté de dégager la poétique et d’une part, l’affirmation de l’inadéquation de la la politique du cinéma de Reis et Cordeiro. Com- catégorie de « cinéma national » pour décrire cette ment le regard ethnographique se transforme-t-il filmographie et l’hypothèse de son appartenance à dans cette œuvre filmique en évocation, voire une « constellation poético-ethnographique » transfiguration, poétique du réel ?, s’est interrogée (Lavin) transnationale et transhistorique (Dov- la chercheuse. Pour répondre à cette question, jenko, Epstein, le Pasolini mythique, Paradjanov, Alves Costa a développé une réflexion critique Kiarostami...) ; d’autre part, la manière dont la venue de l’anthropologie, analysant la manière figure de Reis, poète, scénariste, pédagogue, « pay- dont ce cinéma a construit une représentation du n san du cinéma » (Daney-Oudart), et ses langages, pays rural, du paysage et du peuple comme « gar- o compose une œuvre autrement qu’en « simple » dien de la tradition et de l’utopie ». En définissant 77 cinéaste. Voici où réside la difficulté de situer les cette œuvre comme une filmographie « de l’ima- figures de Reis et Cordeiro dans l’histoire du gination d’inspiration ethnographique », la cher- HIVER cinéma portugais : leur œuvre fonde et en même cheuse a reconsidéré sa position dans le cinéma temps excède, à travers sa dimension universelle, portugais, notamment par rapport à cet événement ce cinéma (et le cinéma en général) et sa singula- majeur que fut la Révolution de 1974-1975. Pour 2015 rité. Elle est au centre et aux marges de cette Alves Costa, le cinéma de Reis et Cordeiro histoire. n’amorce pas une rupture, en termes thématiques, Il s’agissait aussi de (re)localiser géographiquement avec le cinéma de tendance ethnographique anté- cette œuvre. Ce cinéma est triplement aux marges : rieur à 1974, ce cinéma du départ à la campagne il a été relégué aux marges de l’histoire du cinéma et de l’indétermination de genre, selon la défini- après la reconnaissance critique des années 1970 et tion de José Manuel Costa (« Questões do Docu- 1980 ; ce cinéma du visible qui s’établit pourtant mentário em Portugal » dans Nuno Figueiredo et dans les marges de la visibilité et fait échec au réel Manuel Guarda, dir., Portugal : Um Retrato Cine-
Revue_1895_77-15248 - 13.11.15 - page 168 matográfico, 2004). Néanmoins, contrairement à cinéma à venir. Pour Bourgois, cette production un cinéaste comme António Campos, Reis et Cor- poétique offre des pistes importantes pour com- deiro cherchent une évasion poétique fondée sur la prendre l’œuvre filmique de Reis, en particulier rencontre entre le « même » et l’« autre ». Les deux le principe de transfiguration du réel et l’instaura- réalisateurs proposent un regard sur un pays essen- tion d’un nouveau type de rapport entre le regar- tiellement rural et sur sa culture populaire à travers deur et le regardant. Dans ses deux recueils la représentation d’un paysage imaginaire, recom- poétiques, Poemas Quotidianos (1957) et Novos posé et hybride, reconstruit cinématographique- Poemas Quotidianos [1959 et 1967 (édition aug- ment dans un passé lointain. Il s’agit donc d’un mentée)], Reis décrit le quotidien portugais des cinéma « impur », tantôt du point de vue de l’an- années 1950, principalement celui des classes tra- thropologie visuelle, tantôt dans la perspective des vailleuses. La poésie de Reis est « allumée » par une codes de genre du documentaire. Tout effet de conception particulière du réalisme, au sein de réalité est déplacé dans ce cinéma de dérive ethno- laquelle la question du regard et de sa mise en graphique et poétique. Cinéma de dérive tempo- place est centrale. L’acte de voir et l’ouverture relle aussi puisque, tout en faisant référence à un d’un champ de vision inattendu, avec sa phéno- passé anhistorique et à une vitalité primitive, cette ménologie propre, épaississent le réel et l’ouvrent œuvre met en évidence un déracinement du temps au fantastique. Dans les espaces hantés du poème, comme rejet de la société présente. Ce geste n’est la parole se fait outil d’exploration d’un quotidien pourtant pas de fermeture mais d’ouverture du mystérieux et étrangement inquiétant. Ce mouve- réel : cette ouverture produit un décentrement, ment correspond à une rencontre double de l’alté- un passage par où le passé se pose dans le moment rité : l’altérité de ceux dont les modes de vie sont présent et s’agence le rapport au futur et à une décrits ; l’altérité du réel lui-même. Cette double culture à venir. Selon Alves Costa, la dimension dimension de l’altérité réapparaı̂tra dans le cinéma politique de ce cinéma découle précisément de ce de Reis et Cordeiro liée à un mouvement d’ouver- modèle de représentation du lieu-ci comme un ture à autrui et à une mise en tension du rapport lieu poétique, mythique et imaginaire. Au cours entre le regardeur et le regardant. L’inversion du de la discussion qui a suivi la communication rapport habituel entre le réel et sa représentation d’Alves Costa, Castro a accentué la manière dont suggère l’hypothèse d’une égalisation (et, même, le temps mythique et le temps présent (un présent d’un retournement) des perspectives. C’est dans en transformation, visible dans Trás-os-Montes la mesure où le quotidien devient surnaturel que notamment à travers la question de l’émigration) le regard est mis en inquiétude et amené à chan- s’imbriquent dans ce cinéma, l’écartant du prin- ger. Le cinéma de Reis et Cordeiro s’affirme donc cipe d’exclusion des processus de transformation comme un instrument de résistance poético-poli- qui caractérise encore dans cette période historique tique contre l’uniformisation des modes perceptifs certains courants de recherche en anthropologie. et cognitifs. L’idée d’innovation et de bouleverse- Dans sa communication, Bourgois a, lui aussi, ment de ce domaine constitue l’un des aspects les interrogé les puissances de transformation du réel plus prolifiques de cette intervention. du cinéma de Reis et Cordeiro. En développant Cette conception ressort également de la commu- une analyse approfondie de l’œuvre littéraire de nication de l’écrivain, poète, cinéaste et critique Reis, le chercheur a établi des parallélismes entre Regina Guimarães, lue par Jacques Lemière sa « poésie littéraire » et sa « poésie filmique ». (Lille 1). Dans ce texte personnel et poétique, Quasi oubliée de l’histoire de la littérature portu- Guimarães décrit son émerveillement devant la gaise du XXe e siècle, la poésie de Reis s’inscrit dans découverte de Jaime lors de sa sortie en salle en le prolongement du néo-réalisme littéraire, annon- 1974. En inscrivant ce film dans une tradition çant les traits narratifs et formels majeurs de son surréaliste remontant à Lautréamont (le titre du 168
Revue_1895_77-15248 - 13.11.15 - page 169 169 CHRONIQUES texte est « Rencontre fortuite entre un parapluie la notion « d’efficacité politique » du cinéma de noir et un tas de maı̈s épluché »), Guimarães Dominique Noguez, Robert-Gonçalves a défini le accentue, elle aussi, la préparation d’« un terrain cinéma politique, toujours à partir de Jaime, d’égalité instable reliant ceux qui regardent et comme un cinéma de « subversion formelle ». Le ceux qui ont été filmés » et le « mouvement de chercheur a appliqué une autre catégorie de reconstruction totale du monde sensible ». Pour Noguez au film de 1974, celle de « cinéma pros- l’auteur, Jaime est un film « orphelin » dans le pectif ». Cette lecture permet, selon Robert- cinéma portugais, avec une « descendance considé- Gonçalves, de disloquer la place attribuée au film rable ». dans l’histoire du cinéma portugais et de penser La communication de Mickaël Robert-Gonçalves aussi en termes de rupture, esthétique et politique, 1 8 9 5 R E V U E D ’ H I S T O I R E D U C I N É M A (Paris 3) a visé, précisément, à inscrire l’œuvre sa position à l’égard du Cinema Novo. Jaime « exceptionnelle » de Reis et Cordeiro dans l’his- s’insère dans une généalogie d’œuvres cinémato- toire du cinéma portugais et, plus exactement, graphiques sur la folie (Ruspoli, Depardon...) ; il dans l’« acheminement esthétique » vers la Révolu- peut être réexaminé à la lumière de ses répercus- tion de 1974-1975. À travers un travail de mise en sions [sur Veredas (1977) de Monteiro, cité perspective de cette filmographie dans l’histoire du comme exemple] ; il se rapproche de deux films cinéma portugais et de cette propre histoire, de la période révolutionnaire, Dez de Junho – Mer- Robert-Gonçalves a insisté, en traitant toujours cado da Primavera, Pintura Colectiva (1975) de avec précaution la notion, sur le tournant « ines- Manuel Costa e Silva et Júlio de Matos, Hospital péré » (César João Monteiro) de Jaime, anticipation de José Carlos Marques. Selon Robert-Gonçalves, esthétique de la Révolution. En proposant une malgré sa singularité, Jaime permet en effet de approche selon laquelle l’art ne serait plus, saisir les lignes de force du cinéma portugais des comme dans une certaine esthétique marxiste, un années 1970. reflet de la structure, mais un marqueur de grandes Pierotti a proposé, lui aussi, une lecture de Jaime. transformations à venir, Robert-Gonçalves a Nous invitant à tracer un parallèle entre la biogra- abordé l’« œuvre de recherche » de Reis et Cordeiro phie individuelle de Jaime Fernandes, protagoniste selon trois prismes historiques : l’histoire politique, du film de Reis, et l’histoire du peuple portugais l’histoire du cinéma et l’histoire personnelle du pendant les quarante-huit ans de dictature, Pierotti couple, posant notamment la question de l’intime. a analysé comment le geste artistique du person- Anticipant le tournant historique et politique nage, « profond et ancestral », devient le symbole n d’avril 1974, Jaime se sépare du cadre du Cinema d’une action de résistance contre la dictature et o Novo. L’intervention de Robert-Gonçalves s’est tout pouvoir disciplinaire. Dans cette approche 77 montrée d’ailleurs animée par la volonté théorique iconographique et iconologique du film, la ques- de remettre en cause une histoire d’écoles et de tion du regard assume à nouveau une position HIVER mouvements qui, comme l’a noté le chercheur, centrale. Le chercheur a examiné l’opposition « peut anéantir la vigueur et l’hétérogénéité des entre deux régimes scopiques différents : le regard formes proposées ». En ce sens, si l’œuvre de Reis paranoı̈aque du dispositif de surveillance de l’ar- 2015 et Cordeiro coı̈ncide avec les grandes bornes qui chitecture panoptique de l’hôpital psychiatrique délimitent le Cinema Novo, elle est marginale dans Miguel Bombarda ; le regard dialectique construit l’histoire de ce mouvement. Son exceptionnalité par l’écriture cinématographique. L’opposition esthétique semble résister à toute classification. À entre ces deux régimes scopiques structure le travers le recours à une abondante documentation, film, acquérant une expression formelle, notam- le chercheur a retracé le contexte de réception de ment à travers le dispositif de mise en abyme Jaime, qui atteste de cette exceptionnalité, d’une entre le dedans et le dehors, qui transforme l’es- « puissance esthétique et politique ». S’inspirant de pace fermé de l’hôpital dans un symbole de la
Revue_1895_77-15248 - 13.11.15 - page 170 clôture et de l’anachronisme de l’Estado Novo, ainsi mençant par Rosa de Areia (1989), leur dernier que de la dimension paranoı̈aque du pouvoir. Pie- film, et remontant jusqu’à Trás-os-Montes. Repre- rotti a illustré le deuxième régime scopique en nant certaines questions introduites par Pierotti, le retraçant ses liens possibles avec la culture cinéma- chercheur a traité dialectiquement l’œuvre du cou- tographique des années 1970 par rapport au ple pour essayer de comprendre la question du contexte portugais et international. Film de son temps et sa dimension politique sous un prisme temps, Jaime reflète la dimension théorique (et « géologique ». Le cinéma de Reis et Cordeiro est cinématographique) du sujet de folie dans cette géologique parce qu’il tente, à travers ses coupes période historique (Cf. les ouvrages de Foucault stratigraphiques, de donner une « vision d’en- entre 1961 et 1975). Selon le chercheur florentin, semble » des temporalités qui sont simultanément la conception dialectique de l’écriture cinémato- présentes dans un même lieu, comme dans le lieu graphique s’enracine dans les références de la théo- du rêve, espace de la rencontre par excellence. Ces rie du cinéma propres aux intellectuels portugais récits de tous et d’un seul temps présentent, selon de cette période, dévoilant l’influence d’Eisenstein, Preto, une forme dialectique « généralisée » : oppo- des écrits de Lotte Eisner sur l’Expressionnisme sition entre le regardeur et le regardant, la réalité et allemand et surtout celle de Noël Burch. Pierotti l’imagination, le politique et l’intime, etc. Au-delà s’est intéressé, en particulier, aux répercussions de d’un cinéma géologique, ces récits constituent un Praxis du cinéma (1969), traduit en portugais en cinéma de la « liquidité », un cinéma de processus 1973, dans l’adoption de certaines formes filmi- et non d’états fixes. En ce sens, dans Trás-os- ques qui deviendraient des traits « identitaires » du Montes, le Nord-Est est représenté comme une cinéma portugais. À travers une analyse de la struc- « crèche enchantée ». Ce territoire est figuré au ture et des formes dialectiques de Jaime, ces présent, comme une réalité en transformation dernières identifiées comme le raccord d’espaces- (conception alternative à celle d’Alves Costa), temps et le rapport entre le son et l’image, Pierotti sous un angle historique qui remonte aux origines. a offert, en guise de conclusion, trois définitions La ruralité est rendue cosmopolite à travers la pré- possibles du film. Selon lui, Jaime est un film sence du cinéma. Les traversées de l’histoire (l’his- « schizophrénique » dans la mesure où son esthé- toire de Branca Flor, par exemple), les voyages tique de l’ordre social passe par la remise en ques- dans le temps (l’histoire des deux amis explora- tion des paramètres du langage cinématographique teurs), suggèrent une historicité de la nature (la (non-linéarité, formes temporelles complexes, nature comme ruine) et la perspective d’un deve- etc.), en culminant dans la formation d’un nou- nir organisateur auquel l’homme participerait à veau mode de regard. Jaime est aussi un film poli- travers l’écriture du paysage. Trás-os-Montes est tique, pensé selon un « horizon contemporain et ainsi un film du « choc entre échelles », entre le cosmopolite » et un tissu complexe de références cosmique et l’humain (la question du mystère), le théoriques. Ce regard sur la folie est, enfin, « limi- temps de la poésie et le temps de la prose, le mythe naire », l’un des moments fondateurs de la tradi- et le réel. Cet aspect résume l’une des opérations tion moderne du cinéma portugais. Pendant la les plus fondamentales de ce film qui, tout en discussion qui a suivi la présentation de Pierotti, participant du mouvement de (ré)invention de Castro a exposé la féconde proposition de penser l’anthropologie visuelle au Portugal, contrarie dia- Jaime non plus du côté de la folie mais à partir des lectiquement (destruction-construction) le pro- études d’Eisenstein sur la pensée pré-logique et la gramme de cette discipline d’énoncer une réalité mentalité primitive. avant qu’elle ne disparaisse. Pour Preto, le cinéma Dans son intervention, Preto a posé un regard de Reis et Cordeiro s’éloigne de l’anthropologie transversal sur la filmographie de Reis et Cordeiro, visuelle parce qu’il ne se limite pas à documenter inversant sa séquence chronologique, à savoir com- la réalité au sens prosaı̈que, non plus que dans un 170
Revue_1895_77-15248 - 13.11.15 - page 171 171 CHRONIQUES but de préservation. Bien au contraire, il croise le cette réévaluation critique est accompagnée d’une regard sur la réalité présente avec une représenta- ouverture temporelle autorisant, par une pensée tion ancestrale mythique de cette réalité (à travers dialectique, d’inscrire le cinéma de Reis et Cor- notamment les archétypes). Par le mouvement deiro dans une généalogie filmique tout en consi- d’une « écologie dialectique [et politique] de dérant son caractère de transgression et de rupture. contraires », ce regard, contemplatif, est institué Ce mouvement offre aussi la possibilité d’insérer le comme action et donc comme champ possible de cinéma portugais contemporain dans une histoire production d’effets de transformation. plus complexe, démarche d’autant plus importante Dans la dernière intervention, Lemière s’est pro- que la place qui lui est accordée aujourd’hui par la posé de repenser l’œuvre sur la base d’une appro- critique présente le risque de retour du canon 1 8 9 5 R E V U E D ’ H I S T O I R E D U C I N É M A che historico-esthétique. Cette tentative de d’une « école portugaise ». systématisation s’est organisée autour de trois axes thématiques principaux : le moment histo- Raquel Schefer rique de surgissement du cinéma de Reis et Cor- deiro ; le contexte de réception de Trás-os-Montes ; l’inscription de cette « poésie du paysage » dans Colloque international « ‘‘Splendid Innova- l’histoire du cinéma portugais, notamment par tions’’ : The development, reception and preser- rapport à l’œuvre d’Oliveira. À travers la notion vation of screen translation » (British Academy, de « plaque sensible », rapprochée de l’adjectif Londres, 21-22 mai 2015) « excentrique », Lemière a examiné ce cinéma La traduction audiovisuelle n’a pas attiré de façon comme « une surface dont s’imprime la puissance constante l’attention des historiens du cinéma. Ce d’une voie propre, un dépôt d’attentes et de sont plutôt les traductologues qui se sont intéressés conflits ». Cette singularité « fragile » a exposé les à ce champ – et encore, surtout depuis les années deux cinéastes aux contraintes qui ont frappé les 1990. Souvenir de certaines positions cinéphili- meilleurs films portugais de 1964 à 1994. Ces ques extrêmes, comme celle d’un Langlois, affir- contraintes ont néanmoins ouvert un champ de mant qu’« en passant des films sans sous-titres, [il possibilités formelles : l’innovation formelle naı̂t a] obligé les gens à regarder », ou d’un Rivette de cette tension même. Le chercheur a également écrivant que « c’est [le langage de la mise en abordé la dialectique entre la puissance événemen- scène], et non le japonais, qu’il faut apprendre tielle, celle de la Révolution de 1974-1975, et la pour comprendre ‘‘le Mizoguchi’’ » ? Critiques et n préparation intellectuelle et existentielle de Reis, ce historiens du cinéma font souvent abstraction de la o « néophyte de la culture populaire ». À partir de ses manière dont les films sont traduits hors de leur 77 conversations avec Pedro Costa, Lemière a traité, sphère linguistique d’origine, quand bien même ce enfin, des effets de transmission et d’héritage de passage influe sur le sens qu’un spectateur donne à HIVER l’œuvre, en plaçant les deux cinéastes à côté d’Oli- une œuvre et sur le souvenir qu’il en garde (que veira en tant que « forces originaires » du cinéma l’on songe par exemple au carton fameux de Nos- portugais contemporain. feratu, prisé par les surréalistes et pourtant très 2015 À travers ces sept riches interventions, de nouvelles éloigné de l’allemand). Cela étant, 1895 revue perspectives sur l’œuvre de Reis et Cordeiro ont d’histoire du cinéma a rendu compte de deux paru- été proposées. Ces approches ne permettent pas tions récentes portant sur la traduction audiovi- seulement d’arracher cette filmographie aux pages suelle : le no 23-24 de la revue Décadrages (dans de l’oubli mais aussi de repenser ensemble l’his- le no 70, été 2013) et le Doublage et le sous-titrage. toire du cinéma portugais et ses catégorisations au- Histoire et esthétique (no 75, printemps 2015), dû à delà de tout essentialisme identitaire et à travers Jean-François Cornu, traducteur, chercheur indé- une ouverture au monde. Dans le même temps, pendant et corédacteur de la revue en ligne l’Écran
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