Comment lutter contre la désinformation scientifique ? - CNRS

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Comment lutter contre la désinformation scientifique ? - CNRS
Science et société
Culture scientifique

Comment lutter contre
la désinformation scientifique ?
Journée Sciences et Médias 2018

Le 11 janvier 2018 s’est tenue à la Bibliothèque nationale
de France (quai François Mauriac, Paris, 13e) la quatrième journée
Sciences et Médias. Le but de ces journées est de participer
à la réflexion sur la façon dont les médias se saisissent des questions
scientifiques. L’édition 2018 était organisée par l’Association
des Journalistes Scientifiques de la Presse d’Information (AJSPI),
la Bibliothèque nationale de France (BnF), la Société Chimique
de France (SCF), la Société Française de Physique (SFP), la Société
Française de Statistique (SFdS), la Société Informatique de France
(SIF), la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles

                                                                                                                                           © Robert Farhi.
(SMAI) et la Société Mathématique de France (SMF).

                                                                                           De gauche à droite : Daniel Fiévet (animateur de
                                                                                           la journée), Gary Dagorn et Jean-Marc Bonmatin.

                                            La précédente édition de Sciences et              300 personnes présentes simultanément
                                          Médias, en 2016, s’était interrogée sur les         dans l’auditorium.
                                          moyens à mettre en place pour parler de               Les sciences ont, depuis très longtemps,
                                          science aux jeunes. Dans une logique de             fait l’objet de désinformations ou, pour le
                                          continuité, l’édition 2018 s’est orientée           moins, de doutes de la part de l’opinion
                                          sur la question de l’information scientifique       publique. Un récent sondage de l’Ifop [1],
L’information objective et scientifique   dans les médias et son utilisation. En effet,       commenté en ouverture de la journée par
pour lutter contre la désinformation      ces dernières années, l’essor des nouvelles         Daniel Hennequin, président de la com-
                                          technologies d’information et de commu-             mission Culture scientifique de la SFP,
est déficiente en France. Il n’existe     nication a fortement modifié notre façon            montre que 9% d’un échantillon représen-
pas, non plus, de coordination ni         de nous informer et de nous approprier              tatif de la population française est prête à
de préparation du monde scientifique      l’information. Elle est devenue instantanée         adhérer à la thèse selon laquelle la Terre
                                          et prend des formes très diverses. Au sein          serait plate et non pas ronde.
face à une éventuelle campagne            de cette variété, de nombreux travers
massive de désinformation.                laissent place à la surinterprétation, voire à        Mais c’est le réchauffement climatique
                                          la diffusion de « fausses vérités ».                qui a fait l’objet, ces dernières années, de
                                            À l’heure où l’exécutif français se propose       la campagne de désinformation la plus
                                          de légiférer sur ces « fausses informations »       intense et la plus médiatisée. Comme l’a
                                          (“fake news”) et où celles-ci sont sans cesse       souligné, dans sa conférence introductive,
                                          dénoncées par la présidence américaine, le          Valérie Masson-Delmotte, coprésidente
                                          sujet abordé lors de cette quatrième journée        du premier groupe de travail (« éléments
                                          Sciences et Médias ne pouvait être plus             scientifiques ») du Groupe d’experts inter-
                                          actuel. La journée fut d’ailleurs un succès,        gouvernemental sur l’évolution du climat
                                          le pic de fréquentation s’étant situé à             (GIEC), dès les années 2009-2010, les

                                                                                                                 Reflets de la Physique n° 58                33
Comment lutter contre la désinformation scientifique ? - CNRS
opposants à la thèse du réchauffement              Enfin, un effort doit être conduit dans le       Les trois intervenants de la table ronde
     climatique n’ont eu de cesse de manipuler        secteur de l’éducation : les élèves du           ont évoqué les réticences de certains scien-
     le doute quant à la réalité de l’origine         primaire et du collège ne sont pas assez         tifiques à répondre à leurs sollicitations.
     anthropique du réchauffement. Le doute           sensibilisés à ce qu’est la démarche scienti-    Ces derniers ont très souvent peur de voir
     est inhérent à la démarche scientifique, et      fique, et leurs enseignants, notamment           leurs propos déformés, et pensent, à tort,
     il est alors très facile de l’utiliser comme     ceux du primaire, doivent être rassurés et       qu’une intervention dans les médias ne
     argument premier de la négation des faits.       armés pour répondre aux questionnements          leur rapporterait rien. Enfin, les femmes
       Le changement climatique demande une           scientifiques des élèves et aux tentatives de    semblent plus réservées pour répondre aux
     vision d’ensemble et un certain recul.           désinformation.                                  sollicitations des médias. Elles demandent
     Contrairement à une idée fortement                                                                souvent à réfléchir, ce qui de fait les exclut
     ancrée dans l’esprit du public, il est             La table ronde qui suivait, animée par         compte tenu de l’immédiateté de certains
     disjoint des prévisions météorologiques.         Daniel Fiévet (France Inter, La Tête au          moyens de diffusion.
     Malheureusement, le fil des médias ne            Carré), maître de cérémonie de la journée,         La conclusion de cette table ronde aura été
     donne qu’une vision parcellaire de certains      avait pour thème « Comment choisit-on            unanime : il n’y a pas assez de journalistes
     éléments, met en lumière des faits extraits      les experts scientifiques pour les               scientifiques !
     de leur contexte, comme le serait un détail      médias ? » et rassemblait trois respon-
     d’une toile impressionniste. Il est facile       sables de médias : Audrey Mikaëlian,               Quel est le rôle des scientifiques
     aux « marchands de doute » de profiter de la     Julien Guillaume et Mickaëlle Bensoussan.        dans la désinformation ? Ce sujet faisait
     complexité de la problématique pour déni-          Audrey Mikaëlian, journaliste de télé-         l’objet de deux conférences.
     grer les outils et modèles climatologiques, et   vision, insiste sur la nécessaire compétence       Nicolas Chevassus-au-Louis, journaliste
     par voie de conséquence la responsabilité        des experts, mais aussi et surtout sur leurs     à Mediapart, a démonté les mécanismes de la
     humaine du réchauffement climatique.             capacités à s’exprimer clairement et à se        désinformation, qui s’appuient sur le néga-
       En outre, la participation au débat, non       mettre à la portée du public. Avant d’abor-      tionnisme (au sens large de négation des
     seulement de scientifiques, mais aussi de        der, par exemple, comment la sélection           faits), la théorie du complot et l’ignorance.
     politiques, d’entreprises, d’ONG, tous           des reproducteurs bovins, puis le génie            La première étape consiste à instiller le
     animés de convictions intimes différentes,       génétique, ont permis à l’homme de               doute : « Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ? »,
     ne permet pas au public de se faire une          « fabriquer » des vaches parfaitement            et à chercher « à qui profite le crime » (Cui
     idée précise et objective de la situation.       adaptées à la production et la consommation      prodest). Les points clefs de la théorie du
       L’information très rapidement diffusée,        intensives, il est nécessaire que le public      complot des attentats du 11 septembre
     et de façon plus accessible à chacun, par        sache qu’une vache se trait deux fois par        peuvent être rapprochés des thèses
     l’intermédiaire des blogs et réseaux             jour !                                           négationnistes produites par Robert
     sociaux, supplante les articles scientifiques      Le service de presse du CNRS, dont             Faurisson [2], ou, dans une bien moindre
     et donne l’illusion au public, notamment         Julien Guillaume est responsable, a              mesure, de l’ouvrage publié par Claude
     jeune, de comprendre la totalité des faits.      constitué une base d’experts dans tous les       Allègre en 2010 (L’imposture climatique).
     C’est ainsi que la différence entre les          domaines, et en particulier les sciences           La seconde étape est de proposer des
     publications scientifiques et les opinions       humaines et sociales (SHS), qui font l’objet     versions alternatives, puis, troisième étape,
     émises par des pseudo-experts n’est plus         du plus grand nombre de demandes ; cette         de les faire défendre par des scientifiques
     perçue.                                          base d’experts permet ainsi de répondre          de renom ou des témoins « dignes de foi »,
       Le doute sur la qualité des articles scien-    aux sollicitations, quelquefois très urgentes,   tels qu’un ancien rescapé des camps d’ex-
     tifiques est renforcé par la présence crois-     des médias, en fournissant plusieurs noms        termination (argument d’autorité). Y par-
     sante de journaux prédateurs, et la com-         sur un thème donné.                              ticipent également des revues d’apparence
     munication est souvent biaisée, y compris          Mickaëlle Bensoussan, rédactrice en chef       scientifique, mais qui ne résistent pas à
     par les grandes publications scientifiques à     de Ça m’intéresse, interroge très souvent,       l’analyse de véritables experts du domaine.
     la recherche de scoops.                          surtout dans des domaines polémiques             On peut citer des exemples, comme le
       Face à cette situation, la réponse de la       (tels que la santé), plusieurs experts suscep-   Journal of Historical Review, qui véhicule des
     communauté scientifique française doit être      tibles de donner des éclairages différents       thèses négationnistes, ou le Journal of 9/11
     plus adaptée et structurée. Contrairement        d’une même problématique. Prendre parti          studies, mais aussi des revues prédatrices.
     à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons,    reviendrait en effet à occulter un ou plu-       C’est ainsi qu’on peut trouver, dans The
     l’information objective et scientifique          sieurs aspects d’une question.                   Open Chemical Physics Journal, un article
     pour lutter contre la désinformation est           L’apparition récurrente des mêmes cher-        démontrant la présence de traces d’explosifs
     déficiente en France. Il faut informer le        cheurs dans les médias relève de mécanismes      dans les restes des tours jumelles du World
     grand public par une vulgarisation bien          très simples : ce sont ceux qui sont les plus    Trade Center.
     faite, par une éducation sur ce que sont la      disponibles et les plus intéressés à commu-        Il est donc malheureusement toujours
     démarche scientifique et le rôle des véri-       niquer qui réagissent le plus vite et            possible de trouver des scientifiques ou des
     tables experts, et par un accès facilité aux     répondent au téléphone ! Les journalistes        revues spécialisées vecteurs de la négation
     données scientifiques. Il n’existe pas, non      s’échangent les bases de données, et font        et de la désinformation.
     plus, de coordination ni de préparation du       souvent appel aux chercheurs avec qui le           Dans un monde où les journalistes
     monde scientifique face à une éventuelle         partage a été le plus fructueux dans des         perdent peu à peu le contrôle de la diffusion
     campagne massive de désinformation.              expériences précédentes.                         des informations et où elles sont toutes

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Science et société
© Robert Farhi

                 Conférence de Francesca Musiani.

                 mises sur un pied d’égalité par le biais des     mal placée des intervenants dans le débat,       c’est intéressant, raconter une histoire,
                 réseaux sociaux et d’Internet (Google,           la construction de blogs véhiculant de           simplifier le vocabulaire, ne pas utiliser de
                 Facebook...), il devient de plus en plus         fausses informations sans contrôle de            mots à double sens (comme le mot
                 nécessaire de redonner la parole aux             l’hébergeur. Il est très facile d’instiller le   « modèle » qui possède pour le grand
                 scientifiques et de fournir au public une        doute dans l’esprit du lecteur, mais ô           public un sens très différent de celui que
                 information digne de foi, vérifiée et            combien plus difficile de lutter contre la       lui donne le scientifique), ne jamais entrer
                 contrôlée par une expertise rigoureuse.          désinformation. Les moyens à mobiliser           dans les détails, partir de très bas pour
                   C’est ce que fait Emmanuel Vincent             sont considérables.                              conduire le lecteur ou l’auditeur le plus
                 (Université de Californie), avec son initia-                                                      haut possible. Les surfaces doivent se
                 tive Climate Feedback [3]. Elle repose sur         L’intervention de scientifiques compétents     compter en terrains de football, les
                 un réseau international de scientifiques qui     et pédagogues dans les médias est primor-        volumes en piscines ou en dés à coudre !
                 trient les faits et les séparent de la fiction   diale pour lutter contre la désinformation.        Savoir quel message faire passer et com-
                 dans le domaine du changement climatique,        Encore faut-il que ces scientifiques y           ment le faire s’apprend. Une intervention
                 afin de permettre au lecteur de savoir quelle    soient préparés. Ce sujet faisait l’objet        dans les médias est une discussion entre un
                 information est crédible. Ces spécialistes       d’une seconde table ronde, « Comment             journaliste et un chercheur, et l’entretien
                 sont mis à contribution, sur la base du          préparer les scientifiques aux médias ? »,       est avant tout un partage, basé sur une
                 volontariat, pour juger, commenter, et           à laquelle participaient Cécile Michaut,         générosité commune en direction du
                 noter, dans l’ensemble des médias, les           journaliste scientifique et formatrice en        public. Le journaliste doit, de son côté,
                 publications dans le domaine de la clima-        media training, Audrey Mikaëlian, et             rester ouvert, savoir quitter le chemin
                 tologie et du changement climatique.             Roberto Vargiolu, ingénieur de recherche         qu’il s’était tracé lorsque nécessaire, et ne
                   Les principaux biais relevés sont le cherry-   au CNRS et vulgarisateur scientifique.           pas trop préparer son entretien. Il n’est en
                 picking, qui consiste à extraire un petit fait     Il n’est pas donné à tous les scientifiques,   aucun cas le porte-parole du scientifique.
                 ou une donnée secondaire pour la mettre          fussent-ils compétents, d’expliquer ce             Lorsque le chercheur ne s’estime pas
                 en avant, les conflits d’intérêt (notamment      qu’est le boson de Higgs en 20 secondes...       compétent ni suffisamment sûr de lui, il
                 dans les domaines médicaux et pharma-            Dans toute intervention, comme dit plus          doit savoir décliner la proposition d’entre-
                 ceutiques), les raisons religieuses, écono-      haut, il faut considérer qu’on s’adresse à       tien. À l’inverse, lorsqu’il l’accepte, il sait
                 miques ou politiques qui conduisent à            un public dont on ne connaît pas le              qu’il n’aura aucun contrôle de ce qui sera
                 produire de la désinformation, la notoriété      niveau. Il faut donc expliquer pourquoi          écrit ou diffusé. Il n’aura jamais que le

                                                                                                                                      Reflets de la Physique n° 58   35
contrôle de ce qu’il aura dit. Il n’existe en    et le travail en réseau sont les conditions      tion scientifique. Cette citation, attribuée
     effet aucun droit de relecture, et il appar-     premières d’une bonne qualité de l’infor-        à Picasso, ne se trouve que dans les
     tient au seul journaliste de ne pas trahir les   mation. Le choix des experts, sur la base        Conversations avec Christian Zervos, publiées
     mots ou le message prononcés par le              de leur domaine de recherche, est aussi          en 1935 dans la revue Cahiers d’Art.
     scientifique.                                    une garantie.                                    Picasso faisait exclusivement référence à
                                                                                                       son approche de la peinture, selon laquelle
       L’après-midi débutait sur une troisième          Deux conférences portaient sur les algo-       l’artiste ne doit jamais connaître d’avance
     table ronde, intitulée « Médias numé-            rithmes : « Comment les algorithmes              le résultat d’une œuvre commencée. Cette
     riques : comment sont créées et vérifiées        font-ils remonter des informations               citation a cependant été abondamment
     les informations ? ». Elle rassemblait           et permettent-ils de traquer la désin-           utilisée dans d’autres contextes.
     Pierre Kerner (Café des Sciences),               formation ? »                                      Pire encore, la phrase, attribuée à Voltaire,
     Florence Porcel, créatrice d’une chaîne            La neutralité du Net a fait récemment          « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous
     YouTube (La Folle Histoire de l’Univers), et     l’objet de nombreux débats, principalement       dites, mais je me battrai jusqu’à la mort
     Didier Pourquery, directeur de rédaction         aux États-Unis. Cependant, l’objectivité         pour que vous ayez le droit de le dire », a
     de The Conversation France. Ces médias, de       de l’information obtenue sur Internet par        été écrite par Evelyn Beatrice Hall, dans
     natures différentes, sont cependant tous         le grand public fait déjà partie du passé.       un ouvrage publié en 1906, pour résumer
     confrontés au problème du contrôle de            Alors qu’une recherche réalisée à l’aide         sa pensée, mais n’a jamais été écrite par le
     l’information.                                   d’un moteur, tel que Google, par exemple,        philosophe. Et pourtant, cette phrase
       Un blog, tel que celui du Café des Sciences,   faisait apparaître autrefois un classement de    apocryphe est le plus souvent attribuée à
     permet toujours la publication d’un correc-      l’information en fonction de la popularité       Voltaire lui-même.
     tif lorsqu’une erreur est découverte. La         de la référence, il n’en est plus de même          Ces deux exemples montrent combien
     participation active de scientifiques travail-   aujourd’hui. Les algorithmes utilisés par les    l’information peut être biaisée ou même
     lant en réseau permet un travail rigoureux       moteurs de recherche retournent une              créée de toutes pièces. C’est certes sur
     de vérification de l’information.                information ciblée de façon individuelle,        Internet et la toile qu’il est possible de
       Tel n’est pas le cas des vidéos publiées       en fonction de l’historique des requêtes de      trouver le plus souvent de fausses informa-
     sur YouTube, dont le contenu n’est évi-          l’internaute et de son profil. Cette nouvelle    tions, mais les médias classiques n’échappent
     demment pas vérifié par l’hébergeur. Le          personnalisation, basée sur des considéra-       pas à la règle, comme le montrent les deux
     contrôle de l’information n’appartient           tions essentiellement publicitaires et com-      citations précédentes.
     alors qu’à l’auteur de la vidéo. Florence        merciales, conduit, nous dit Francesca             Au-delà de la coupable désinformation,
     Porcel s’appuie sur une collaboration avec       Musiani (Institut des sciences de la com-        la manipulation des faits est un véritable
     des scientifiques, qui lui permet de vérifier    munication, CNRS), à une propagande              péché, bien plus grave. L’exemple cité par
     l’information qu’elle diffuse, et mentionne      individualisée qui n’est ni plus ni moins        Gilles Dowek illustre parfaitement cette
     toujours, au bas de ses vidéos, les sources      qu’un biais de l’information : on assiste        technique : les défenseurs de la chasteté
     utilisées.                                       ainsi à un enfermement idéologique de            nient l’efficacité du préservatif masculin,
       The Conversation France rédige, en langue      l’internaute, qui ne trouve, comme réponses      puisque c’est dans les pays d’Afrique, où
     française, une lettre électronique quoti-        à ses requêtes, que des informations qui         les États-Unis envoient le plus de préser-
     dienne et des articles destinés à la presse      confortent ses convictions. Les rumeurs          vatifs, que l’épidémie de SIDA fait le plus
     écrite, dans tous les domaines, y compris        sont ainsi propagées, puis industrialisées,      de ravages !!
     scientifiques. Les auteurs des articles sont     car générant des revenus.                          Il n’existe malheureusement pas d’algo-
     des chercheurs et des universitaires. La           Dans ce contexte, on ne sait plus diffé-       rithme permettant de vérifier la véracité
     vérification de l’information est d’autant       rencier le vrai du faux, ni qui est à l’ori-     des faits ou des informations. On pourrait
     plus cruciale que le rythme de parution est      gine d’une fake news. Cette privatisation de     en imaginer un permettant de détecter
     soutenu, mais le travail en réseau permet        la gouvernance est une véritable menace à        une logique défaillante, comme dans le cas
     de répondre à cette nécessité.                   la liberté d’expression, mais est aussi source   précédent, mais il n’existe pas encore.
       On peut déplorer la publication d’articles,    de désinformation.                                 La seule façon, aujourd’hui, de détecter
     de revues, de vidéos, de blogs aux titres          Comment lutter contre cette tendance ?         une fausse information est d’analyser les
     racoleurs, dont le sérieux peut être mis en      La réponse n’est pas simple. Il faudrait         arguments avancés. On trouve encore
     doute et ne peut être évalué qu’en allant        modifier les algorithmes de recommanda-          malheureusement trop souvent des argu-
     vérifier le contenu scientifique et les          tion, créer des entraves aux revenus             ments du type « Tout le monde dit » ou,
     sources. On pourrait, certes, envisager la       publicitaires, censurer les profils, faire       pire, « Il y a un expert qui dit ». Il faut bien
     création de « labels de qualité » de l’infor-    œuvre de pédagogie auprès du grand               insister sur le fait que la vérité scientifique
     mation, mais qui risqueraient de se révéler      public. Cette démarche ne peut être que          n’est pas une opinion.
     à double tranchant. Quel que soit le média,      concertée et impulsée par les différentes
     il va de soi que tous ses contributeurs          parties prenantes elles-mêmes.                     Les deux dernières conférences de la
     doivent être attentifs à la véracité de            « Si l’on sait exactement ce qu’on va          journée abordaient « la question de l’atti-
     l’information diffusée. Mais dans le cas des     faire, à quoi bon le faire ? » C’est par cette   tude à adopter face à une information
     médias numériques, dont l’interactivité est      citation que Gilles Dowek, chercheur à           erronée ».
     la caractéristique première, la confiance        l’Inria, sème le doute sur la véracité de          Jean-Marc Bonmatin, du centre de
     réciproque, la transparence, la discussion       l’information, au-delà de la seule informa-      biophysique moléculaire du CNRS, se

36   Reflets de la Physique n° 58
Science et société

trouve au cœur du débat sur les néonico-          part dans les analyses fournies par Les           et plusieurs médias français [4] existe depuis
tinoïdes. Ces substances couvrent à elles         décodeurs est passée à 4%, en augmentation        février 2017.
seules 40% des besoins français en pesti-         significative au cours de ces dernières             Il est tout aussi important d’éduquer le
cides. Elles agissent sur le système nerveux      années.                                           public à faire la différence entre le vrai et
central des insectes, provoquant la paralysie       Le partage des informations via les             le faux, à faire le tri des informations gla-
et la mort. Le débat oppose les apiculteurs       réseaux sociaux constitue une véritable           nées sur le Net et les réseaux sociaux, bref,
d’une part, et les agriculteurs et industriels    caisse de résonance à la désinformation :         à différencier l’information du savoir.
de l’agrochimie d’autre part, sur la respon-      plus les informations sont grosses et peu         Encore faut-il pour cela que le référence-
sabilité de ces substances dans la mortalité      crédibles, et plus elles sont cependant           ment des sites et des informations ne soit
observée des abeilles. Outre les questions        partagées. Il convient donc de remonter à         pas soumis à des biais, d’origine publicitaire
déontologiques et relatives à la biodiversité,    la source. Le Monde travaille par exemple         ou autre.
les montants évoqués par les parties pre-         avec Facebook pour pouvoir mieux appré-             Enfin, le rôle des chercheurs et univer-
nantes sont considérables. Le marché              hender sa démarche et lutter contre l’ap-         sitaires dans cette lutte est triple. Tout
mondial des néonicotinoïdes est évalué à          parition des fausses informations.                d’abord, analyser les sources et leur qua-
2,5 milliards d’euros par an. Mais dans             Enfin, un gros travail de pédagogie est         lité, la véracité de l’information, et détecter
le même temps, la pollinisation génère            nécessaire à destination du public. Le moteur     d’éventuels conflits d’intérêts. Ensuite,
153 milliards d’euros.                            de recherche « Décodex » du quotidien             contribuer à l’information, en s’impliquant
  Dans ce contexte, les contrevérités sont        Le Monde, qui permet de vérifier si la            auprès des médias, à la condition d’être à
légion. Un journal canadien, Le Devoir,           source de l’information (page Web ou site         la fois compétent dans le domaine et de
titrait par exemple, en septembre 2017 :          Internet) est plutôt fiable ou non, est, de       tenir un langage clair et accessible au
« L’utilisation des néonicotinoïdes ne tue        ce point de vue, un outil efficace mis à la       grand public. Enfin, construire des
pas les abeilles ». Une lecture rigoureuse        disposition des lecteurs.                         réseaux, à l’instar de ce qui existe dans les
montre cependant que cet article relève             Mais Gary Dagorn se pose tout de même           pays anglo-saxons, afin de coordonner leurs
plus d’une opinion que d’une analyse              la question de savoir si, dans un tel             réponses et faire face à une éventuelle
rigoureuse. De la même façon, une                 contexte, « décoder » des contrevérités ne        campagne de désinformation massive.
rumeur s’est répandue selon laquelle un           produit pas l’effet inverse, à savoir celui de      La tâche est donc difficile, mais pas
rapport de l’Union européenne évaluait à          les amplifier...                                  impossible. Comme le dit Patricia Pineau
4,7 milliards d’euros les pertes liées à un                                                         dans ses mots de conclusion de la journée,
éventuel abandon des néonicotinoïdes.               Patricia Pineau, rédactrice en chef de          il convient de rester optimiste ! ❚
Or, ce rapport n’a jamais existé ! Enfin,         L’Actualité Chimique, appelée à faire une                                      Robert Farhi
Jean-Marc Bonmatin a dû corriger, en              synthèse de la journée, a conclu en remar-        Commission Culture scientifique de la SFP
argumentant à de nombreuses reprises,             quant que l’assistance était plutôt jeune, et
l’article sur les néonicotinoïdes dans            que la nouvelle génération n’hésitait pas à
Wikipédia qui, rappelle-t-il, constitue la        s’impliquer dans la diffusion de la vérité
source première d’information scientifique        scientifique et dans la lutte contre la
de 90% des jeunes.                                désinformation.                                   Site des journées Sciences et Médias
  Comment le chercheur doit-il se posi-
tionner sur un sujet aussi brûlant et lourd                                                         http://sciencesetmedia.org/index.php
de conséquences ?
                                                  En conclusion
                                                                                                    Vidéos en ligne des interventions
  En premier lieu, il doit analyser les faits       S’il est très facile de créer de la désinfor-
et les travaux, leurs sources, et mettre au       mation et des rumeurs, puis de les véhiculer,     de la journée
jour les éventuels conflits d’intérêts. Il faut   il est beaucoup plus difficile de les démentir.   www.youtube.com/channel/
rappeler que les grands groupes industriels         Il faut tout d’abord travailler à la source.
                                                                                                    UCFTd8PVVJvw51SyQmdCM7xA
ont mis en place des stratégies visant à          Les médias peuvent jouer un rôle crucial
instaurer le doute (tabac, amiante, énergies      dans la lutte contre les fausses informations,
fossiles...) et qu’ils financent de nombreux      et beaucoup d’entre eux le font déjà. Plus
projets de recherche, voire des experts...        récemment, le 19 janvier 2018, Mark
Dans un second temps, il doit communiquer         Zuckerberg, CEO de Facebook, a déclaré             Références
avec rigueur et clarté, en argumentant face       sur sa page vouloir faire de 2018 l’année de       1• Ifop pour la Fondation Jean Jaurès
aux contrevérités. Enfin, son devoir est          la lutte contre les contenus problématiques.           et Conspiracy Watch, « Enquête sur
d’alimenter le débat contradictoire par des       Pour y parvenir sans pour autant être                  le complotisme » (décembre 2017), p. 67.
faits scientifiques solides et de s’impliquer     accusé de censure, il serait demandé aux           2• Le Monde, 29 décembre 1978 :
dans l’expertise.                                 utilisateurs leur avis sur leurs sources et la         « Le “problème des chambres à gaz“
  Le dernier intervenant de la journée était      confiance qu’ils leur accordent. Les algo-             ou la rumeur d’Auschwitz ».
Gary Dagorn, journaliste aux Décodeurs,           rithmes seraient modifiés en conséquence           3• https://climatefeedback.org
une rubrique du site Internet du journal          pour tenir compte de ces retours et hiérar-        4• Agence France-Presse (AFP), BFM-
Le Monde. Compte tenu de l’ingérence de           chiser les sources d’information. L’outil              TV, France Télévisions, France Médias
                                                                                                         Monde, L’Express, Le Monde, Libération
la science dans les débats de société             Décodex, évoqué plus haut, œuvre dans le
                                                                                                         et 20 Minutes.
actuels, tels que les vaccins ou le cancer, sa    même sens, et un partenariat entre Facebook

                                                                                                                       Reflets de la Physique n° 58   37
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