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Contrep Contrepoint oint epoint Contrepoint • No.6 • 2021 La revue européenne des traducteurs littéraires du CEATL
Contrepoint • No.6 • 2021 Sommaire Le mot de la rédaction 3 Changer les mots – changer l’histoire 6 Traduire le langage injurieux dans la littérature du XXe siècle Johanna Hedenberg Good vibrations : 10 le CEATL durant la pandémie Francesca Novajra Réaffirmer le militantisme linguistique : 13 traduire la poésie yiddish en catalan Golda van der Meer « Un endroit où réfléchir ensemble » 17 Entretien avec Dr Renate Birkenhauer, la vice-présidente du Collège européen des traducteurs 1
Contrepoint • No.6 • 2021 traduire entre « petites » langues 21 Petit, mais costaud : entre islandisation et traduction Magnea Matthíasdóttir Transposition de la directive 24 à l’autrichienne Werner Richter nouvelles d’europe : finlande 28 Un œil sur la Finlande Portraits de nos associations membres Auteurs et traducteurs tirent 32 la couverture à deux Entretien avec Jennifer Croft et Mark Haddon, de la campagne #TranslatorsOnTheCover La clic-liste du CEATL : 36 Liens vers le monde de la traduction 2
Contrepoint • No.6 • 2021 Le mot de la rédaction Partout, dans notre monde tourmenté, les idéologies politiques ont façonné des gens élèvent la voix pour dénoncer la langue turque. Tandis que des les nombreux phénomènes qui sont à puristes, désireux de laisser le passé l’origine de tant de graves problèmes : derrière eux, s’engageaient dans la le réchauffement climatique, création de néologismes, d’autres, plus l’accroissement des inégalités, la conservateurs, mettaient l’accent sur polarisation, les migrations, pour les emprunts à l’arabe et au persan n’en citer que quelques-uns. La vaste d’autrefois – évolution qui a entraîné communauté des traducteurs, dont une situation de quasi-diglossie. Et les traducteurs littéraires, n’a pas durant une longue période, chaque été en reste, même si les difficultés utilisateur de la langue s’est vu auxquelles elle est confrontée sont, il contraint d’opérer un choix. C’est de est vrai, d’une importance moindre. cette dichotomie que les déconnectés tentent de sortir, dans la langue comme Pourtant, élever la voix pourrait paraître dans d’autres domaines de la société. contradictoire avec la nature même du traducteur. Ne sommes-nous pas Dans son article sur la traduction soumis à ce que d’autres ont dit ? en suédois des termes italiens negro et negrigura, Johanna Hedenberg Répondre par l’affirmative serait propose un exemple actuel de vocables méconnaître ce que signifie être hautement politisés et des dilemmes qui traducteur. Et ignorer la façon dont les en résultent. Son argumentation nuancée langues fonctionnent dans la société. prend en compte divers facteurs : les changements de sens, l’évolution des « La langue est le miroir de nos connotations au fil du temps, la fonction existences », dit l’un des protagonistes littéraire de ces termes, leur utilisation de Tutunamayanlar (« Les déconnectés »), pour caractériser des personnages de un roman avant-gardiste d’Oğuz Atay roman, les relations entre le traducteur (1934-1977). Il expose la manière dont et ses lecteurs, les réflexions des éditeurs. 3
Contrepoint • No.6 • 2021 Son article parle de conflits de valeurs de la transposition autrichienne de et de présupposés, tout en montrant la la directive européenne sur le droit liberté dont jouit le traducteur – et la d’auteur dans le marché unique responsabilité qui en résulte : après la numérique. Francesca Novajra dresse publication de sa traduction, Hedenberg une longue liste d’initiatives prises par a engagé un débat public sur ses choix. des associations de traducteurs de toute l’Europe au cours de l’année (covid) « Les traducteurs passée. Jennifer Croft et Mark Haddon racontent comment ils ont débuté leur campagne #TranslatorsOnTheCover, une peuvent eux initiative conjointe d’un traducteur et d’un écrivain pour susciter l’adhésion aussi élever des éditeurs. Et Renate Birkenhauer rappelle comment la célèbre résidence la voix, et ce de traducteurs à Straelen, en Allemagne, a été créée pour servir de lieu de rencontres entre collègues, de diverses de recherches et d’échanges d’idées. Tous montrent l’importance d’élever manières » la voix, de l’élever tous ensemble. Depuis le dernier numéro de Contrepoint Dans le même esprit, Golda van der Meer en juin dernier, nous avons reçu parle du rôle essentiel que les traducteurs d’excellentes nouvelles de la Fondation travaillant vers et depuis le yiddish ont Jan Michalski pour l’écriture et la joué dans le renouveau de cette langue littérature auprès de qui nous avions et sa survie, et souligne que traduire déposé une demande de subvention. des poètes non traduits est une façon Créée en 2004 en Suisse, cette fondation de s’insurger contre la marginalisation a pour objectif « de favoriser la création d’une langue et de ce qu’elle a exprimé. littéraire et d’encourager la pratique Magnea Matthíasdóttir raconte l’histoire de la lecture à travers diverses actions d’une langue qui, en partie grâce à et activités ». Contrepoint, revue en ses traducteurs, « s’élève » contre ses ligne bilingue, a reçu une généreuse anciens colonisateurs en « islandisant » contribution qui l’aidera à poursuivre chaque mot et en les accueillant chez soi. son activité. Le comité de rédaction y voit une marque de confiance dont il est très Dans l’ensemble, ce numéro de reconnaissant. Cette subvention souligne Contrepoint montre que les traducteurs l’importance du soutien financier dans peuvent eux aussi élever la voix, et le domaine de la création littéraire ce de diverses manières : Werner et, en l’occurrence, de la traduction. Richter relate le laborieux processus 4
Contrepoint • No.6 • 2021 « Je suis là, cher lecteur, où es-tu ? » demande un écrivain et marchand d’histoires à la fin du célèbre recueil de nouvelles d’Oğuz Atay. Quant à nous, rédactrices de Contrepoint, nous espérons que vous êtes là, nous espérons que ce numéro vous incitera à élever la voix, par le biais de la littérature ou de tout autre moyen que vous jugerez opportun. Nous sommes là et Hanneke van der Heijden est traductrice accueillerons avec plaisir vos réactions. littéraire et interprète de turc en néerlandais, et autrice d’un blog sur la littérature turque. Hanneke van der Heijden, Anne Photo : Collection privée Larchet et Juliane Wammen editors@ceatl.eu Traduit de l’anglais par Corinna Gepner Anne Larchet est interprète indépendante et traductrice d’espagnol en anglais. Photo : Martin de Haan Juliane Wammen est traductrice littéraire d’anglais, de suédois et de norvégien en danois couronnée par un important prix de traduction. Photo : Tim Flohr Sørensen 5
Contrepoint • No.6 • 2021 Changer les mots – changer l’histoire Traduire le langage injurieux dans la littérature du XXe siècle Johanna Hedenberg Le Lessico famigliare de Natalia Ginzburg pas seulement à caractériser les (traduit en français sous le titre Les Mots personnes, mais aussi à maintenir la de la tribu1) s’ouvre sur une préface de cohésion des souvenirs, à faire courir l’autrice expliquant que « les endroits, un fil commun à travers l’histoire et à les événements et les personnes donner du rythme au texte. Dès lors, dépeints dans le livre sont réels », que quand j’ai retraduit ce livre (il avait été les noms le sont également et qu’elle traduit une première fois en suédois n’a écrit que ce dont elle se souvenait. par Ingalisa Munck en 1981), il fallait à Quoique souvent qualifié de roman, ce l’évidence que j’y sois très attentive. classique moderne s’apparente plutôt à des mémoires, avec des portraits de Les premières pages du roman font la famille de l’écrivaine, de ses amis et une grande place au père de Ginzburg, de ses connaissances dont beaucoup un tyran domestique irascible doté ont joué un rôle éminent dans l’histoire d’opinions bien arrêtées et jugeant politique et culturelle de l’Italie. Une sévèrement les autres. Cependant, à de ses caractéristiques principales mesure que l’histoire évolue, il apparaît réside dans la façon dont l’histoire sous un éclairage plus indulgent. Il est racontée – la narratrice décrit des y a souvent un contraste entre ses personnes et relate des événements vitupérations et ce qu’il dit réellement – sans commentaire ni jugement, sans il dénigre plus qu’il n’insulte. « Negro » laisser paraître grand-chose de ses et « negrigura » constituent deux de ses pensées et de ses sentiments. Autre « éléments de vocabulaire ». Comme caractéristique d’importance égale, voire d’autres, ils sont placés entre guillemets supérieure : le « lexique ». Les membres et le lecteur se voit expliquer l’usage de la famille utilisent fréquemment des qu’en fait le père et le sens qu’ils ont mots et des expressions spécifiques, pour lui. Un negro, c’est une personne souvent dialectaux ou quelque peu maladroite ou dépourvue de manières, singuliers. Ces derniers ne servent et negrigura désigne un large éventail 1 Trad. Michèle Causse, Paris, Grasset, 1966. La préface de Natalia Ginzburg ne figure pas dans l’édition française. [NdT] 6
Contrepoint • No.6 • 2021 comprendre les changements et en débattre si l’on ne sait pas exactement ce dont on parle ? En suédois il y a plusieurs termes considérés comme injurieux dans ce contexte et la tendance à employer « le mot en n » occulte la différence existant entre neger et nigger – ce dernier étant également utilisé en suédois, bien entendu avec une connotation encore plus insultante. Couvertures de Lessico famigliare par Beaucoup diront qu’on ne peut plus Natalia Ginzburg et de sa traduction ou ne doit plus employer ces termes. en suédois par Johanna Hedenberg Cependant, dans le cas du Lessico Photo : Johanna Hedenberg famigliare, j’étais convaincue que la meilleure traduction, pour diverses d’habitudes ou d’actions qui déplaisent raisons, serait neger et negerfasoner au père mais sont sans conséquence, (qui signifie approximativement comme être mal chaussé ou habillé pour « manières de nègre »). Le livre de une randonnée en montagne ou engager Natalia Ginzburg a été publié pour la la conversation avec tout le monde. première fois en 1963, l’histoire elle- Et ces termes, il les utilise à la fois en même débute lorsqu’elle est enfant, dans parlant des membres de sa famille et en les années vingt, et son père, Giuseppe s’adressant à eux et à d’autres personnes Levi, est né en 1872. Quand Ginzburg de son entourage – aucun n’étant noir. a écrit ce livre, il y a presque soixante ans, le mot negro n’était pas considéré L’évolution du sens des de la même façon qu’aujourd’hui. mots avec le temps À l’époque où le père s’en sert, trente Autrefois largement utilisé pour ou quarante ans plus tôt (l’Italie était désigner les Noirs, le mot italien negro alors gouvernée par un régime fasciste est aujourd’hui considéré comme un et nourrissait des ambitions coloniales), terme raciste et très injurieux devant il était même d’un usage plus courant. être remplacé par nero (« noir »), Et sans doute le père avait-il appris à par exemple. L’emploi de neger, l’utiliser dès son enfance, cinquante l’équivalent suédois de l’italien negro, ans auparavant, à la fin du XIXe siècle. me semble même encore plus fortement prohibé. Lorsque sa simple mention est En bref, c’est un livre qui comporte de perçue comme une grave insulte, on multiples strates temporelles, et les lui substitue souvent « le mot en n » soixante ans qui se sont écoulés entre la (n-ordet) et ce jusque dans les publication de l’ouvrage en Italie et sa discussions théoriques sur le racisme, retraduction en suédois en rajoutent une la littérature, etc. Personnellement, je de plus, toutes ces strates contribuant trouve cela problématique. Les valeurs et à la complexité du texte. Or je crois les comportements changent, et tendre essentiel de ne pas essayer de réduire vers plus d’égalité et d’intégration peut cette complexité. Cependant il y a une apporter une contribution positive à la autre dimension importante. Giuseppe langue. Mais comment pouvons-nous Levi était juif et a grandi dans une 7
Contrepoint • No.6 • 2021 communauté où l’on employait des mots L’ensemble de ces éléments appartenant à un vieux dialecte judéo- m’encourageait à opter pour neger et italien mâtiné entre autres d’influences negerfasoner dans la traduction suédoise. sépharades. Dans ce contexte, negrigura En outre, la récente retraduction en et negro désignaient respectivement des anglais utilise « negro » et « negroism », choses stupides et des gens empruntés, complétés par une note sur la dimension ridicules ou stupides sans aucune juive de ces termes, une solution qui connotation raciale. Toutefois, cette me paraissait pouvoir être retenue dimension, que j’ai découverte au pour l’édition suédoise. Cependant cours de mes recherches, est rarement j’étais consciente que certains lecteurs mentionnée et les éditions italiennes pourraient s’en offusquer et que l’éditeur modernes ne comportent pas de notes aurait peut-être un avis différent sur explicatives. Or pour autant que je sache, la question. Et de fait, il m’a dit qu’on les lecteurs actuels de l’original n’en ne pouvait pas employer ces mots et, sont pas tous informés et ce n’était après en avoir discuté avec lui, j’ai pas non plus le cas auparavant. accepté à contrecœur de chercher des termes dépourvus de connotation Interpréter les intentions de l’autrice raciale qui correspondent au sens Quel était le sentiment de Natalia voulu par le père et soient en même Ginzburg à l’égard de ces termes, temps un peu étranges ou désuets. était-elle au fait de leur historicité juive ? Nous l’ignorons, car elle ne s’est Prise dans une situation absurde jamais exprimée publiquement sur le L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais sujet. Et nous ne savons pas non plus si lorsque ma traduction de ces termes a son père en avait conscience ni ce que été mise en cause dans une recension lui inspirait leur emploi. Qui plus est, suédoise de l’ouvrage au motif qu’elle l’objectif de Ginzburg tel qu’il apparaît édulcorait le texte, je me suis retrouvée dans la préface citée supra consistait dans une situation absurde. J’étais à à dépeindre le passé au travers de ses la fois d’accord avec cette critique et souvenirs d’une manière directe, sans tenue pour responsable d’un choix les interpréter ni imposer une vision qui m’avait paru d’emblée plutôt des choses. Il va de soi que le simple fait insatisfaisant. J’ai donc écrit un article d’opérer un choix parmi ces souvenirs dans lequel j’expliquais le contexte et et de les formuler d’une certaine il y a eu un petit débat avec l’éditeur2. manière constitue nécessairement une forme d’interprétation. Cependant, On pourrait se demander s’il valait la en rapportant ce qu’elle a entendu peine d’en faire toute une histoire. Quand enfant de ses parents et d’autres un livre est traduit, édité et publié, il personnes, Natalia Ginzburg veut y a toujours des compromis, non ? En certainement être aussi proche que effet, mais en l’occurrence la question possible des mots réellement prononcés. avait été soulevée avant le processus Lesquels, à leur tour, sont bien souvent éditorial habituel et le directeur littéraire issus de l’enfance des locuteurs. de la maison d’édition était lui aussi 2 Cet article a été suivi d’une réponse de l’éditeur et d’un dernier article de la traductrice. Tous ont été publiés dans le quotidien suédois Sydsvenskan où avait paru la recension [NdlR]. 8
Contrepoint • No.6 • 2021 Johanna Hedenberg traduit de l’italien, du français et du néerlandais en suédois. Ses premières traductions littéraires remontent à près de trente ans, après quoi elle a travaillé plus de dix ans pour diverses institutions européennes au Luxembourg et à Bruxelles, avant de retourner à la Suède et à la littérature. Elle a été membre du conseil d’administration de la section des traducteurs de l’Union des écrivains suédois, qu’elle a présidée de 2014 à 2016. Johanna Hedenberg Photo : Håkan Lindgren impliqué. C’était plus qu’une simple D’abord, parce qu’il est impossible de divergence d’opinions sur un détail et le savoir et que cela ne donnerait lieu j’avais été soumise à forte pression. qu’à des spéculations ; ensuite, parce Les termes que j’ai finalement retenus, que le texte n’a pas été écrit aujourd’hui. grobian et grobianfasoner, fonctionnent dans le contexte mais laissent de La tendance à adapter les textes à ce côté une dimension importante. qu’on suppose compréhensible et Et cet exemple particulier met en approprié pour un lecteur moderne lumière un problème plus vaste. conduit à des anachronismes et met en danger l’intégrité de l’auteur et Comme je l’ai écrit plus haut, les l’indépendance du traducteur. Quoique valeurs et les comportements ce type d’adaptation procède souvent changent, de même que la langue. d’une bonne intention, elle révèle un Cependant, en supposant les lecteurs manque de respect pour la littérature. incapables de lire sans filtre des textes Et il n’y a aucune garantie que cette anciens, nous sous-estimons leur tendance se limitera à des termes isolés intelligence, et plus nous adaptons ou à certains domaines. J’imagine très le passé au présent, plus il deviendra bien un futur où l’on demandera au difficile de comprendre l’histoire. traducteur d’introduire dans un dialogue se déroulant en 1850 des termes sur le Dans mon travail, je m’efforce de rendre handicap forgés à notre époque ou de au mieux les textes en suédois, avec remplacer un voyage en avion mentionné mon expérience, mes connaissances incidemment par un trajet en train et mon discernement, mais je n’essaie politiquement plus correct. Et je peux jamais de les changer, d’atténuer ce aussi imaginer que ce processus sera que je n’aime pas ou de l’adapter aux le fait de forces réactionnaires et non attentes des autres. Je ne crois pas que progressistes. J’espère toutefois que le traducteur doive essayer de deviner ce l’avenir me donnera tort et que nous que l’auteur a pensé ou voulu dire au- pourrons débattre de ces questions delà de ce qu’on comprend en lisant le avec franchise et impartialité. texte. Et encore moins de quelle façon il ou elle l’aurait écrit aujourd’hui. Traduit de l’anglais par Corinna Gepner 9
Contrepoint • No.6 • 2021 Good vibrations : le CEATL durant la pandémie Francesca Novajra J’ai lu quelque part que la mère de Les traducteurs, des esprits curieux Brian Wilson des Beach Boys lui avait La pandémie nous a tous frappés de raconté que les chiens pouvaient plein fouet, mais notre travail quotidien percevoir les vibrations des gens, les n’a pas beaucoup changé durant le mauvaises en particulier. Convaincu confinement : après un premier moment que les humains étaient capables de de choc et désarroi, nous avons continué sentir aussi les bonnes, il a beaucoup de traduire à notre bureau, chez nous. travaillé sur une certaine chanson Notre travail est solitaire, c’est vrai, pour les traduire en musique. Lors de mais nous ne sommes pas des ermites. nos dernières AG, nous avons adopté Notre besoin d’échanger nos idées est un rituel que nous avons baptisé physiologique. Les traducteurs sont les Good Vibes, « bonnes vibrations » : esprits les plus curieux que l’on puisse chaque délégué doit raconter en rencontrer. Et il ne pourrait en être soixante secondes une expérience autrement : pour se plonger tous les significative de son association, jours dans les mots de quelqu’un d’autre, un exemple de bonnes pratiques les distiller dans une autre langue susceptibles d’inspirer d’autres pays. sans en perdre une seule goutte, il faut Et comme beaucoup d’autres choses, être curieux, il faut beaucoup voyager, nos bonnes pratiques ont dû s’adapter physiquement et par l’imagination. à la crise du covid de 2020 et 2021. L’arrivée du covid a soudain fermé nos fenêtres : plus de salons, plus de festivals, plus de lectures ni de rencontres avec les auteurs, plus de séminaires avec les collègues, plus de colloques. Heureusement, nous sommes aussi des esprits flexibles et nous avons commencé à prendre des bouffées d’air par le biais de séances virtuelles sur Zoom. Au début un peu intimidés, effarouchés ou même méfiants, nous avons peu à peu fait de cet outil notre nouvelle fenêtre vers Vue d’Åland l’extérieur et nous nous sommes aperçus Photo : Juliane Wammen que nous étions nombreux, que nous 10
Contrepoint • No.6 • 2021 pouvions dialoguer avec des collègues Hrastnik. Au Royaume-Uni, la Society of qui habitaient une autre région, un Authors, avec l’auteur Mark Haddon et autre pays, un autre continent même. la traductrice Jennifer Croft, ont lancé la campagne #TranslatorsOntheCover pour Zoom, notre nouvelle que les traducteurs soient mentionnés fenêtre vers l’extérieur en couverture. Et le CEATL, la FIT et le Depuis mars 2020, Zoom est ainsi entré réseau Petra-E ont été invités au premier dans les foyers, et les traducteurs en ont congrès international de traducteurs profité. Interviews, vidéo, festivals, les de littérature italienne Dall’italiano al rencontres se sont multipliées comme mondo. Le groupe de travail des droits jamais auparavant. Visioconférences, d’auteurs du CEATL a aidé les collègues directs sur Facebook, Twitter, échanges roumains à négocier la transposition de par email. Pour donner quelques la DSM et deux enquêtes importantes exemples, après le projet de traduction ont été menées auprès de nos membres : d’une comptine sur le coronavirus en une sur la situation juridique et plus de trente-cinq langues, le Salon contractuelle, l’autre sur les conditions du Livre jeunesse de Bologne (BCBF) de travail. En Suisse, 84 associations a invité le CEATL et la FIT à une table culturelles (littérature, arts visuels, ronde sur les conditions de travail des danse, théâtre, cirque, musique) se sont traducteurs jeunesse. En Catalogne, unies dans une Taskforce Culture pour l’AELC a lancé un programme de un nouveau départ planifié et coordonné. conseils qui permettra des échanges entre des binômes de traducteurs de et Mais l’élément le plus important vers le catalan. Au Portugal, le prix de qui ressorte de témoignages des traduction littéraire Francisco Magalhães collègues, c’est que les gouvernements a réalisé un bandeau qui pour la première nationaux européens ont octroyé des fois sera mis sur le livre gagnant, APT parrainera une traductrice afghane réfugiée et a lancé un partenariat avec des jeunes traducteurs chinois de Macao. Aux Pays-Bas, l’Auteursbond est en train de négocier un nouveau contrat pour les traducteurs et a créé un comité pour atteindre davantage d’écrivains et de traducteurs de couleur et leur offrir des opportunités et de la visibilité. En Allemagne, les traducteurs ont réalisé des journaux de traduction et de petites vidéos de leur travail, et à Berlin est né Translationale, le premier festival Les délégués du CEATL à Åland allemand sur la traduction littéraire. Photo : Juliane Wammen En Croatie, les traducteurs de DHKP ont réalisé une série d’émissions radio, aides financières aux traducteurs Književni trenutak (le moment littéraire), littéraires, et cela a été un levier pour en Slovénie l’association DSKP a tourné revendiquer des conditions des travail une vidéo sur la nouvelle résidence plus équitables : dans de nombreux pour traducteurs Sovretov kabinet à pays comme la Pologne, la Finlande, 11
Contrepoint • No.6 • 2021 Francesca Novajra est traductrice littéraire de l’anglais et du français vers l’italien. En 2017, elle a reçu le prix Astrid Lindgren de la FIT. Elle est déléguée au CEATL pour l’association italienne AITI depuis 2013 et actuellement vice-présidente du CEATL et membre du groupe de travail de Bonnes Pratiques. Elle habite au Frioul-Vénétie Julienne, une région frontalière du nord-est de l’Italie, avec son mari, ses enfants, deux chats et un chien. Francesca Novajra Photo : Lorenzo Cecotto les Pays-Bas, le Danemark, l’Italie et drapeau, ses propres timbres, etc.)3. l’Espagne, les traducteurs littéraires Un modèle de paix et de cohabitation. ont entamé des négociations pour Quel lieu de rencontre plus approprié obtenir que de meilleurs statuts et pour se retrouver après un an et demi de conditions soient inclus dans les pandémie ? Nous étions une trentaine aides visant les artistes-auteurs. de délégués, venus des quatre coins de l’Europe, et nous nous sommes Åland et le ruska régalés, heureux de nous revoir en Après deux AG virtuelles, les personne, presque incrédules de pouvoir collègues suédois (SFF – section des travailler à nouveau côte à côte dans traducteurs) et finlandais (SKTL et les groupes de travail, enthousiastes KAOS) ont travaillé pendant des mois de nous rendre à la Bibliothèque de pour organiser une assemblée en Mariehamn pour écouter Ulla Lena présence, en sachant qu’elle risquait Lundberg, autrice du livre Is, dialoguer d’être annulée à la dernière minute. avec ses traductrices, la Polonaise Finalement, l’assemblée a eu lieu dans Justyna Czechowska et la Finlandaise un magnifique archipel dans la mer Leena Vallissari. Et encore, goûter le Baltique, en plein ruska, mot finlandais pannukakku en passant d’une langue qui indique l’explosion des couleurs à l’autre, entre un sauna finlandais du feuillage d’automne. Åland. 6 145 et une plongée dans la mer glacée. îles dont seulement 80 sont habitées, territoire finlandais où l’on parle suédois C’est une énergie volcanique qui s’est (le finlandais est parlé par 5 % de la libérée à Åland parmi les traducteurs, population), avec un statut démilitarisé et comme vient de me l’écrire notre et neutre, et une extrême autonomie collègue Andreas Jandl : « les good politique (son propre passeport, son vibes de Mariehamn vibrent encore ». 3 Matthieu Chillaud, ‘Les îles Åland : un laboratoire insolite du désarmement géographique?’, AFRI (Annuaire français de Relations internationales), volume VIIII, 722-735, 2007. 12
Contrepoint • No.6 • 2021 Réaffirmer le militantisme linguistique : traduire la poésie yiddish en catalan Golda van der Meer vi lang kan man shteyn in a fenster l’usage du catalan serait en déclin (« Quant de temps es pot d’après certains linguistes catalans. romandre davant la finestra ») Debora Vogel (1900-1942) Ces dernières décennies ont vu une renaissance de la langue yiddish. Parmi les éléments qui y ont contribué, on Ce vers yiddish est extrait d’une série citera de nouveaux manuels (In eynem, de poèmes intitulée 3 lider fun vartn 2020), de nouvelles traductions en (« Trois poèmes sur l’attente »), de la yiddish (Harry Potter, 2020 – celle- poétesse Debora Vogel. Cela donnerait ci a connu un tel succès qu’à la fin du en français : « Combien de temps peut- mois de février 2021, le Yiddish Book on rester devant une fenêtre. » Dans ce Center a annoncé qu’il était en rupture poème, la poétesse attend à la fenêtre de stock sur son site de vente en ligne), son bien-aimé qui arrive d’une autre des séries télévisées en streaming ville. On pourrait aussi l’interpréter dont le yiddish est l’une des langues comme une interrogation sur le temps principales (Unorthodox, Shtisel), des que doit attendre un auteur pour être cours et des conférences en ligne, et traduit. Les poètes yiddish le sont un ouvrage sur le yiddish de Jeffrey rarement, a fortiori les femmes. Shandler (Biography of a language [Biographie d’une langue], 2021). De Le yiddish et le catalan sont deux langues son côté, le catalan est en déclin et les qui ont été persécutées dans l’Europe partis nationalistes espagnols s’efforcent du XXe siècle. En ce vingt-cinquième même de conforter cette tendance, par anniversaire de la Déclaration universelle exemple en menaçant de mettre fin au des droits linguistiques, il nous paraît programme d’immersion linguistique judicieux de faire un point sur leur catalan dans les écoles ou d’arrêter situation actuelle. Alors que le yiddish la diffusion de la chaîne de télévision connaît une sorte de « renouveau », régionale catalane. Ces dernières années, 13
Contrepoint • No.6 • 2021 la langue a donc été au cœur d’un débat fondé en 1907, tandis que son équivalent dans les parlements espagnol et catalan. pour le yiddish, Yidisher Visnshaftlekher Institut (YIVO), voyait le jour en 1925. Le catalan, un exemple pour le yiddish Cependant, au cours des dernières Dans Oyfgabn fun der yidisher filologye décennies, un intérêt pour les langues (« Les missions de la philologie yiddish », minoritaires s’est développé dans le 1913), Ber Borokhov se sert du catalan milieu universitaire et les écoles de et d’autres langues minoritaires ainsi langues (en ligne). On en donnera pour que de leur combat pour s’imposer exemple l’École officielle de langues de comme autant d’exemples pouvant Barcelone, une institution consacrée à inspirer le yiddish. Pour lui, ceux qui l’enseignement des langues aux adultes, œuvrent dans les arts et la culture qui va ouvrir un cours de yiddish. devraient prendre l’initiative dans Enseigner le yiddish à des locuteurs la lutte en faveur du yiddish. À titre catalans à Barcelone pourra paraître d’illustration, il renvoie à Els Jocs Florals singulier, et cependant, durant la guerre (« Les Jeux floraux »), un concours de civile espagnole, le yiddish a été présent poésie qui avait eu lieu en Catalogne dans les rues barcelonaises. Et bien durant les années 1880 (période dite La que le yiddish et le catalan viennent de Renaixença, la « Renaissance » [de la familles, d’histoires et de traditions langue catalane]) aux fins de renforcer différentes, ils partagent certaines vues et d’encourager l’utilisation du catalan sur la façon de normaliser la langue. par le biais d’un médium culturel, Ainsi, une conférence sur le catalan la poésie. Écrire et lire de la poésie organisée à Barcelone en 1906 a pu servir catalane était censé aider la langue à se de source d’inspiration « spirituelle » développer et, expliquait Borokhov, on à celle qui s’est tenue à Czernowitz pouvait faire de même avec le yiddish. sur la langue yiddish en 19084. Ces deux conférences ont fixé des objectifs Traduire pour « rendre et des méthodes qui pourraient être compréhensible » appliqués à n’importe quelle langue Le yiddish était la langue des minoritaire, quelle que soit son histoire : communautés juives ashkénazes. Elle s’est développée à partir du Xe siècle (a) normaliser la langue au moyen en Europe centrale et orientale et de dictionnaires, de grammaires, s’est répandue dans de nombreuses d’atlas des dialectes ; régions en parallèle des langues (b) sensibiliser la population aux locales. Elle tire pour partie sa syntaxe questions linguistiques et faire la et son vocabulaire de l’allemand du promotion de ces idées par le biais des Moyen Âge, mais on y relève aussi médias, de la littérature et de l’éducation. des traces d’hébreu, de latin et plus particulièrement de langues slaves. Dans la foulée de ces conférences, on créa des institutions universitaires pour Certains des premiers textes yiddish étudier ces langues. L’Institut d’Estudis ont été traduits de l’hébreu, pour Catalans (Institut d’études catalanes) fut l’essentiel des ouvrages religieux. Ces 4 Cet exemple est tiré d’un article de Holger Nath figurant dans The Politics of Yiddish, Dov-Ber Kerler (dir.), 1998. 14
Contrepoint • No.6 • 2021 traductions avaient un but plus pratique le yiddish était parlé par plus de dix que littéraire : c’était une façon d’en millions de Juifs européens, il était permettre l’accès aux Juifs qui ne devenu la langue principale des Juifs. lisaient pas cette langue. L’entreprise avait pour nom taytshn (« rendre Traduire, un acte symbolique compréhensible »). Un des ouvrages Au début du XXe siècle, les efforts religieux les plus traduits en yiddish est entrepris pour moderniser la société la Tsene-Rene (la « Bible des femmes »). et le mode de vie des Juifs entraînèrent une vague de traductions en yiddish Borokhov n’était pas le seul yiddishiste à des œuvres de la littérature mondiale militer pour cette langue, des linguistes (de Balzac à Tolstoï, de Heine à et activistes tels que Chaim Zhitlowsky Marx, Kant et Rousseau) ainsi que et Max Weinreich ont ouvert des écoles d’ouvrages philosophiques, historiques, où l’on enseignait le yiddish et écrit scientifiques, économiques et politiques. des dictionnaires et des grammaires. Ce mouvement connut son apogée à Un certain nombre d’auteurs connus l’époque de la Première Guerre mondiale. de la littérature yiddish de la fin du Le nombre de traductions chuta XIXe et du début du XXe siècle, tels spectaculairement après la destruction que Sholem Aleichem (1859-1916) des populations yiddishophones et Mendele Moykher-Sforim (1836- et des villes juives d’Europe au 1917), ont abandonné l’hébreu pour le cours du second conflit mondial. yiddish afin de gagner des lecteurs. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Au XXIe siècle, toutefois, les traductions en yiddish ont repris. Elles concernent pour l’essentiel la littérature de jeunesse, tels que Le Petit Prince, de Saint-Exupéry, ou The Cat in the Hat, du Dr Seuss. Shandler voit dans ces nouvelles traductions un acte symbolique visant à faire la démonstration de la « viabilité et de la vitalité » du yiddish. Elles contrediraient ainsi l’idée erronée selon laquelle le yiddish serait une langue morte. Traduire pour innover Pour leur part, les poètes yiddish modernistes du XXe siècle considéraient la traduction comme un instrument littéraire, à l’image de la conception qu’en avait Ezra Pound, comme une technique avant tout destinée à innover dans la langue cible. Traduire dans une Portrait de Debora Vogel par langue nationale était d’un usage courant Stanisław Ignacy Witkiewicz dans la France et l’Allemagne de la Source : Wikimedia Commons Renaissance à des fins de standardisation 15
Contrepoint • No.6 • 2021 Golda van der Meer a fait une thèse en études linguistiques, littéraires et culturelles à l’université de Barcelone. Son projet de recherche actuel porte sur le développement de la poésie yiddish moderniste en relation avec l’expérience de l’exil dans l’entre- deux-guerres. Elle enseigne le yiddish et traduit de la poésie yiddish (notamment l’œuvre des poètes femmes). Elle est membre du comité de rédaction de la revue Mozaika et collabore avec le festival du film juif de Barcelone. Golda van der Meer Photo : collection privée linguistique. Pour les langues pas toujours été facile. Ayant grandi minoritaires, la traduction revêtait une sous Franco, alors que le catalan était importance accrue lorsqu’il s’agissait une langue interdite, ma mère l’avait en outre d’imposer sa présence. Dans apprise dans des écoles clandestines. le même esprit, les militants désireux À l’époque, traduire en catalan de promouvoir le catalan et le yiddish relevait du militantisme. Cet activisme ont tous éprouvé le besoin de traduire linguistique dans le domaine de la la littérature mondiale dans leur langue culture et par le biais de la traduction nationale afin de la consolider et de visait à assurer la survie du catalan. l’enrichir. Le poète catalan Josep Carner (1884-1970), par exemple, s’était juré La traduction en catalan du vers de de traduire les œuvres canoniques dans Debora Vogel placé en exergue à cet le but de développer la langue catalane. article instaure un dialogue qui a existé autrefois et se trouve réactivé par ce Traduire, un acte militant biais. En traduisant en catalan cette En ce qui me concerne, traduire de la poétesse polonaise yiddishophone poésie yiddish en catalan est une façon de d’avant-garde, j’attire l’attention sur réaffirmer ce militantisme linguistique. la place des langues minoritaires en Nombre de poètes avaient entre autres Europe. Dans le même temps, je donne pour objectif de préserver et d’enrichir une voix à cette forme de militantisme leur langue maternelle, que ce soit le en faveur de deux langues en quête de yiddish ou le catalan. Ainsi, en traduisant consolidation dans un monde qui semble d’une langue minoritaire dans une autre, vouloir les marginaliser : vi lang kan man je poursuis ce travail de préservation shteyn in a fenster (« Quant de temps es tout en instaurant un dialogue entre pot romandre davant la finestra »). les deux langues qui me sont proches. Combien de temps, demandé-je, Le yiddish me rappelle la bibliothèque un poète d’une langue minoritaire de mon père et le catalan est la langue doit-il attendre pour être traduit ? de ma mère. J’ai grandi en lisant des histoires en yiddish et en comprenant que parler le catalan à Barcelone n’avait Traduit de l’anglais par Corinna Gepner 16
Contrepoint • No.6 • 2021 « Un endroit où réfléchir ensemble » Entretien avec Dr. Renate Birkenhauer, la vice-président du Collège eurpopéen des traducteurs Chaque année, plus de sept cent cinquante allemands, mon défunt mari, qui habitait traducteurs littéraires venus de tous les à Tübingen (vieille ville universitaire) pays se rendent dans la petite ville de et était censé diriger le collège et Straelen, dans l’ouest de l’Allemagne, tout développer ses activités culturelles. près de la frontière avec les Pays-Bas. Ils séjournent en résidence à l’Europäisches Quelles sont les grandes idées qui Übersetzer-Kollegium, lieu d’accueil ont présidé à la création du Collège ? pour les traducteurs et les œuvres traduites Ont-elles changé au fil des années ? depuis sa fondation. Quoique l’accent Pour comprendre ce qui a motivé sa soit mis sur la littérature germanophone, création, il faut rappeler qu’il y a plus de c’est avant tout un lieu d’activités quarante ans, on ne disposait pas encore culturelles authentiquement européen, d’ordinateurs personnels. En Allemagne, voire international, au sein du monde toutefois, les traducteurs littéraires de la traduction. Contrepoint a demandé rêvaient d’un endroit où se rassembler, à la vice-présidente de l’EÜK, Renate d’une grande bibliothèque remplie de Birkenhauer, de nous faire part de ses dictionnaires et d’ouvrages de référence réflexions sur la nécessité toujours actuelle sur presque tous les sujets et toutes les de disposer d’un lieu comme l’EÜK. Mais époques, et de pouvoir proposer tout d’abord, nous avons souhaité connaître cela, en même temps qu’un hébergement le contexte de la création du Collège. en studio, à des collègues professionnels venant d’Allemagne et de l’étranger L’Europäisches Übersetzer-Kollegium a avec un projet de traduction : un lieu été fondé en 1978 à l’initiative de deux où réfléchir ensemble, partager ses traducteurs : Elmar Tophoven, originaire connaissances et, avec un peu de chance, de Straelen, traducteur de Samuel rencontrer un collègue de la langue Beckett, qui a vécu par la suite à Paris, source, un « dictionnaire sur pattes ». et Klaus Birkenhauer, alors président En fait, le terme Kollegium ne signifie pas de l’association des traducteurs « collège » : il est dérivé de « collègue ». 17
Contrepoint • No.6 • 2021 Une association à but non lucratif a été Les traducteurs apprécient le silence constituée afin de trouver des soutiens absolu qui règne dans cet endroit et et des bailleurs de fonds pour pouvoir qui rappelle celui d’un monastère. Ils réaliser ce rêve. Elmar Tophoven a réussi se sentent stimulés par l’atmosphère à convaincre le maire et le directeur de travail et disent souvent qu’au général de sa ville natale, Straelen, Collège ils sont plus efficaces que chez de leur céder un ensemble de cinq eux. En revanche, la grande cuisine bâtiments très anciens, pour la plupart dans laquelle ils se font à manger est inoccupés, qu’il a fallu reconstruire un lieu d’échanges et de discussion. afin de créer une maison répondant de manière idéale aux besoins des Qui finance le Kollegium ? traducteurs : une bibliothèque de Les activités du Kollegium sont dictionnaires et d’ouvrages de référence financées par le Land de la Rhénanie- sur deux niveaux qui en constituait le du-Nord–Westphalie et la petite ville cœur, baptisée l’« Atrium », et vingt- de Straelen, qui ont soutenu ce projet neuf studios disposés tout autour. d’établir des contacts dans le monde entier et de créer un lieu de rencontres Les rayonnages de la bibliothèque se international dans une zone rurale. sont vite remplis. Klaus Birkenhauer, qui était en contact tant avec ses collègues La Kunststiftung (fondation pour l’art) de allemands qu’avec ceux de l’étranger, la Rhénanie-du-Nord–Westphalie est leur a demandé de « faire des courses », également une donatrice très importante. de fouiller les librairies anciennes C’est elle qui dote le prestigieux « Prix et modernes et d’apporter tous les de la traduction de Straelen », décerné dictionnaires et ouvrages de référence annuellement, ainsi qu’un prix Espoir, importants qu’ils avaient pu trouver. et qui sponsorise l’Atriumgespräch Voilà comment nous avons réussi à (les « discussions de l’Atrium ») : une avoir quelques encyclopédies célèbres et réunion bisannuelle de quatre à cinq très rares telles que celle de Diderot et jours où un auteur allemand qui a publié d’Alembert (1751-1772) ou les quatre- récemment une œuvre ayant connu du vingt-deux volumes du Dictionnaire succès rencontre tous les traducteurs encyclopédique Brockhaus et Efron de son livre afin de parler avec eux de publié en 1907 dans l’Empire russe. façon exhaustive des difficultés qu’il présente et de ses particularités. Mais, bien sûr, le Kollegium propose également une sélection représentative Quelles sont les autres activités de d’ouvrages littéraires classiques et l’EÜK en dehors des résidences ? modernes écrits en allemand. Ces livres L’EÜK est l’un des membres fondateurs occupent les étagères installées dans du DÜF, le Deutscher Übersetzerfonds les studios, si bien que nos hôtes vivent (Fonds allemand pour la traduction), en quelque sorte dans une bibliothèque, qui, outre l’attribution de bourses ce qui crée une atmosphère productive. d’études et de résidence à des collègues Cela permet aussi aux traducteurs de traduisant vers l’allemand, a développé découvrir de nouveaux auteurs et des un vaste éventail de formations destinées publications récentes. La bibliothèque aux traducteurs professionnels. est dirigée par un professionnel. 18
Contrepoint • No.6 • 2021 L’EÜK organise et accueille un certain Le Kollegium est devenu une sorte de nombre de ces séminaires et ateliers maison pour les traducteurs littéraires. tout au long de l’année. Par exemple, Et les trois instances, l’association les très efficaces ateliers bilingues des traducteurs allemands, l’EÜK ViceVersa, tels l’atelier allemand- et le DÜF, se complètent dans leurs chinois ou allemand-espagnol, qui efforts pour professionnaliser réunissent des traducteurs d’une paire de les traducteurs littéraires et leur langues : six traducteurs traduisant vers insuffler de la confiance. De nos jours, l’allemand et six autres traduisant de les traducteurs participent à des l’allemand pendant une semaine, chacun rencontres et à des lectures publiques, arrivant avec une traduction en cours. ils ont gagné en visibilité, même Ils travaillent sous la direction d’un s’ils restent encore en retrait dans traducteur expérimenté dans chacune la perception du public par rapport des deux langues. Cela permet aux à d’autres travailleurs free-lance. participants de rencontrer des collègues locuteurs de leur langue de travail. Quels sont à vos yeux les principaux défis actuels auxquels sont confrontés L’université de Düsseldorf propose un les traducteurs littéraires (en Europe) ? cursus de traduction littéraire et, deux À mon sens, il y a deux problèmes. Tout fois par an, les étudiants effectuent un d’abord, la rémunération, qui reste stage d’une semaine au Kollegium. Ils très faible dans de nombreux pays. Il sont sous la supervision de collègues y a des différences, bien entendu. La expérimentés, qui les initient également plupart des traducteurs européens aux réalités pratiques de la profession, ne peuvent pas vivre de leur travail comme la législation sur le droit et doivent exercer une autre activité d’auteur, la négociation avec les éditeurs, par ailleurs, du moins ceux qui ne le travail de recherche et la gestion du traduisent pas depuis l’anglais. stress en cas d’échéances rapprochées. Et deuxièmement, le déclin général de la culture de la lecture, qui a une incidence sur la librairie indépendante. La lecture a perdu son statut d’activité de loisir importante, surtout chez les jeunes gens, dont les capacités en ce domaine sont en baisse. D’après vous, quel rôle devrait jouer l’EÜK en particulier et les résidences de traducteurs en général dans le monde de la traduction littéraire ? Il faut que les résidences entretiennent la force et la créativité des traducteurs en attirant l’attention du public sur leur L’Atrium au Kollegium travail. On a encore besoin d’en savoir Photo : EÜK plus sur l’importance de ce métier. Les 19
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