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       Contrepoint • No.6 • 2021
       La revue européenne
       des traducteurs
       littéraires du CEATL
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Contrepoint • No.6 • 2021

Sommaire

            Le mot de la rédaction 		                3

            Changer les mots – changer l’histoire     6
            Traduire le langage injurieux dans
            la littérature du XXe siècle
            Johanna Hedenberg

            Good vibrations :                        10
            le CEATL durant la pandémie
            Francesca Novajra

            Réaffirmer le militantisme linguistique : 13
            traduire la poésie yiddish en catalan
            Golda van der Meer

            « Un endroit où réfléchir ensemble »     17
            Entretien avec Dr Renate Birkenhauer, la
            vice-présidente du Collège européen des
            traducteurs

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            traduire entre « petites » langues      21
            Petit, mais costaud : entre
            islandisation et traduction
            Magnea Matthíasdóttir

            Transposition de la directive           24
            à l’autrichienne
            Werner Richter

            nouvelles d’europe : finlande           28
            Un œil sur la Finlande
            Portraits de nos associations membres

            Auteurs et traducteurs tirent           32
            la couverture à deux
            Entretien avec Jennifer Croft et
            Mark Haddon, de la campagne
            #TranslatorsOnTheCover

            La clic-liste du CEATL :                36
            Liens vers le monde de la traduction

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Le mot de la
rédaction

Partout, dans notre monde tourmenté,         les idéologies politiques ont façonné
des gens élèvent la voix pour dénoncer       la langue turque. Tandis que des
les nombreux phénomènes qui sont à           puristes, désireux de laisser le passé
l’origine de tant de graves problèmes :      derrière eux, s’engageaient dans la
le réchauffement climatique,                 création de néologismes, d’autres, plus
l’accroissement des inégalités, la           conservateurs, mettaient l’accent sur
polarisation, les migrations, pour           les emprunts à l’arabe et au persan
n’en citer que quelques-uns. La vaste        d’autrefois – évolution qui a entraîné
communauté des traducteurs, dont             une situation de quasi-diglossie. Et
les traducteurs littéraires, n’a pas         durant une longue période, chaque
été en reste, même si les difficultés        utilisateur de la langue s’est vu
auxquelles elle est confrontée sont, il      contraint d’opérer un choix. C’est de
est vrai, d’une importance moindre.          cette dichotomie que les déconnectés
                                             tentent de sortir, dans la langue comme
Pourtant, élever la voix pourrait paraître   dans d’autres domaines de la société.
contradictoire avec la nature même
du traducteur. Ne sommes-nous pas        Dans son article sur la traduction
soumis à ce que d’autres ont dit ?       en suédois des termes italiens negro
                                         et negrigura, Johanna Hedenberg
Répondre par l’affirmative serait        propose un exemple actuel de vocables
méconnaître ce que signifie être         hautement politisés et des dilemmes qui
traducteur. Et ignorer la façon dont les en résultent. Son argumentation nuancée
langues fonctionnent dans la société.    prend en compte divers facteurs : les
                                         changements de sens, l’évolution des
« La langue est le miroir de nos         connotations au fil du temps, la fonction
existences », dit l’un des protagonistes littéraire de ces termes, leur utilisation
de Tutunamayanlar (« Les déconnectés »), pour caractériser des personnages de
un roman avant-gardiste d’Oğuz Atay      roman, les relations entre le traducteur
(1934-1977). Il expose la manière dont   et ses lecteurs, les réflexions des éditeurs.

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 Son article parle de conflits de valeurs    de la transposition autrichienne de
 et de présupposés, tout en montrant la      la directive européenne sur le droit
 liberté dont jouit le traducteur – et la    d’auteur dans le marché unique
 responsabilité qui en résulte : après la    numérique. Francesca Novajra dresse
 publication de sa traduction, Hedenberg     une longue liste d’initiatives prises par
 a engagé un débat public sur ses choix.     des associations de traducteurs de toute
                                             l’Europe au cours de l’année (covid)

« Les traducteurs
                                             passée. Jennifer Croft et Mark Haddon
                                             racontent comment ils ont débuté leur
                                             campagne #TranslatorsOnTheCover, une
  peuvent eux                                initiative conjointe d’un traducteur et
                                             d’un écrivain pour susciter l’adhésion

  aussi élever                               des éditeurs. Et Renate Birkenhauer
                                             rappelle comment la célèbre résidence

  la voix, et ce
                                             de traducteurs à Straelen, en
                                             Allemagne, a été créée pour servir de
                                             lieu de rencontres entre collègues,
  de diverses                                de recherches et d’échanges d’idées.
                                             Tous montrent l’importance d’élever

  manières »                                 la voix, de l’élever tous ensemble.

                                             Depuis le dernier numéro de Contrepoint
 Dans le même esprit, Golda van der Meer en juin dernier, nous avons reçu
 parle du rôle essentiel que les traducteurs d’excellentes nouvelles de la Fondation
 travaillant vers et depuis le yiddish ont   Jan Michalski pour l’écriture et la
 joué dans le renouveau de cette langue      littérature auprès de qui nous avions
 et sa survie, et souligne que traduire      déposé une demande de subvention.
 des poètes non traduits est une façon       Créée en 2004 en Suisse, cette fondation
 de s’insurger contre la marginalisation     a pour objectif « de favoriser la création
 d’une langue et de ce qu’elle a exprimé.    littéraire et d’encourager la pratique
 Magnea Matthíasdóttir raconte l’histoire de la lecture à travers diverses actions
 d’une langue qui, en partie grâce à         et activités ». Contrepoint, revue en
 ses traducteurs, « s’élève » contre ses     ligne bilingue, a reçu une généreuse
 anciens colonisateurs en « islandisant »    contribution qui l’aidera à poursuivre
 chaque mot et en les accueillant chez soi. son activité. Le comité de rédaction y voit
                                             une marque de confiance dont il est très
 Dans l’ensemble, ce numéro de               reconnaissant. Cette subvention souligne
 Contrepoint montre que les traducteurs      l’importance du soutien financier dans
 peuvent eux aussi élever la voix, et        le domaine de la création littéraire
 ce de diverses manières : Werner            et, en l’occurrence, de la traduction.
 Richter relate le laborieux processus

                                                                                          4
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Contrepoint • No.6 • 2021

« Je suis là, cher lecteur, où es-tu ? »
demande un écrivain et marchand
d’histoires à la fin du célèbre recueil
de nouvelles d’Oğuz Atay. Quant à
nous, rédactrices de Contrepoint, nous
espérons que vous êtes là, nous espérons
que ce numéro vous incitera à élever
la voix, par le biais de la littérature
ou de tout autre moyen que vous
jugerez opportun. Nous sommes là et         Hanneke van der Heijden est traductrice
accueillerons avec plaisir vos réactions.   littéraire et interprète de turc en néerlandais,
                                            et autrice d’un blog sur la littérature turque.

Hanneke van der Heijden, Anne               Photo : Collection privée
Larchet et Juliane Wammen
editors@ceatl.eu

Traduit de l’anglais par Corinna Gepner

                                            Anne Larchet est interprète indépendante
                                            et traductrice d’espagnol en anglais.

                                            Photo : Martin de Haan

                                            Juliane Wammen est traductrice
                                            littéraire d’anglais, de suédois et de
                                            norvégien en danois couronnée par
                                            un important prix de traduction.

                                            Photo : Tim Flohr Sørensen

                                                                                               5
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Changer les mots –
changer l’histoire
Traduire le langage injurieux
dans la littérature du XXe siècle
                                                          Johanna Hedenberg
Le Lessico famigliare de Natalia Ginzburg                 pas seulement à caractériser les
(traduit en français sous le titre Les Mots               personnes, mais aussi à maintenir la
de la tribu1) s’ouvre sur une préface de                  cohésion des souvenirs, à faire courir
l’autrice expliquant que « les endroits,                  un fil commun à travers l’histoire et à
les événements et les personnes                           donner du rythme au texte. Dès lors,
dépeints dans le livre sont réels », que                  quand j’ai retraduit ce livre (il avait été
les noms le sont également et qu’elle                     traduit une première fois en suédois
n’a écrit que ce dont elle se souvenait.                  par Ingalisa Munck en 1981), il fallait à
Quoique souvent qualifié de roman, ce                     l’évidence que j’y sois très attentive.
classique moderne s’apparente plutôt
à des mémoires, avec des portraits de                     Les premières pages du roman font
la famille de l’écrivaine, de ses amis et                 une grande place au père de Ginzburg,
de ses connaissances dont beaucoup                        un tyran domestique irascible doté
ont joué un rôle éminent dans l’histoire                  d’opinions bien arrêtées et jugeant
politique et culturelle de l’Italie. Une                  sévèrement les autres. Cependant, à
de ses caractéristiques principales                       mesure que l’histoire évolue, il apparaît
réside dans la façon dont l’histoire                      sous un éclairage plus indulgent. Il
est racontée – la narratrice décrit des                   y a souvent un contraste entre ses
personnes et relate des événements                        vitupérations et ce qu’il dit réellement –
sans commentaire ni jugement, sans                        il dénigre plus qu’il n’insulte. « Negro »
laisser paraître grand-chose de ses                       et « negrigura » constituent deux de ses
pensées et de ses sentiments. Autre                       « éléments de vocabulaire ». Comme
caractéristique d’importance égale, voire                 d’autres, ils sont placés entre guillemets
supérieure : le « lexique ». Les membres                  et le lecteur se voit expliquer l’usage
de la famille utilisent fréquemment des                   qu’en fait le père et le sens qu’ils ont
mots et des expressions spécifiques,                      pour lui. Un negro, c’est une personne
souvent dialectaux ou quelque peu                         maladroite ou dépourvue de manières,
singuliers. Ces derniers ne servent                       et negrigura désigne un large éventail

1
 Trad. Michèle Causse, Paris, Grasset, 1966. La préface de Natalia
Ginzburg ne figure pas dans l’édition française. [NdT]

                                                                                                        6
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                                             comprendre les changements et en
                                             débattre si l’on ne sait pas exactement ce
                                             dont on parle ? En suédois il y a plusieurs
                                             termes considérés comme injurieux dans
                                             ce contexte et la tendance à employer
                                             « le mot en n » occulte la différence
                                             existant entre neger et nigger –
                                             ce dernier étant également utilisé
                                             en suédois, bien entendu avec une
                                             connotation encore plus insultante.

Couvertures de Lessico famigliare par        Beaucoup diront qu’on ne peut plus
Natalia Ginzburg et de sa traduction         ou ne doit plus employer ces termes.
en suédois par Johanna Hedenberg             Cependant, dans le cas du Lessico
Photo : Johanna Hedenberg                    famigliare, j’étais convaincue que la
                                             meilleure traduction, pour diverses
d’habitudes ou d’actions qui déplaisent      raisons, serait neger et negerfasoner
au père mais sont sans conséquence,          (qui signifie approximativement
comme être mal chaussé ou habillé pour       « manières de nègre »). Le livre de
une randonnée en montagne ou engager         Natalia Ginzburg a été publié pour la
la conversation avec tout le monde.          première fois en 1963, l’histoire elle-
Et ces termes, il les utilise à la fois en   même débute lorsqu’elle est enfant, dans
parlant des membres de sa famille et en      les années vingt, et son père, Giuseppe
s’adressant à eux et à d’autres personnes    Levi, est né en 1872. Quand Ginzburg
de son entourage – aucun n’étant noir.       a écrit ce livre, il y a presque soixante
                                             ans, le mot negro n’était pas considéré
L’évolution du sens des                      de la même façon qu’aujourd’hui.
mots avec le temps                           À l’époque où le père s’en sert, trente
Autrefois largement utilisé pour             ou quarante ans plus tôt (l’Italie était
désigner les Noirs, le mot italien negro     alors gouvernée par un régime fasciste
est aujourd’hui considéré comme un           et nourrissait des ambitions coloniales),
terme raciste et très injurieux devant       il était même d’un usage plus courant.
être remplacé par nero (« noir »),           Et sans doute le père avait-il appris à
par exemple. L’emploi de neger,              l’utiliser dès son enfance, cinquante
l’équivalent suédois de l’italien negro,     ans auparavant, à la fin du XIXe siècle.
me semble même encore plus fortement
prohibé. Lorsque sa simple mention est       En bref, c’est un livre qui comporte de
perçue comme une grave insulte, on           multiples strates temporelles, et les
lui substitue souvent « le mot en n »        soixante ans qui se sont écoulés entre la
(n-ordet) et ce jusque dans les              publication de l’ouvrage en Italie et sa
discussions théoriques sur le racisme,       retraduction en suédois en rajoutent une
la littérature, etc. Personnellement, je     de plus, toutes ces strates contribuant
trouve cela problématique. Les valeurs et    à la complexité du texte. Or je crois
les comportements changent, et tendre        essentiel de ne pas essayer de réduire
vers plus d’égalité et d’intégration peut    cette complexité. Cependant il y a une
apporter une contribution positive à la      autre dimension importante. Giuseppe
langue. Mais comment pouvons-nous            Levi était juif et a grandi dans une

                                                                                           7
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communauté où l’on employait des mots                        L’ensemble de ces éléments
appartenant à un vieux dialecte judéo-                       m’encourageait à opter pour neger et
italien mâtiné entre autres d’influences                     negerfasoner dans la traduction suédoise.
sépharades. Dans ce contexte, negrigura                      En outre, la récente retraduction en
et negro désignaient respectivement des                      anglais utilise « negro » et « negroism »,
choses stupides et des gens empruntés,                       complétés par une note sur la dimension
ridicules ou stupides sans aucune                            juive de ces termes, une solution qui
connotation raciale. Toutefois, cette                        me paraissait pouvoir être retenue
dimension, que j’ai découverte au                            pour l’édition suédoise. Cependant
cours de mes recherches, est rarement                        j’étais consciente que certains lecteurs
mentionnée et les éditions italiennes                        pourraient s’en offusquer et que l’éditeur
modernes ne comportent pas de notes                          aurait peut-être un avis différent sur
explicatives. Or pour autant que je sache,                   la question. Et de fait, il m’a dit qu’on
les lecteurs actuels de l’original n’en                      ne pouvait pas employer ces mots et,
sont pas tous informés et ce n’était                         après en avoir discuté avec lui, j’ai
pas non plus le cas auparavant.                              accepté à contrecœur de chercher des
                                                             termes dépourvus de connotation
Interpréter les intentions de l’autrice                      raciale qui correspondent au sens
Quel était le sentiment de Natalia                           voulu par le père et soient en même
Ginzburg à l’égard de ces termes,                            temps un peu étranges ou désuets.
était-elle au fait de leur historicité
juive ? Nous l’ignorons, car elle ne s’est                   Prise dans une situation absurde
jamais exprimée publiquement sur le                          L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais
sujet. Et nous ne savons pas non plus si                     lorsque ma traduction de ces termes a
son père en avait conscience ni ce que                       été mise en cause dans une recension
lui inspirait leur emploi. Qui plus est,                     suédoise de l’ouvrage au motif qu’elle
l’objectif de Ginzburg tel qu’il apparaît                    édulcorait le texte, je me suis retrouvée
dans la préface citée supra consistait                       dans une situation absurde. J’étais à
à dépeindre le passé au travers de ses                       la fois d’accord avec cette critique et
souvenirs d’une manière directe, sans                        tenue pour responsable d’un choix
les interpréter ni imposer une vision                        qui m’avait paru d’emblée plutôt
des choses. Il va de soi que le simple fait                  insatisfaisant. J’ai donc écrit un article
d’opérer un choix parmi ces souvenirs                        dans lequel j’expliquais le contexte et
et de les formuler d’une certaine                            il y a eu un petit débat avec l’éditeur2.
manière constitue nécessairement une
forme d’interprétation. Cependant,                           On pourrait se demander s’il valait la
en rapportant ce qu’elle a entendu                           peine d’en faire toute une histoire. Quand
enfant de ses parents et d’autres                            un livre est traduit, édité et publié, il
personnes, Natalia Ginzburg veut                             y a toujours des compromis, non ? En
certainement être aussi proche que                           effet, mais en l’occurrence la question
possible des mots réellement prononcés.                      avait été soulevée avant le processus
Lesquels, à leur tour, sont bien souvent                     éditorial habituel et le directeur littéraire
issus de l’enfance des locuteurs.                            de la maison d’édition était lui aussi

2
  Cet article a été suivi d’une réponse de l’éditeur et d’un dernier article de la traductrice. Tous
ont été publiés dans le quotidien suédois Sydsvenskan où avait paru la recension [NdlR].

                                                                                                             8
Contrepoint Contrepoint - CEATL
Contrepoint • No.6 • 2021

                                            Johanna Hedenberg traduit de l’italien,
                                            du français et du néerlandais en suédois.
                                            Ses premières traductions littéraires
                                            remontent à près de trente ans, après quoi
                                            elle a travaillé plus de dix ans pour diverses
                                            institutions européennes au Luxembourg
                                            et à Bruxelles, avant de retourner à la
                                            Suède et à la littérature. Elle a été membre
                                            du conseil d’administration de la section
                                            des traducteurs de l’Union des écrivains
                                            suédois, qu’elle a présidée de 2014 à 2016.

                                            Johanna Hedenberg
                                            Photo : Håkan Lindgren

impliqué. C’était plus qu’une simple        D’abord, parce qu’il est impossible de
divergence d’opinions sur un détail et      le savoir et que cela ne donnerait lieu
j’avais été soumise à forte pression.       qu’à des spéculations ; ensuite, parce
Les termes que j’ai finalement retenus,     que le texte n’a pas été écrit aujourd’hui.
grobian et grobianfasoner, fonctionnent
dans le contexte mais laissent de           La tendance à adapter les textes à ce
côté une dimension importante.              qu’on suppose compréhensible et
Et cet exemple particulier met en           approprié pour un lecteur moderne
lumière un problème plus vaste.             conduit à des anachronismes et met
                                            en danger l’intégrité de l’auteur et
Comme je l’ai écrit plus haut, les          l’indépendance du traducteur. Quoique
valeurs et les comportements                ce type d’adaptation procède souvent
changent, de même que la langue.            d’une bonne intention, elle révèle un
Cependant, en supposant les lecteurs        manque de respect pour la littérature.
incapables de lire sans filtre des textes   Et il n’y a aucune garantie que cette
anciens, nous sous-estimons leur            tendance se limitera à des termes isolés
intelligence, et plus nous adaptons         ou à certains domaines. J’imagine très
le passé au présent, plus il deviendra      bien un futur où l’on demandera au
difficile de comprendre l’histoire.         traducteur d’introduire dans un dialogue
                                            se déroulant en 1850 des termes sur le
Dans mon travail, je m’efforce de rendre    handicap forgés à notre époque ou de
au mieux les textes en suédois, avec        remplacer un voyage en avion mentionné
mon expérience, mes connaissances           incidemment par un trajet en train
et mon discernement, mais je n’essaie       politiquement plus correct. Et je peux
jamais de les changer, d’atténuer ce        aussi imaginer que ce processus sera
que je n’aime pas ou de l’adapter aux       le fait de forces réactionnaires et non
attentes des autres. Je ne crois pas que    progressistes. J’espère toutefois que
le traducteur doive essayer de deviner ce   l’avenir me donnera tort et que nous
que l’auteur a pensé ou voulu dire au-      pourrons débattre de ces questions
delà de ce qu’on comprend en lisant le      avec franchise et impartialité.
texte. Et encore moins de quelle façon
il ou elle l’aurait écrit aujourd’hui.      Traduit de l’anglais par Corinna Gepner

                                                                                             9
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Good vibrations :
le CEATL durant la pandémie
                                         Francesca Novajra
J’ai lu quelque part que la mère de      Les traducteurs, des esprits curieux
Brian Wilson des Beach Boys lui avait    La pandémie nous a tous frappés de
raconté que les chiens pouvaient         plein fouet, mais notre travail quotidien
percevoir les vibrations des gens, les   n’a pas beaucoup changé durant le
mauvaises en particulier. Convaincu      confinement : après un premier moment
que les humains étaient capables de      de choc et désarroi, nous avons continué
sentir aussi les bonnes, il a beaucoup   de traduire à notre bureau, chez nous.
travaillé sur une certaine chanson       Notre travail est solitaire, c’est vrai,
pour les traduire en musique. Lors de    mais nous ne sommes pas des ermites.
nos dernières AG, nous avons adopté      Notre besoin d’échanger nos idées est
un rituel que nous avons baptisé         physiologique. Les traducteurs sont les
Good Vibes, « bonnes vibrations » :      esprits les plus curieux que l’on puisse
chaque délégué doit raconter en          rencontrer. Et il ne pourrait en être
soixante secondes une expérience         autrement : pour se plonger tous les
significative de son association,        jours dans les mots de quelqu’un d’autre,
un exemple de bonnes pratiques           les distiller dans une autre langue
susceptibles d’inspirer d’autres pays.   sans en perdre une seule goutte, il faut
Et comme beaucoup d’autres choses,       être curieux, il faut beaucoup voyager,
nos bonnes pratiques ont dû s’adapter    physiquement et par l’imagination.
à la crise du covid de 2020 et 2021.
                                         L’arrivée du covid a soudain fermé nos
                                         fenêtres : plus de salons, plus de festivals,
                                         plus de lectures ni de rencontres
                                         avec les auteurs, plus de séminaires
                                         avec les collègues, plus de colloques.
                                         Heureusement, nous sommes aussi des
                                         esprits flexibles et nous avons commencé
                                         à prendre des bouffées d’air par le biais
                                         de séances virtuelles sur Zoom. Au début
                                         un peu intimidés, effarouchés ou même
                                         méfiants, nous avons peu à peu fait de
                                         cet outil notre nouvelle fenêtre vers
Vue d’Åland                              l’extérieur et nous nous sommes aperçus
Photo : Juliane Wammen                   que nous étions nombreux, que nous

                                                                                         10
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pouvions dialoguer avec des collègues        Hrastnik. Au Royaume-Uni, la Society of
qui habitaient une autre région, un          Authors, avec l’auteur Mark Haddon et
autre pays, un autre continent même.         la traductrice Jennifer Croft, ont lancé la
                                             campagne #TranslatorsOntheCover pour
Zoom, notre nouvelle                         que les traducteurs soient mentionnés
fenêtre vers l’extérieur                     en couverture. Et le CEATL, la FIT et le
Depuis mars 2020, Zoom est ainsi entré       réseau Petra-E ont été invités au premier
dans les foyers, et les traducteurs en ont   congrès international de traducteurs
profité. Interviews, vidéo, festivals, les   de littérature italienne Dall’italiano al
rencontres se sont multipliées comme         mondo. Le groupe de travail des droits
jamais auparavant. Visioconférences,         d’auteurs du CEATL a aidé les collègues
directs sur Facebook, Twitter, échanges      roumains à négocier la transposition de
par email. Pour donner quelques              la DSM et deux enquêtes importantes
exemples, après le projet de traduction      ont été menées auprès de nos membres :
d’une comptine sur le coronavirus en         une sur la situation juridique et
plus de trente-cinq langues, le Salon        contractuelle, l’autre sur les conditions
du Livre jeunesse de Bologne (BCBF)          de travail. En Suisse, 84 associations
a invité le CEATL et la FIT à une table      culturelles (littérature, arts visuels,
ronde sur les conditions de travail des      danse, théâtre, cirque, musique) se sont
traducteurs jeunesse. En Catalogne,          unies dans une Taskforce Culture pour
l’AELC a lancé un programme de               un nouveau départ planifié et coordonné.
conseils qui permettra des échanges
entre des binômes de traducteurs de et       Mais l’élément le plus important
vers le catalan. Au Portugal, le prix de     qui ressorte de témoignages des
traduction littéraire Francisco Magalhães    collègues, c’est que les gouvernements
a réalisé un bandeau qui pour la première    nationaux européens ont octroyé des
fois sera mis sur le livre gagnant, APT
parrainera une traductrice afghane
réfugiée et a lancé un partenariat avec
des jeunes traducteurs chinois de Macao.
Aux Pays-Bas, l’Auteursbond est en
train de négocier un nouveau contrat
pour les traducteurs et a créé un comité
pour atteindre davantage d’écrivains et
de traducteurs de couleur et leur offrir
des opportunités et de la visibilité. En
Allemagne, les traducteurs ont réalisé
des journaux de traduction et de petites
vidéos de leur travail, et à Berlin est
né Translationale, le premier festival       Les délégués du CEATL à Åland
allemand sur la traduction littéraire.       Photo : Juliane Wammen
En Croatie, les traducteurs de DHKP
ont réalisé une série d’émissions radio,     aides financières aux traducteurs
Književni trenutak (le moment littéraire),   littéraires, et cela a été un levier pour
en Slovénie l’association DSKP a tourné      revendiquer des conditions des travail
une vidéo sur la nouvelle résidence          plus équitables : dans de nombreux
pour traducteurs Sovretov kabinet à          pays comme la Pologne, la Finlande,

                                                                                           11
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                                                          Francesca Novajra est traductrice littéraire
                                                          de l’anglais et du français vers l’italien.
                                                          En 2017, elle a reçu le prix Astrid Lindgren
                                                          de la FIT. Elle est déléguée au CEATL pour
                                                          l’association italienne AITI depuis 2013 et
                                                          actuellement vice-présidente du CEATL et
                                                          membre du groupe de travail de Bonnes
                                                          Pratiques. Elle habite au Frioul-Vénétie
                                                          Julienne, une région frontalière du nord-est
                                                          de l’Italie, avec son mari, ses enfants, deux
                                                          chats et un chien.

                                                          Francesca Novajra
                                                          Photo : Lorenzo Cecotto

les Pays-Bas, le Danemark, l’Italie et                   drapeau, ses propres timbres, etc.)3.
l’Espagne, les traducteurs littéraires                   Un modèle de paix et de cohabitation.
ont entamé des négociations pour                         Quel lieu de rencontre plus approprié
obtenir que de meilleurs statuts et                      pour se retrouver après un an et demi de
conditions soient inclus dans les                        pandémie ? Nous étions une trentaine
aides visant les artistes-auteurs.                       de délégués, venus des quatre coins
                                                         de l’Europe, et nous nous sommes
Åland et le ruska                                        régalés, heureux de nous revoir en
Après deux AG virtuelles, les                            personne, presque incrédules de pouvoir
collègues suédois (SFF – section des                     travailler à nouveau côte à côte dans
traducteurs) et finlandais (SKTL et                      les groupes de travail, enthousiastes
KAOS) ont travaillé pendant des mois                     de nous rendre à la Bibliothèque de
pour organiser une assemblée en                          Mariehamn pour écouter Ulla Lena
présence, en sachant qu’elle risquait                    Lundberg, autrice du livre Is, dialoguer
d’être annulée à la dernière minute.                     avec ses traductrices, la Polonaise
Finalement, l’assemblée a eu lieu dans                   Justyna Czechowska et la Finlandaise
un magnifique archipel dans la mer                       Leena Vallissari. Et encore, goûter le
Baltique, en plein ruska, mot finlandais                 pannukakku en passant d’une langue
qui indique l’explosion des couleurs                     à l’autre, entre un sauna finlandais
du feuillage d’automne. Åland. 6 145                     et une plongée dans la mer glacée.
îles dont seulement 80 sont habitées,
territoire finlandais où l’on parle suédois               C’est une énergie volcanique qui s’est
(le finlandais est parlé par 5 % de la                    libérée à Åland parmi les traducteurs,
population), avec un statut démilitarisé                  et comme vient de me l’écrire notre
et neutre, et une extrême autonomie                       collègue Andreas Jandl : « les good
politique (son propre passeport, son                      vibes de Mariehamn vibrent encore ».

3
  Matthieu Chillaud, ‘Les îles Åland : un laboratoire insolite du désarmement géographique?’,
AFRI (Annuaire français de Relations internationales), volume VIIII, 722-735, 2007.

                                                                                                          12
Contrepoint • No.6 • 2021

Réaffirmer le
militantisme
linguistique :
traduire la poésie yiddish en catalan
                                             Golda van der Meer
          vi lang kan man shteyn in a fenster l’usage du catalan serait en déclin
                   (« Quant de temps es pot d’après certains linguistes catalans.
             romandre davant la finestra »)
                  Debora Vogel (1900-1942) Ces dernières décennies ont vu une
                                              renaissance de la langue yiddish. Parmi
                                              les éléments qui y ont contribué, on
Ce vers yiddish est extrait d’une série       citera de nouveaux manuels (In eynem,
de poèmes intitulée 3 lider fun vartn         2020), de nouvelles traductions en
(« Trois poèmes sur l’attente »), de la       yiddish (Harry Potter, 2020 – celle-
poétesse Debora Vogel. Cela donnerait         ci a connu un tel succès qu’à la fin du
en français : « Combien de temps peut-        mois de février 2021, le Yiddish Book
on rester devant une fenêtre. » Dans ce       Center a annoncé qu’il était en rupture
poème, la poétesse attend à la fenêtre        de stock sur son site de vente en ligne),
son bien-aimé qui arrive d’une autre          des séries télévisées en streaming
ville. On pourrait aussi l’interpréter        dont le yiddish est l’une des langues
comme une interrogation sur le temps          principales (Unorthodox, Shtisel), des
que doit attendre un auteur pour être         cours et des conférences en ligne, et
traduit. Les poètes yiddish le sont           un ouvrage sur le yiddish de Jeffrey
rarement, a fortiori les femmes.              Shandler (Biography of a language
                                              [Biographie d’une langue], 2021). De
Le yiddish et le catalan sont deux langues son côté, le catalan est en déclin et les
qui ont été persécutées dans l’Europe         partis nationalistes espagnols s’efforcent
du XXe siècle. En ce vingt-cinquième          même de conforter cette tendance, par
anniversaire de la Déclaration universelle exemple en menaçant de mettre fin au
des droits linguistiques, il nous paraît      programme d’immersion linguistique
judicieux de faire un point sur leur          catalan dans les écoles ou d’arrêter
situation actuelle. Alors que le yiddish      la diffusion de la chaîne de télévision
connaît une sorte de « renouveau »,           régionale catalane. Ces dernières années,

                                                                                           13
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la langue a donc été au cœur d’un débat                       fondé en 1907, tandis que son équivalent
dans les parlements espagnol et catalan.                      pour le yiddish, Yidisher Visnshaftlekher
                                                              Institut (YIVO), voyait le jour en 1925.
Le catalan, un exemple pour le yiddish
Cependant, au cours des dernières                             Dans Oyfgabn fun der yidisher filologye
décennies, un intérêt pour les langues                        (« Les missions de la philologie yiddish »,
minoritaires s’est développé dans le                          1913), Ber Borokhov se sert du catalan
milieu universitaire et les écoles de                         et d’autres langues minoritaires ainsi
langues (en ligne). On en donnera pour                        que de leur combat pour s’imposer
exemple l’École officielle de langues de                      comme autant d’exemples pouvant
Barcelone, une institution consacrée à                        inspirer le yiddish. Pour lui, ceux qui
l’enseignement des langues aux adultes,                       œuvrent dans les arts et la culture
qui va ouvrir un cours de yiddish.                            devraient prendre l’initiative dans
Enseigner le yiddish à des locuteurs                          la lutte en faveur du yiddish. À titre
catalans à Barcelone pourra paraître                          d’illustration, il renvoie à Els Jocs Florals
singulier, et cependant, durant la guerre                     (« Les Jeux floraux »), un concours de
civile espagnole, le yiddish a été présent                    poésie qui avait eu lieu en Catalogne
dans les rues barcelonaises. Et bien                          durant les années 1880 (période dite La
que le yiddish et le catalan viennent de                      Renaixença, la « Renaissance » [de la
familles, d’histoires et de traditions                        langue catalane]) aux fins de renforcer
différentes, ils partagent certaines vues                     et d’encourager l’utilisation du catalan
sur la façon de normaliser la langue.                         par le biais d’un médium culturel,
Ainsi, une conférence sur le catalan                          la poésie. Écrire et lire de la poésie
organisée à Barcelone en 1906 a pu servir                     catalane était censé aider la langue à se
de source d’inspiration « spirituelle »                       développer et, expliquait Borokhov, on
à celle qui s’est tenue à Czernowitz                          pouvait faire de même avec le yiddish.
sur la langue yiddish en 19084. Ces
deux conférences ont fixé des objectifs      Traduire pour « rendre
et des méthodes qui pourraient être          compréhensible »
appliqués à n’importe quelle langue          Le yiddish était la langue des
minoritaire, quelle que soit son histoire :  communautés juives ashkénazes. Elle
                                             s’est développée à partir du Xe siècle
(a) normaliser la langue au moyen            en Europe centrale et orientale et
de dictionnaires, de grammaires,             s’est répandue dans de nombreuses
d’atlas des dialectes ;                      régions en parallèle des langues
(b) sensibiliser la population aux           locales. Elle tire pour partie sa syntaxe
questions linguistiques et faire la          et son vocabulaire de l’allemand du
promotion de ces idées par le biais des      Moyen Âge, mais on y relève aussi
médias, de la littérature et de l’éducation. des traces d’hébreu, de latin et plus
                                             particulièrement de langues slaves.
Dans la foulée de ces conférences, on
créa des institutions universitaires pour    Certains des premiers textes yiddish
étudier ces langues. L’Institut d’Estudis    ont été traduits de l’hébreu, pour
Catalans (Institut d’études catalanes) fut l’essentiel des ouvrages religieux. Ces

4
  Cet exemple est tiré d’un article de Holger Nath figurant
dans The Politics of Yiddish, Dov-Ber Kerler (dir.), 1998.

                                                                                                              14
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traductions avaient un but plus pratique     le yiddish était parlé par plus de dix
que littéraire : c’était une façon d’en      millions de Juifs européens, il était
permettre l’accès aux Juifs qui ne           devenu la langue principale des Juifs.
lisaient pas cette langue. L’entreprise
avait pour nom taytshn (« rendre             Traduire, un acte symbolique
compréhensible »). Un des ouvrages           Au début du XXe siècle, les efforts
religieux les plus traduits en yiddish est   entrepris pour moderniser la société
la Tsene-Rene (la « Bible des femmes »).     et le mode de vie des Juifs entraînèrent
                                             une vague de traductions en yiddish
Borokhov n’était pas le seul yiddishiste à   des œuvres de la littérature mondiale
militer pour cette langue, des linguistes    (de Balzac à Tolstoï, de Heine à
et activistes tels que Chaim Zhitlowsky      Marx, Kant et Rousseau) ainsi que
et Max Weinreich ont ouvert des écoles       d’ouvrages philosophiques, historiques,
où l’on enseignait le yiddish et écrit       scientifiques, économiques et politiques.
des dictionnaires et des grammaires.         Ce mouvement connut son apogée à
Un certain nombre d’auteurs connus           l’époque de la Première Guerre mondiale.
de la littérature yiddish de la fin du       Le nombre de traductions chuta
XIXe et du début du XXe siècle, tels         spectaculairement après la destruction
que Sholem Aleichem (1859-1916)              des populations yiddishophones
et Mendele Moykher-Sforim (1836-             et des villes juives d’Europe au
1917), ont abandonné l’hébreu pour le        cours du second conflit mondial.
yiddish afin de gagner des lecteurs. À la
veille de la Seconde Guerre mondiale,        Au XXIe siècle, toutefois, les
                                             traductions en yiddish ont repris.
                                             Elles concernent pour l’essentiel la
                                             littérature de jeunesse, tels que Le
                                             Petit Prince, de Saint-Exupéry, ou The
                                             Cat in the Hat, du Dr Seuss. Shandler
                                             voit dans ces nouvelles traductions
                                             un acte symbolique visant à faire la
                                             démonstration de la « viabilité et de la
                                             vitalité » du yiddish. Elles contrediraient
                                             ainsi l’idée erronée selon laquelle le
                                             yiddish serait une langue morte.

                                             Traduire pour innover
                                             Pour leur part, les poètes yiddish
                                             modernistes du XXe siècle considéraient
                                             la traduction comme un instrument
                                             littéraire, à l’image de la conception
                                             qu’en avait Ezra Pound, comme une
                                             technique avant tout destinée à innover
                                             dans la langue cible. Traduire dans une
Portrait de Debora Vogel par                 langue nationale était d’un usage courant
Stanisław Ignacy Witkiewicz                  dans la France et l’Allemagne de la
Source : Wikimedia Commons                   Renaissance à des fins de standardisation

                                                                                           15
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                                            Golda van der Meer a fait une thèse en
                                            études linguistiques, littéraires et culturelles
                                            à l’université de Barcelone. Son projet de
                                            recherche actuel porte sur le développement
                                            de la poésie yiddish moderniste en relation
                                            avec l’expérience de l’exil dans l’entre-
                                            deux-guerres. Elle enseigne le yiddish et
                                            traduit de la poésie yiddish (notamment
                                            l’œuvre des poètes femmes). Elle est
                                            membre du comité de rédaction de la revue
                                            Mozaika et collabore avec le festival du film
                                            juif de Barcelone.

                                            Golda van der Meer
                                            Photo : collection privée

linguistique. Pour les langues              pas toujours été facile. Ayant grandi
minoritaires, la traduction revêtait une    sous Franco, alors que le catalan était
importance accrue lorsqu’il s’agissait      une langue interdite, ma mère l’avait
en outre d’imposer sa présence. Dans        apprise dans des écoles clandestines.
le même esprit, les militants désireux      À l’époque, traduire en catalan
de promouvoir le catalan et le yiddish      relevait du militantisme. Cet activisme
ont tous éprouvé le besoin de traduire      linguistique dans le domaine de la
la littérature mondiale dans leur langue    culture et par le biais de la traduction
nationale afin de la consolider et de       visait à assurer la survie du catalan.
l’enrichir. Le poète catalan Josep Carner
(1884-1970), par exemple, s’était juré      La traduction en catalan du vers de
de traduire les œuvres canoniques dans      Debora Vogel placé en exergue à cet
le but de développer la langue catalane.    article instaure un dialogue qui a existé
                                            autrefois et se trouve réactivé par ce
Traduire, un acte militant                  biais. En traduisant en catalan cette
En ce qui me concerne, traduire de la       poétesse polonaise yiddishophone
poésie yiddish en catalan est une façon de d’avant-garde, j’attire l’attention sur
réaffirmer ce militantisme linguistique.    la place des langues minoritaires en
Nombre de poètes avaient entre autres       Europe. Dans le même temps, je donne
pour objectif de préserver et d’enrichir    une voix à cette forme de militantisme
leur langue maternelle, que ce soit le      en faveur de deux langues en quête de
yiddish ou le catalan. Ainsi, en traduisant consolidation dans un monde qui semble
d’une langue minoritaire dans une autre, vouloir les marginaliser : vi lang kan man
je poursuis ce travail de préservation      shteyn in a fenster (« Quant de temps es
tout en instaurant un dialogue entre        pot romandre davant la finestra »).
les deux langues qui me sont proches.       Combien de temps, demandé-je,
Le yiddish me rappelle la bibliothèque      un poète d’une langue minoritaire
de mon père et le catalan est la langue     doit-il attendre pour être traduit ?
de ma mère. J’ai grandi en lisant des
histoires en yiddish et en comprenant
que parler le catalan à Barcelone n’avait   Traduit de l’anglais par Corinna Gepner

                                                                                               16
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« Un endroit où
réfléchir ensemble »
Entretien avec Dr. Renate Birkenhauer,
la vice-président du Collège eurpopéen
des traducteurs

Chaque année, plus de sept cent cinquante       allemands, mon défunt mari, qui habitait
traducteurs littéraires venus de tous les       à Tübingen (vieille ville universitaire)
pays se rendent dans la petite ville de         et était censé diriger le collège et
Straelen, dans l’ouest de l’Allemagne, tout     développer ses activités culturelles.
près de la frontière avec les Pays-Bas. Ils
séjournent en résidence à l’Europäisches        Quelles sont les grandes idées qui
Übersetzer-Kollegium, lieu d’accueil            ont présidé à la création du Collège ?
pour les traducteurs et les œuvres traduites    Ont-elles changé au fil des années ?
depuis sa fondation. Quoique l’accent           Pour comprendre ce qui a motivé sa
soit mis sur la littérature germanophone,       création, il faut rappeler qu’il y a plus de
c’est avant tout un lieu d’activités            quarante ans, on ne disposait pas encore
culturelles authentiquement européen,           d’ordinateurs personnels. En Allemagne,
voire international, au sein du monde           toutefois, les traducteurs littéraires
de la traduction. Contrepoint a demandé         rêvaient d’un endroit où se rassembler,
à la vice-présidente de l’EÜK, Renate           d’une grande bibliothèque remplie de
Birkenhauer, de nous faire part de ses          dictionnaires et d’ouvrages de référence
réflexions sur la nécessité toujours actuelle   sur presque tous les sujets et toutes les
de disposer d’un lieu comme l’EÜK. Mais         époques, et de pouvoir proposer tout
d’abord, nous avons souhaité connaître          cela, en même temps qu’un hébergement
le contexte de la création du Collège.          en studio, à des collègues professionnels
                                                venant d’Allemagne et de l’étranger
L’Europäisches Übersetzer-Kollegium a           avec un projet de traduction : un lieu
été fondé en 1978 à l’initiative de deux        où réfléchir ensemble, partager ses
traducteurs : Elmar Tophoven, originaire        connaissances et, avec un peu de chance,
de Straelen, traducteur de Samuel               rencontrer un collègue de la langue
Beckett, qui a vécu par la suite à Paris,       source, un « dictionnaire sur pattes ».
et Klaus Birkenhauer, alors président           En fait, le terme Kollegium ne signifie pas
de l’association des traducteurs                « collège » : il est dérivé de « collègue ».

                                                                                               17
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Une association à but non lucratif a été    Les traducteurs apprécient le silence
constituée afin de trouver des soutiens     absolu qui règne dans cet endroit et
et des bailleurs de fonds pour pouvoir      qui rappelle celui d’un monastère. Ils
réaliser ce rêve. Elmar Tophoven a réussi   se sentent stimulés par l’atmosphère
à convaincre le maire et le directeur       de travail et disent souvent qu’au
général de sa ville natale, Straelen,       Collège ils sont plus efficaces que chez
de leur céder un ensemble de cinq           eux. En revanche, la grande cuisine
bâtiments très anciens, pour la plupart     dans laquelle ils se font à manger est
inoccupés, qu’il a fallu reconstruire       un lieu d’échanges et de discussion.
afin de créer une maison répondant
de manière idéale aux besoins des           Qui finance le Kollegium ?
traducteurs : une bibliothèque de           Les activités du Kollegium sont
dictionnaires et d’ouvrages de référence    financées par le Land de la Rhénanie-
sur deux niveaux qui en constituait le      du-Nord–Westphalie et la petite ville
cœur, baptisée l’« Atrium », et vingt-      de Straelen, qui ont soutenu ce projet
neuf studios disposés tout autour.          d’établir des contacts dans le monde
                                            entier et de créer un lieu de rencontres
Les rayonnages de la bibliothèque se        international dans une zone rurale.
sont vite remplis. Klaus Birkenhauer, qui
était en contact tant avec ses collègues    La Kunststiftung (fondation pour l’art) de
allemands qu’avec ceux de l’étranger,       la Rhénanie-du-Nord–Westphalie est
leur a demandé de « faire des courses »,    également une donatrice très importante.
de fouiller les librairies anciennes        C’est elle qui dote le prestigieux « Prix
et modernes et d’apporter tous les          de la traduction de Straelen », décerné
dictionnaires et ouvrages de référence      annuellement, ainsi qu’un prix Espoir,
importants qu’ils avaient pu trouver.       et qui sponsorise l’Atriumgespräch
Voilà comment nous avons réussi à           (les « discussions de l’Atrium ») : une
avoir quelques encyclopédies célèbres et    réunion bisannuelle de quatre à cinq
très rares telles que celle de Diderot et   jours où un auteur allemand qui a publié
d’Alembert (1751-1772) ou les quatre-       récemment une œuvre ayant connu du
vingt-deux volumes du Dictionnaire          succès rencontre tous les traducteurs
encyclopédique Brockhaus et Efron           de son livre afin de parler avec eux de
publié en 1907 dans l’Empire russe.         façon exhaustive des difficultés qu’il
                                            présente et de ses particularités.
Mais, bien sûr, le Kollegium propose
également une sélection représentative      Quelles sont les autres activités de
d’ouvrages littéraires classiques et        l’EÜK en dehors des résidences ?
modernes écrits en allemand. Ces livres     L’EÜK est l’un des membres fondateurs
occupent les étagères installées dans       du DÜF, le Deutscher Übersetzerfonds
les studios, si bien que nos hôtes vivent   (Fonds allemand pour la traduction),
en quelque sorte dans une bibliothèque,     qui, outre l’attribution de bourses
ce qui crée une atmosphère productive.      d’études et de résidence à des collègues
Cela permet aussi aux traducteurs de        traduisant vers l’allemand, a développé
découvrir de nouveaux auteurs et des        un vaste éventail de formations destinées
publications récentes. La bibliothèque      aux traducteurs professionnels.
est dirigée par un professionnel.

                                                                                         18
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L’EÜK organise et accueille un certain      Le Kollegium est devenu une sorte de
nombre de ces séminaires et ateliers        maison pour les traducteurs littéraires.
tout au long de l’année. Par exemple,       Et les trois instances, l’association
les très efficaces ateliers bilingues       des traducteurs allemands, l’EÜK
ViceVersa, tels l’atelier allemand-         et le DÜF, se complètent dans leurs
chinois ou allemand-espagnol, qui           efforts pour professionnaliser
réunissent des traducteurs d’une paire de   les traducteurs littéraires et leur
langues : six traducteurs traduisant vers   insuffler de la confiance. De nos jours,
l’allemand et six autres traduisant de      les traducteurs participent à des
l’allemand pendant une semaine, chacun      rencontres et à des lectures publiques,
arrivant avec une traduction en cours.      ils ont gagné en visibilité, même
Ils travaillent sous la direction d’un      s’ils restent encore en retrait dans
traducteur expérimenté dans chacune         la perception du public par rapport
des deux langues. Cela permet aux           à d’autres travailleurs free-lance.
participants de rencontrer des collègues
locuteurs de leur langue de travail.        Quels sont à vos yeux les principaux
                                            défis actuels auxquels sont confrontés
L’université de Düsseldorf propose un       les traducteurs littéraires (en Europe) ?
cursus de traduction littéraire et, deux    À mon sens, il y a deux problèmes. Tout
fois par an, les étudiants effectuent un    d’abord, la rémunération, qui reste
stage d’une semaine au Kollegium. Ils       très faible dans de nombreux pays. Il
sont sous la supervision de collègues       y a des différences, bien entendu. La
expérimentés, qui les initient également plupart des traducteurs européens
aux réalités pratiques de la profession,    ne peuvent pas vivre de leur travail
comme la législation sur le droit           et doivent exercer une autre activité
d’auteur, la négociation avec les éditeurs, par ailleurs, du moins ceux qui ne
le travail de recherche et la gestion du    traduisent pas depuis l’anglais.
stress en cas d’échéances rapprochées.
                                            Et deuxièmement, le déclin général
                                            de la culture de la lecture, qui a une
                                            incidence sur la librairie indépendante.
                                            La lecture a perdu son statut d’activité
                                            de loisir importante, surtout chez
                                            les jeunes gens, dont les capacités
                                            en ce domaine sont en baisse.

                                            D’après vous, quel rôle devrait jouer
                                            l’EÜK en particulier et les résidences
                                            de traducteurs en général dans le
                                            monde de la traduction littéraire ?
                                            Il faut que les résidences entretiennent
                                            la force et la créativité des traducteurs
                                            en attirant l’attention du public sur leur
L’Atrium au Kollegium                       travail. On a encore besoin d’en savoir
Photo : EÜK                                 plus sur l’importance de ce métier. Les

                                                                                         19
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