DÉFIS COMMERCIAUX STRATÉGIQUES : SÉCURISER LES INDUSTRIES ET LES CHAÎNES D'APPROVISIONNEMENT ESSENTIELLES - NATO Parliamentary Assembly

 
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RAPPORT

DÉFIS COMMERCIAUX STRATÉGIQUES :
SÉCURISER LES INDUSTRIES ET LES
CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT
ESSENTIELLES

Rapport
Faik OZTRAK (Türkiye)
Rapporteur

019 ESCTER 22 F rév. 2 fin – Original : anglais – 19 novembre 2022

Fondée en 1955, l’Assemblée parlementaire de l’OTAN est une organisation
interparlementaire consultative, institutionnellement distincte de l’OTAN. Ce
                                                            e
rapport a été adopté par la commission à l’occasion de la 68 session annuelle de
l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Il est basé sur des informations provenant
de sources accessibles au public ou de réunions tenues dans le cadre de
l’AP-OTAN, lesquelles sont toutes non classifiées.
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L’émergence de nouvelles puissances commerciales – en particulier la Chine – a créé des
nouvelles tensions au sein du système commercial international. Parallèlement, la Russie –
pays en déclin et hautement perturbateur – pose aujourd’hui des défis importants et plus
immédiats. Ces tensions sont principalement dues à des désaccords relatifs aux normes,
pratiques et règles qui devraient régir le système commercial. À vrai dire, les difficultés
grandissantes que connaît l’ordre libéral ont commencé à altérer les paradigmes qui
prévalaient autrefois sur le développement économique, la libre circulation des biens et des
capitaux, ainsi que sur les conceptions relatives à la meilleure façon de gérer l’ordre
commercial et financier international pour en tirer une prospérité. Des nouvelles joutes ont
fait leur apparition entre ceux qui organisent les échanges internationaux et en fixent les
règles en matière d’investissement, et ceux qui, au final, en profitent. Bien que des
puissances montantes - comme la Chine - aient clairement tiré parti du système commercial
libéral une fois qu’elles ont eu décidé d’y prendre part, leurs exigences concernant la
redéfinition des règles et la mise en place de nouvelles normes de fonctionnement n’ont fait
que s’accroître au fur et à mesure qu’elles ont acquis plus de poids et de puissance au sein
même du système. La Russie semble, pour sa part, aspirer davantage faire voler en éclats
l’ordre en place, sans pour autant proposer d’alternatives cohérentes ou crédibles.

Les craintes suscitées par ces évolutions, à échelles nationale comme internationale,
servent de toile de fond à des appels de plus en plus pressants, au sein de certaines
sociétés démocratiques, visant à insuffler des doses accrues de gouvernance et de
considérations sécuritaires dans l’architecture mondiale des échanges, la politique
commerciale et les politiques industrielles nationales. Ces appels sont motivés par une prise
de conscience grandissante sur le fait que les États doivent se montrer plus proactifs sur le
front économique et ce, à la fois pour préserver des démocraties en difficulté, de plus en
plus contraintes de lutter contre l’avancée de l’autoritarisme tant aux niveaux international
qu’intérieur, et pour assurer l’accès aux intrants dont ont besoin leurs industries et leurs
consommateurs. Ces craintes résonnaient déjà sourdement avant la pandémie de Covid-19
mais la combinaison de celle-ci et de la terrible guerre menée par la Russie contre l’Ukraine,
ont mis au jour d’autres vulnérabilités de l’ordre commercial et du réseau complexe des
chaînes d’approvisionnement mondiales – l’une de ses principales caractéristiques.

Un ensemble de vulnérabilités dues, en partie, à la dépendance excessive à l’égard des
concurrents stratégiques pour tout un ensemble de biens finis essentiels (comme les
produits pharmaceutiques et les équipements de protection personnelle, les intrants
fondamentaux de l’industrie manufacturière et les matières premières) a d’abord été mis en
évidence par la pandémie. Les récentes perturbations des chaînes d’approvisionnement
ainsi que des réseaux de transport routier et maritime ont généré des incertitudes
économiques globales qui ne font que compliquer les efforts pour combler les pénuries. Les
conséquences économiques peuvent être catastrophiques, et la croissance peut se trouver
menacée par de nombreux facteurs dont la hausse des prix, les retards de production,
l’embouteillage des ports, les pannes sur les réseaux de transport, l’incertitude des
investisseurs et les variations extrêmes de la demande.
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Cette situation soulève en retour nombre de questions au sujet des stratégies actuelles de
délocalisation et a précipité une réévaluation des risques systémiques ainsi que la recherche
des moyens les plus adaptés pour l’atténuer. De nouvelles réglementations et restrictions
sont aujourd’hui nécessaires pour combler ces vulnérabilités. Des décennies de
délocalisation de la production et de dépendance excessive à l’égard des concurrents
stratégiques pour se procurer des biens et des intrants essentiels ont privé l’Amérique du
Nord et l’Europe d’une certaine autorité économique et affaibli leur capacité à faire face à
une crise mondiale comme une pandémie et, aujourd’hui, la guerre de la Russie contre
l’Ukraine. Des mesures correctives sont donc nécessaires, et cela conduit à porter un tout
nouveau regard sur la gestion des chaînes d’approvisionnement, les relations commerciales
internationales, la politique industrielle, les flux financiers mondiaux et la gestion des
échanges avec les concurrents en ce qui concerne les biens et marchandises de première
nécessité.

L’Europe doit désormais trouver une alternative au pétrole et au gaz russes et faire face à
l’explosion du prix des marchandises qui a suivi l’attaque de l’Ukraine par la Russie.
L’attitude à adopter face à la Chine requiert un ensemble plus nuancé de politiques qui,
simultanément, renforcent les règles du commerce international et le rôle central des
marchés dans sa structuration. Cela implique de mettre en œuvre une stratégie mêlant des
éléments du libéralisme et des interventions de l’État à des degrés divers. L’équilibre n’est
guère facile à trouver, et le risque engendré pour l’ouverture des marchés ne saurait être
ignoré.

L’instabilité pourrait bien continuer à secouer les chaînes d’approvisionnement mondiales
tant que la pandémie de Covid-19 ne sera pas derrière nous et que la Russie continuera de
mener sa guerre en Ukraine. Un éventuel retour à la normale prendra du temps car les
arriérés de commandes devront être épongés et les fournisseurs devront s’adapter aux
conditions fluctuantes de la demande à mesure que les clients rééquilibreront leurs achats
de biens et services.

Les États occidentaux doivent reconnaître leurs propres limites. Ils ne seront jamais en
possession de toutes les informations qui sont étudiées par les acteurs du marché lorsqu’ils
prennent des décisions fondamentales en matière d’approvisionnement. Cela dit, les
autorités publiques peuvent donner une orientation générale au processus en adoptant des
politiques homogènes dans les domaines du commerce, de l’industrie, de l’environnement,
de la fiscalité, des transports et même de la stratégie, et en les mettant en œuvre en
partenariat étroit avec leurs partenaires, leurs alliés et le secteur privé. Dans cet esprit, les
politiques de constitution de réserves stratégiques pourraient permettre de se protéger à
l’avenir contre les pénuries de produits essentiels. Des protocoles internationaux sont
également requis pour maintenir un fonctionnement optimal des ports dans le contexte d’une
pandémie et autres situations d’urgence au niveau mondial.
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Les sociétés qui répartissent plus équitablement les gains provenant des échanges sont
plus susceptibles de recueillir une adhésion supérieure du public concernant la nécessité de
perpétuer des systèmes d’échanges relativement ouverts et de les protéger. Enfin, les Alliés
doivent reconnaître que s’il peut être rationnel d’empêcher les concurrents stratégiques de
répondre à des marchés publics concernant des infrastructures essentielles et autres projets
stratégiques nationaux, coopérer avec les membres et les partenaires de l’Alliance procure
généralement certains avantages stratégiques et économiques. En d’autres termes,
« acheter OTAN » vaut mieux que « acheter national ».
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I-     INTRODUCTION :             LES            RISQUES                 LIÉS            AUX            CHAÎNES
       D’APPROVISIONNEMENT, LE COMMERCE STRATÉGIQUE ET LA
       PANDÉMIE .............................................................................................................. 1
II-    LES RISQUES LIÉS AUX CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT ET LES
       INCERTITUDES MACROÉCONOMIQUES ............................................................. 6
III-   LUTTER    CONTRE   LES           RISQUES                LIÉS          AUX           CHAÎNES
       D’APPROVISIONNEMENT ...................................................................................... 7
IV-    LA SÉCURITÉ NATIONALE ET LE COMMERCE...................................................10
V-     LES MESURES PRISES FACE AUX MENACES QUE FONT PLANER LES
       ADVERSAIRES SUR LES CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT ..........................11
VI-    LES RÉPONSES POLITIQUES DES ÉTATS-UNIS ET DE L’EUROPE ..................15
VII-   DIVERSIFICATION           DES             CHAÎNES                 D’APPROVISIONNEMENT,
       RELOCALISATION ET DÉLOCALISATION DE PROXIMITÉ DE LA
       PRODUCTION ........................................................................................................18
VIII- CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS .............................................................20

                                                              ***

       ANNEXE : L’IMPACT ÉCONOMIQUE DE L’INVASION DE L’UKRAINE PAR
       LA RUSSIE ET DES SANCTIONS INTERNATIONALES Y AFFÉRENTES ...........23
I-     LA CRISE HUMANITAIRE ......................................................................................24
II-    LES SANCTIONS ...................................................................................................25
III-   IMPACTS SUR LE MARCHÉ DE L’ÉNERGIE ........................................................27
IV-    LES MARCHÉS DE MARCHANDISES ...................................................................29
V-     CONSÉQUENCES FINANCIÈRES, MONÉTAIRES ET BUDGÉTAIRES ................30

       BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................32
I-    INTRODUCTION :  LES   RISQUES  LIÉS  AUX   CHAÎNES
      D’APPROVISIONNEMENT, LE COMMERCE STRATÉGIQUE ET LA
      PANDÉMIE

1.     Au cours des deux années écoulées, un certain nombre d’évolutions dans le domaine
commercial, considérées jusqu’ici comme des difficultés ordinaires, se sont transformées en
graves préoccupations géostratégiques. Les économistes politiques ont longtemps reconnu les
liens subtils – mais réels – entre l’économie et la géopolitique. Après tout, la bonne marche de
l’économie constitue un fondement essentiel de la puissance et de la stabilité politique d’un pays et
joue notamment un rôle capital en produisant les richesses qui garantissent le bien-être et la
stabilité intérieure, financent l’armée nationale et contribuent au développement des technologies
qui génèrent la croissance de demain et permettent aux armées d’avoir une avance décisive sur le
champ de bataille. Il n’est donc pas surprenant que l’article 2 du traité fondateur de l’OTAN s’en
fasse l’écho lorsqu’il appelle les parties à développer les conditions propres à assurer la stabilité et
le bien-être tout en s'efforçant d'éliminer toute opposition dans leurs politiques économiques
internationales et en encourageant la collaboration économique entre chacune d'entre elles ou
entre toutes (Traité de l’Atlantique Nord, 1949).

2.    Toutefois, les effets de la pandémie de Covid-19 et de la guerre menée par la Russie contre
l’Ukraine ont apporté un nouvel éclairage à ces anciens postulats. De fait, ces événements ont
ravivé des questions que l’on pensait réglées concernant l’ordre commercial et la façon de s’y
prendre pour créer de la richesse et assurer la stabilité économique dans des pays de l’Alliance
soumis à de grandes incertitudes. Certains des vieux adages vantant les mérites d’un libéralisme
étayé par les principes démocratiques de la bonne gouvernance et de la méritocratie, ainsi que par
des dispositifs de bien-être social visant à élargir la base des bénéficiaires, évoquent aujourd’hui –
tout au moins pour certains – un ordre trop fragile et de plus en plus vulnérable (Kuttner, 2020). La
démocratie est elle-même attaquée, un exemple évident étant celui de l’Ukraine en proie à une
guerre brutale déclenchée par la Russie, même si des problèmes existent également dans des
pays foncièrement associés à la gouvernance démocratique. Pour certains, le système commercial
lui-même est devenu plus propice à l’exercice de la géopolitique qu’à celui de l’économie à
proprement parler.

3.      De plus en plus de voix s’élèvent également pour appeler à une gouvernance plus
interventionniste, y compris dans des pays comme les États-Unis où les politiques industrielles
ressemblent plus à une politique économique en temps de guerre qu’à une gouvernance en temps
de paix (Kuttner, 2021). Bien que les notions de planification et d’intervention étatiques n’aient
guère duré longtemps dans ce pays au-delà de la seconde guerre mondiale, certains éléments ont
subsisté dans le secteur de la défense, où l’État a continué de jouer un rôle central au regard de la
supériorité technologique du pays générée par ses achats publics et le subventionnement de la
recherche (fondamentale et appliquée), avec d’importantes et durables retombées commerciales
pour la base industrielle américaine. À l’opposé, d’autres membres de l’OTAN (comme la France
et l’Allemagne) ont conservé des éléments de la planification du marché à l’après-guerre, même si
l’équilibre entre l’État et le marché a évolué au cours du temps et de manière différente selon les
pays concernés.

4.     Cela dit, certains des concepts qui sous-tendaient la planification et l’intervention
économiques pendant et après la guerre sont en train de connaître un renouveau, tant sur le plan
intellectuel que politique. Certains économistes voient dans les défis liés à la pandémie de Covid-
19, les inégalités économiques grandissantes au sein des pays, les nouvelles difficultés
économico-stratégiques au sein du système commercial mondial, le changement climatique et,
aujourd’hui, la terrible guerre en Ukraine, la nécessité de revoir à la fois tout un ensemble de

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politiques économiques intérieures fondamentales, et quelques-unes au moins des structures et
des postulats de base sur lesquels s’appuie le libéralisme. Depuis longtemps considéré comme
source d’efficience et de richesse, le commerce suscite aujourd’hui une attente grandissante, celle
de procurer plus de sécurité à de nombreux égards.

5.     Une autre préoccupation est que la concurrence féroce qui a cours au sein du système
commercial mondial – où des États adeptes de l’interventionnisme et du mercantilisme, comme la
Chine, jouent un rôle croissant – n’exerce une pression continue sur les États occidentaux et leurs
industries. Cette situation serait en partie responsable de la baisse des salaires, et même à
l’origine de la désindustrialisation de l’Occident. Dans un système économique mondial où tout est
intégré, certains Occidentaux s’inquiètent de l’externalisation trop systématique de l’industrie
manufacturière, tandis que la baisse des salaires exerce une pression grandissante sur les
dispositifs de bien-être social, décourage d’instaurer des réglementations environnementales et
incite à réduire les taxes servant à financer les services publics de base, dont les investissements
à long terme comme les infrastructures, l’éducation ainsi que la recherche médicale et scientifique.
Certains ardents défenseurs du libre-échange considèrent en revanche qu’une partie de ces
problèmes seraient dus davantage à la libre circulation transfrontière des capitaux qu’à celle des
marchandises. D’autres considèrent que le problème ne réside pas tant dans le libre-échange que
dans la répartition des gains qu’il génère. Lorsque le nombre de bénéficiaires du commerce
diminue, le risque de contestation populaire augmente, même si en termes bruts, les échanges
réalisés génèrent une augmentation de la richesse.

6.    Quoi qu’il en soit, les règles du jeu du commerce international semblent être de plus en plus
dictées par des pays comme la Chine, qui utilise un modèle nettement plus interventionniste et ne
partage pas les valeurs fondamentales de l’Occident que sont la gouvernance et la démocratie.
Alors qu’une approche libérale classique voudrait que l’on associe la réduction des impôts et la
dérégulation avec l’augmentation de la compétitivité, certains opposants prétendent que cela n’est
plus suffisant pour résoudre le problème de la désindustrialisation des économies et de
l’émergence de la concurrence dans un large éventail de secteurs. Le mécontentement et l’anxiété
sociale, ajoutés à l’assombrissement des perspectives économiques et au creusement des écarts
de revenus dans les sociétés industrielles avancées, ont également fourni des arguments à ceux
qui, en Occident, sont partisans de solutions politiques autoritaires.

7.    Les craintes suscitées par cette situation, tant à l’échelle nationale qu’internationale, servent
de toile de fond à des appels de plus en plus pressants, au sein de certaines sociétés
démocratiques, pour insuffler des doses accrues de gouvernance, voire de considérations
sécuritaires dans l’architecture mondiale des échanges, la politique commerciale et les politiques
industrielles nationales. Ces appels sont motivés par la prise de conscience grandissante du fait
que les États doivent se montrer plus proactifs sur le front économique en vue de préserver des
démocraties en difficulté, de plus en plus contraintes de lutter contre l’avancée de l’autoritarisme,
tant aux niveaux international qu’intérieur. Ces conceptions ne font cependant pas l’unanimité. Les
défenseurs du libre-échange, par exemple, craignent que la notion de sécurité nationale puisse
être utilisée abusivement comme couverture par ceux dont les intérêts véritables sont de mettre en
place des politiques protectionnistes qui réduisent de fait la liste des bénéficiaires du commerce.
Mais là encore, il est impératif de s’intéresser de plus près à la façon dont les gains provenant des
échanges commerciaux sont répartis, en particulier à une époque de concentration croissante des
richesses.

8.    Il est évident que le libéralisme tel qu’il se pratique aujourd’hui et les institutions qui l’ont
défini ont profondément changé depuis les accords de Bretton Woods. Le système commercial
ouvert qui est né dans les décombres de la seconde guerre mondiale a – c’est un point important –
accordé aux États l’espace politique nécessaire pour poursuivre de façon autonome leurs objectifs
économiques. Le système libéral tel qu’il a été conçu à Bretton Woods a perduré sous diverses

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formes pendant plusieurs décennies et a, entre autres, permis à l’Europe de se relever rapidement
sur le plan économique et politique. Dans les années 1950 et 1960, les États-Unis et leurs alliés
ont construit une prospérité toujours plus grande à l’aide de ce système commercial et monétaire
international régi par des règles, prospérité qui a fini par gagner l’Asie.
Bien qu’appliquant des modèles de développement quelque peu différents, des pays comme le
Japon puis la Corée et les autres « tigres asiatiques » ont fait du commerce international la clé de
voûte de leur développement économique et ont énormément bénéficié des structures de base
mises en place initialement à Bretton Woods.

9.     Plusieurs décennies plus tard, l’émergence de nouvelles puissances commerciales – en
particulier la Chine – a créé de nouvelles tensions au sein du système et commencé à altérer les
paradigmes qui prévalaient autrefois au sujet du développement économique ainsi que de la
meilleure utilisation possible de l’ordre commercial international. En fait, l’apparition des tigres
asiatiques sur la scène économique n’était pas le résultat d’un développement spontané mais celui
d’une planification industrielle soigneusement ciblée avec l’aide de l’État, de politiques de crédit
très sélectives et de puissants partenariats public-privé. L’ouverture des secteurs à la concurrence
mondiale a eu lieu progressivement et uniquement lorsque les industries en question ont été
jugées aptes à survivre. Il s’agissait d’une trajectoire vers la prospérité différente de celle qui a été
suivie par un grand nombre d’économies occidentales, bien que perçue généralement comme
relevant du modèle libéral mondial. La montée en puissance de l’Asie a cependant suscité de
nouvelles tensions dans l’ordre commercial international, en partie à cause de ces dynamiques
différentes entre le marché et l’État, mais aussi de par la menace que représentaient ces pays
pour la puissance commerciale des économies industrielles qui s’étaient développées avant eux et
de façon différente.

10. Ces dernières années, de nouvelles batailles ont fait leur apparition entre les pays qui
organisent les échanges internationaux et fixent les règles en matière d’investissement, et ceux
qui, au final, en profitent. Bien que des puissances montantes comme la Chine aient bénéficié du
système commercial libéral une fois qu’elles ont eu décidé d’y prendre part, leurs exigences n’ont
fait que s’accroître au fur et à mesure qu’elles acquéraient plus de poids et de puissance au sein
du système. La Chine a ouvertement refusé d’adopter les approches traditionnelles de protection
de la propriété intellectuelle ainsi que d’autres règles et normes qui protègent l’innovation dans le
cadre de l’ordre commercial ouvert. Elle est devenue bénéficiaire du système actuel tout en en
contestant paradoxalement l’esprit, par exemple avec son initiative « La ceinture et la route » (Belt
and Road) au moyen de laquelle elle cherche à mettre en place un système commercial reposant
sur des normes créées à son image. Elle a également engagé un plan décennal combinant
subventions, achat de brevets et protection des échanges afin d’aider plusieurs de ses industries à
acquérir une position dominante sur le marché mondial (McBride et Chatzky, 2019).
Les subventions chinoises posent depuis longtemps problème aux produits manufacturés
occidentaux. Les États-Unis, par exemple, ont purement et simplement perdu la première place
qu’ils occupaient dans le secteur des panneaux solaires après que la Chine a lancé un programme
de subventions massives pour créer une industrie hautement concurrentielle, qui a fini par
devancer les fabricants américains.

11. La pandémie qui a touché le monde entier a également fait naître des inquiétudes au sujet
du système commercial actuel, des postulats sur lesquels il s’appuie et des risques stratégiques
qu’il engendre. Cette pandémie a tout d’abord mis en évidence un ensemble de vulnérabilités
dues, en partie, à la dépendance excessive à l’égard des concurrents stratégiques pour tout un
ensemble de biens finis essentiels, comme les produits pharmaceutiques et les équipements de
protection personnelle, les intrants fondamentaux de l’industrie manufacturière et les matières
premières. Certains suggèrent, pour remédier à ces vulnérabilités, la mise en place de nouvelles
réglementations et restrictions. La thèse est que des décennies de délocalisation de la production
ont fondamentalement privé l’Amérique du Nord et l’Europe de moyens d’action économiques et

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affaibli leur capacité à faire face à une crise mondiale comme une pandémie. Alors qu’au début de
celle-ci le débat portait sur les restrictions chinoises des exportations de masques chirurgicaux – et
autres équipements médicaux – et d’ingrédients utilisés dans la fabrication des médicaments, il
s’est ensuite étendu à d’autres secteurs comme la production de lithium et de cobalt, dominée par
la Chine et essentielle pour fabriquer des batteries – un secteur en rapide expansion qui joue un
rôle fondamental dans la perspective de mettre en place à l’avenir une énergie propre et des
transports à faible émission de carbone. De même, la domination asiatique – et plus
particulièrement chinoise – du secteur des puces électroniques représente un autre défi pour
l’avenir. La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine laisse aujourd’hui présager de nouvelles
pénuries de marchandises qui vont faire augmenter l’inflation au niveau mondial et mettre à l’arrêt
un certain nombre d’industries essentielles. Des pénuries sont anticipées pour des marchandises
comme le pétrole, le gaz, le blé et les engrais, ainsi que pour des métaux essentiels comme le
palladium, le zinc et le nickel (Réunion du Réseau parlementaire mondial de l’OCDE, 2022).

12. Des préoccupations connexes ont également vu le jour au sujet des chaînes
d’approvisionnement fragiles. Les difficultés de production causées par les confinements et les
pénuries de main-d’œuvre ont montré que les liens commerciaux essentiels pouvaient être
ébranlés plus facilement qu’on ne le pensait. La dépendance excessive du monde entier à l’égard
de la production chinoise est apparue comme très problématique lorsque les autorités chinoises
ont fermé les ports et placé en quarantaine des villes entières dans le but de lutter contre la
propagation de la Covid-19. Cette situation a eu des répercussions dans l’ensemble de l’économie
mondiale, créant une myriade de goulets d’étranglement au niveau de la production qui se sont
avérés complexes à résoudre. Une deuxième vague de l’épidémie au printemps 2022 a provoqué
une nouvelle série de confinements aux effets paralysants dans de grandes et importantes villes
comme Shanghai, au moment même où les effets de la guerre en Ukraine se faisaient sentir et où
les sanctions occidentales contre la Russie avaient commencé à perturber les chaînes
d’approvisionnement d’un éventail de produits, en exerçant de nouvelles pressions sur les prix
mondiaux. En fait, la guerre injustifiée menée par la Russie et la riposte économique de l’Occident
ont bouleversé encore davantage les chaînes d’approvisionnement mondiales juste au moment où
elles commençaient à revenir à la normale. La guerre en Ukraine et les nouveaux confinements en
Chine ont donc provoqué une véritable onde de choc qui a sérieusement mis à l’épreuve la
résilience de l’ordre commercial mondial et mis au jour un ensemble de vulnérabilités.

13. Bien que les causes de ces perturbations soient nombreuses, certaines des conséquences
politiques deviennent de plus en plus claires. Lorsque les intrants indispensables proviennent de
l’étranger – et en particulier de concurrents stratégiques –, ils sont sujets à des risques de
perturbations qui entraînent des retards de livraison dans une multitude de secteurs. Par ailleurs,
comme l’ont appris les acteurs économiques et les administrations publiques, plusieurs mois
peuvent être nécessaires avant de rétablir un semblant d’ordre dans les systèmes
d’approvisionnement perturbés. La gestion d’une telle situation au niveau des entreprises et des
États n’est pas toujours évidente. Les récentes interruptions du système d’approvisionnement ont
généré des incertitudes économiques globales qui compliquent encore les efforts pour combler les
pénuries, par exemple en dissuadant de réaliser des investissements, les primes de risque étant
plus élevées. Les conséquences économiques peuvent être catastrophiques, et la croissance peut
se trouver menacée par de multiples facteurs dont la hausse des prix, les retards de production,
l’embouteillage des ports, les pannes sur les réseaux de transport, l’incertitude des investisseurs et
les variations extrêmes de la demande. En plus de remettre en question les stratégies actuelles de
délocalisation, ces perturbations ont précipité la réévaluation du risque systémique tout en
suscitant la recherche des moyens les plus adaptés pour l’atténuer.

14. Pour certains, la leçon de cette situation a été de réfléchir plus sérieusement à la
relocalisation ou la délocalisation de proximité de la production afin de raccourcir les chaînes
d’approvisionnement. Au cours des dernières décennies, ces chaînes ont eu tendance à s’étendre

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à l’échelle mondiale en direction de fournisseurs étrangers à haut rendement et à bas coût. Elles
sont le résultat de plusieurs décennies d’investissements, d’évaluation attentive des avantages
comparatifs et d’intense spécialisation, ce qui signifie que toute tentative de lancement
systématique d’un projet de relocalisation ou délocalisation de proximité entraînerait des coûts
initiaux et des investissements considérables. Cela dit, ce type de projet pourrait, à un certain
degré, contribuer à abaisser les primes de risque, à réduire les frais de transport, à avoir un
comportement plus respectueux de l’environnement, à diminuer la dépendance à l’égard de
concurrents stratégiques comme la Chine et la Russie et à attirer des investissements
indispensables dans les économies émergentes se trouvant à proximité des grands marchés
mondiaux. Cela permettrait par exemple l’ouverture de nouveaux débouchés de taille dans les
Balkans occidentaux, en Afrique du Nord et au Mexique, entre autres. En vérité, un autre bienfait
possible de la délocalisation de proximité est qu’elle apporterait de la stabilité aux pays situés le
long des frontières de l’OTAN, d’une part en stimulant énergiquement le développement
économique et d’autre part en fournissant aux migrants éventuels de ces pays une raison
importante de rester chez eux pour profiter des possibilités d’emploi accrues.

15. Il convient par ailleurs de noter que les chaînes d’approvisionnement mondiales à flux tendus
ont bien fonctionné – tout au moins dans des conditions idéales ou quasi-idéales – et qu’elles se
sont avérées être une très importante source de croissance économique au niveau mondial. Or,
les dysfonctionnements – même légers – du système peuvent avoir des impacts négatifs sur le
marché mondial. Un événement illustre parfaitement à lui seul la vulnérabilité éventuelle de ce
système. En mars 2021, alors que la pandémie de Covid-19 commençait à frapper l’économie
mondiale, le pétrolier Ever Given s’est échoué dans le canal de Suez et y est resté pendant
six jours, ce qui a entraîné un embouteillage de pétroliers du monde entier et retardé des livraisons
cruciales tout autour du globe. Cet événement unique et ponctuel a finalement eu des
conséquences sur les chaînes d’approvisionnement mondiales pendant plusieurs mois. D’après la
Lloyd's List, le retard de livraison des marchandises bloquées aurait coûté 400 millions de dollars
par heure. Chaque jour d’intervention pour débloquer le canal se serait chiffré à 9 milliards de
dollars supplémentaires du fait de l’existence, dans une multitude de secteurs, de structures de
livraison à flux tendus. Cet épisode a également aggravé les pénuries dans certains secteurs
comme les semi-conducteurs, qui connaissaient déjà de gros problèmes d’approvisionnement
(RTE, 2021). Il a eu un certain effet domino sur toutes sortes de secteurs, qui s’est fait sentir
pendant plusieurs semaines. Enfin, cet événement a fait ressurgir de vieilles interrogations
concernant les goulets d’étranglement stratégiques, et en a suscité de nouvelles au sujet des
vulnérabilités des systèmes d’approvisionnement fonctionnant à flux tendus. Un récent mouvement
de protestation des transporteurs routiers le long de la frontière entre le Canada et les États-Unis a
eu les mêmes effets immédiats et n’a fait que raviver les inquiétudes concernant la vulnérabilité de
certains postes-frontières et la résilience du système commercial mondial.

16. Dans un autre domaine, la crise énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine a montré
que la dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes s’accompagnait d’importants coûts
cachés. L’un d’eux est le poids stratégique que la dépendance de l’Europe aux fournisseurs russes
concède au Kremlin, poids que la Russie cherche aujourd’hui clairement à exploiter pour ébranler
la solidarité et le soutien de l’Occident envers l’Ukraine. Les risques associés à la dépendance à la
fois à des systèmes d’approvisionnement fonctionnant à flux tendus avec des stocks faibles, dans
lesquels la Chine joue un rôle central, et à des ressources pétrolières et gazières russes bon
marché, semblent rétrospectivement avoir été sous-évalués. Les fermetures dramatiques des
ports chinois et les efforts systématiques déployés par la Chine pour imposer des règles
commerciales différentes, de même que l’agression militaire de l’Ukraine et l’utilisation par la
Russie de ses exportations énergétiques comme d’une arme, ont mis au jour les véritables coûts
d’une dépendance excessive à des relations commerciales étroites avec ces types de régimes.
Nombreux sont ceux qui en ont conclu que des mesures doivent être prises pour réduire les
risques, même si cela supposera également des coûts, car se protéger requiert des contreparties.

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II-   LES RISQUES LIÉS AUX CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT ET
      LES INCERTITUDES MACROÉCONOMIQUES

17. La pandémie a entraîné une multitude de fermetures d’usines et des ralentissements
d’activité dans le monde entier ; elle a aussi provoqué des mutations de grande ampleur sur les
marchés de l’emploi et dans les systèmes de transports et elle a, par extension, eu un impact
majeur sur les chaînes d’approvisionnement mondiales et même les conditions
macroéconomiques. Ces bouleversements ont eu des conséquences néfastes sur un éventail de
secteurs et sur les consommateurs, attisé l’inflation, voire contribué à l’aggravation de l’insécurité
alimentaire mondiale (McFarland et Evans, 2021).

18. Alors que de nombreux observateurs avaient prédit que la pandémie allait provoquer une
chute rapide de la demande, les interventions contracycliques des administrations publiques
– notamment les indemnités chômage et les aides aux petites entreprises – ont permis de
maintenir la consommation, de soutenir les activités vulnérables et de contrer quelques-uns des
pires effets de la pandémie, tout au moins dans les pays développés. Il n’en reste pas moins que
la structure de la demande des consommateurs a subi d’importantes modifications, les achats de
services (par exemple dans la restauration et le tourisme) ayant chuté tandis que la vente d’une
série de biens de consommation se maintenait au même niveau, voire augmentait de manière
inattendue. Aux États-Unis, par exemple, les consommateurs ont dépensé en 2021 quelque
1 000 milliards de dollars de plus qu’avant la pandémie. Une progression aussi forte et aussi
imprévue aurait, même en temps normal, suscité des tensions sur les chaînes
d’approvisionnement. Par temps de Covid, ces tensions ont été beaucoup plus importantes, de
même que les conséquences sur les prix (O'Neil, 2021).

19. Les pénuries provoquées par ces bouleversements ont joué un grand rôle dans les hausses
de prix généralisées qui ont été enregistrées de par le monde (de même que les injections
contracycliques massives de fonds publics pour empêcher la récession économique) depuis un an.
Cette poussée des prix a été un véritable casse-tête pour les banques centrales, qui ont dû
déterminer si leur priorité était de gérer un choc des prix à court terme ou de faire face à un
phénomène inflationniste persistant et de longue durée qui menacerait fondamentalement la
reprise économique mondiale si cette tendance à la hausse de prix s’intensifiait avec le temps. En
fait, depuis que la Russie a déclenché la guerre contre l’Ukraine, la menace de l’inflation semble
s’être confirmée, d’où un risque accru de stagflation – c’est-à-dire une hausse des prix dans un
contexte de stagnation de la croissance. La stagflation aura pour effet de ralentir la demande et de
faire reculer les investissements, et les banques centrales auront plus de mal à maintenir des
conditions propices à la poursuite de la croissance. Or, élaborer une politique pour faire face à une
poussée temporaire des prix n’est pas la même chose que gérer une stagflation provoquée par un
ensemble complexe de chocs qui se répercutent sur les anticipations concernant l’évolution future
des prix. Les taux d’inflation aux États-Unis ont atteint en juin 2022 leur niveau le plus élevé en
l’espace de 30 ans, à 9,1 % (mais 8,5 % le mois suivant) (Trading Economics, 2022). Toutefois,
compte tenu de la fragile de la croissance actuelle au niveau mondial, une rigueur monétaire
accrue présente des risques très évidents, en particulier si l’intervention de la banque centrale
échoue à traiter l’origine de la hausse des prix (O'Neil, 2021). La terrible guerre en Ukraine n’a fait
qu’aggraver considérablement ces problèmes, et le monde a dû se préparer à des conséquences
économiques très lourdes ayant de profondes répercussions sur les chaînes d’approvisionnement
et les prix.

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III- LUTTER CONTRE LES                            RISQUES           LIÉS       AUX        CHAÎNES
     D’APPROVISIONNEMENT

20. Les défis à la fois macro- et microéconomiques suscités par la pandémie ont engendré une
réévaluation profonde de la gestion des chaînes d’approvisionnement. Certains analystes
suggèrent donc de gérer les flux de marchandises et d’intrants selon le principe des « stocks de
sécurité » plutôt que des « flux tendus » (Beattie, 2020). Leur crainte est que les risques qui
pèsent sur plusieurs structures et pratiques commerciales de longue date n’aient été sous-évalués.
La réévaluation de ces risques pourrait tout à fait conduire à une remise à plat de l’ordre
commercial, les acteurs du marché cherchant à réduire au maximum leur exposition aux
perturbations de toutes sortes : d’origine naturelle (comme une pandémie ou un événement
météorologique grave – un phénomène de plus en plus fréquent – provoqué par le changement
climatique) et d’origine politique (comme un conflit infranational ou international, l’ingérence directe
des pouvoirs publics sur les marchés de biens, de capitaux, de marchandises et de main-d’œuvre,
ou la refonte d’arrangements commerciaux comme dans le cas du Brexit).

21. La pandémie de Covid-19 a, par exemple, mis au jour un ensemble inattendu de risques
relatifs aux marchés : d’abord concernant les équipements médicaux et les produits
pharmaceutiques de première nécessité, puis dans toutes sortes d’autres secteurs. La crise a été
déclenchée par la fermeture des usines en Chine début 2020, après que le pays – qui joue un rôle
de premier plan dans les chaînes d’approvisionnement des industries mondiales – ait décidé d’un
confinement pour limiter la propagation du virus. S’en sont suivis ensuite des confinements partiels
dans d’autres centres de production. Cela dit, d’autres facteurs ont également contribué à la crise,
notamment une demande persistante – et étonnamment élevée – de biens commercialisables, des
perturbations des réseaux logistiques (comme des fermetures de ports), des pénuries de
main-d’œuvre, l’affaiblissement des réseaux de transport routier et maritime, ainsi que le manque
de capacités (CRS, 2021).

22. Ces événements liés à la Covid se sont greffés à d’autres phénomènes qui avaient déjà
commencé à saper le système commercial international, notamment la montée du protectionnisme
dans un grand nombre de pays et les nouvelles réglementations commerciales liées à des
objectifs d’action publique ayant trait à d’autres sujets (par exemple le changement climatique et la
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                                                                   du commerce dans le PIB
                                                                   mondial n’a cessé de décroître
                                                                   entre 2011 et 2020 (Banque
                                                                   mondiale, 2021).

                                                                    23. Tous ces faits se sont
                                                                    ajoutés au problème des chaînes
                                                                    d’approvisionnement et ont ravivé
                                                                    les récentes incertitudes du
                                                                    marché. Le graphique ci-contre
                                                                    du FMI représente le choc subi
                                                                    par          les         chaînes
                                                                    d’approvisionnement            et
                                                                    l’allongement soudain des délais
                                                                    de livraison sur les marchés
                                                                    européens et américains.

                                                                                                      7
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24. L’apparition de nouveaux variants du virus de la Covid, de même que les mesures
divergentes – et parfois coûteuses – prises par les pouvoirs publics pour faire face à la crise
sanitaire, sont autant de facteurs ayant freiné la reprise des échanges. Les pénuries imprévues de
main-d’œuvre ont causé de graves problèmes sur les deux côtés de l’Atlantique, les taux d’activité
enregistrant une chute pour diverses raisons liées à la pandémie, toutefois à des degrés divers
selon les pays, les secteurs et les catégories de personnel. Plusieurs économies ont par exemple
été handicapées par le manque de conducteurs de poids lourds, lequel a provoqué de longs
retards dans les grands ports maritimes qui se sont ensuite répercutés sur la livraison des intrants
et des produits finis. Par ailleurs, les licenciements et les retraites anticipées qui ont eu lieu dans le
secteur aérien ont rendu les livraisons très difficiles une fois la demande repartie à la hausse. Le
chaos dans les aéroports à l’été 2022 a clairement mis en évidence les difficultés générées par la
réduction des effectifs et, de l’avis des experts, le secteur pourrait mettre des années à se remettre
totalement de ce choc (Bouwer, 2022).

                                  Source : Bodnar and O’Brien, 7/2021
25. Ces deux dernières années, les retards d’expédition et la saturation des entrepôts ont
exacerbé les ruptures d’approvisionnement pour des produits clés allant des semi-conducteurs à
l’essence. Les coûts de transport ont été multipliés par près de 7 en moyenne par rapport aux
niveaux antérieurs à la pandémie, tandis que les pénuries de main-d’œuvre dues à la Covid ont
perturbé le fonctionnement des entrepôts, des ports et des transports qui, tous, jouent un rôle
essentiel dans l’acheminement des biens. Les goulets d’étranglement qui en ont résulté ont
entraîné des pénuries de biens de consommation dans le monde entier (Dempsey, 2022). Ces
problèmes, qui représentaient peut-être les menaces les plus sérieuses pour la reprise mondiale
(avant que n’éclate la guerre en Ukraine), représentaient initialement les principaux moteurs de la
montée en flèche de l'inflation et des prévisions concernant celle-ci. Ces dernières ont pris un tour
résolument plus critique sous l’effet des hausses de prix additionnelles liées à la guerre en
Ukraine.

26. L’approche radicale de tolérance zéro adoptée par la Chine à l’égard de la Covid-19 – qui
s’est traduite par le confinement total de villes entières, même lorsqu’un nombre minime
d’habitants étaient testés positifs au virus – a exercé des tensions supplémentaires sur les chaînes
d’approvisionnement mondiales. Les confinements imposés à Shanghai et Pékin au
printemps 2022 ont en outre sérieusement aggravé les problèmes rencontrés sur les chaînes
d’approvisionnement, qui avaient déjà empiré après l’attaque de l’Ukraine par la Russie. La Chine
représente environ un tiers de la capacité de production manufacturière au monde, et la fermeture
de seulement un ou deux centres de fabrication ou villes portuaires peut avoir des impacts

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immédiats au niveau mondial. Les confinements en Chine, qui ont certainement permis de contenir
la propagation du virus dans le pays, ont donc eu de profondes répercussions sur les chaînes
d’approvisionnement mondiales. En 2021, la fermeture des ports de fret chinois de Ningbo-
Zhoushan et Shenzhen, qui se classent respectivement au troisième et au quatrième rang mondial
de par leur volume, a provoqué des retards de livraison critiques dans le monde entier. Les
fermetures plus ciblées de quatre autres ports chinois fin 2021 ont également eu des
conséquences immédiates au niveau planétaire. Ainsi, le confinement de la ville de Tianjin a obligé
les usines chinoises de Toyota et de Volkswagen à cesser temporairement la production. En
janvier 2022, les délais d’acheminement des biens entre les ports chinois et la côte ouest des
États-Unis avaient atteint un nombre record de 113 jours ; par comparaison, ils étaient de
seulement 50 jours début 2019.

27. Alors même que les marchés avaient commencé à anticiper un recul des perturbations,
l’apparition de nouveaux foyers de Covid-19 à Shanghai – le port le plus actif du monde –,
Shenzhen, Zhengzhou, Pékin et dans d’autres villes chinoises a donné lieu à une nouvelle série de
confinements draconiens ordonnés par les autorités, qui ont provoqué de nouvelles secousses sur
les marchés (d’autant qu’ils coïncidaient avec le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie).
Ces confinements, dont un grand nombre étaient pourtant partiels et concernaient surtout les
usines de fabrication, les transports routiers et les villes plus que les ports eux-mêmes, ont
entraîné des perturbations des chaînes d’approvisionnement de matières premières, de
composants et de biens pour une multitude d’entreprises multinationales comme Apple, Tesla et
General Electric. À la mi-avril 2022, le nombre de porte-conteneurs en attente de déchargement
dans les ports chinois avait doublé, et ce en moins de deux mois (Hollinger et. Al, 16/05/2022).

28. Ces perturbations alimentent par ailleurs directement l’inflation au niveau mondial. Lors des
premières phases de la pandémie de Covid, les tarifs du fret maritime et aérien ont grimpé en
flèche ; le prix de l’acheminement d’un conteneur de 12 mètres entre Shanghai et les ports de la
côte Pacifique des États-Unis a ainsi été quasiment multiplié par deux. Selon le FMI, cette
augmentation du prix du fret entraînerait une hausse de l’inflation mondiale de 1,5 % (Hollinger et.
al, 2022).

29. La Chine possède sept des dix plus grands ports de fret du monde. Les fermetures de
certaines villes portuaires ont sapé la confiance dans les chaînes d’approvisionnement existantes
et ont fait ressurgir les inquiétudes concernant la dépendance excessive à l’égard de la localisation
de la fabrication en Chine. D’autres confinements ayant eu lieu dans le pays au printemps 2022
n’ont fait que miner davantage la confiance fragile dans les systèmes existants, réduire les
recettes des entreprises et provoquer de nouvelles hausses des prix. La Chine a adopté une série
de mesures pour maintenir l’activité dans ses ports même lorsque les villes concernées ont connu
de nouveaux foyers de Covid, mais les confinements ont frappé un grand nombre d’usines de
fabrication et de systèmes de transport intérieur, entraînant des retards dans les ports chinois
(Swanson et Bradsher, 2022). La politique chinoise du « zéro-Covid » a donc suscité des craintes
croissantes au niveau mondial sur le risque que fait peser une dépendance excessive à l’égard de
la production et des ports chinois. Le fait que les autorités chinoises puissent aussi facilement
fermer des usines du pays et restreindre les transports par camions est désormais considéré
comme un grave danger pour les chaînes d’approvisionnement. Une fois désynchronisées, les
chaînes d’approvisionnement mondiales – au fonctionnement complexe – peuvent mettre des mois
pour se remettre en marche.

30. La côte ouest des États-Unis a connu elle aussi des difficultés. Il est largement admis que de
grands ports américains comme ceux de Los Angeles et Long Beach manquent d’investissement
sur leurs infrastructures essentielles et leurs technologies. Ces ports ont été incapables de réagir
avec agilité aux bouleversements du marché survenant au début de la pandémie, et les goulets
d’étranglement qu’ont connus ces immenses installations ont eu des répercussions au niveau

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