De l'empire du métissage - Anolga Rodionoff

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De l’empire du métissage…
                           Anolga Rodionoff *
                       Université de Paris VIII &
         GREDAC & MSH (Maison des Sciences de l’Homme « Paris Nord »)

       Architecture, “textimage” ou “textobjet”, ubiquité et redistri-
       bution des rôles des acteurs du secteur “édilaire”, autant d’élé-
       ments qui consacrent le règne d’une médiation paradoxalement
       déniée.

Confronter la médiation aux pratiques artistiques et, en particulier, aux
pratiques des architectes contemporains des années 1980, peut sembler
hasardeux, tant restent tenaces d’abord l’idée qu’entre une œuvre et son
public n’existe pas d’entre-deux, ensuite celle qu’une création demeure
un acte individuel. En effet, selon la vulgate esthétique, l’œuvre qu’elle
soit picturale, sculpturale ou architecturale se livrerait directement sans
intermédiaire. Si toutefois des relais existent entre une œuvre et son
public, ils restent neutres. C’est dire que la médiation se définit comme
un “inter”. Neutre, étrangère à la création, elle risque à tout moment de
l’altérer ou de la trahir. Il faut donc s’en méfier. Pourtant les façons de
faire des acteurs du secteur de l’édification, maîtres d’ouvrage publics,
critiques et maîtres d’œuvre, démentent cette interprétation. Qu’il
s’agisse de la création dans toute sa diversité dont les projets, construits
ou non, ressortissent à des composés mixtes, mi-texte mi-objet ou mi-
texte mi-image ou des acteurs autrefois mieux identifiables dont, désor-
mais, les fonctions s’interpénètrent et s’entrecroisent. Hybridations
et/ou métissages structurent tant la production architecturale que l’or-
ganisation de la construction publique. Deux notions que traduit le
terme médiation. Sans tomber dans les pièges du déterminisme, techni-
que ou social, tenir compte de l’omniprésence des techniques d’infor-
mation et de communication ou TIC qui, depuis les vingt dernières
années du XXe siècle, environnent la profession, devenait impératif pour
envisager ces transformations. Ne fallait-il pas compter sur les réseaux
de communication et le virtuel, réalités autant techniques, discursives

*
    anolgarodionoff@wanadoo.fr
MEI « Médiation et information », nº 19, 2003

que sociales, comme sous-jacents à l’hybridation ou à la médiation
désormais omniprésentes 1 ?
Dès les années 1980, la diversité de la production architecturale, comme
la médiatisation dont elle était l’objet, ont suscité des recherches s’inter-
rogeant sur les raisons et facteurs de ces bouleversements. Quelques-
unes privilégient la seule création afin d’en dévoiler les principes et
méthodologies. Mais la création ou la production, bien que décisives, ne
s’isolent ni de la consommation ni de sa diffusion, étape intermédiaire
dont la fonction consiste, traditionnellement, à assurer la coïncidence
entre les deux étapes en bout de chaîne. De sorte que le schéma linéaire
et tripartite production-diffusion-consommation s’en trouve ébranlé.
Ces trois étapes apparaissent beaucoup moins bornées, empiétant les
unes sur les autres quand elles ne se confondent pas purement et sim-
plement. La diffusion, prenant les traits ou les allures d’un processus,
perd de sa neutralité qui cède le pas à une dynamique. La médiation ne
laisse plus en état des éléments, des mondes qu’elle se contentait, selon
un sens convenu, de mettre en relation. Elle désigne ce nouvel état des
choses ou du monde, et rend compte des mixités, entrecroisements et
enchevêtrements.
D’autres recherches tentent l’analyse de ces transformations mais leurs
auteurs optent pour un franc déterminisme en faveur soit de la
consommation, soit de la diffusion. Ils minimisent en quelque sorte la
production et la réduisent à peu de chose. De même minimisent-ils,
voire ignorent-ils, les incidences éventuelles des TIC, en particulier des
réseaux de communication. Ainsi, diversité et hétérogénéité des édifices
s’expliqueraient par la nature de la commande, autrement dit par la
consommation, le système de communication, c’est-à-dire l’appareil de
diffusion, se contentant de les refléter 2. Thèse qui plaide pour des
médiations croisées de l’objet architectural construites par le pouvoir
politique, les architectes et les critiques et qui se limite à une sociologie
des acteurs, entre autres, parce que la production architecturale reste
ignorée. Une autre analyse tend à privilégier cette thèse, tout en relativi-
sant le rôle de la personnalité des acteurs, politiques et administratifs,
confrontés à la commande 3. Son auteur reconnaît et insiste sur l’impor-
tance capitale de la diffusion pour des commanditaires publics de plus
en plus sensibles à la notoriété des architectes. Au point qu’un dossier
dit de notoriété s’ajoute aux pièces habituelles pour l’accès aux

1
    Rodionoff, Anolga, 2000. Architecture : de la production à la communication.
    Thèse de doctorat en Science politique. Paris : Université de Paris I
    (« Panthéon-Sorbonne »), 531 pages.
2
    Devillard, Valérie, 1998. Architecture et communication : les médiations architectu-
    rales dans les années 80. Thèse de doctorat en Sciences de l’information et de
    la communication. Paris : Université de Paris II, 514 pages.
3
    Champy, Florent, 1998. Les architectes et la commande publique. Paris : PU F,
    397 pages.

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concours publics. Ces deux analyses tendent malgré tout à privilégier la
consommation tout en admettant que la diffusion reste un maillon es-
sentiel mais qui lui reste subordonné, de même que la production.
Prendre ensemble la production et les conditions de production, ne pas
séparer les deux, semble une voie plus féconde. D’autant plus que l’exa-
men de la période précédente de la Reconstruction montre l’importance
pour ne pas dire la résonance de la dogmatique moderne avec un style
de commande, ou encore un style de pouvoir : la technocratie.

Architecture, “textimage” et “textobjet”
Si l’on considère le travail de l’architecte, depuis les années 1980, force
est de constater combien il conduit à la production d’objets mixtes,
mi-texte mi-image 1, combien également il procède du collectif. Dès
1960, le groupe Archigram mêle, dans ses projets, l’écriture au dessin 2.
Tous ses projets s’accompagnent de formules lapidaires quand Archi-
gram n’élimine pas toute intention constructive dans ceux-ci 3. Ainsi,
d’un panneau-collage où textes, photos, éléments disparates de struc-
tures industrialisées s’entrecroisent et que le groupe signe, en quelque
sorte, en spécifiant : « nous n’avons aucun bâtiment ici ». « Les mots, parfois
empruntés à la sociologie, à la politique, avaient pris le pas sur la production archi-
tecturale au sens strict » 4. Inventions verbales – telles, entre autres, « City-
Interchange » une bretelle-ville, ou « Plug-in-City » la ville branchée –
qui valurent à Archigram un certain succès. Des décennies plus tard,
quelques architectes – dont T. Ito affirmant que « l’espace est créé par l’in-
formation » 5 ou A. Moussa considérant les informations comme la ma-
tière première de l’architecture auxquelles le concepteur doit donner
forme 6 – suivront cette voie. N’étaient-ce que jeux de mots ou plus
radicalement une autre façon de concevoir l’architecture ?
Le refus de la dogmatique moderne a conduit bon nombre d’archi-
tectes, Archigram, Ito, J. Nouvel et les déconstructivistes, entre autres, à
revisiter les règles de la conception. Réfutation qui se traduit par l’ex-
pression de règles singulières plutôt qu’universelles. L’architecte et son
équipe inventent, désormais, des règles à l’occasion de chaque projet.

1
    Rodionoff, A., op. cit. “Textimage” et “textobjet”, deux néologismes
    empruntés à A. Cauquelin (1996).
2
    Girard, Christian, 1986 : 205. Architecture et concepts nomades. Bruxelles :
    Mardaga, 224 pages.
3
    Ibid.
4
    Ibid.
5
    Ito, Toyo et al., 1991 : 174. « Média-ship flottant sur la Seine ». Art Press
    H.S. Nº 12. Paris : 210 pages.
6
    Moussa, A. et al., 1997. « Méta-architecture en France ». Disponible sur
    http://www.kubos.org

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Elles ont valeur de références et visent la construction d’un discours
cohérent qui fonde le projet. « L’application littérale de l’idée dans l’architec-
ture, c’est par exemple le dosage de la lumière et une géométrie variable » qui con-
duit « aux diaphragmes et aux moucharabiehs » 1, souligne J. Nouvel à pro-
pos de l’IMA. Vient s’ajouter le recours à des images pour nourrir le
projet mais aussi pour mieux exprimer une idée parfois difficile à com-
muniquer. L’analogie consistant à faire référence à « une image forte qui
n’a pas grand-chose à voir avec l’architecture », comme « l’avion, la voiture, les
aéroports » 2. Ainsi de l’aéronautique pour l’IMA avec la figure « d’un vais-
seau spatial » ou celle « d’une aile d’avion » 3, un « passage obligé » en raison
de « l’articulation de la façade courbe de l’IMA et de la structure » 4, avoue
J. Nouvel, comme s’il était impuissant à déjouer le cours des choses
qu’il aurait simplement contribué à lancer. Obligation dictée par les
règles du jeu ou la stratégie que s’impose l’équipe des concepteurs. Le
“concept” de l’IMA « englobait la définition de la forme générale, celle du principe
des diaphragmes et de la façade tramée sur la Seine, etc. […] Principes qui au
départ ne sont pas gérés sur le plan formel […] dans tous leurs détails. […] Ce que
l’on sait, ce sont les “règles de formation », c’est-à-dire que le « bâtiment est basé
sur la superposition de trames, le travail de la lumière, le reflet, le contre-jour […]
Qu’il y aura une unité de matière (l’aluminium), […] que tout sera capoté, […]
innervé sous des capots comme une peau » 5. Principe de superposition, ou
“concept”, préside à une démarche qui se situe à l’opposé d’une autre
qui s’appuierait sur le dessin afin de parvenir à une représentation plas-
tique de l’édifice. Ce « travail préalable en paroles permettait (permet toujours)
de tout imaginer, de tout oser. […] Tout devient alors possible, il suffit ensuite, selon
le cas, de prendre le meilleur ingénieur pour résoudre le problème » 6.
Le mouvement des déconstructivistes illustre cette rencontre entre ima-
ges et textes où les architectes recherchent un espace autre articulé à
d’autres disciplines que la leur, à travers un projet théorique donc à
travers des propositions langagières. Articulation avec la philosophie
(P. Eisenmann), avec les arts (Coop Himmelblau), avec le cinéma
(B. Tschumi) ou avec les mathématiques (entre autres, la théorie des
catastrophes et des fractales de R. Thom). Questionner l’espace ou le
critiquer, afin de sortir des poncifs et des convenances architecturales,
appelle l’intervention du texte. Discours qui, tous, se soutiennent, peu
ou prou, de la pensée théorique et philosophique de J. Derrida. Le phi-
losophe n’est-il pas, dès lors, co-créateur au même titre que l’archi-

1
    Goulet, Patrice, 1989 : 37. Jean Nouvel. Paris : Electa Moniteur, 175 pages.
    Série d’entretiens réalisés par P. Goulet avec les concepteurs de l’agence
    Nouvel.
2
    Lyon, D. Ibid., p. 86.
3
    Nouvel, J. Ibid., p. 38.
4
    Ibid.
5
    Ibid., p. 39.
6
    Lyon, D. Ibid., p. 86.

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tecte ?, surtout quand il est l’auteur de textes accompagnant les élabora-
tions graphiques de B. Tschumi. Séparer les deux ordres, objet ou
image, d’un côté, texte de l’autre s’avère un exercice difficile. L’objet
d’architecture se définit bel et bien comme un composé hybride, mi-
texte mi-image ou mi-texte mi-objet. Exercice qui l’est tout autant pour
déceler ce qui revient aux uns, les architectes et aux autres, les théori-
ciens. Est-ce le théoricien qui devient producteur ou l’architecte
théoricien ?
Principe, idée et/ou “concept” sont, ensuite, confrontés au site, au pro-
gramme, aux données économiques, techniques et juridiques. Ainsi mis
à l’épreuve, l’équipe tente de s’en approcher le plus possible, d’en gar-
der l’essentiel. Logiques ou rationalités et finalités différentes s’entre-
croisent, se frottent les unes aux autres, pendant la phase de projetation.
Elles conduisent à un objet architectural singulier, non prévisible a
priori. Processus semblable à celui de la décision politico-administrative
qu’une analyse critique dévoile trente ans auparavant. Frottements entre
différents codes ou langages correspondant, chacun, à différents sys-
tèmes (politique, social, familial, urbain, industriel, etc.) que L. Sfez ap-
pelle « surcodages ». Le surcodeur n’opérant des transformations que « s’il
est placé à la marge de plusieurs sous-systèmes à la fois, tout en gardant un contact et
une connaissance rigoureuse du code de chacun d’entre eux » 1. L’architecte à
l’image du surcodeur conçoit un projet où rationalités – économique,
technique, constructive, urbanistique, plastique, fonctionnelle, critique,
poétique, symbolique, etc. – et finalités s’enchevêtrent et/ou entrent en
conflit. S’il en comprend la logique, s’il les connaît, son travail ne
consiste pas à mettre un peu de chacune pour que son projet prenne
forme mais au contraire l’acte créateur résulte des transformations qui
s’opèrent dans les contacts, les frottements ou les traductions qui ont
lieu entre les différents codes en présence. L’objet « ne naît pas de la main
[…], [ni] de l’imagination mais […] des procédures de la “scrutation”, d’une
méthodologie… » 2. La recherche formelle ne conditionne plus le travail de
l’architecte. « Créer un nouveau code formel » 3 reste une préoccupation
étrangère à beaucoup. Vient, enfin, l’épreuve du dessin. Et, si difficulté
il y a, c’est bien dans ce passage ultime qu’elle se trouve, phase de for-
malisation où l’édifice prend corps. Finalement l’intention se manifeste

1
    Sfez, Lucien, 1972 : 444. Critique de la décision. Paris : PF N S P , 1992,
    571 pages. Comme le suggère Anne Cauquelin, le projet d’œuvre et sa réali-
    sation appartiennent à un système de décision susceptible d’une analyse en
    termes de déterminations successives, de conflits de rationalités, de multi-
    finalités. 1992 : 98-99. L’art contemporain. Paris : PUF, 128 pages.
2
    Dagognet, François, 1984 : 190. Éloge de l’objet. Paris : Vrin, 229 pages.
3
    Seigneur, François, plasticien co-créateur avec J. Nouvel.

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dans la formalisation, intention et réalisation sont une seule et même
opération 1.
Règles, discours, images informent le projet, c’est-à-dire lui donnent
forme. Hybridation ou métissage du texte avec l’image et de l’image
avec le texte ressortissent à la médiation, soit à un processus de cons-
truction d’un objet architectural jusque-là inédit, qu’il reste à l’état de
projet ou qu’il se matérialise dans des constructions. Processus qui
relève à double titre de la médiation quand l’architecture est un objet
mixte, textimage ou textobjet et quand elle est issue de frottements, de
transformations ou de traductions entre des logiques et finalités diffé-
rentes. Si les modernes conduisaient leur projet, gouverné par le prin-
cipe d’une causalité linéaire, en fonction d’une esthétique industrielle
prétendant à l’universel, les architectes des années 1980 optent pour un
autre type de conduite, s’écartant de ce principe, pour faire la part belle
au pli, à l’ambiguïté, à la complexité, au tissage et à la mixité.

Du métissage des rôles
Tel qu’il se présente, le processus d’élaboration du projet est gouverné
par des stratégies langagières et non par le dessin, manière traditionnelle
de faire. Ce changement d’outils s’accompagne d’une nouvelle plasti-
que. Jeux du langage ou nombreuses discussions de l’ordre de la libre
association d’idées ou du “collages”, de la transgression, digression,
manipulation et récupération d’idées, auxquels prennent part architec-
tes, scénographes, théoriciens souvent philosophes ou essayistes se
réclamant de cette discipline, critiques, techniciens, ingénieurs, et com-
manditaires et à l’issue desquels prend corps une réalité formelle de
l’édifice. Verbe et/ou idée se sont substitués au dessin et au crayon.
Substitution que revendique J. Nouvel reconnaissant que « les mots se
prennent souvent pour les choses » 2. Procès collectif qui conduit aussi à une
redistribution et redéfinition des rôles.
À ces nouvelles manières de faire le projet, qui ont des incidences sur
des acteurs, en principe étrangers à la conception, viennent s’ajouter
d’autres paramètres qui vont considérablement les amplifier, d’une part,
mais aussi inaugurer une forme inédite d’organisation de ce secteur,
d’autre part. Différents facteurs qui, finalement, interagissent. En effet,
la volonté d’ouvrir l’accès à la commande publique, monopolisée depuis
1945 par un oligopole d’architectes, comme l’émergence d’une société
dont l’économie s’appuie de plus en plus sur l’industrie des produits

1
    Définition de l’intention issue de la pratique architecturale qui est celle de
    L. Wittgenstein, selon qui, dans bien des cas, l’intention ne précéderait pas
    un discours volontaire. Le cahier brun, Paris : Gallimard, réed. 1996, p. 241.
    C’est aussi celle d’A. Cauquelin. Op. cit., p. 100.
2
    Goulet, P., op. cit., p. 144.

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bruns vont changer les conditions de production des constructions pu-
bliques. La réglementation sera l’outil de cette ouverture qui rend obli-
gatoires les adjudications pour les marchés publics. Les jurys des con-
cours s’ouvrent également à la société civile, n’accueillant plus seule-
ment les fonctionnaires de l’administration, les commanditaires publics
et les architectes bénéficiaires de la commande publique mais aussi les
critiques, rédacteurs en chef de revues professionnelles, journalistes,
enseignants, quelquefois chercheurs, conservateurs, commissaires d’ex-
position, bref tous des “professionnels du discours”. Textes, discours
prennent une valeur décisive puisqu’ils sont à la fois « une part essentielle
de la production du projet » et la justification de ce projet qui résulte d’une
démarche choisie par l’architecte et dont la rationalité échappe aux ob-
servateurs 1. Ainsi, si des discours fondent les pratiques architecturales,
inversement celles-ci se voient, dans un second temps, légitimées, voire
enveloppées de discours inspirés par des disciplines étrangères à
l’architecture.
La pratique des concours oblige donc le maître d’œuvre à accompagner
sa proposition d’une notice qui explicite et légitime sa démarche.
Preuve, s’il en est, de son efficace, le projet de l’IMA signé J. Nouvel et
Architecture Studio le plus mal dessiné, selon l’un des jurés, a été dési-
gné comme lauréat 2. Arguments en faveur du projet qui, en régime de
communication, le font ainsi exister. D’où la quasi injonction de tenir
des discours. D’autant qu’une médiatisation systématique, voire impéra-
tive, y invite. Elle se traduit par des passages et/ou occupations des
“lieux” de diffusion de l’information, presse, radio, télévision, exposi-
tions, prix, concours, colloques, autant de pôles reliés par des réseaux
de communication. Commentaires, citations et autres, s’ils font exister
une (des) architecture(s) en les nommant ou en les montrant, bref en les
désignant, en retour les produisent. Dès lors, commentateurs comme
commanditaires sont autant de producteurs d’une architecture ayant,
désormais, statut d’objet mixte. Inversement l’architecte, qui argumente
pour justifier sa démarche à l’origine de son projet, devient commenta-
teur de sa propre production. Et celui dont le nom inonde les différents
pôles des réseaux de communication sera appelé à jouer, par exemple,
le rôle de commissaire d’exposition, y compris s’il s’agit de sa propre
production. Le dispositif des concours devient un des leviers de ce sys-
tème. Projets lauréats ou simplement mentionnés deviennent publics
grâce à quantités de publications, leurs auteurs acquérant, en retour, une
visibilité laquelle leur donne une légitimité. Cet élan qui peut paraître

1
    Guiheux, Alain, 1984 : 17. Travail d’architectes. Notes sur l’architecture en train de
    se faire. Document dactylographié. Paris : CCI, Centre G.-Pompidou,
    19 pages.
2
    Entretien, juin 2000. Juré cumulant des activités journalistiques (rédacteur
    en chef d’une revue phare de la profession), éditoriales (directeur de collec-
    tion), universitaires et mondaines.

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MEI « Médiation et information », nº 19, 2003

négligeable se traduit par une autonomie du projet laquelle se manifeste
concrètement par l’émergence d’un marché du dessin d’architectes 1.
Conçu pour être vendu, selon J. Harris, le dessin ne représente plus une
étape intermédiaire ou préliminaire à la construction. Activité qui sus-
cite diverses interprétations. Consécutive, pour les uns, de l’émergence
d’une discipline historique spécialisée dans l’architecture 2 ou bien, pour
d’autres, du système de la publication dont le premier maillon est le
concours 3. La seconde interprétation rejoint la nôtre. En effet, le sys-
tème de la publication repose sur les réseaux de communication inter-
connectés, liens, lieux ou « liens de lieux » 4, autant de pôles ou nœuds
des réseaux, qui rendent publics des objets d’architecture. Ayant une
incidence sur le statut de la représentation, sur celui de l’objet lui-même
quand le bâtiment construit n’est plus que la représentation inadéquate
d’une architecture située en amont 5 et sur la définition des acteurs
quand plus rien ne distingue le concepteur du commentateur ou même
du commanditaire. Loin d’être écarté, ce dernier reste une des pièces du
système. Les motivations qui président aux choix des plus ambitieux
s’appuient principalement sur la visibilité d’un architecte et ne freinent
pas ce mouvement. Le clientélisme ou la familiarité sociale, qui, hier,
guidaient leurs choix, ne jouent plus. La légitimité d’un architecte et, par
conséquent, son accès à la commande publique sont dorénavant condi-
tionnés au critère de visibilité. Notoriété consécutive non pas à une
expertise mais à la visibilité d’un nom qui circule sur les différents pôles
des réseaux de communication. Le nom de l’architecte se substitue aux
projets construits ou non. Nom et chose se voient confondus quand le
premier n’éclipse pas purement et simplement la seconde. 6 Cet affran-
chissement du réel s’accentue quand le bâtiment construit n’est plus le
lieu d’élection de l’architecture, l’architecte « déplaçant ses préoccupations de
l’œuvre faite sur le projet ». 7
Ainsi, critiques comme commanditaires publics produisent de l’archi-
tecture sans qu’une entente préalable soit à l’origine de leur choix.
Défaut d’entente qui mesure l’efficience des réseaux de communication.
Ces enchevêtrements, chevauchements, entrecroisements ou intrica-
tions des rôles autrefois circonscrits traduisent à un autre niveau la

1
    Harris, Jean, 1984 : 74-78. « Le dessin d’architecture : une nouvelle mar-
    chandise culturelle ». Images et Imaginaires d’architecture. Paris : CCI, Centre
    G.-Pompidou.
2
    Devillard, V., op. cit.
3
    Lipstadt, Hélène, 1989 : 111. « Publications, concours et expositions
    d’architecture ». L’architecture et son image : quatre siècles de représentations architec-
    turales. Montréal : CCA.
4
    Musso, Pierre, 2003 : 13. Critique des réseaux, Paris : PUF, 375 pages.
5
    Guiheux, A., op. cit., p. 12.
6
    Rodionoff, A., op. cit.
7
    Guiheux, A., op. cit., p. 6 et 12.

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médiation. Existe aussi une ubiquité des rôles qui ressortit à l’hybrida-
tion, au métissage ou à la médiation, quand architectes et commenta-
teurs cumulent diverses activités (journalistique, universitaire, de pro-
duction, de consommation, de conseil artistique, voire mondaine).

Du paradoxe de l’immédiation
Jusqu’en 1990, les réseaux de communication ou TIC, bien qu’ayant une
incidence sur la définition des rôles des acteurs de ce secteur, avec les
phénomènes d’hybridation que nous avons repérés, restent en dehors
de la création. Ce n’est plus le cas actuellement même s’il concerne une
minorité d’architectes. TIC qui se sont progressivement imposées à la
profession, au milieu de la décennie 1980, du fait de la miniaturisation
des outils informatiques. Un nouveau pas semble franchi quand, à partir
des années 1990, les TIC, en particulier le virtuel, ne sont plus de sim-
ples outils qui aident à concevoir le projet d’architecture mais sont au
cœur de la conception. 1 Le virtuel étant un processus de construction,
soit un « domaine de création d’images de synthèse issues de modèles infographiques
(mathématiques et informatiques) en 3D » 2. Sa caractéristique est de produire
des modèles 3. Dans cette perspective, le projet, quand il ne s’agit pas de
sa matérialisation, est entièrement issu d’un programme algorithmique.
Son usage amplifie le phénomène d’hybridation ou de métissage entre
texte et objet ou entre texte et image comme dans la période précédente
mais aussi dans un sens quelque peu différent puisque le numérique
autorise aussi des passages entre texte-image-son-mouvement. Schéma-
tiquement, deux attitudes se dégagent chez ceux qui optent pour cette
voie. L’une voile ou masque paradoxalement la technique, la déniant en
quelque sorte, l’autre, au contraire, tente de se l’approprier. La première
conduit pourtant à un usage et à une vision quasi déterministes des TIC.
Dans cette visée, les concepteurs revendiquent et/ou refusent l’idée que
toute forme de médiation ou d’appropriation, technique et, par consé-
quent, sociale soit à l’œuvre. Ils font bizarrement comme si la technique
n’existait pas alors que les logiciels utilisés induisent entièrement le
projet. Plaidant finalement la thèse de l’immédiation, leur projet se ca-
ractérise par un refus du réel, soit parce qu’ils proposent des projets
virtuels soit parce qu’ils entendent rendre habitable l’espace des réseaux
de communication. Ils adoptent ainsi une logique substitutive, le virtuel
escamotant le réel. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent faire l’économie

1
    Rodionoff, A., 2003 : 208. « Vers une esthétique architecturale nouvelle ? ».
    Art et multimédia, Ligeia Nº 45-46-47-48. Paris : CNRS, 264 pages.
2
    Porada, Sabine, 1993 : 52. « Imaginer l’espace et spatialiser l’imaginaire ».
    Réseaux. Nº 61. Paris : CNET, 176 pages.
3
    Le virtuel se différencie de la CAO qui ne joue que sur les possibilités de
    l’image de synthèse en 2D et qui s’ajoute aux autres outils dont dispose
    l’architecte. Elle ne se substitue pas à la conception comme le virtuel.

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MEI « Médiation et information », nº 19, 2003

des textes ou des notices indissociables des projets. D’où pléthores de
discours pour les légitimer, rendre acceptable leur démarche et qui ont
pour effet de les faire exister. Ceci dit, ils confondent invention et ap-
propriation puisque « c’est l’usage qui sanctionne la valeur d’une invention, nul-
lement ses qualités intrinsèques » 1. L’innovation signifiant appropriation
sociale ou médiation sociale d’une invention. La médiation, loin d’être
neutre, relève bien d’un processus actif et collectif parce qu’elle con-
jugue technique et acteurs. Si technique et usage sont distincts, l’appro-
priation, la médiation, le bricolage, l’aménagement, le métissage ou l’hy-
bridation, autant de termes équivalents, deviennent essentiels parce
qu’ils permettent l’existence d’un objet mixte, mi-objet mi-sujet, à la
fois technique et social. La seconde attitude s’écarte de cette vision
déterministe de la technique et des usages, plaidant davantage pour un
processus actif, pour un métissage, bref pour une médiation. Ici la tech-
nique, loin d’être escamotée, invite à l’action, nécessite appropriation,
bricolage, innovation. Cette seconde voie plus féconde privilégie une
logique additive qui tente de trouver les points de jonction ou d’inter-
section entre mondes virtuels et monde réel.
Métissage, hybridation ou médiation, s’ils caractérisent la production
architecturale, la redéfinissent comme ils redéfinissent les rôles de cha-
cun des acteurs à l’œuvre dans le secteur de l’édification publique. Ar-
chitectures en projet ou architectures construites ne se donnent pas
d’emblée et s’accompagnent autant d’images que de textes. D’où leur
caractère hybride mi-texte mi-image. Contre toute attente, images et
textes se soutiennent mutuellement pour former un tout indissociable.
Certains praticiens considèrent même le texte comme une architecture.
La production ou la création architecturale s’offrent au regard et à l’in-
tellect. Le texte comme l’image, cet aller ensemble, ouvrent l’accès à
l’œuvre, donnent des clés pour qui se prête aux règles de ce nouveau jeu
de l’art. Nouveau jeu, nouvelles règles où chaque joueur est désormais
appelé à jouer toutes sortes de rôles, producteur, commentateur et
consommateur, alternativement ou en même temps. Ainsi la médiation
serait à l’œuvre, processus dynamique qui agglutinerait éléments plasti-
ques et éléments de l’intellect, technique et social et qui brouille les
fonctions respectives de chacun. Surtout, semble-t-il, réseaux de com-
munication et virtuel (autonomie du projet et “architecture infographi-
que”) sont sous-jacents à cette nouvelle donne quand ils n’exercent pas
une emprise totalisante dans ce champ. Paradoxalement, bien que le
terme médiation connaisse une “fortune critique”, l’idée que l’œuvre
naît de la seule imagination de l’artiste isolé dans sa tour d’ivoire accen-
tuée par le phénomène de la signature comme l’idée que chaque acteur
exerce une seule fonction perdurent chez les profanes et les initiés.

1
    Francastel, Pierre, 1967 : 187. La figure et le lieu. Paris : Denoël & Gonthier,
    1980, 285 pages.

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