De l'Iliade à Game of Thrones : Transposition culturelle dans la traduction d'une comédie antique - Hypotheses.org

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De l’Iliade à Game of Thrones :
Transposition culturelle dans la traduction d’une comédie antique

DANIEL Clara
Clara Daniel est diplômée en lettres classiques et en traduction littéraire, elle est actuellement
doctorante à l’université d’Aix-Marseille en littérature comparée, rattachée à deux laboratoires
(le Cielam en Littérature et le Tdmam en Sciences de l’Antiquité). Son sujet interdisciplinaire
porte sur la traduction moderne d’une pièce antique du dramaturge latin Plaute.

Résumé :
La traduction théâtrale repose sur un principe spécifique qui la distingue d’autres types de
traduction littéraire : l’enjeu de la scène implique de définir des stratégies traduisantes qui
diffèrent de la transmission de purs enjeux textuels. Ainsi, dans le cas de la réception
contemporaine d’une pièce antique comme le Miles gloriosus de Plaute, afin d’en conserver la
dimension comique et le potentiel de jeu scénique, il peut être nécessaire de passer par la voie
de l’adaptation, notamment pour la problématique des éléments culturels.

Introduction :

        En introduction à l’ouvrage collectif Moving Target : Theatre Translation and Cultural
Relocation, la spécialiste de théâtre Carol-Ann Upton pose l’impératif fondamental de toute
traduction théâtrale : la nécessité de fonctionner « within the immediate context of
performance »1. Comme l’expérience du spectateur de théâtre dépend de la réussite d’une
représentation scénique – cet événement intangible et éphémère, l’impératif particulier de la
scène exclut d’office certains moyens dont dispose habituellement le traducteur littéraire
(paratexte explicatif, notes de bas de page, lexique de fin, etc.). La jouabilité (performability)
d’une pièce de théâtre requiert un texte traduit qui soit compréhensible par son public de
réception. Le traducteur est alors non seulement amené à résoudre des difficultés en termes de
faits de langue (style, lexique, figures poétiques, etc.) mais doit aussi s’interroger sur la part du
texte qui, ne relevant pas seulement de la linguistique, constitue son ancrage dans une culture2.

1
  UPTON Carole-Anne (éd.), Moving Target : Theatre Translation and Cultural Relocation, Manchester,
St Jerome, 2000, p. 2.
2
  En traductologie, les realia ou culturèmes désignent les éléments culturels extérieurs auxquels une
œuvre littéraire fait référence, c’est-à-dire la part matérielle, ancrée dans la réalité, de la langue.
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Or, si le contexte culturel d’une pièce, dans sa langue et son époque d’origine, est radicalement
différent de celui du public auquel est destiné la traduction, le processus de réception esthétique
de l’œuvre pourra être entravé. Ou, si l’on reformule : plus une pièce provient d’une culture
étrangère au public contemporain – que ce soit en termes d’époque ou de lieu, plus l’impératif
de jouabilité va en être affecté.
        Pour illustrer ce phénomène, le théâtre antique constitue une problématique
particulièrement représentative. À partir d’exemples tiré d’une traduction personnelle du Miles
gloriosus, une comédie latine de Plaute, nous nous proposons d’explorer la problématique de
la traduction théâtrale dans le cadre d’un changement de contexte culturel, par le biais d’une
voie possible, celle de l’adaptation. Après avoir présenté cette stratégie de l’adaptation, qui
consiste à actualiser le texte de Plaute, nous interrogerons ensuite, en défendant la notion de jeu
théâtral, la question de la fidélité à la pièce d’origine. Enfin, nous questionnerons la notion
d’équivalence, terme critique omniprésent en traductologie, pour proposer un autre paradigme
possible, celui du comparable.

Actualiser une comédie antique : à la recherche d’équivalents contemporains

        Notre travail de thèse en littérature générale et comparée consiste en la retraduction
française d’une comédie ancienne, écrite par le dramaturge latin Plaute (v. 254- v. 184 av. J.-
C.) : il s’agit de proposer, à partir de la pièce du Miles gloriosus, une adaptation moderne qui
puisse être jouée devant le grand public, en visant en cœur de cible les adolescents. À travers
l’utilisation d’une langue informelle (grammaire de l’oral, registre familier) et l’adaptation des
références, le texte est modernisé afin que sa réception soit réussie, c’est-à-dire puisse
provoquer le rire. Le titre du Miles gloriosus, traditionnellement traduit par Le Soldat fanfaron,
est devenu dans notre version Le militaire Kislapet : l’invention de ce mot, formé sur
l’expression familière « se la péter », écrite en version phonétique rappelant le langage sms,
illustre ainsi notre programme de traduction, qui consiste en la recherche d’actualisation
contemporaine.

        Une des difficultés posées par la stratégie de l’adaptation théâtrale réside dans la
modification des éléments culturels, c’est-à-dire le changement des realia. À chaque mention
dans la pièce d’un aspect de la culture gréco-latine qui n’est pas aisément compréhensible pour
qui n’est pas féru d’Antiquité (que ce soit un détail historique, politique, social, littéraire, etc.),
nous choisissons de le transposer à un élément perçu comme une sorte d’équivalent culturel
contemporain pour la société occidentale. Pour illustrer notre travail, nous choisissons un
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passage en exemple, qu’il nous faut d’abord recontextualiser. Le Miles raconte l’histoire d’une
prostituée qu’un soldat a enlevée et qu’il garde enfermée. Au début de la pièce, nous apprenons
que le voisin du soldat a fait percer un mur mitoyen, permettant à la jeune fille de traverser à
son gré pour rendre visite à son amant qui loge chez le voisin. Un jour, un esclave du soldat,
nommé Scélédrus, apercevant la prostituée chez le voisin, veut la dénoncer. Un autre esclave,
du nom de Palestrion, étant un ami de la prostituée, doit persuader son compagnon qu’il s’est
trompé. Lorsque Scélédrus lui raconte ce qu’il a vu, voici la réponse sarcastique que lui fait
Palestrion (v. 321-22), que nous présentons en traduction littérale, puis dans notre adaptation :

                       SCELEDRVS. Mirumst lolio uictitare te tam uili tritico.
                       PALAESTRIO. Quid iam ?
                                             SCELEDRVS. Quia luscitiosus.

    SCÉLÉDRUS (haussant les épaules). Ça LESCROCS. Ton goût pour les champignons
    m'étonne que tu te nourrisses d'ivraie, quand est stupéfiant.
    le froment est si bon marché.                     SACARBUR. De quoi ?
    PALESTRION. Pourquoi ça ?                         LESCROCS. Tu hallucines complètement4.
    SCÉLÉDRUS. Parce que tu y vois trouble.3

          Ici, la raillerie lancée par le personnage, destinée à mettre en place sa ruse (persuader
l’esclave qu’il n’a pas réellement vu la prostituée), repose sur une connaissance d’histoire
naturelle assez pointue : pour les Romains, l’ivraie était une plante pouvant provoquer des
troubles de la vue. Un point essentiel de l’écriture plautinienne se dessine déjà à travers cet
exemple : chez Plaute, l’utilisation des realia est rarement un simple effet de décor réaliste ;
bien plus souvent, l’élément culturel entre dans la composition du jeu comique et scénique.
Dans ce passage ainsi, le dialogue repose sur la raillerie du personnage, et la réplique
mentionnant l’ivraie sert à préparer l’effet de chute comique dans la réponse suivante. Or, si
nous nous plaçons du point de vue de la réception actuelle, seuls les spécialistes de culture
antique pourront percevoir la plaisanterie. Sans cette connaissance préalable, la signification du
passage, assez mystérieuse, perd tout pouvoir comique. C’est pourquoi notre adaptation
propose un équivalent contemporain de la plaisanterie antique : en utilisant la référence aux

3
    Traduction d’ERNOUT Alfred (éd.), Plaute, Comédies, vol. IV, Paris, Belles Lettres, 1936.
4
    Traduction personnelle.
DANIEL Clara
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champignons, nous conservons à la fois la dénotation (un élément de nourriture) et la
connotation (l’effet de psychotrope, accentué par le choix de traduire l’adjectif mirum par
« stupéfiant »)5. Ainsi, si le contenu littéral est certes modifié (le trouble de la vue devient
l’hallucination et il ne s’agit plus de la même plante), l’équivalence de l’effet comique est
conservée avec une ingérence minimale de la part du traducteur. Par ailleurs, la présentation de
ce passage, puisque nous avons conservé les noms des deux personnages précédant les
répliques, révèle un autre élément d’adaptation : la traduction des noms propres. En effet,
l’onomastique plautinienne participe du jeu comique général, à travers des créations lexicales
reposant sur des éléments linguistiques et culturels de la société gréco-latine. Par exemple, le
nom Palaestrio, formé sur l’étymologie grecque (qui a donné en français le mot de palestre),
est une référence aux sports grecs (la pratique du gymnase). Or, l’esclave qui le porte, qu’on
peut considérer comme le héros de la pièce, fait preuve d’une rapidité et d’une endurance
d’esprit remarquables afin d’aider ses amis en jouant des tours à d’autres. C’est pourquoi, au
lieu de garder une traduction littérale qui empêche la transmission du sens, nous avons opté
pour la création du nom Sacarbur (à partir du verbe familier carburer), qui, en désignant à la
fois la vitesse physique de l’athlète et la vitesse mentale du farceur, permet de créer un
aptonyme d’ordre équivalent.

        Prenons un autre exemple, une référence à l’actualité. Pour le contexte, il s’agit d’une
allusion à Naevius, un poète contemporain de Plaute, qui fut mis au carcan pour une raison
politique qui nous reste obscure. Dans cet extrait de la pièce (v. 209-12), l’esclave Palestrion
est en train de s’agiter sur scène, en silence, parce qu’il cherche à élaborer une ruse pour tromper
le soldat tandis que Périplectomène, son ami, commente sa gestuelle dans une tirade.

                       PERIPLECTOMENVS.
                       Ecce autem aedificat ; columnam mento suffigit suo.
                       Apage, non placet profecto mihi illaec aedificatio ;
                       nam os columnatum poetae esse indaudiui barbaro,
                       cui bini custodes semper totis horis occubant.

    PERIPLECTOMÈNE.                                   ROULEPATIN.

5
  Les choix de traduction entre le texte d’A. Ernout et le nôtre, par rapport au texte original latin, sont
indiqués à l’aide de la typographie (les termes en gras ou soulignés correspondent entre eux).
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(Palestrion appuie le menton sur son poing) (Sacarbur pose son menton sur son poing) Ah
    Le voilà qui bâtit à présent ; il fiche une là, il donne dans le bâtiment : il a fichu une
    colonne sous son menton. Foin d'une pareille colonne sous son menton. Stop ! Ça me dit
    architecture ! Elle ne me dit rien du tout ; car, vraiment rien qui vaille, cet échafaudage. Ça
    il y a, m'a-t-on dit, un poète latin qui a la tête me rappelle un certain roi français passé sur
    ainsi étayée, tandis que deux gardiens l’échafaud, accompagné par deux bourreaux.
    montent à toute heure la garde à ses côtés.

          Ici, le jeu référentiel repose sur la visualisation du geste physique de Palestrion qui, par
métaphore, devient la colonne rappelant le carcan subi par le poète latin (poetae barbaro), c’est-
à-dire Naevius6. Nous voyons ici que l’élément culturel sert aussi bien pour le jeu linguistique
(puisqu’il y a effet étymologique entre columna et columnatum) que pour le jeu scénique (la
gestuelle du personnage). Dans notre traduction, nous avons donc cherché à conserver à la fois
la figura etymologica (entre « échafaudage » et « échafaud ») et scénique (avec l’ajout d’une
didascalie pour la clarté de la lecture). Nous considérons cette adaptation comme une
équivalence en ce qu’elle fonctionne, autant que dans le texte original, comme une allusion et
non comme un élément explicite (ni Naevius ni Louis XVI n’ont besoin d’être nommés pour
être reconnus) : il s’agit, dans les deux cas, d’une référence culturelle dite partagée par le public
de réception.

          L’utilisation particulière des realia chez Plaute, où nous voyons comment peuvent
s’imbriquer à la fois dimension culturelle et jeu linguistique d’une part, visée comique et effet
scénique d’autre part, repose sur un niveau de complexité supplémentaire due à l’origine de ce
théâtre. En effet, les comédies plautiniennes sont elles-mêmes des adaptations de modèles
originellement grecs. Sans que l’on sache exactement la part d’imitation et celle d’invention,
Plaute récupère les canevas de la Néa, c’est-à-dire la nouvelle comédie grecque dont le
représentant le plus célèbre est Ménandre (intrigues, personnages, lieux, etc.). Or, cette origine
étrangère ressort dans le texte plautinien, à travers un bilinguisme très présent : que ce soit en
termes de vocabulaire ou de références, le grec côtoie le latin. Nous avons choisi de transposer

6
  Barbarus, qui signifie étranger, peut surprendre pour désigner un contemporain latin de Plaute. Il faut
replacer cet adjectif dans le contexte de la comédie romaine : il s’agit d’adaptations de pièces grecques
écrites en latin. Il s’agit donc ici d’un jeu de distanciation de Plaute, qui prend le point de vue des Grecs
pour parler des Latins.
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cette texture singulière du texte à une situation bilingue contemporaine, en ponctuant le texte
français d’emprunts à la langue anglaise et à des éléments culturels anglo-saxons
contemporains. Ainsi, meretrix (qui désigne en grec la prostituée) est traduit dans notre version
par « escort-girl », agoranomus (le magistrat qui fixe les tarifs des marchés athéniens) par
« manager marketing » et Achilles, le héros mythologique mentionné dans une comparaison
pour sa beauté devient « Brad Pitt »7. Bien sûr, trouver des équivalents terme à terme n’est pas
toujours efficace, mais il s’agit d’instaurer de façon globale une situation langagière et culturelle
permettant de reproduire la complexité d’origine, c’est-à-dire le jeu de Plaute avec le texte
d’origine grecque, à la fois absent et présent dans le texte latin. À travers ces quelques
illustrations, nous voyons à quel point les realia chez Plaute ne sont pas simple affaire de cadre
réaliste : son style d’écriture est dense au point qu’il y a peu de sens à distinguer ce qui serait
contenu linguistique (les figures de style, les jeux de mots, les effets poétiques, etc.) et ce qui
serait contenu culturel (les références culturelles gréco-latines) puisque les deux fusionnent
pour porter ensemble le jeu, scénique et comique. Afin de rendre la densité de cette écriture,
nous avons opté pour la stratégie de l’adaptation : en traduisant par des équivalents actuels en
français, nous opérons une modernisation de la pièce du Miles, transposée à l’univers mental
du public contemporain, selon ses codes linguistiques et culturels. Cependant, cette façon de
traduire ne peut pas aller sans remise en question théorique. Car le choix d’adapter le texte aux
normes de la cible est en opposition directe avec l’impératif fondamental de la traduction
littéraire : la fidélité.

Fidélité ou jouabilité ? L’enjeu de la traduction théâtrale

        Dans la tradition occidentale, que l’on peut faire remonter jusqu’aux pratiques littéraires
des Romains, la traduction a eu tendance à favoriser la démarche de domestication : en
s’éloignant de la littéralité du texte source pour promouvoir son adaptation par rapport au public
cible, les traducteurs seraient infidèles sur le plan esthétique et, par conséquent, coupables d’un
manquement éthique8. Car, comme l’exprime le traductologue Antoine Berman, la volonté

7
  Meretrix apparaît tout au long de la pièce puisque plusieurs personnages féminins sont des prostituées,
Achilles est situé au vers 67 et agoranomus au vers 727.
8
  Nous résumons ici, à gros traits, l’histoire de la traduction occidentale telle qu’elle est présentée (et
dénoncée) par de nombreux critiques. Cf. en particulier BERMAN Antoine, L'Épreuve de l'étranger.
Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984 ; CASANOVA Pascale, La
langue mondiale : traduction et domination, Paris, Seuil, 2015 ; VENUTI Lawrence, The Translator's
Invisibility: A History of Translation, London, New York, Routledge, 1995.
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d’adapter aux normes de sa propre culture masquerait une idéologie de l’ethnocentrisme : en
ramenant toute la production culturelle étrangère à sa propre culture, on dévaloriserait en
quelque sorte l’Autre. À l’inverse, une traduction fidèle et éthique se soucierait de la lettre du
texte, en forçant le lecteur à sortir de sa zone de confort culturel pour aller à la rencontre de
l’Autre, l’étranger. Le fait de condamner un processus historique de domestication
systématique, encore très présente aujourd’hui sur le marché littéraire (notamment dans le
milieu éditorial américain comme le dénonce Lawrence Venuti) est un geste critique nécessaire,
ayant permis de donner des outils théoriques pour penser la traduction. Néanmoins, il nous
semble qu’ériger la traduction sourcière (par opposition à la traduction cibliste) en impératif
catégorique serait tout autant dommageable, pour la seule raison que la pluralité des œuvres ne
peut jamais exiger, s’agissant de respecter leur spécificité littéraire, une seule stratégie de
traduction. Or, dans le cas de la comédie latine, est-ce qu’une traduction sourcière serait le choix
le plus juste en termes de fidélité et de responsabilité éthique ?

        Dans le cas de Plaute, l’erreur consisterait à soumettre ses pièces de théâtre au même
impératif de traduction qu’un genre littéraire comme le roman. Car le théâtre, du moins dans
l’Antiquité, repose sur un seul principe fondamental : la réussite de la représentation. Un
traducteur de théâtral doit ainsi prendre en compte l’enjeu de la performance, c’est-à-dire mise
en scène, autant que celui du script écrit. Fabio Regattin, dans un article consacré à la sémiologie
du théâtre, évoque « l’immédiateté du discours théâtral qui, se réalisant dans le hic et nunc de
la représentation, doit être compris immédiatement par le spectateur9. » Puisque le théâtre
repose sur ce mode de réception singulier, qui n’est pas celui de la lecture, que devient la notion
d’immédiateté dans le cas de Plaute, si les realia antiques de ses pièces, accessibles aux seuls
spécialistes, sont systématiquement conservées ? Jean-Michel Déprats, un célèbre traducteur
français de Shakespeare, explique ainsi que la traduction littérale d’une pièce de théâtre, si elle
n’est pas intelligible par le public auquel elle est destinée, est un acte inutile, qui ne rend pas
service au texte original. Les mots qui ne sont pas compréhensible au théâtre deviennent des
« mots morts », et nous pouvons ajouter pour le cas de Plaute, des plaisanteries mortes10.

9
  REGATTIN Fabio, « Théâtre et traduction : un aperçu du débat théorique », L'Annuaire théâtral : revue
québécoise d’études théâtrales, vol. 36, automne 2004, p. 156-171, p. 160.
10
   Voici ce qu’il dit, en parlant de l’utilisation de termes vieillis en traduction : « l’inconvénient majeur
est que, même s’ils sont exacts, ils n’ont pas d’impact immédiat, ne sont pas immédiatement
déchiffrables par l’oreille et sont donc, au théâtre, des mots morts. » DÉPRATS Jean-Michel, « Analyse
comparative de plusieurs traductions françaises de Roméo et Juliette » in VIGOUROUX-FREY Nicole
(éd.), Traduire le théâtre aujourd’hui ?, Rennes, Presses universitaires, 1993, p. 91-101, p. 95.
DANIEL Clara
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L’impératif scénique de jouabilité l’emporte sur l’impératif textuel de fidélité et ce
principe, qui gouverne au théâtre, est encore plus fondamental dans le cadre spécifique de la
comédie latine. Car, selon l’analyse de Florence Dupont, spécialiste de théâtre antique, la
comédie latine est avant tout une mise en application du concept romain de ludus11. Le ludus,
qui désigne d’abord le cadre ritualisé de la représentation (car à Rome, le théâtre est conçu
comme un événement se produisant pendant les Ludi, les festivals religieux), définit tout l’enjeu
du spectacle, un pur divertissement12. En d’autres termes, tout chez Plaute est subsumé à la
fonction ludique, seule visée accomplie par la comédie romaine. Par conséquent, tout ce qui
relève de la fonction référentielle (les éléments réels de la société gréco-latine) correspond à un
réalisme de convention : l’écriture plautinienne ne vise jamais, comme dans d’autres types de
théâtre, à l’illusion mimétique. Cela signifie que ce « réalisme » dépend toujours de la
dimension ludique ou encore méta-théâtrale, qui vise à exhiber sciemment les ficelles du jeu de
la comédie. Pour reprendre les mots d’un spécialiste de Plaute : « la loi essentielle du jeu
comique […] est beaucoup moins de faire vrai que de faire drôle13 ». La compréhension de cette
dimension de jeu pur, essentielle à la bonne interprétation de la signification de l’œuvre
plautinienne, nous permet de justifier la légitimité de la stratégie d’adaptation. Dans cette
perspective, une traduction cibliste n’est pas nécessairement une entreprise nuisible à la pièce
originale, puisque la modification d’une référence est secondaire si l’on conserve avant tout le
potentiel de jeu. Par exemple, qu’une plaisanterie concerne la saga littéraire Game of Thrones
plutôt que l’épopée homérique de l’Iliade a peu d’incidence sur la transmission de l’écriture
plautinienne : c’est un choix dû à la nécessité d’un ajustement culturel pour transcender la
distance entre Plaute et le grand public contemporain. Ainsi, en lieu du débat traditionnel en
traductologie entre fidélité à la lettre ou fidélité à l’esprit, nous proposons, via la pratique de
l’adaptation théâtrale, la notion de fidélité au jeu.

De l'équivalence au comparable : repenser la traduction

        Pour parler de notre pratique de l’adaptation, lorsqu’il s’agit de remplacer des éléments
antiques par des éléments actuels, nous avons utilisé le terme d’équivalent. En traductologie,

11
   DUPONT Florence, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, Flammarion, 2007.
12
   Ibid. « Ce contexte rituel fait d’emblée de la comédie romaine un ‘théâtre du jeu’. Le théâtre du jeu,
au contraire du théâtre dramatique, est une performance dont le but n’est pas de représenter une histoire,
mais de célébrer ce rituel que les Romains appellent ‘jeux’ (ludi) », p. 191.
13
   TALADOIRE Barthélémy-Antonin, Essai sur le comique de Plaute, Monaco, Edition de l’Imprimerie
Nationale de Monaco, 1956, p. 160.
DANIEL Clara
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l’équivalence est un concept clé pour penser la traduction (un traducteur recherche des
équivalents lexicaux ou des équivalents d’effets par exemple). Pourtant, il faut questionner la
portée de ce terme. En effet, l’équivalence signifie, littéralement, une égalité de valeur,
définition problématique pour la traduction : d’une part, cela sous-entend l’existence d’une
relation d’identité entre un texte original et un texte traduit ; d’autre part, la valeur implique
l’entremise du jugement. Penser qu’un texte et sa traduction entretiennent une relation
d’identité synonymique, relevant de façon paradoxale à la fois de l’objectivité du signe
mathématique égal (=) et de la subjectivité du jugement esthétique apte à fixer une valeur,
nourrit une double illusion dangereuse. Cela implique l’idée que la perfection d’une traduction
dépend de sa capacité à reproduire à l’identique le texte d’origine ; et le bon traducteur doit par
conséquent chercher à être l’intermédiaire le plus invisible et objectif possible.

       Or, le projet d’une adaptation théâtrale tel que le nôtre révèle, de façon pratique, les
difficultés théoriques sous-jacentes à une telle pensée critique. En effet, si l’on choisit de
mesurer notre traduction uniquement à l’aune du concept d’équivalence, deux problèmes
apparaissent. Tout d’abord, comment juger objectivement de la validité des équivalents
choisis ? En outre, que faire des références antiques pour lesquelles des équivalents dans la
culture contemporaine n’existent pas ? En effet, un grand nombre de realia propres au contexte
de l’écriture plautinienne sont difficilement adaptables aujourd’hui. Pour ne prendre qu’un
exemple, sans doute le plus représentatif, nous pouvons nous pencher sur le problème de
l’esclavage. Dans l’Antiquité – nous résumons car il ne s’agit pas du propos de cet article –, les
serui représentent une communauté sociale importante qui dépend d’un système à la fois tout à
fait légal et culturellement accepté. Chez Plaute, qui reprend les modèles des comédies
grecques, le seruus et son quotidien de labeur sont au centre de toutes ses œuvres. Or, même le
choix logique d’utiliser le terme français d’esclave n’offre pas un véritable équivalent de
traduction car l’esclavage moderne ne suscite pas les mêmes associations, il ne s’agit pas de la
même réalité. Par exemple, beaucoup de plaisanteries morbides dans ces pièces font référence
aux châtiments corporels et à la peine capitale auxquels étaient exposés les esclaves
désobéissants (un propriétaire ayant droit de vie et de mort) : si l’on ne possède pas ces
connaissances en matière d’histoire et de droit, il est plus difficile d’apprécier la portée des
allusions qui, sous couvert de registre comique, révèlent un commentaire sur une réalité sociale.
Pour l’adaptation du Miles, nous avons choisi d’expérimenter une transposition, le passage du
monde de l’esclavage au monde du travail. Le dominus (maître d’esclave) devient le « patron »,
le seruus l’« employé » et le conseruus le « collègue de boulot ». Il est évident qu’il ne s’agit

DANIEL Clara
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pas non plus d’un équivalent de traduction, c’est-à-dire la recherche d’une réalité identique.
Mais, en contexte, nous justifions ce choix par les associations de sens possibles : dans le cadre
d’un univers de travail impitoyable, le patron tyrannique qui exploite ses employés devient, par
métaphore, la nouvelle figure de l’esclavagiste.

        L’équivalence est une notion qui suppose la recherche d’une identité objective. Or, tout
traducteur a un ethos, au sens de la personne investie dans son discours ; il procède toujours à
des choix personnels en contexte, qui ne sont pas destinés à avoir une valeur générale. Lorsque
nous traduisons L’Iliade par Game of Thrones, moins qu’une équivalence, nous faisons une
opération de comparaison, entre deux œuvres littéraires, épiques et populaires. Cette
comparaison, qui engage la responsabilité du traducteur, n’a pas de portée universelle : elle
n’est valable que dans le contexte précis du texte traduit. Umberto Eco, dans un essai célèbre
consacré à la traduction, distingue ainsi deux notions théoriques, l’incommensurable et
l’incomparable14. L’incommensurable sert à décrire des réalités propres à certaines cultures et
n’ayant pas d’équivalent dans d’autres langues et d’autres cultures, comme par exemple
l’esclavage dans l’Antiquité. En revanche, il n’y a jamais d’incomparable chez l’être humain15.
La sphère du comparable possède ainsi deux avantages théoriques pour la traduction littéraire :
parce que l’incomparable n’existe pas, il n’y a jamais d’intraduisible (alors que la notion
d’équivalence conduit à cette extrémité) ; la comparaison est un procédé beaucoup plus souple
que l’équivalence, ce qui permet d’englober tous types de traductions, y compris les adaptations
ou même les traductions intersémiotiques. Car comparer suppose non pas la recherche
d’identité stricto sensu mais plutôt la recherche de similarité, naviguant entre l’identique et le
différent. Voici ce qu’argumente l’helléniste Michael Silk à propos de la réception
contemporaine du théâtre d’Aristophane16 :

      Les représentations modernes du théâtre d’Aristophane cherchent ou devraient
      chercher […] à conquérir la distance culturelle par toute équivalence et toute
      transposition jugées nécessaires et adéquates. […] En transposant, on ne tente pas

14
   ECO Umberto, Dire presque la même chose, 2006.
15
   D’où le célèbre proverbe tiré d’une pièce de Térence : Homo sum, et humani nihil a me alienum puto
(« Je suis un homme, et je pense que rien d’humain ne m’est étranger »).
16
   « Modern performance of Aristophanic drama seeks, should seek […] to conquer the cultural distance
by whatever equivalence and transposition is judged necessary and appropriate […]. In this transposing,
one does not try and evade modern realms of reference: one explores them. What you don’t know is
assimilated to what you do know : this is like that […] – like, but also, necessarily, unlike (because, if
there is no unlikeness, you must have, not likeness, but identity). » SILK Michael,
« Translating/Transposing Aristophanes », in HALL Edith and WRIGLEY Amanda (éd.), Aristophanes in
Performance 421 BC-AD 2007 : Peace, Birds, and Frogs, Londres, Legenda et Maney publishing, 2007,
p. 287-308, citation p. 291-292.
DANIEL Clara
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d’échapper aux domaines de référence de la modernité : on les explore. Ce qu’on
         ne connaît pas est assimilé à ce qu’on connaît : ceci est comme cela – comparable,
         mais aussi, nécessairement, différent, parce que sans différence, vous obtenez non
         pas une comparaison, mais une identité.

         Cette opération de comparaison (like) est un geste bénéfique et nécessaire afin de repenser
le travail du traducteur, surtout dans le cadre de la traduction théâtrale contemporaine.

          Si nous avons choisi de mettre en exergue le terme de transposition pour définir notre
projet, en parallèle au terme plus large d’adaptation que nous employons par ailleurs, c’est pour
mettre l’accent sur la spécificité de la traduction théâtrale. Transposer implique en effet l’idée
d’un déplacement physique, caractéristique du genre théâtral parce que le théâtre est avant tout
un lieu : contrairement à d’autres genres littéraires, il n’est pas défini par l’immatérialité de son
contenu, le texte, mais bien par la matérialité de son mode de réception, la scène. Ainsi, à travers
la transposition moderne d’une pièce antique, nous avons choisi d’explorer les possibilités
offertes au traducteur de théâtre pour importer sur la scène contemporaine, hic et nunc, un texte
lointain. C’est dans cette perspective que l’adaptation des éléments culturels est légitime, afin
de rester fidèle à l’impératif de jeu qui gouverne la comédie latine de Plaute. Cette manière de
repenser la fidélité, en entrant dans la sphère du comparable, permet de sortir de la théorie de
l’équivalence qui tend à enfermer le débat de façon binaire autour de ce qui serait une traduction
exacte, c’est-à-dire reproduction identique de l’original et ce qui ne le serait pas. Nous finissons
avec ces mots d’Umberto Eco17 :

         La fidélité manifeste des traductions n’est pas le critère qui garantit l’acceptabilité
         de la traduction […]. La fidélité est plutôt la conviction que la traduction est
         toujours possible si le texte source a été interprété avec une complicité passionnée,
         c’est l’engagement à identifier ce qu’est pour nous le sens profond du texte, et
         l’aptitude à négocier à chaque instant la solution qui nous semble la plus juste. Si
         vous consultez n’importe quel dictionnaire italien, vous verrez que, parmi les
         synonymes de fidélité, il n’y a pas le mot exactitude. Il y a plutôt loyauté, honnêteté,
         respect, piété.

17
     ECO Umberto, op. cit., p. 466.

DANIEL Clara
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