De la Belle Époque à Second Life - Ylva Lindberg - Publibook
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Ylva Lindberg De la Belle Époque à Second Life Publibook
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Introduction « Je suis née à l’automne 2008 ». En commençant ainsi ce livre, je peux donner l’illusion d’être une auteure précoce. Évidemment, il ne s’agit pas de mon âge réel, mais de ma première apparition dans le monde virtuel de Second Life, conçu par Philip Rosedale et son entre- prise Linden Lab en 2003. Cette « naissance » fut une étape parmi celles qui me permirent de me familiariser avec les nouvelles technologies, ce que me demande officiellement mon employeur : je suis enseignante dans une université suédoise. Or une étude récente montre que huit en- seignants suédois sur dix ont besoin d’une formation dans ce domaine des nouvelles technologies [Bourelius, 2010]. Dans Second Life existe donc depuis 2008 un avatar 1 dont le nom ressemble au mien. Il est en quelque sorte mon représentant dans cet univers numérique où les environnements sont (presque) entièrement construits par d’autres avatars. Pour autant, je ne peux me vanter de faire partie du petit noyau d’utilisateurs qui apporte du contenu au monde vir- tuel, car mes immersions en ce dernier ont une portée plus réflexive que constructive. Ainsi pourrait-on me reprocher d’être une éternelle new- bie, aux compétences aussi éparses aujourd’hui qu’à mon arrivée dans Second Life. Si j’ai toujours le même défaut que 80% de mes collègues suédois, il ne m’a pourtant pas empêchée d’utiliser cet environnement numérique en diverses situations pédagogiques. Et la progression toute relative de mon savoir-faire dans Second Life résulte aussi d’un choix : j’ai toujours voulu garder un minimum de distance critique face à un outil qui m’a tout de suite intriguée et fascinée. 1. Les termes « avatar » ou « résident » sont ici employés pour désigner les repré- sentations de « l’utilisateur », c’est-à-dire d’un humain au clavier. 5
De la Belle Époque à Second Life INTRODUCTION Et ce recul s’est étendu à d’autres logiciels et appareils : plutôt que de sacrifier à l’injonction émise par notre société d’intégrer au plus vite dans l’enseignement les derniers outils technologiques, comme les sites web, les blogs, Facebook, Twitter, Skype, Adobe Connect, l’iPad, et di- vers mondes virtuels, j’ai préférer entamer une réflexion sur les relations que nous entretenons avec ces instruments et tout particulièrement avec Second Life. D’expérience, les arguments en faveur d’un usage pédago- gique des nouvelles technologies sont fort flous. De même pour le dé- tail des résultats escomptés. Les incitations portent sur l’appropriation concrète des outils par le plus grand nombre d’enseignants possible, en un temps aussi bref que possible. Or une telle démarche ne fonctionne pas pour Second Life : cette application, qui ressemble à un monde pa- rallèle, est dotée de contextes et de contenus si divers que le moindre désir d’en donner une description oblige à préciser les termes et les ca- tégories avec lesquels il serait possible de relater cette technologie. Durant la rédaction de cet ouvrage, j’ai eu de multiples échanges avec les enseignants et chercheurs en ingénierie et en technologie 2 de mon université. Leurs propos me semblaient instructifs, quand ils repro- chaient à leurs collègues des sciences humaines d’être réfractaires à un rapprochement de leurs disciplines avec la technologie et les sciences de la nature, en même temps que ces mêmes collègues les priaient d’inté- grer dans leurs enseignements des perspectives humanistes, par exemple par le biais de contenus philosophiques et littéraires. Peut-être cette de- mande adressée aux informaticiens est-elle un effet de ce que J. P. Russo appelle la « résistance des sciences humaines » [Russo, 2005] : il dé- montre que si l’intérêt pour ces disciplines faiblit, c’est surtout du fait d’une omniprésence de l’offre en matière technologique — elles ne sont pas pour autant moribondes. La métaphore de la résistance n’est pas des plus heureuses, car elle renforce l’idée d’une opposition entre deux ca- tégories disciplinaires qui dépendent intimement l’une de l’autre. Cependant, force est de reconnaître l’absence d’une réflexion sur les interfaces actuelles et passées entre les sciences humaines d’une part et 2. Note de l’éditeur : les catégories intellectuelles et professionnelles de l’auteure ont été conservées, afin de ne pas les rabattre, par un effet de traduction somme toute artificiel, sur celles de la langue et de la culture françaises. 6
INTRODUCTION d’autre part, les technologies liées à l’écriture. Le propos de cet ou- vrage est précisément de combler ce type de lacune en précisant, avec une perspective historique et humaniste, le contexte et les usages d’une application comme Second Life (SL par la suite). Il est d’autant plus intéressant de prendre ce monde virtuel comme objet d’étude que son exploration et sa description sollicitent rapidement des connaissances aussi approfondies que diversifiées en des domaines qui précèdent lar- gement SL et l’informatique — une telle exigence se faisant peut-être moins sentir pour d’autres technologies actuellement employées dans l’enseignement supérieur. D’ailleurs, SL n’est pas un outil comme les autres : initialement, il n’a pas été développé à des fins éducatives ni professionnelles, mais pour satisfaire un désir ludique. C’est un jeu créatif qui suppose que ses participants (les « résidents ») aient la volonté de construire des objets et d’imaginer des activités. Ce processus a généré des applications fort diverses, de la pornographie à l’éducation en passant par la conception de galeries d’art, d’entreprises de différents types, de lieux de divertis- sement, etc. De telles pratiques sont évidemment propices à plusieurs types de recherches en rapport avec les sciences humaines. Ne pou- vant les embrasser tous dans cet ouvrage, je chercherai essentiellement à mettre en évidence la relation entre créativité et technologie, sans pour autant construire une théorie générale des interactions entre ces deux thèmes. La créativité et le jeu sont deux motifs incontournables pour qui s’intéresse à l’art et la littérature, ce qui constitue une raison supplé- mentaire de s’intéresser à SL. En considérant SL de façon globale, en tant que technologie qui offre des outils de création visuelle et textuelle, je fus conduite à étudier comment s’articulent le texte et l’image, et comment cette combinaison a évolué historiquement. Ce qui m’a in- vitée à étudier la façon dont nous nous représentons la technologie en général puis, comment ces représentations peuvent influer nos façons de la comprendre. En retour, une analyse de nos rapports historiques à la technologie et à la science, à travers l’art et la littérature, m’a permis de mettre en perspective ce qui se réalise dans SL et de mieux saisir les liens entre ce monde virtuel et les œuvres littéraires ou les expressions artistiques qui l’ont précédé. 7
De la Belle Époque à Second Life INTRODUCTION L’art a toujours contribué à enrichir notre environnement : il élar- git notre horizon. Il nous ouvre, en de nombreux domaines, les portes de l’inconscient, de l’invisible, de l’inexplicable voire de l’inattendu. Emmelene Landon, romancière et peintre franco-australienne, décrit ce phénomène de révélation en parlant de mise en contact avec « la tache aveugle » — titre de son dernier roman [Landon, 2010]. Or, l’activation de ce point aveugle n’est pas que le fait de productions artistiques tradi- tionnelles : elle se réalise aussi avec les créations de la « réalité augmen- tée ». Dans SL, cette réalité, qui déborde de nos écrans, est contruite par les utilisateurs eux-mêmes. Au travers de leur production graphique et textuelle, ils nous font prendre conscience d’une autre expression artis- tique et des conditions concrètes qui la permettent : quelles fonctions et contraintes structurent le paysage qui s’étend de l’autre côté de l’écran ? On l’aura compris, la première condition de l’expression créative dans SL est d’ordre spatial : pour construire des objets dans le paysage de SL, il faut être propriétaire d’un « terrain ». Pour le dire autrement, tout avatar qui désire construire un paysage ou des objets fixes dans ce monde virtuel a besoin d’un territoire. SL en comptait environ 13 500 en 2009, aussi appelés sims, ou régions par abus de langage [SL, 2009]. Ces sims, dont chacun est doté d’un unique nom, sont regroupés sous forme d’îles, sinon apparaissent sous forme de points de repère (land- marks) sur la carte affichée par le menu. Ces espaces ne sont pas tous gratuits et le prix du « terrain » fluctue selon l’offre et la demande : les frais mensuels d’un propriétaire (qui est donc en pratique un locataire) varient, selon la superficie de son terrain et le nombre d’objets qui y sont installés, entre 10 et 200 US $. En deçà de 1000 m2 , l’usager n’a pas à payer de frais mensuels. Ces paramètres techniques et économiques infléchissent assurément la créativité des membres de SL. Dans la première partie de l’ouvrage, ces déterminants seront mis en parallèle avec d’autres, différents et néanmoins comparables, apparus à quelques moments cruciaux de l’his- toire de l’art. Je montrerai alors comment l’art (visuel ou purement tex- tuel) et la technologie se sont rapprochés et mutuellement influencés. Ce contexte historique me servira par la suite de trame pour interpréter les activités artistiques au sein de SL. 8
INTRODUCTION En effet, l’étude des créations visuelles de SL révèlera combien texte et image sont imbriqués, et d’une manière bien plus inextricable que par le passé. Ceci m’amènera à développer dans la seconde par- tie une réflexion sur les compétences requises pour écrire des textes et des images dans une application comme SL. La littératie, vue comme simple alphabétisation, n’est pas opératoire. Preuve que l’approche uti- litariste, fréquente chez les décideurs et chez certains analystes du nu- mérique, mérite d’être revisitée pour comprendre la variété des com- pétences et de connaissances sollicitées dans un univers comme SL, et la multiplicité de leurs plans d’interaction. Par exemple, il est possible d’avoir une maîtrise « superficielle » de SL, sans rien connaître de son architecture ni de ses programmes, tout en déployant une réelle exper- tise dans le domaine des fonctions et outils dédiés aux utilisateurs. Ici encore, la surface textuelle et graphique de ce monde virtuel donne le goût de comprendre comment est mis en œuvre le paysage de SL. À l’écran, l’usager visualise les différentes tranches de sims (les régions). Le monde qui les englobe semble homogène. Cette im- pression résulte de la structure réticulaire des serveurs de SL : c’est précisément parce qu’ils sont interconnectés, et chacun dédié à une tâche distincte, que les passages entre régions nous semblent fluides. Par exemple, des serveurs s’occuperont uniquement de la gestion des connections, d’autres de la production des cartes, d’autres encore de la mise à jour des listes des avatars et de leurs biens et productions (les « inventaires »). Certains serveurs ne prennent en charge que les sims (souvent un seul sim par unité, mais parfois plusieurs sims sont logés sur une même machine). En contrepartie, chaque sim ne peut accueillir simultanément qu’un nombre limité de joueurs : pas plus de 10 ou 100 avatars en temps réel, ce qui restreint considérablement la marge de ma- nœuvre de ces derniers. Autre contrainte : chaque sim ne communique directement qu’avec quatre de ses voisins. En théorie, c’est pour faciliter la circulation entre tous les sims au fur et à mesure que le monde s’élar- git et que les objets changent de lieu [Rosedale et Ondrejka, 2003]. On comprend alors que derrière la scène supposée virtuelle de SL, transitent des volumes gigantesques d’information, traités par de nom- breuses plateformes bien matérielles. Et la façon dont Linden Lab a conçu, puis maintenu un tel entrelacs de machines, de données et de 9
De la Belle Époque à Second Life INTRODUCTION programmes informatiques peut laisser rêveur. Ainsi, les grilles de ser- veurs conditionnent-elles tout ce qui existe intra mundus et tout ce qui pourra exister dans le monde virtuel de SL, parfois appelé aussi méta- vers. Certes, ce cœur de l’architecture de SL est rarement accessible à l’utilisateur qui, le plus souvent, interagit plus en « surface » : avec les fonctions destinées aux avatars. C’est grâce à l’interface de SL qu’il déploie ses compétences et son imagination. Peut-on articuler ce savoir-faire propre à SL avec la notion de savoir, et avec celle de littératie précédemment évoquée ? Je répondrai à cette question pivot en détaillant les formes concrètes de l’acquisition et de la transmission du savoir-faire spécifique à SL, sans oublier les média- teurs : les personnes qui ont le pouvoir de transmettre ou de contrôler ce savoir-faire. Ces passeurs sont parfois négligés, alors même qu’ils déterminent souvent les modalités d’appropriation de SL — et plus gé- néralement des nouvelles technologies. Quelles formes prend alors cette transmission du savoir-faire lié à SL avant qu’elle ne s’institutionalise ? On verra qu’elle adopte des configurations et des canaux variés avant de s’affiner et de se stabiliser. Toutefois, l’empreinte du ludisme — de la genèse de SL — reste forte : pour acquérir un savoir-faire spécifique, il faut souvent suivre un jeu de piste, un labyrinthe, qui rappelle le prin- cipe des jeux vidéo — quête du graal et d’un savoir-faire ultime. Ce regard distancié sur Second Life a donc pour projet de décrire d’un point de vue humaniste une technologie encore mal connue, dont l’utilité n’est pas fixée et ne le sera peut-être jamais. Il me semble en effet utile de décrire, avec les catégories des sciences humaines, les univers tant numériques que sociaux qui se réalisent sous nos yeux et nos claviers — même si nous les nommons « virtuels ». Je crois que le monde y trouvera avantage : les personnes qui se pensent éloignées du numérique et qui ne savent pas avec quels concepts appréhender ces uni- vers ; les concepteurs de ces instruments ; et aussi leurs commentateurs, parfois trop technophiles, sinon trop peu familiarisés avec l’exercice de l’histoire. Moyen à mes yeux de décrire autant la culture contempo- raine, en train de se faire, que de comprendre comment s’est construite celle du passé : celle qui nous a faits, qui a définit les matrices de la culture actuelle. 10
Première partie Le texte et l’image 11
Chapitre 1 Les images de la technologie « La Belle Époque » est une expression inventée par les personnes qui ont vécu la première guerre mondiale et ses conséquences pour évo- quer avec nostalgie la période qui l’a précédée (entre 1890 et 1914 en- viron). Au tournant du 20e siècle, l’Occident dans son ensemble a vécu des transformations technologiques aux effets indéniables, sur la société comme sur l’individu : l’électricité, le vélo, l’automobile, le téléphone et la radio [Winock, 2002], pour n’en citer que quelques-unes. Ces in- ventions et de nombreuses autres eurent un impact significatif sur la vie quotidienne des habitants des grandes villes, puis des bourgs et des campagnes. La fin du 19e siècle fut marquée par l’enchantement pour ce monde moderne et urbain placé sous le signe de la vitesse, mais aussi par la tendance inverse, à savoir le scepticisme et une vision apocalyptique de l’avenir 1 . La même ambivalence apparut au début des années 1990, au moment de l’explosion des télécommunications au sein du grand pu- blic. D’un côté il y avait les individus habités par un sentiment luddite et qui voyaient l’internet et les mondes virtuels comme une déshuma- nisation et un éloignement de la réalité. De l’autre côté, se situaient les idéalistes du réseau, qui vouaient un culte aux communautés virtuelles, 1. Voir Beiträge zur Philosophie (écrit par Heidegger dans les années 1930 et pu- blié en 1989) et le concept de Wiederzauberung ou l’enchantement de la modernité sans esprit critique [Heidegger, 1989]. 13
De la Belle Époque à Second Life CHAPITRE 1. LES IMAGES DE LA TECHNOLOGIE à leurs yeux promptes à résoudre tout problème global 2 . Avec le recul, il semble que l’intégration de nouvelles technologies dans la société exige un temps d’acculturation (l’assimilation d’une culture différente, en l’occurrence d’une culture technique) pendant lequel nous laissons libre cours à nos craintes et espoirs les plus extrêmes. Pour s’adapter aux nouvelles technologies accessibles sur le mar- ché, pour les utiliser et se les approprier, l’être humain a aussi besoin d’être informé et instruit. À la Belle Époque, les médias et la diffu- sion de l’information étaient moins développés qu’aujourd’hui, où nous sommes sans cesse informés des dernières découvertes et inventions scientifiques et techniques. Cette forme d’information contemporaine n’a rien de neutre : les explications des faits scientifiques sont appuyées par de nombreuses images et métaphores, comme le prouvent des ap- pellations telles que le cyberespace, la toile, les trous noirs, le vaisseau spatial, l’éolienne (de Éole, le dieu grec du vent) ; autant de matière à l’imagination, pour s’approprier l’inconnu et le nouveau. Ces images transmises par la langue écrite deviennent symboliques, enrichies de sens et de connotations du fait qu’elles imposent des représentations fortes à l’individu, sans pour autant lui offrir une meilleure compréhen- sion du fonctionnement de ces nouveautés techniques et scientifiques. Se déploie là un processus de représentation, plus qu’un véritable ef- fort pédagogique pour désigner ces nouveaux objets et théories scienti- fiques. Or, à y regarder de près, cette tendance est similaire au contexte du début du siècle dernier. À la Belle Époque, l’art prit en charge ce que feront les médias un siècle plus tard : la représentation du monde moderne. Nous pen- sons par exemple au tableau La Vérité de Jules Lefebvre, qui montre une jeune femme nue qui tend très haut une ampoule électrique pour éclairer le monde. Environ 70 ans plus tard, en 1937, Raoul Dufy al- lait peindre La Fée électricité, triptyque bien plus lumineux que la toile 2. Le scepticisme vis-à-vis de la nouvelle ère technophile a été exprimé dans les ouvrages aux titres évocateurs : Resisting the Virtual Life ; Rebels against the future : The Luddites and Their War on the Industrial Revolution ; Media Virus ; Data Trash ; Silicon Snake Oil : Second Thoughts on the Information Highway ; The Age of Missing Information ; The Gutenberg Elegies. Cf. [Nilsson et al., 1998, p. 19 et suivantes] pour toutes ces références. 14
de Lefebvre, qui décrit « l’électrification » complète de Paris. Dans ces œuvres, l’électricité n’est plus un simple phénomène physique. Elle est animée et personnifiée, décrite telle une bienfaitrice qui améliore notre vie quotidienne et nous ouvre les portes d’un monde plus vrai et plus attirant. En effet, ces tableaux nous font comprendre que l’électricité ne nous sauve pas seulement de l’obscurité de l’existence, mais qu’elle nous aide également à échapper à l’obscurantisme d’une élite qui refuse de divulguer le savoir aux masses. Ainsi la représentation de l’électri- cité dépasse la seule désignation d’une force physique. De plus, l’image conçue par les artistes alimente des espoirs et des croyances qui s’éman- cipent largement de la fonction pratique des différents appareils se ser- vant de cette sorte d’énergie puisque ces peintres réduisent l’électricité à une manifestation lumineuse. La vitesse fut un autre paradigme de ce monde naissant et elle a sou- vent été représentée par les futuristes : par exemple dans le manifeste de Marinetti qui y déclare « qu’une automobile rugissante qui semble courir sur la mitraille est plus belle que la Victoire de Samothrace 3 ». À cette période, on était bien loin de la rapidité vertigineuse d’aujour- d’hui, qui nous permet de nous déplacer en TGV (train à grande vitesse) à plus de 300 km/h. Il n’empêche que les artistes en rêvaient, comme en témoigne le tableau Dynamisme d’une automobile (1912-1913) de Luigi Russolo, qui peint une voiture aux contours futuristes dont la folle vitesse fait littéralement plier l’espace-temps. À l’instar de l’électricité, des valeurs et des qualités sont attribuées à la vitesse dans ces repré- sentations du mouvement. Pour Marinetti, cette dernière incarne une nouvelle beauté, en relation avec la force masculine et témoignant des nouvelles lois relativistes de l’espace-temps. Vitesse et mouvement de- viennent chez les artistes des années 1910 l’archétype par excellence du futur proche, qu’ils n’hésitent pas à exalter, en le décrivant parfois comme un sauveur violent qui broiera le tout pour faire surgir un monde nouveau. L’imagination de ces artistes peut nous surprendre : le dessinateur et lithographe Léon Saussine ne se contenta pas de représenter la part immédiatement accessible de ce monde nouveau ; il s’est projeté dans 3. Le 20 février 1909 dans Le Figaro. 15
De la Belle Époque à Second Life CHAPITRE 1. LES IMAGES DE LA TECHNOLOGIE l’avenir et a prédit dans une de ses estampes un univers désormais fort présent dans notre quotidien : la « correspondance ‘cinéma-phono- télégraphique’. Un homme en costume, confortablement installé dans un fauteuil, tient dans sa main un ‘micro’. Une jeune femme, grandeur nature, dans une toilette très recherchée, lui fait face. Mais il ne s’agit que de son image, projetée sur un grand écran. Elle semble cependant lui parler » [Lambert, 2006]. Ne voyons-nous pas ici un premier prototype de la communication par l’internet ? Et cette toile tissée de fragments de parole n’est-elle pas aussi anticipée par Apollinaire lui-même, quand il écrit en 1913 la partie « Ondes » de ses Calligrammes, et plus encore dans « Lettre- Océan [Apollinaire, 2003, p. 28] » ? Cette forme de communication, qui s’affranchit de l’espace et du temps et qui met donc en parallèle des existences multiples, fut largement rêvée par les avant-gardes du début du 20e siècle. Ce fut l’époque du « simultanéisme », concept qui traduit une façon de faire converger tous les moments en un seul, une manière « simultanée » de voir le monde. Des concepts et tendances analogues apparurent à cette même pé- riode : l’« unanimisme » de Jules Romain, qui observe l’esprit commun à plusieurs individus ; l’« orphisme » d’Apollinaire, qui montre la liai- son entre différentes tendances artistiques et picturales. Pour ce poète, ce sont les œuvres du couple Robert et Sonia Delaunay qui incarnent le plus ce concept. Plus tard, André Breton et les surréalistes parleront de « vases communicants » pour désigner les liaisons existantes mais pas toujours tangibles entre les différentes expressions humaines. Ces abs- tractions laissent entendre qu’avec les nouveaux moyens de communi- cation, les êtres humains se rapprocheront et se comprendront mieux, et qu’il sera ainsi possible de mieux élucider les corrélations entre cer- tains phénomènes. Ainsi les artistes se sont-ils approprié les techniques de communication du moment pour rêver la communication de l’ave- nir. Ils ont exprimé et traduit à leur façon, dans l’art et la littérature, les conséquences qu’induisaient pour la société les premiers « médias so- ciaux » en dehors du traditionnel courrier écrit à la main : le télégraphe, le téléphone et la radio. De nombreux artistes ont donc dit « oui » à la modernité et à l’ave- nir : en louant, souvent de façon lyrique, l’innovation scientifique et 16
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