Des sanatoriums à Sun City. L'invention de la " retraite active " en Arizona
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Des sanatoriums à Sun City. L'invention de la « retraite active » en Arizona Paul V. Dutton Le mouvement social, Numéro 258, janvier-mars 2017, pp. 85-107 (Article) Published by Association Le Mouvement Social For additional information about this article https://muse.jhu.edu/article/658576 [ This content has been declared free to read by the pubisher during the COVID-19 pandemic. ]
Des sanatoriums à Sun City. L’invention de la « retraite active » en Arizona par Paul V. Dutton * Q uand on cherche le nom de « Sun City » sur internet, on trouve des dizaines d’ensembles résidentiels pour retraités qui, aux quatre coins du monde, de la Floride à la France en passant par le Maroc ou le Japon, rendent fièrement hommage à leur ancêtre en Arizona. En outre, les aménagements novateurs qui furent pour la première fois expérimentés à Sun City en 1960 (par exemple, placer au centre du complexe un parcours de golf sur lequel donnaient directement des centaines de maisons) ont été imités à des milliers de reprises sur toute la planète. Mais Sun City n’était pas simplement un club de golf d’un nouveau genre : sa construction a constitué un moment clé dans l’émergence du concept de « retraite active » et dans la popularisation des résidences réservées à une classe d’âge. L’Arizona compte aujourd’hui à lui seul 105 lotissements pour retraités du type de Sun City, dont huit ont plus de 10 000 habitants et trois plus de 30 000 1. Mais pourquoi ce phénomène a-t-il vu le jour en Arizona ? Qui furent les premiers à s’y installer ? Comment les habitants de Sun City cohabitèrent-ils avec ceux des villes voisines ? Et comment l’invention de la « retraite active » a-t-elle fait évoluer notre vision de la vieillesse et de la mort ? Pour répondre à ces questions, il nous faudra dans un premier temps revenir plus d’une centaine d’années en arrière, à une époque où l’Arizona n’était qu’un avant-poste occidental à la périphérie d’une nation en rapide voie d’industrialisation. À la fin du XIXe siècle, un faisceau de facteurs médicaux, politiques et écono- miques se conjuguèrent pour encourager une migration des villes de l’Est et du Midwest vers le territoire faiblement peuplé de l’Arizona. Les maladies pulmonaires étaient la première cause de départ pour raison médicale : asthme, bronchite, sili- cose et tuberculose faisaient des ravages sur les lieux de travail et dans les logements surpeuplés, insalubres et mal ventilés des villes de l’Est. Avec les outils et les connais- sances dont disposait le médecin moyen au XIXe siècle, ces différents maux étaient difficiles à distinguer les uns des autres, mais le remède préconisé était généralement le même : du repos, un air pur et sec et autant de soleil que possible. Si on attribuait les symptômes à la tuberculose, le pronostic était mauvais, vraisemblablement mor- Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte tel, de sorte que ceux qui en avaient les moyens, et beaucoup qui ne les avaient pas, partaient pour les montagnes de l’Ouest et les déserts du Sud-Ouest dans l’espoir d’y trouver le salut. Les circonstances historiques – en particulier l’arrivée du chemin de fer à Tucson en 1880 – firent de l’Arizona une destination particulièrement dyna- mique pour ces individus en quête de santé, que les résidents locaux surnommèrent rapidement les « pulmonaires » ou « migrants sanitaires ». * Professeur d’histoire, Northern Arizona University. Article traduit de l’anglais par Cécile Deniard. 1. Le site internet 55places.com en fournit un panorama détaillé à l’intention des acquéreurs poten- tiels, http://www.55places.com/arizona. Voir également J. A. Trolander, « Age 55 or Better: Active Adult Communities and City Planning », Journal of Urban History, vol. 37, n° 6, 2011, p. 952-974. Paul V. Dutton, Des sanatoriums à Sun City. L’invention de la « retraite active » en Arizona », Le Mouvement social, janvier-mars 2017.
86 n Paul V. Dutton Une fois lancé, le mouvement de migration sanitaire exerça sur le développe- ment de l’Arizona une influence aussi déterminante que ses autres grands secteurs d’activité : mines, exploitation forestière et élevage. Il mit en branle des forces qui rendirent possible la création de Sun City, ainsi que d’autres lotissements et vil- lages de mobil-homes également destinés aux personnes âgées, mais de standing nettement inférieur. Les discours qui, au XIXe siècle et au début du XXe, vantaient l’Arizona comme la région idéale pour qui recherchait la santé permirent ensuite aux promoteurs immobiliers de présenter l’Arizona comme le lieu où vivre une retraite plus active, plus longue et plus épanouie. En 1960, la brochure de Sun City affirmait qu’en Arizona « chaque journée apporte une bonne dose d’air frais et tonifiant ». On retrouve dans ce type de description l’écho des argumentaires commerciaux employés par les sanatoriums au siècle précédent : « L’air pur et sec et l’ensoleillement quotidien rendent le climat des plus salubres 2. » Les deux cam- pagnes promotionnelles, la première ciblant les malades qui ne voulaient pas mourir de leur maladie pulmonaire et la seconde les retraités soucieux de prolonger une existence active, se passèrent le relais pour, à la fin du XXe siècle, asseoir l’image de l’Arizona comme la région idéale où vivre sa retraite en bonne santé 3. De manière à la fois volontaire et involontaire, les retraités qui s’installèrent en Arizona dans la seconde moitié du XXe siècle reproduisirent le cloisonnement social et les ségrégations spatiales qui étaient apparus durant la première vague de migra- tion sanitaire au tournant du siècle. Avec leurs installations de type country-club, les ensembles immobiliers pour retraités comme Sun City remplissaient le même rôle que les sanatoriums de luxe pour les tuberculeux des classes supérieures quelques décennies plus tôt. De même que les malades moins chanceux se trouvaient souvent relégués dans des campements de tentes dans le désert, où ils dépendaient de la charité publique et privée, les retraités de la fin du XXe siècle qui ne pouvaient pas s’offrir Sun City mais aspiraient néanmoins à passer leur retraite sous le soleil de l’Arizona devaient se contenter de villages de mobil-homes où l’on trouvait plus de sable et de béton que de fairways de golf. Mais quelle que fût la situation éco- nomique des migrants, l’idéal perdurait d’un havre où l’on pouvait vivre en bonne santé et, aspiration jumelle rarement évoquée, échapper à la mort. La création de Sun City et de sa marque de fabrique, la « retraite active », joua un rôle déterminant dans l’essor de la Sun Belt, ou « Ceinture du soleil », après la Seconde Guerre mondiale. Composée d’une douzaine d’États, situés pour l’essentiel sous le 36e parallèle et s’étendant de la Floride sur la côte Atlantique à la Californie sur la côte Pacifique, cette ceinture connut une croissance économique et démogra- phique rapide à partir des années 1950 4. Dans l’Ouest particulièrement, les bases de Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte 2. Castle Hot Springs Arizona: A Fall, Winter, and Spring Resort of the Highest Class for Health, Recreation, and Rest, p. 7, brochure publicitaire typique du genre, 1920. http://www.library.arizona. edu/exhibits/pams/health.html. Les documents publicitaires de plusieurs sanatoriums historiques sont consultables en ligne sur le site de la bibliothèque de l’Université d’Arizona. Sur l’histoire des mentalités américaines concernant les relations entre santé et qualité de l’air, voir P. C. Baldwin, « How Night Air Became Good Air », Environmental History, vol. 8, n° 3, 2003, p. 419-429. 3. Fonds de la Sun Cities Area Historical Society, Plaquette commerciale de Sun City, « Del Webb’s Active Living for America’s Senior Citizens », 1960, p. 2. 4. Le terme de Sun Belt a été créé en 1969 par le conseiller en stratégie du Parti républicain Kevin Phillips, qui voyait dans la bascule démographique en faveur du Sud une chance historique pour les Républicains. On lui attribue la paternité de la « stratégie sudiste » qui permit à Richard Nixon de
Des sanatoriums à Sun City. L’invention de la « retraite active » en Arizona » n 87 cette croissance avaient été posées des décennies plus tôt grâce aux investissements réalisés par les États et le gouvernement fédéral. Les grands projets de conquête du désert et d’irrigation avaient commencé dès la fin du XIXe siècle ; dans les années 1930, le New Deal entraîna de nouvelles dépenses d’infrastructures, lesquelles lais- sèrent à leur tour la place au déploiement à grande échelle d’installations militaires et d’industries de défense durant et après la Seconde Guerre mondiale puis la Guerre froide. À partir des années 1960, ces évolutions se combinèrent avec un environ- nement réglementaire relativement peu contraignant, des incitations fiscales, des primes à l’embauche et un climat agréable, pour attirer des capitaux et des travail- leurs désormais plus mobiles 5. Parmi les États de la Sun Belt, la Californie et la Floride font figure de géants. Leur importance historique, leur situation géographique stratégique et leurs éco- nomies développées et diversifiées contribuèrent à leur spectaculaire ascension au rang de poids lourds politiques au sein de l’Union. À l’inverse, nous le verrons, l’Arizona dut lutter pour obtenir le statut d’État (qui ne lui fut accordé qu’en 1912, soit plus de soixante-dix ans après la Californie et la Floride), de sorte que ceux qui souhaitaient son développement durent davantage mettre l’accent sur les bienfaits de son climat, ne serait-ce que parce que ses ressources et ses atouts étaient rela- tivement peu nombreux. Un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’Arizona, Thomas Sheridan, organise d’ailleurs son récit qui a fait date « en trois grandes périodes (incorporation, extraction et transformation) qui scandent l’intégration de l’Arizona dans ce qu’Immanuel Wallerstein appelle le système-monde moderne ». Ainsi, pendant une grande partie de sa genèse, l’Arizona resta une entité périphé- rique (au sens de Wallerstein), fortement dépendante de la marchandisation de ses « quatre C » (cuivre, cheptel, coton et climat) auprès des économies plus centrales qui la flanquaient à l’est et à l’ouest. Mais être un acteur périphérique n’interdit pas d’innover 6. Ainsi, l’efficace marchandisation de son climat par l’Arizona, d’abord sous la forme de sanatoriums, puis sous celle de Sun City, aboutit à l’invention de la « retraite active », produit appelé à modifier en profondeur non seulement remporter les élections présidentielles de 1968 et 1972. Voir K. P. Phillips, The Emerging Republican Majority, New Rochelle, Arlington House, 1969. 5. A. Needham, Power Lines: Phoenix and the Making of the Modern Southwest, Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 6-7. 6. T. E. Sheridan, Arizona: A History, Revised Edition, Tucson, University of Arizona Press, 2012, p. 1-6. Une grande partie de l’historiographie de l’Arizona peut être rangée dans les rubriques défi- nies par Sheridan, à savoir : intégration, extraction et transformation. Sur l’intégration, D. Weber, The Spanish Frontier in North America, New Haven, Yale University Press, 1992 ; E. Spicer, Cycles Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte of Conquest: The Impact of Spain, Mexico, and the United States on the Indians of the Southwest, 1533- 1960, Tucson, University of Arizona Press, 1962 ; J. Wagoner, Early Arizona: Prehistory to Civil War, Tucson, University of Arizona Press, 1975. Sur l’extraction, C. Schwantes, Bisbee: Urban Outpost on the Frontier, Tucson, University of Arizona Press, 1992 ; J. Byrkit, Forging the Copper Collar: Arizona Labor-Management War of 1901-1921, Tucson, University of Arizona Press, 1982 ; K. Smith, the Magnificent Experiment: Building the Salt River Project, 1890-1917, Tucson, University of Arizona Press, 1986 ; J. McGowan, History of Extra-Long Staple Cottons, El Paso, Hill Publishing, 1961. Sur la transformation, P. VanderMeer, Desert Visions and the Making of Phoenix, 1860‑2009, Albuquerque, University of New Mexico Press, 2010 ; G. L. Cadava, Standing on Common Ground: The Making of the Sunbelt Borderland, Cambridge, Harvard University Press, 2013 ; B. Luckingham, Phoenix: The History of a Southwestern Metropolis, Tucson, University of Arizona Press, 1989 ; E. T. Shermer, Sunbelt Capitalism: Phoenix and the Transformation of American Politics, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2013 ; M. D. Lassiter, The Silent Majority: The Suburban Politics in the Sunbelt South, Princeton, Princeton University Press, 2006.
88 n Paul V. Dutton le mode de vie et l’habitat des personnes âgées du monde entier, mais la notion de vieillissement elle-même. Industrialisation, retraite et premières migrations sanitaires Les nouveaux modes de production qui virent le jour en Grande-Bretagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle transformèrent la nature du travail et, par voie de conséquence, le regard que nous portons sur le vieillissement. Des machines remplacèrent le travail manuel. De puissantes énergies fossiles remplacèrent la roue hydraulique et la force musculaire humaine ou animale. L’apparition de nouveaux produits chimiques, les progrès de la sidérurgie, l’invention du moteur électrique et du moteur à explosion, permirent d’augmenter les rendements de manière considé- rable et de produire des biens beaucoup plus diversifiés. Naturellement, l’échelle de production changea aussi. En 1700, une grande manufacture pouvait avoir un effec- tif de cinquante ouvriers. En 1900, le même établissement était considéré comme un simple atelier, certaines usines employant désormais des milliers d’ouvriers qui faisaient les trois-huit. L’industrialisation modifia également notre conception du temps et de la vitesse. Les distances se raccourcirent. Les horloges se multiplièrent. Les marchés grandirent. Les villes grossirent. Et, évolution de première importance pour les plus âgés, le rythme de travail s’accéléra 7. Les nouvelles méthodes de production exploitaient les atouts de la jeunesse : les machines, rapides et infatigables, étaient d’autant plus productives qu’on leur associait des ouvriers vifs, adroits et très endurants. Au contraire de ce qui se passait dans les petits ateliers de l’ère préindustrielle, les relations entre patron et ouvriers se firent plus distantes et impersonnelles. Les industriels aspiraient désormais à se sépa- rer de leurs ouvriers âgés, moins productifs, tout comme ils se séparaient de leurs équipements obsolètes. Les jeunes syndicats ouvriers se firent entendre, non pour refuser en soi la mise à la retraite forcée des hommes les plus âgés, mais pour exiger des méthodes plus humaines. Dès les années 1930, le compromis politique adopté aux États-Unis et dans la majeure partie des pays d’Europe fut la création de sys- tèmes de pensions abondés de manière obligatoire par les employeurs et les salariés, souvent avec une médiation de l’État 8. Cette solution permettait aux employeurs de se défaire de leurs ouvriers âgés et les dirigeants syndicaux y gagnaient un rajeu- nissement de leur base. Ainsi s’instaura le cycle de vie ternaire auquel les citoyens des pays industrialisés se sont habitués : enfance, emploi, retraite. Car même si la notion de retraite avait vu le jour dans l’industrie, elle gagna la quasi-totalité des secteurs de l’économie dès Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte le milieu du siècle. La retraite est donc une invention sociale de premier ordre, ren- due nécessaire par la Révolution industrielle et les violents bouleversements qu’elle entraîna dans le monde du travail. Il est remarquable qu’elle soit entrée dans les mœurs en moins de cinquante ans. Qu’il s’agisse du logement, des usages sociaux ou des produits de grande distribution, les pratiques évoluèrent pour répondre aux 7. Les premières étapes de ce développement sont merveilleusement retracées dans E. P. Thompson, « Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism », Past and Present, vol. 38, n° 1, 1967, p. 56-97. 8. W. Graebner, A History of Retirement: The Meaning and Function of an American Institution, 1885-1978, New Haven, Yale University Press, 1980 ; D. L. Costa, The Evolution of Retirement: An American Economic History, 1880-1990, Chicago, University of Chicago, 1998.
Des sanatoriums à Sun City. L’invention de la « retraite active » en Arizona » n 89 besoins de ceux qui étaient entrés dans ce que les sociologues commencèrent à qua- lifier de troisième âge pour le distinguer des deux premiers âges de la vie : l’enfance et la vie active 9. Les colossales mutations induites par la Révolution industrielle ne créèrent pas seulement une nouvelle catégorie de travailleurs sénescents et sortis de l’emploi. Les usines et l’urbanisation rapide qui les accompagna créèrent aussi des lieux de travail et des lieux de vie qui rendaient les gens malades. Les premières usines textiles étaient bien connues pour leurs bâtiments mal ventilés où flottait une brume de particules en suspension. Les usines chimiques et les aciéries baignaient dans un nuage d’émanations toxiques et seules de faibles précautions étaient prises pour évi- ter que les ouvriers ne les inhalent. Et si les lieux de travail industriels étaient nocifs pour la santé, les logements des ouvriers n’offraient guère de refuge. Les habitats collectifs surpeuplés des villes de l’Est et du Midwest devinrent des foyers de mala- dies infectieuses ou véhiculées par l’eau, qui ne respectaient aucune barrière sociale, même si elles frappaient plus durement les classes ouvrières pauvres, surmenées et sous-alimentées. Dans le même temps, les fumées rejetées par les cheminées des nouvelles usines entraînaient une dégradation générale de la qualité de l’air, ce qui eut également des conséquences délétères sur la santé humaine, en particulier par le biais des maladies pulmonaires. Les connaissances et les pratiques médicales du XIXe siècle n’étaient que d’un faible secours pour le diagnostic et le traitement de la plupart des maladies, y com- pris celles dont l’incidence explosait dans les métropoles industrielles du pays. Ainsi la plupart des médecins regroupaient tous les maux de nature respiratoire (tubercu- lose, asthme, silicose, emphysème, cancer du poumon) sous le terme générique de « consomption ». Les taux de mortalité en cas de tuberculose étaient accablants : de 10 à 20 % des malades en mouraient, et en ville cette proportion pouvait atteindre le chiffre stupéfiant de 40 %. En 1900, un bon tiers des décès chez les 25-40 ans étaient attribués à cette maladie. Qui plus est, les médecins du XIXe siècle étaient bien en peine d’expliquer comment un individu infecté pouvait ne présenter aucun symptôme et mener une existence normale pendant cinquante ans avant de succom- ber à ses effets, tandis qu’un autre qui lui ressemblait et avait été infecté au même moment passait de vie à trépas en quelques semaines. Nous connaissons aujourd’hui l’existence de quarante types de tuberculose, dont l’une, la tuberculose miliaire, se diffuse et tue rapidement. D’autres peuvent rester latentes, tenues en échec par un système immunitaire robuste, puis, lorsque le grand âge ou des morbidités associées fragilisent l’immunité de l’individu infecté, progresser rapidement et entraîner la mort en l’absence de traitement 10. Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte Le bactériologiste allemand Robert Koch isola le bacille responsable de la tuber- culose dès 1882, mais, faute d’un vaccin qu’il ne réussit pas à créer, pendant des décennies perdura l’idée que la maladie était héréditaire ou engendrée, ainsi que le 9. P. Laslett, « The Emergence of the Third Age », Aging and Society, vol. 7, 1987, p. 133-160 ; A.‑M. Guillemard, Le déclin du social, Paris, PUF, 1986, p. 191. 10. R. E. Kravetz et A. J. Kimmelman, Healthseekers in Arizona, Arizona, Academy of Medical Sciences of Maricopa Medical Society, 1998, p. 22-23. Pour de plus amples informations sur l’étiologie, les symptômes et les effets de la maladie, H. Bynum, Spitting Blood: The History of Tuberculosis, Oxford, Oxford University Press, 2015 ; C. W. McMillen, Discovering Tuberculosis: A Global History, 1900- present, New Haven, Yale University Press, 2015.
90 n Paul V. Dutton formulait un médecin en 1888, « par la seule qualité de l’air […] aux altitudes peu élevées par rapport au niveau de la mer 11 ». La persistance de l’idée que l’humidité de l’air jouait un rôle dans l’apparition de la tuberculose est l’exemple même d’une étiologie totalement erronée. Il était exact que l’incidence de la maladie était plus grande chez ceux qui respiraient l’air humide des logements collectifs et des taudis surpeuplés, mais attribuer la survenue de la tuberculose à l’air froid et humide reve- nait à confondre la cause et le remède. La connaissance de la nature bactérienne et contagieuse de la maladie finit certes par l’emporter, mais l’idée fausse selon laquelle le « mauvais air » était à l’origine de cette affection eut cours suffisamment long- temps pour alimenter un mouvement migratoire de plus en plus important vers les déserts de l’Arizona. Depuis des décennies, des récits de cas isolés s’accumulaient dans les villes de l’Est et du Midwest, qui confirmaient qu’un environnement chaud et sec permettait de soulager les symptômes de la maladie pulmonaire et laissait même espérer une guérison. Le témoignage le plus souvent cité fut peut-être celui du lieutenant de l’armée John Gregory Bourke. Son ouvrage relatant ce qu’il avait vu pendant les années passées au côté du général George Crook toucha un large lectorat avide de récits sur « l’Ouest sauvage » depuis les années 1870. Pendant une campagne contre les Apaches près de la frontière mexicaine, Bourke avait noté : « Ni l’Italie ni l’Espagne ne peuvent se comparer avec le sud de l’Arizona pour la douceur de son climat hivernal, et je ne connais aucun endroit au monde qui soit supérieur à Tucson comme sanatorium pour les maladies nerveuses et pulmonaires 12 ». Mais Bourke n’était pas médecin et l’armée américaine peinait à affecter des praticiens de manière durable dans les territoires de l’Ouest. Ce qui explique le poids considé- rable qu’eurent les écrits de John Clark, médecin à Fort Mojave dans le nord-ouest de l’Arizona : Je ne prends aucun risque en affirmant qu’un climat plus sain et curatif serait souhaitable pour ceux qui souffrent de ce terrible fléau qu’est la phtisie. De tels cas ne se rencontrent ici que rarement, et encore exclusivement chez les nouveaux arrivants. […] Voici maintenant près de deux ans que je suis ici et je n’ai pas eu à déplorer le moindre décès au sein de nos troupes pendant cette période – preuve que nous vivons ici une épidémie de bonne santé 13. Les récits de Bourke et Clark ressemblaient à la littérature, déjà abondante à l’époque, qui visait à faire la promotion du sud de la Californie en vantant invaria- blement la salubrité du climat méditerranéen du Sud-Ouest 14. Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte 11. B. M. Jones, Health-Seekers in the Southwest, 1817-1900, Norman, University of Oklahoma Press, 1967, p. 25. 12. J. Bourke, On the Border with Crook: General George Crook, the American Indian Wars, and Life on the Frontier, New York, Skyhorse, 1891, cité par R. E. Kravetz, Healthseekers..., op. cit., p. 21. 13. B. Silliman, « On Some of the Mining Districts of Arizona near the Río Colorado, with Remarks on the Climate, etc. », The Journal of American Science and Arts [n.s.], vol. XLI, mai 1866, p. 291, cité par B. M. Jones, Health-Seekers in the Southwest…, op. cit., p. 119. 14. Voir en particulier L. Culver, The Frontier of Leisure: Southern California and the Shaping of Modern America, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 20-22. Voir également K. Starr, Inventing the Dream: California Through the Progressive Era, Oxford, Oxford University Press, 1985, p. 76-77.
Des sanatoriums à Sun City. L’invention de la « retraite active » en Arizona » n 91 En 1900, les plus éminents spécialistes de la phtisie (terme employé au XIXe siècle pour désigner la tuberculose) se réunirent à Berlin pour échanger sur les derniers progrès de la recherche et des traitements lors du congrès international sur la tuber- culose et ils s’accordèrent sur cette conclusion : « Il n’existe aucun remède médicinal spécifique connu pour cette maladie mortelle et de plus en plus fréquente. […] Le seul espoir de guérison, lorsqu’elle est dans les stades curables, réside dans la cure climatique 15 ». Ce verdict, associé au fait que beaucoup de médecins de l’Est et du Midwest se sentaient impuissants à soulager leurs patients, provoqua une forte augmentation des prescriptions de cures dans le Sud-Ouest aride, en particulier dans le Territoire de l’Arizona. Bientôt, d’autres types de patients se joignirent à ce mouvement, car on recommandait aussi les régions désertiques à ceux qui souf- fraient de rhumatismes, de sciatique, de névralgie, de glomérulonéphrite et d’autres affections rénales. Même si les médecins souhaitaient certainement le meilleur pour leurs patients, peu d’entre eux se rendaient réellement compte des conditions que ceux-ci trouveraient dans l’Ouest. Le sort qui les attendait là-bas était une question de chance et de moyens financiers. Les médecins qui prescrivaient un départ pour le Sud-Ouest et les patients qui suivaient cet avis participaient à un mouvement culturel tout autant qu’à une migration sanitaire. Son chef de file le plus en vue n’était autre que le président des États-Unis, Théodore Roosevelt 16, qui encourageait les gens de sa génération à rechercher la santé en vivant « à la dure » dans l’Ouest. Le géant de la littérature américaine, Mark Twain, partageait cet avis 17. Et le fameux aphorisme de Horace Greeley incitant la jeunesse à partir dans l’Ouest (« Go west, young man, go west ») était généralement cité sous sa forme abrégée, mais la phrase originale du rédacteur en chef new-yorkais se poursuivait ainsi : « On trouve la santé à la campagne, et de l’espace loin de nos paresseux et de nos imbéciles 18 ». La plupart de ceux qui entendaient ce conseil au XIXe siècle ne doutaient pas que si l’on pouvait trouver la richesse matérielle dans l’Ouest, on pouvait aussi y trouver le réconfort physique et spirituel. D’ailleurs John Muir, le plus célèbre défenseur de l’environnement de son époque, participa activement au mouvement de migration sanitaire. Fervent partisan de la création du parc national de Yosemite, fondateur du Sierra Club et confident du président Roosevelt sur la question des parcs nationaux, Muir emmena ses filles Helen et Wanda dans les hauts déserts du nord de l’Arizona en 1905 avec l’espoir de guérir la maladie respiratoire de Helen. En 1907, elle était rétablie et un correspondant du New York Times qui avait rendu visite aux Muir dans leur résidence isolée pouvait écrire : « L’Arizona est une terre enchantée, un sortilège agit dans sa glaise et dans ses pierres, la nuit et le jour en sont altérés. Voilà la région où Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte les dieux ont fait grand carnaval 19 ». La communion avec la nature comme source de santé physique et psychique était un thème récurrent des écrits de Muir et la 15. S. S. Wallian, « The Search for Health », The Junior Munsey, vol. 8, 1900, p. 463-468, cité par B. M. Jones, Health-Seekers in the Southwest…, op. cit., p. 125. 16. D. E. Shi, The Simple Life: Plain Living and High Thinking in American Culture, Athens-Londres, University of Georgia Press, 2007, p. 185. 17. R. E. Kravetz, Healthseekers…, op. cit., p. 26 18. J. Bushnell Grinell, Men and Events of Forty Years: Autobiographical Reminiscences of an Active Career, 1850 to 1890, Miami, Hardpress, 2012 [1891], p. 86, https://archive.org/details/ meneventsofforty00grin. 19. The New York Times, 22 juillet 1906.
92 n Paul V. Dutton même idée inspirait implicitement la quête des premiers migrants sanitaires qui arrivèrent à Tucson au début des années 1900. Néanmoins, dans bien des cas, cette communion avec la nature ne consista pas à grandir spirituellement par la contem- plation, mais à être dangereusement exposé à la cruauté du désert de Sonora sans beaucoup de protection ni guère de confort. Un grand nombre de ces voyageurs dépensaient le plus gros de leurs économies pour s’acheter un aller simple en train à destination de Tucson. Une fois sur place, ils se rendaient dans un campement que les migrants avaient établi au nord de la ville et qui reçut le surnom de Tentville. L’absence de pavement dans les rues y rendait l’atmosphère poussiéreuse, ce qui n’était guère indiqué pour des tuberculeux ; des centaines de logements n’étaient que des abris en toile, parfois mais pas toujours équipés d’un plancher en bois. Rares étaient ceux qui disposaient d’un système de plomberie. Des cabanes abritaient les toilettes à l’arrière des maisons et l’eau était portée à bras depuis des puits voisins. Les souvenirs de Dick Hall, arrivé à Tucson à l’âge de neuf ans avec sa mère tuberculeuse et ses deux frères aînés, donnent une image saisissante de ce que pouvait être la vie à Tentville : Au printemps 1909 […], le médecin avait ordonné [à la mère de Hall] de partir pour un climat sec, faute de quoi elle était condamnée à mourir de tuberculose en quelques mois. Mon père nous accompagna, mais ne resta que quelques jours. Il pensait qu’il devait reprendre son travail dans la quincaillerie [à Saint‑Louis] où il était employé depuis des années. […] Par ailleurs, il devait subvenir aux besoins de la famille. […] [Notre maison] comptait parmi les plus luxueuses puisqu’elle avait un plancher et des côtés en bois, un toit métallique un mètre au-dessus de la toile de tente et deux peupliers de Virginie qui nous procuraient un peu d’ombre. L’intérieur, profond d’une dizaine de mètres, était partagé entre une chambre pour Mère et une cuisine-séjour-chambre pour nous. Douze mètres à l’arrière se trouvait une latrine à fosse simple […]. Les nuits étaient déchirantes ; quand on marchait dans les rues sombres, on entendait tousser dans toutes les tentes. C’était réellement le royaume des âmes perdues et de la mort lente. Parfois la vie devenait insuppor- table et un malheureux l’abrégeait. Mais d’autres venaient bientôt le remplacer, qui espéraient guérir grâce à l’air sec et au soleil radieux de l’Arizona 20. À mesure que Tentville grandissait, grandissait aussi l’inquiétude devant le risque de contagion. Les autorités sanitaires recommandaient vivement aux habitants de Tucson d’éviter tout contact physique avec les tuberculeux et de ne pas s’en appro- cher à moins d’un mètre. Malgré le danger, des œuvres de bienfaisance virent le jour pour soulager les pires souffrances à Tentville et dans les autres colonies du même type 21. Arrivé à Tucson en 1907 avec l’espoir de soigner sa fille tuberculeuse, Oliver Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte Comstock, pasteur baptiste et imprimeur, fut pendant deux décennies le fer de lance d’importants projets caritatifs. Avec l’aide de Harold Bell Wright, auteur à succès qui était lui-même venu en Arizona pour raison de santé, Comstock fonda un petit hôpital d’une douzaine de lits à l’intention des enfants pauvres et des malades 20. D. Hall, « Ointment of Love, Oliver E. Comstock and Tucson’s Tent City », Journal of Arizona History, vol. 19, n° 2, 1978, p. 111-112. 21. G. N. Gilbert et C. H. Ellis, « ‘What will you do to save a consumptive brother’: Freemasonry, the Oracle Sanatorium, and the Anti-tuberculosis Movement in the Southwest », The Journal of Arizona History, vol. 52, n° 3, 2011, p. 213–244.
Des sanatoriums à Sun City. L’invention de la « retraite active » en Arizona » n 93 indigents 22. Cependant les initiatives comme celles de Comstock paraissaient bien dérisoires au regard d’établissements plus importants destinés essentiellement à des patients plus aisés. En 1930, Tucson comptait vingt et un sanatoriums et quatre hôpitaux, dont le Barfield Sanatorium, qui occupait tout un pâté de maisons, et le Desert Sanatorium and Institute of Research, surnommé plus simplement le « San ». Inutile de préciser que le Barfield et le San étaient largement hors de portée financière des habitants de Tentville. Le San était le produit autant du monde des affaires que du monde de la médecine. Arthur Erickson, dont l’agence publicitaire en Nouvelle-Angleterre avait fusionné avec l’agence new-yorkaise H.K. McCann, avait donné des fonds pour son développement. Comme cela faisait des années que l’agence McCann vantait les bienfaits du soleil, des stations climatiques et des sanatoriums de Tucson auprès des habitants de l’Est du pays, la philanthropie d’Erickson rejoignait ses intérêts financiers. À sa mort en 1936, Arthur et Anna Erickson avait donné 1,5 millions de dollars en faveur du San, qui était devenu le premier sanatorium du Sud- Ouest : 120 lits, 30 cliniciens et chercheurs, le meilleur équipement de diagnostic de l’époque et un conseil d’administration national qui comptait dans ses rangs William Welch, directeur de la Johns Hopkins University School of Hygiene and Public Health. McCann fit efficacement la promotion des services du San dans tout le pays, en Europe et au Mexique, et il réussit à y faire venir des dignitaires anglais et des célébrités de Hollywood 23. Les médecins du San utilisaient l’héliothérapie pour le traitement de la tuber- culose et autres affections respiratoires. Née dans un sanatorium des Alpes suisses, cette thérapie partait du postulat que même si le climat aride de Tucson pouvait être bénéfique aux patients, les vertus curatives de son ensoleillement abondant nécessitaient d’être encore amplifiées pour produire leurs effets. Sous la direction de Bernard Wyatt, médecin proche des Erickson, le San construisit le plus grand solarium médical du monde, couvert de soixante-quinze mètres carrés de verre de quartz à haute teneur en silice, qui réfléchissait les ondes de chaleur tout en laissant pénétrer les rayons ultraviolets. Wyatt coiffa l’ensemble de deux splendides dômes de cuivre, qui témoignaient tant de la richesse du San que de celle de ses patients. En fait, ce cuivre était une métaphore des promoteurs de tout le Sud-Ouest, qui prospéraient en attirant les migrants sanitaires et en pourvoyant à leurs besoins : ils faisaient commerce du climat du désert de Sonora de la même façon que les compa- gnies minières prospéraient en exploitant les riches filons de cuivre des montagnes de l’État. Peu importait que l’efficacité de l’héliothérapie dans le traitement de la tuberculose n’ait jamais été scientifiquement démontrée ; en fait, le San lui-même Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte finit par abandonner cette méthode. L’important était que de nombreux patients affirmaient se sentir mieux après des séances de solarium. Outre le climat, la pro- pagande du San mettait aussi en avant les peuples indigènes comme preuve de la salubrité de l’Arizona 24. 22. D. Hall, « Ointment of Love… », art. cité, p. 116. 23. The Desert Sanatorium and Institute of Research, Tucson, 1929. 24. G. Mitman, Breathing Space: How Allergies Shape Our Lives and Landscapes, New Haven, Yale University Press, 2007, p. 110-114.
94 n Paul V. Dutton Comparés aux envahisseurs blancs, les Indiens du Sud-Ouest jouissaient en effet d’une santé remarquable et très peu étaient touchés par la tuberculose. Après avoir failli être rayées de la carte par les épidémies qu’avaient importées les premiers conquistadors, les tribus indigènes de ces régions, ou ce qu’il en restait, se tinrent pour nombre d’entre elles à l’écart des Blancs, ce qui leur permit d’être épargnées par ce fléau jusqu’à ce que les contacts se multiplient au milieu du XXe siècle. Alors seulement, leur taux d’infection en vint à rattraper et même dépasser celui des popu- lations allogènes. Cependant, qui cherchait à vendre le soleil de l’Arizona en 1900 pouvait exploiter le mythe de la vigueur physique des Indiens et laisser entendre qu’elle transpirait du sol même du désert de Sonora, quand au contraire les basses terres de l’Est engendraient un air vicié et, avec lui, la tuberculose 25. Il semblait également logique de conseiller aux malades, comme on le faisait régulièrement, de vivre et dormir autant que possible à l’extérieur, où l’air frais et sec terrasserait les nodules pulmonaires. Beaucoup de citadins de l’Est s’imaginaient que les Indiens vivaient au grand air et que leur santé attestait des effets bénéfiques de ce mode de vie. De même qu’il avait tiré parti de la pseudoscience de l’héliothérapie, le San chercha à exploiter les propriétés curatives de la culture amérindienne sans, cela va de soi, obliger ses patients fortunés à vivre réellement dehors. En revanche, l’éta- blissement s’appropria l’architecture indigène en se donnant des allures de Pueblo Hopi : à l’intérieur, il colora ses murs en brun argile et accrocha des tapis navajos, des tableaux représentant un autel zuni et autres objets cérémoniels. Les salles de soin portaient des noms de tribus indiennes (Navajo, Apache, Papago), ce qui sug- gérait un lien étroit entre la terre, les peuples indigènes et la santé. Ce faisant, le San véhiculait une croyance à laquelle il donnait l’allure d’une science, concernant les causes de la bonne santé des Indiens afin d’accomplir la mission qu’il s’était assignée : soigner les riches tuberculeux blancs venus de l’Est 26. Un autre établissement du même type, quoique moins luxueux, se créa 150 kilo- mètres plus au nord, près de Phoenix. Contrairement à Tucson, qui avait rapidement été reliée par le chemin de fer, Phoenix accusait du retard en tant que destination pour les migrants sanitaires. En outre, la ville se montrait moins accueillante : un arrêté pris en 1903 prohibait la construction de logements en toile de tente, ce qui obligea de fait les malades aux moyens restreints à s’installer en dehors des limites de la ville 27. Les autorités municipales de Phoenix souhaitaient manifestement interdire la création d’un campement comparable à Tentville, mais leur arrêté était impuissant à empêcher les malades pauvres de s’établir sur des terrains contigus à la ville. Leur secteur de prédilection était un quartier situé juste au nord de la ville et au sud de petites montagnes, qu’un promoteur avait baptisé Sunny Slope (« Coteau Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte du soleil »). Dès 1910, 600 migrants y avaient monté des cabanes en toile, alors qu’il n’y avait ni eau, ni électricité, ni même le plus élémentaire système de voirie 28. La triste situation des habitants attira l’attention d’associations religieuses à but caritatif, notamment celle d’un groupe de femmes dirigé par Elizabeth Beatty et 25. M. Jones, Health-Seekers…, op. cit., p. 10-12. 26. R. E. Kravetz, Healthseekers…, op. cit., p. 11 ; G. Mitman, Breathing Space…, op. cit, p. 112. 27. Chronologie, John C. Lincoln Health Network, années 1900-1910, http://www.jcl.com/about/ timeline/1900s. 28. « A Brief History of Sunnyslope », Sunnyslope Historical Society, http://sunnyslopehistoricalso- ciety.org/brief-history-of-sunnyslope/.
Des sanatoriums à Sun City. L’invention de la « retraite active » en Arizona » n 95 Marguerite Colley. Celles-ci commencèrent par donner aux enfants de Sunny Slope des livres qui avaient été jetés par l’école municipale de Phoenix. Dans les années 1920, elles fournissaient des paniers-repas et un minimum de soins à domicile. Pour finir, Beatty fit don d’une maison située à proximité pour accueillir une clinique qui devait prendre le nom de Desert Mission et servir de foyer de convalescence 29. Puis, en 1933, John C. Lincoln, homme d’affaires qui travaillait dans l’électronique et qui avait migré à Phoenix avec son épouse tuberculeuse, fit un don conséquent à la Desert Mission et acheta le terrain attenant, sur lequel fut édifié un hôpital qui porterait finalement son nom. Le Desert Sanatorium de Tucson et la Desert Mission près de Phoenix étaient les produits de deux caractéristiques bien différentes du phénomène de migration sanitaire qui toucha l’Arizona au début du XXe siècle : le San soignait les riches de l’Est qui avaient les moyens de s’offrir les meilleurs traitements possibles, tandis que la Desert Mission soignait des migrants pauvres qui acceptaient toute main tendue avec gratitude. Mais, malgré ces origines divergentes, tous deux jouèrent un rôle crucial dans la création du style de retraite qu’offrirait par la suite l’Arizona, car tous deux jetèrent les bases des infrastructures sanitaires de l’État. Dans les années 1940, quand l’apparition des antibiotiques rendit caducs les séjours en sanatorium pour le traitement de la tuberculose, Alfred et Anna Erickson firent don du Desert San à la population de Tucson, ce qui entraîna en 1943 la créa- tion du Tucson Medical Center, qui est aujourd’hui un des principaux prestataires de services hospitaliers et médicaux dans le sud de l’Arizona. De même, la Desert Mission de Phoenix, devenue le John C. Lincoln Hospital and Health Network, dispose aujourd’hui de cinquante-cinq antennes dans l’État 30. En fait, presque tous les établissements de santé de Phoenix trouvent leur origine dans le traitement des migrants sanitaires 31. Le Good Samaritan Hospital, ancien sanatorium créé en 1911, emploie désormais près de 4 000 personnes et 1 600 médecins ; le Saint Joseph Hospital, fondé en 1895, a une capacité de 607 lits, tandis que le Saint Luke’s Hospital, fondé en 1915, en possède 313, répartis en six lieux différents 32. À l’heure qu’il est, un habitant sur huit en Arizona travaille dans le secteur médical, ce qui s’explique dans une large mesure par la réputation de « Mecque sanitaire » que l’État s’était très tôt forgée 33. Si les malades de la fin du XIXe siècle et du début du XXe venaient en Arizona pour se sortir des griffes de la tuberculose, les retraités qui prirent leur suite dans la seconde moitié du siècle étaient également en quête d’une vie saine qui prolongerait leurs jours. Dans les deux cas, le Graal était la santé et, dans les deux cas, de puissants intérêts financiers et politiques les incitèrent à la rechercher dans le désert de manière de favoriser le développement économique et Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte politique du Territoire, puis de l’État d’Arizona. 29. « Angels of the Desert », Sunnyslope Historical Society, http://sunnyslopehistoricalsociety.org/. 30. P. Grober, Metropolitan Phoenix: Place Making and Community Building in the Desert, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2006, p. 27. 31. R. E. Kravetz, Healthseekers…, op. cit., p. 46-47. 32. US News and World Report: Health, http://health.usnews.com/best-hospitals/area/phoenix-az. 33. R. E. Kravetz, Healthseekers…, op. cit., p. 85
96 n Paul V. Dutton Publicitaires, politiciens et promoteurs immobiliers Les créateurs de lotissements pour retraités après la Seconde Guerre mondiale bénéficièrent de la campagne de longue haleine qui depuis des décennies vantait la salubrité de l’Arizona auprès des Américains de la côte Est et du Midwest. Si les précédents efforts de promotion avaient ciblé les victimes de troubles pulmonaires, on avait également cherché à attirer les touristes et les colons de toutes sortes dans ce territoire en devenir. Le mouvement d’encouragement à l’immigration était vigoureusement soutenu par le pouvoir politique, car les dirigeants de l’Arizona en avaient bien conscience : aussi riches que fussent ses filons de minerai, aussi vastes ses pâturages, aussi abondantes ses forêts de pins dans le Nord, le Territoire devait impérativement gagner en population pour accéder au rang d’État et être ainsi convenablement représenté à Washington. En fait, dès 1881, le gouvernement du Territoire avait nommé un commissaire à l’immigration, avec pour mission de faire venir davantage de citoyens américains. Comme de juste, le premier à occuper ce poste fut un tuberculeux qui avait immi- gré pour raison de santé, Patrick Hamilton 34. Son premier ouvrage, Arizona, For Homes, For Health, For Investment (L’Arizona : des logements, la santé, des investis- sements) établit un modèle que devaient suivre pratiquement tous ses successeurs. Alors même que les autorités sanitaires régionales ne cessaient d’alerter sur le risque de contagion de la tuberculose à la population, ce danger était passé sous silence dans les documents promotionnels de l’État. Après tout, il s’agissait pour le gouver- nement territorial d’exalter l’environnement salutaire de l’Arizona et ses ressources naturelles auprès du public de l’Est et du Midwest 35. Les publications des commis- saires à l’immigration successifs furent largement diffusées à Washington, de même qu’auprès de divers chefs d’entreprise du pays. Le secteur économique souhaitait lui aussi vivement encourager l’immigration et les investissements en reprenant l’antienne du climat salutaire. L’Arizona Star affirmait ainsi que le climat de Tucson était « sa plus grande ressource » et qu’il rapporterait de gros bénéfices à ceux qui investiraient dans ce domaine 36. Quand la population du Territoire eut atteint le quart de million en 1912, sa candidature au statut d’État fut enfin acceptée par le Congrès et validée par le président Taft. Cette étape franchie, les milieux d’affaires mirent un coup d’accélérateur aux initiatives de valorisation de l’image de l’Arizona qui avaient commencé pendant le mouvement de migration sanitaire de la fin du siècle. Le principal groupement privé qui s’employa à faire la promotion de l’Arizona fut sans doute le Tucson Sunshine Climate Club. Constitué dans les années 1920 Le Mouvement social, janvier-mars 2017 © La Découverte par des hommes d’affaires de la ville, ce club s’entendait à brouiller les frontières entre migrants sanitaires, migrants de toutes sortes et touristes. Il fit par exemple réimprimer Why I did not Die, récit dans lequel l’auteur de best-sellers Harold Bell Wright attribuait sa guérison de la tuberculose au climat bienfaisant de la région. La campagne publicitaire orchestrée par le Club dans les villes de la côte Est (plus 34. Journal of the Thirteenth Legislative Assembly of the Territory of Arizona, Prescott, 1885, p. 815-816. 35. P. Hamilton, Arizona, For Homes, For Health, For Investment, Phoenix, 1886, p. 96-100. Voir également l’ouvrage du successeur de Hamilton comme commissaire à l’immigration, J. A. Black, Arizona, the Land of Sunshine and Silver, Health and Prosperity, the Place for Ideal Homes, Phoenix, 1890. 36. Arizona Star, 16 janvier 1891, cité par C. L. Sonnichsen, Tucson: The Life and Times of an American City, Norman, University of Oklahoma Press, 1987, p. 148.
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