DESSIN ET ÉCRITURE, D'UN MÊME GESTE - LE GESTE CRÉATEUR - Revue des Deux Mondes
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LE GESTE CRÉATEUR DESSIN ET ÉCRITURE, D’UN MÊME GESTE ■ ALEXANDRE MARE ■ D e l’écriture au dessin, ou du dessin à l’écriture, il est avant tout question de gestes. Et de fait, comment envisager ce geste, le geste du tracé sur la feuille, lorsqu’il est effectué par ceux qui sont tout à la fois écrivains et artistes – des « créateurs bipolaires », comme l’écrit Serge Linares dans son passionnant ouvrage, Écrivains artistes, la tentation plastique XVIIIe-XXIe siècle (1). Peinture (Blake, Hugo, Gauthier, Günter Grass…), dessin (Garcia Lorca, Barbey d’Aurevilly, Tourgueniev…), collages (Breton, Prévert, Char…), photographie ou vidéo (Claude Simon, Hervé Guibert, Alain Fleischer…), la pratique artistique des écrivains semble avant tout être une affaire de bidimensionnalité. En effet, on ne trouve que peu d’artistes sculpteurs ou réalisant des installations. À croire que la surface plane du papier, de la toile, de l’écran, sied d’avantage à celui qui écrit. Or, avant même de penser le rapport au support, et donc le geste, il conviendrait de poser la question de l’identité, 115 1102CREATION035.indd 115 14/01/11 13:03
LE GESTE CRÉATEUR Dessin et écriture, d’un même geste du double ergon de celui qui écrit et réalise des œuvres plastiques. Face à cette double production, comment envisager la hiérarchisa- tion des activités ? Et si longtemps a prévalu l’idée que Ut pictura poesis (« La peinture est comme la poésie »), incluant donc l’idée de prédominance de la littérature sur le travail de l’artiste, qu’en est-il aujourd’hui ? Il est intéressant, comme le démontre Linares, que cette hiérarchisation entre deux arts ne puisse, aux XVIIIe et XIXe siècles, atteindre un point d’équilibre, comme si l’on ne pou- vait pas être tout à fait pertinent dans deux formes de créations distinctes. Et il faudra attendre le début des avant-gardes et des révolutions artistiques du XXe siècle pour que l’on puisse envisager cette pratique double non plus seulement en parallèle, mais bien plutôt comme une même dynamique créatrice. Ainsi, les écrivains artistes, quand ils ne diminuaient pas leurs ambitions plastiques en les resserrant dans des sous-genres picturaux, ou n’étaient pas tentés, comme Goethe, d’abandonner cette forme de création, en diffusaient, lorsqu’ils s’obstinaient, le fruit dans un cercle restreint de proches sans escompter de recon- naissance de la part d’un public qui, formé aux canons classiques, pensait le plus souvent que l’œuvre picturale ne pouvait prévaloir sur l’œuvre littéraire. Hugo, Mallarmé, les dadaïstes, les futuristes feront en partie voler en éclats cette conception double. De fait, si certains écri- vains ont tôt fait de vouloir séparer les deux activités, d’autres, au contraire, tenteront de les penser de manières corollaires. Parmi eux, Unica Zürn, Pierre Klossowski, Henri Michaux, et bien sûr Artaud, qui use dans le dessin d’un arsenal reconnaissable de corps suppliciés, de hachures graphiques, d’une violence que l’on retrouve dans l’écriture dans une suite de gestes et de paroles. Il suffit de regarder les carnets d’Artaud réalisés à Ivry en 1948 pour se rendre compte combien, ici, il est question de gestes. Il ne s’agit alors plus seulement de deux pratiques parallèles, donc de ce double ergon que nous évoquions, mais bien plutôt d’une identique énergie créatrice présente dans deux actes, deux gestes différents. Celui d’écrire et celui de dessiner. Ne faudrait-il pas alors se rappeler que l’écriture, tout comme le dessin, est aussi une affaire de corps : les phrases d’Artaud, tout comme ses des- sins – et a fortiori lorsque dans ses carnets ils apparaissent côte 116 1102CREATION035.indd 116 14/01/11 13:03
LE GESTE CRÉATEUR Dessin et écriture, d’un même geste à côte, l’un sur l’autre – sont produits, par la même main, dans le même mouvement du corps. En somme, l’ensemble de la pres- sion du corps (et l’on imagine Artaud scandant à haute voix ses phrases en tapant à l’aide d’un marteau sur un billot de bois pour en éprouver la résistance et la musicalité) trouve son point d’appui dans la main qui tient le crayon sur la surface réduite d’une feuille de papier. Cependant, Artaud, on le sait bien, est écrivain et des- sinateur, publiant ses ouvrages tout en continuant à dessiner sur de grandes feuilles Canson ses autoportraits et les visages de ses visiteurs amis – Artaud connaît la valeur de ses gestes sur la feuille, Artaud est un dessinateur. Il est donc, lui aussi, double, quand bien même le geste, le tracé de cette double pratique, sur les cahiers et les manuscrits, serait semblable. Or s’il s’agit bien, pour Artaud, pour d’autres aussi, de deux écritures parallèles qui se répondent et se complètent parfois, qu’en est-il de ceux qui ne revendiquent pas cette double activité ? Les dessinateurs malgré eux, en somme. Linares classe Proust dans la catégorie des écrivains dessinateurs, et avec René Crevel, ils par- tagent tous deux un geste identique, ou plutôt une gestuelle conti- nue entre dessin et écriture, plus aiguë encore que celle d’Arnaud, car ces deux écrivains n’ont pas la conscience de leurs dessins, il n’y a pas d’enjeux graphiques. Et de fait, Crevel et Proust tracent, et cela est fort curieux, d’identiques dessins. Soyons clair. Proust et Crevel sont de piètres dessinateurs, et du reste, sont-ils des dessinateurs ? Ne sont-ils pas plutôt des écri- vains qui ont saisi que les esquisses et les lettres qui se forment sous leurs doigts, sont faites des mêmes traits ? Aucune recherche d’esthétisme donc (mais la question de l’esthétisme est-elle ici perti- nente ?) car il s’agit bien plutôt de l’œil qui observe les contours des personnages en train de naître avant de leur donner une profon- deur en les mettant en mots (avant de trouver les mots qui leur don- neront toute leur épaisseur). Les mettre en perspective, pourrait-on dire, à travers un croquis introspectif. Chez Proust et chez Crevel, les dessins s’accumulent sur les manuscrits, qu’ils sont seuls à voir. Ce n’est pas une activité qui se partage, ce ne sont pas des des- sins que l’on donne aux proches, comme le fera Artaud – à peine font-ils quelques croquis dans certaines de leurs correspondances. Entre les lignes, dans les marges, au dos des feuilles, les figures se 117 1102CREATION035.indd 117 14/01/11 13:03
LE GESTE CRÉATEUR Dessin et écriture, d’un même geste tracent. Des visages, parfois des personnages bien complets, avec jambes, bras et tronc. Philippe Sollers l’évoque dans son livre l’Œil de Proust : « Quand Proust, étonné de sa propre audace, lève la tête de ses “paperoles”, de son rouleau biblique en cours de rotation continue, il des- sine parfois dans la marge ou en plein dans la rédaction. Dessin ? Non, griffonnage, esquisse de mots contradictoires à trouver, plutôt. Pendant qu’il s’interrompt ainsi un moment pour laisser glisser sur le mur de sa page, comme une projection de lanterne magique, un « personnage », il pense à autre chose, à la formule verbale qui va absorber cette émana- tion, la replonge dans le flux de son énorme roman. Il s’agit d’un appel, d’un graffiti, d’une caricature, comme s’il voulait à ce moment-là ancrer sa vision. Vision perçante et cruelle. (2) » De fait, le dessin est la rencontre la plus immédiate avec la construction, la naissance des personnages. Comme si les traits gros- siers et esquissés étaient les supports à l’introspection psycholo- gique, une sorte de protolangage où les traits dessinés se transfor- meraient en mots et en phrases, dans une langue moins immédiate, à quelques millimètres les uns des autres. Bref, que les dessins et les lettres appartiendraient à la même écriture, au même logos. Où le tracé du dessin, la ligne sur le papier, passeraient des traits continus et expressifs aux traits plus resserrés de l’écriture. Comme si l’abs- traction inhérente à l’usage des lettres était préalablement pensée par l’œil, et le modelé physique que l’on donne à l’esquisse, rap- pelant ainsi cette interrogation de Barthes dans l’Empire des signes, « où commence l’écriture, où commence la peinture ». Il est vrai que Proust et Crevel ont bien des choses en com- mun. La souffrance du corps, le souffle, l’homosexualité, la vie noc- turne, et s’il n’est pas question de les rapprocher formellement, il est tout de même intéressant de noter que tous deux furent des témoins importants de l’activité artistique de leur époque. En somme que tous deux furent parmi les plus attentifs à ces gestes nouveaux qui étaient en train de naître sous leurs yeux. Et surtout, Proust puis Crevel furent les témoins et les acteurs de ce qui allait bouleverser les avant-gardes intellectuelles et artistiques de leur temps. Le mon- tage. Le collage d’éléments parfois disparates et antagonistes qui allait pouvoir créer quelque chose d’inédit et où les frontières entre les arts et les idées allaient devenir poreuses. En somme, où l’on 118 1102CREATION035.indd 118 14/01/11 13:03
LE GESTE CRÉATEUR Dessin et écriture, d’un même geste allait inventer de nouveaux gestes, de nouvelles pratiques, de nou- veaux tracés. Proust, Joyce, Warburg, puis Cravan, Crevel, Vertov, Bataille, parmi d’autres. On comprendra de fait qu’entre dessin et écriture, finalement, cette frontière soit ici fort perméable et ne soit pour ces deux écrivains, sans qu’ils en aient finalement conscience, un des moyens d’intégrer cette modernité naissante. 1. Serge Linares, Écrivains artistes. La tentation plastique, XVIIIe – XXIe siècle, Citadelles et Mazenod, 2010. 2. Philippe Sollers, l’Œil de Proust. Les dessins de Marcel Proust, Stock, 1999. ■ Alexandre Mare est éditeur et commissaire d’exposition. Collaborateur de la revue Artpress, il enseigne l’histoire de l’édition à l’université du Havre et à Paris X-Nanterre. 119 1102CREATION035.indd 119 14/01/11 13:03
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