Dictionnaire pratique du droit humanitaire - Françoise Bouchet-Saulnier
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Françoise Bouchet-Saulnier Dictionnaire pratique du droit humanitaire Troisième édition mise à jour et augmentée Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre
Ce dictionnaire est édité et disponible en sept langues : français, anglais, espagnol, turc, russe, portugais, arabe. Des informations et des mises à jour de cet ouvrage sont disponibles sur Internet : http://www.paris.msf.org Les lecteurs qui le souhaitent peuvent également faire parvenir leurs commentaires et questions à l'auteur à l'adresse suivante : fsaulnier@paris.msf.org ISBN 10 : 2-7071-4706-0 ISBN 13 : 978-2-7071-4706-6 En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte. Vous pouvez également retrouver l'ensemble de notre catalogue et nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr. © Éditions La Découverte, Paris, 2006.
Introduction « Mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde. » Albert CAMUS « Celui qui lutte contre le monstre doit veiller à ne pas le devenir lui-même ? » Frédéric NIETZSCHE Le droit humanitaire constitue l'ultime référence pour les situations de crise et de conflit. Il arbitre la survie des individus contre la violence des sociétés. C'est un droit qui se plaide et se défend dans l'action. Il n'appartient donc ni aux juristes ni aux spécialistes, mais doit être connu et défendu par le plus grand nombre. Ce livre s'adresse à ceux qui commentent le spectacle du monde et à ceux qui s'efforcent de le comprendre ; à ceux qui se demandent à quoi peut servir le droit quand se déchaîne la destructivité humaine, à ceux qui s'interrogent sur le choix et l'innocence des mots dans les nouvelles formes de propagande politique et militaire. Il s'adresse aussi à ceux qui tentent de défendre des espaces d'humanité dans des situations où la vie des individus les plus faibles est menacée par la violence ou l'abandon des gouvernements. Il s'adresse aux praticiens qui doivent arbitrer des rapports de forces disproportionnés entre États, armées, victimes, organisations internationales et ONG. Il s'adresse enfin à chacun d'entre nous, victimes potentielles de la violence et des conflits armés, pour nous aider à résister et à survivre aux crimes contre l'humanité et à rendre plus humaine la société mondiale qui émerge. L'objectif de cet ouvrage est de restituer un sens et un contenu précis à tous les mots qui ont envahi le vocabulaire médiatique du malheur, et dont on a oublié qu'ils sont porteurs de la force du droit. Il propose de faire connaître les règles mais aussi les divers systèmes de responsabilité prévus par le droit international pour résister, dans les situations anormales de crise et de conflit, à l'inhumanité des individus et des sociétés, à la folie et au chaos. L'enjeu de ce travail consiste à présenter le droit humanitaire sous l'angle du droit des victimes et des organisations de secours. Il s'agit ainsi de rétablir l'intérêt des plus faibles dans l'interprétation des règles, faite par les acteurs dominants que sont les États et les forces armées. Il identifie et précise les droits des victimes et des organisations humanitaires dans les situations de conflit, de trouble et de crise. Il définit les responsabilités des différents acteurs de ces drames et leurs marges d'initiative. Il balise également les pièges qui guettent l'action de secours dans les entreprises de déshumanisation ou les situations de violence extrême. Ce livre se veut un guide pratique des utilisations possibles du droit international dans les actions de secours. Il couvre donc tout à la fois le droit humanitaire au sens strict mais aussi de nombreuses autres branches du droit international et certains aspects des relations internationales. Ceci inclut notamment les dispositions des Conventions de Genève de 1949 et de leurs Protocoles additionnels de 1977 relatifs à la protection et à l'assistance des victimes des conflits armés, mais aussi d'autres textes applicables aux situations de crise tels que les droits de l'homme, les droits de l'enfant et des réfugiés. Le dictionnaire couvre également les mécanismes de sanctions et de recours, en incluant les dispositions les plus récentes du droit pénal international concernant la répression des crimes internationaux par
la Cour pénale internationale et les tribunaux nationaux : torture, crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide. Le sort des populations civiles, la gestion de l'ordre public et de la solidarité à l'intérieur des pays dépendent de plus en plus de décisions et d'interventions prises par des institutions internationales et régionales, au premier rang desquelles figure l'ONU. Le livre présente donc ces institutions et leurs organes, ainsi que les règles applicables aux actions de solidarité interétatique et à la défense de l'ordre public international dans le cadre des différents mécanismes de sanction, de maintien de la paix ou d'interventions armées internationales. La forme alphabétique a été retenue pour répondre aux exigences de la précision juridique et de la simplicité pratique. L'index alphabétique et l'index thématique se complètent pour permettre au lecteur de se repérer parmi les divers éléments permettant de définir : les situations de danger, les populations et personnes protégées, les droits, devoirs et responsabilités des différents acteurs nationaux, internationaux et non gouvernementaux, les crimes et les recours prévus par le droit humanitaire. Enfin, un tableau de ratifications des principales conventions internationales, pays par pays, permet de visualiser la réalité du droit international applicable dans un pays et une situation précis. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les lois internationales relatives aux droits de l'homme ou au droit humanitaire se sont multipliées. Elles définissent les grands traits de la protection légale des populations civiles dans les situations de crise ou de conflit armé. De son côté, l'action humanitaire a rarement connu une telle ampleur et un tel soutien. Pourtant, dans un nombre important de pays, les fléaux créés par l'homme s'abattent sur des populations entières, et le droit se dissout dans la loi du plus fort. Pourquoi un tel abîme entre le droit et les faits ? Force est de constater que la réalité et le droit des victimes trouvent rarement écho dans le prétoire des experts. Si la loi internationale prévoit des mécanismes d'application, de contrôle, de recours, de sanction, les États sont rarement prêts à les mettre en uvre. Plus grave encore, les situations de conflit et de crise se déroulent largement dans l'espace civil, et les civils en sont les premières victimes sinon les premières cibles. Enjeux et otages de ces affrontements, les populations se retrouvent prises sous la pression directe de la violence et des propagandes sécuritaires qui revendiquent au nom de l'efficacité et de la sécurité, l'abrogation des règles qui limitent et contrôlent l'emploi de la force. Les attentats du 11 septembre 2000 aux États-Unis ont montré que, dans ces circonstances, les garanties démocratiques concernant le contrôle du pouvoir perdaient dans l'immédiat toute efficacité. L'application du droit en général et du droit humanitaire en particulier découle d'une qualification rigoureuse des faits et des situations. Il suffit donc d'une pirouette sémantique pour passer d'une situation de droit à une situation de non-droit. Toute guerre se traduit d'abord par une guerre des mots qui, en faisant disparaître toute contrainte juridique, laissera le champ libre à la destruction physique. Qu'un génocide soit qualifié de crise humanitaire et l'ensemble des obligations juridiques qui pèsent sur les États s'évanouit. Que des combattants soient qualifiés d'illégaux et ils disparaissent, pour un temps du moins, dans un trou noir juridique. Une guerre de retard ou le syndrome du « plus jamais ça ! » Les guerres et les catastrophes humaines se terminent souvent par une victoire du droit, l'adoption de nouveaux textes censés être plus protecteurs et éviter le renouvellement du
désastre. Cela signifie-t-il que le droit aurait toujours une guerre de retard ? Pour répondre à cette question il faudrait d'abord interroger les gouvernements sur la confiance hypertrophiée qu'ils font à l'usage de la force et sur leur défiance vis-à-vis de l'application du droit existant aux situations concrètes. Malgré la permanence des conflits dans l'histoire de l'humanité sous les formes les plus diverses, les situations de crise et de conflit sont toujours présentées comme radicalement nouvelles, justifiant ainsi que l'on s'affranchisse du respect des règles établies antérieurement. Comme si les États ne pouvaient anticiper les crimes et les abus qu'ils commettront, au nom des causes les plus contestables comme au nom des plus légitimes comme le rétablissement de l'ordre et de la paix, la légitime défense ou la lutte contre le terrorisme. Comme s'ils pensaient que la force seule suffisait à conjurer les crimes. En 1938, le Comité international de la Croix-Rouge avait proposé aux États la rédaction d'une convention protégeant les civils pendant les conflits armés, pour compléter les règles existantes, celles-ci ne couvrant que les membres des forces armées. Cette proposition fut rejetée par les États qui fondaient exclusivement la défense et la protection de leurs populations sur la puissance et la dissuasion de leurs forces armées. La Seconde Guerre mondiale est venue démentir cette stratégie, illustrant les limites de cette protection et montrant, à l'occasion, que l'usage de la force armée d'un État pouvait se retourner contre les civils, y compris ses propres citoyens. Quelques millions de mort plus tard, les États ont tenté de racheter leur optimisme politique en jugeant les criminels nazis et en renforçant le droit international humanitaire à travers l'adoption des quatre Conventions de Genève de 1949. Pourtant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons vécu sous la protection de la dissuasion nucléaire, plutôt que sous celle du droit humanitaire. Cette « protection nucléaire » ne couvrait géographiquement qu'un nombre limité de pays. Les autres faisaient l'expérience des guerres de décolonisation, puis des guerres civiles contestant les régimes issus de l'indépendance. Les Conventions de Genève de 1949, centrées sur les conflits entre États souverains, ne parvenaient pas à s'imposer dans ces guerres d'indépendance et autres guerres civiles. La prise en compte des méthodes de guerre asymétrique opposant des armées organisées et des « combattants de la liberté », recourant à des pratiques de guérilla et de terreur au sein de l'espace civil, échappait d'autant plus au droit existant, que les États revendiquaient à leur profit, le droit d'utiliser tous les moyens pour rétablir l'ordre public et combattre ces mouvements rebelles, terroristes ou insurrectionnels. En 1977, alors que le souvenir des guerres d'indépendance commençait à s'estomper et que l'équilibre de la terreur nucléaire régulait la division du monde en deux blocs idéologiques rivaux, deux protocoles additionnels ont été ajoutés aux Conventions de Genève pour consolider l'application du droit humanitaire dans toutes les situations et toutes les formes de conflit, et pour combler ces dangereux trous noirs juridiques. Pour la première fois, l'ensemble des formes de conflit et des méthodes de guerre était pris en compte. Les protocoles de 1977 couvrent les conflits armés internationaux et internes sous la forme des guérillas, rébellions et autres formes d'usage de la force, y compris de la terreur contre les civils. Ils mettent la protection des victimes au centre de la réglementation de l'usage de la force armée, quelles qu'en soient les circonstances. La seconde moitié du XXe siècle a été marquée par une évolution importante des formes de conflits liée à l'efficacité de la dissuasion nucléaire. La confrontation militaire directe n'étant plus possible avec les grandes puissances, c'est sur un mode asymétrique et dans l'espace civil que se produisent les affrontements. La terreur fait partie des outils
permettant de frapper les esprits et les corps, de faire douter une société de sa force et de la capacité de ses dirigeants. Ces méthodes, éprouvées dans les conflits dits périphériques étaient couvertes en théorie par le droit humanitaire et en pratique par l'impunité. Les attentats du 11 septembre 2001 ont marqué un tournant dans la perception des menaces et des formes de conflits dans le monde occidental. Ils ont traduit la fin de l'invulnérabilité militaire liée à la possession de l'arme nucléaire. Mais la « guerre à la terreur » déclenchée en riposte par les États-Unis a revendiqué la nécessité de s'affranchir du droit de la guerre. L'approche politique et juridique du gouvernement américain a rejoint la tendance naturelle de nombreux régimes politiques qui substituent une réponse purement sécuritaire à l'analyse, à la gestion et à la régulation de la violence et des conflits. Or, à l'échelle nationale comme à l'échelle internationale, l'histoire prouve qu'il n'existe pas de solution strictement militaire aux problèmes sécuritaires. Le droit humanitaire pour quoi, pour qui ? Le droit de la guerre, rebaptisé droit humanitaire, n'est pas un droit idéal. Il n'est pas le produit d'une conscience humaniste qui serait apparue au XXe siècle. Notre siècle s'est plus illustré par les crimes de masse que par l'humanisme. Ni pacifiste ni angélique, le droit de la guerre est le produit de siècles de réflexion sur les méthodes de guerre, menées à toutes les époques, sur tous les continents, dans toutes les sociétés, par toutes les cultures et les religions. Les textes relatifs à la guerre affirment le souci de toutes les sociétés de limiter leurs propres capacités de destruction. Même si la codification internationale de ce droit est récente et plutôt occidentale, ses racines et ses principes sont universels. La guerre est par définition un état transitoire. Elle ne doit pas être faite de manière telle qu'elle rende la paix impossible entre les communautés concernées ou qu'elle provoque des destructions irréversibles. L'interdiction de tuer est un des fondements de la vie sociale. La levée de ce tabou, en période de conflit, s'effectue de façon ritualisée et réglementée pour ne pas engendrer la disparition de la société elle-même. Si le droit de la guerre est au carrefour de la realpolitik et de la métaphysique, c'est qu'il concerne, bien plus que les seules techniques de guerre, la notion d'humanité et de société humaine. Il s'agit donc d'enfermer le recours à la force armée dans des limites, même symboliques, permettant de rappeler que le pouvoir de destruction est un moyen et non une fin en soi. C'est à ce titre que sont interdites certaines méthodes de guerre, certaines armes, certains types d'attaques sur certaines personnes ou certains lieux. Le droit de la guerre impose des tabous garants de la survie du groupe humain en tant que tel. L'interdiction des actes d'extermination et de barbarie vise non seulement à préserver la vie des victimes mais également l'humanité des guerriers et leur possibilité de réinsertion dans la société. Autour de ces grands principes, chaque guerre a produit de nouvelles réglementations destinées à prendre en compte les évolutions technologiques et stratégiques des conflits. Le droit humanitaire actuel est donc un droit riche de toutes ces évolutions. Il repose sur l'association entre un petit nombre de grands principes, et une multitude de règles très précises. Il contient notamment de nombreuses dispositions juridiques lui permettant de s'adapter à l'évolution des situations, et de répondre aux défis créés par les nouvelles formes de violence. Aux principes anciens concernant la limitation des armes et des méthodes de guerre est venu se rajouter un troisième principe concernant le droit au secours et à la protection pour
les victimes et les plus vulnérables. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le droit au secours et à la protection des victimes n'est plus laissé à la seule discrétion des États. Sa surveillance et une partie de sa mise en uvre ont été confiées par le droit humanitaire à des intermédiaires non étatiques extérieurs au conflit. Cette responsabilité incombe ainsi explicitement au Comité international de la Croix-Rouge et aux organisations humanitaires impartiales. Les quatre Conventions de Genève et leurs deux Protocoles additionnels de 1977 incarnent aujourd'hui cette approche pragmatique : elles posent des limites claires à la destruction et à l'autorisation de tuer pendant les conflits armés. Elles fixent des obligations précises de protection et de secours à l'égard des catégories les plus vulnérables de la population. Elles définissent la différence essentielle entre les actes de guerre et les crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Pour protéger les principes d'humanité dans les situations de conflit armé, le droit humanitaire se fonde sur l'action plus que sur la sanction. La sanction est une partie intégrante de tout droit, mais le caractère aléatoire et tardif de tout mécanisme judiciaire est peu compatible avec les considérations d'urgence vitale et immédiate qui entourent l'action humanitaire. C'est pourquoi la sanction pénale rétrospective des crimes de masse ne constitue pas l'option prioritaire du droit humanitaire. L'efficacité de ce droit repose avant tout sur la qualité des actions de secours et sur la définition précise d'espaces de responsabilité pour chaque type d'acteur impliqué sur les terrains de conflit : État, force armée, organisation de secours, victime. Le droit humanitaire définit pour chacun d'entre eux les droits et les devoirs différents et complémentaires auxquels il est tenu, et pour lesquels il devra rendre des comptes. Contrairement aux droits de l'homme, ces règles ne sont pas les mêmes pour tous. Elles varient selon chaque catégorie de « personnes protégées », et chaque situation. L'objectif est d'ajuster les droits et la protection aux dangers auxquels chaque catégorie de personnes est confrontée. L'efficacité de cette protection exige la vigilance des acteurs de secours, car refuser de reconnaître la qualité d'un individu ou la nature d'une situation permet de paralyser l'application du droit humanitaire. Le droit humanitaire cherche ainsi à quadriller les situations de violence avec une multitude de petits espaces de responsabilités assignés à chaque type d'acteurs. Dans cette synergie de responsabilités, la défense de l'espace humanitaire incombe directement aux acteurs de secours. Or la plupart des organisations humanitaires peinent à s'approprier ce droit complet et complexe, qui est resté perçu pendant longtemps comme propriété exclusive de la Croix- Rouge. Les différences qui existent entre le droit humanitaire, le droit du maintien de la paix, les droits de l'homme, le droit des réfugiés, le droit de la coopération et de l'assistance, etc., conduisent le plus souvent à l'application des règles les moins favorables aux victimes, et les moins contraignantes pour les États et les organisations concernées. L'ampleur des opérations de secours conduit le plus souvent à une spécialisation technique de chaque intervenant humanitaire dans la réponse à un type précis de souffrance. Sa connaissance du droit tend ainsi progressivement à recouvrir la connaissance de ses propres droits et de son propre mandat. La multiplication des acteurs entraîne un éclatement des responsabilités. Ainsi se creuse, en pratique, l'écart entre le droit humanitaire et le droit des actions ou des acteurs humanitaires. La réponse technique aux situations de crise peut sembler adéquate, mais elle est incapable d'infléchir le rapport de forces, qui caractérise les conflits, par un rapport de droit en faveur des victimes.
Le renouveau trompeur de l'action humanitaire L'action humanitaire s'étend aujourd'hui sur des champs de bataille de plus en plus complexes. Lié, entre autres, à la médiatisation, à la mondialisation et à l'augmentation des inégalités de richesse, le phénomène humanitaire a atteint une ampleur sans précédent dans les relations entre les individus, mais aussi entre les pays. Il recouvre de son label des acteurs et des organisations aux ambitions, aux moyens et aux responsabilités très variés. Au-delà des apparences, les objectifs de ces différentes actions ne sont pas tous humanitaires. Elles visent parfois principalement à rétablir l'ordre public ou à stabiliser une situation politique plutôt qu'à secourir des individus. Elles peuvent aussi chercher à calmer l'émotion de l'opinion publique plus qu'à défendre les droits élémentaires des victimes. Les images de convois de secours ne doivent pas faire oublier que la plupart des souffrances ne sont pas dues principalement à la pénurie, mais à la violence. Rédigé après Auschwitz, le droit humanitaire a pris en compte les principaux dilemmes que rencontrent les acteurs de secours dans les situations de violence et de conflit. Confronté aux formes nouvelles, consensuelles et mondialisées de l'action humanitaire, on perd de vue qu'il s'agit d'une activité traversée dans l'histoire par d'importants clivages politiques et philosophiques. Le développement de l'État-providence en Occident a renforcé la théorie politique du « contrat social » imaginée par Jean-Jacques Rousseau, et a relégué l'action humanitaire aux situations d'exception telles que les guerres. Cette notion politique a émergé de divers mouvements révolutionnaires ou revendicatifs, qui contestaient les activités charitables, compassionnelles et paternalistes, et exigeaient la reconnaissance de droits à la solidarité nationale pour les individus. Sur d'autres continents, notamment dans les pays en voie de développement, l'action humanitaire a longtemps pris des formes diverses, y compris internationales, par le biais de l'aide missionnaire, puis de l'aide au développement organisée entre les États, ou au sein de l'Organisation des Nations unies. C'est dans les failles, les ruptures et les faiblesses du « contrat social » que s'est développée l'action humanitaire. Celle-ci a pour but de protéger la vie et la dignité humaines quand la société n'est plus capable, ou désireuse, pour diverses raisons, d'assurer la survie de certains de ses membres. Aujourd'hui, l'aide humanitaire fait face à un défi nouveau. Alors que les droits de l'homme ont été affirmés au niveau universel, ce sont les gouvernements et les sociétés elles-mêmes qui s'écroulent, éclatent ou se déchirent un peu partout dans le monde, laissant les individus sans défense. Au niveau national, la perte de ressources et de puissance de l'État a accéléré l'affaiblissement de nombreux services sociaux. Dans nombre de pays industrialisés, des secteurs importants, qui relevaient de la solidarité nationale, sont aujourd'hui privatisés ou laissés à l'abandon. On peut mentionner l'appauvrissement des services de santé publique, la réduction de l'aide publique aux démunis ou la prise en charge des personnes emprisonnées. Ces secteurs sont aujourd'hui partiellement assumés par l'action humanitaire, dans l'attente de nouveaux réajustements. La conception individualiste des droits de l'homme souffre paradoxalement de la même crise que celle qui frappe l'institution étatique. L'affirmation progressive des droits de l'homme a été le fruit d'une émancipation progressive des individus par rapport au pouvoir. Malgré leur caractère universel, les droits de l'homme sont en réalité étroitement liés aux notions de nationalité et de citoyenneté. Paradoxalement, sans un État protecteur des libertés et des droits, mais aussi chargé d'organiser la solidarité nationale avec les plus
faibles, la notion de « droits de l'homme » est plus vulnérable que jamais. L'action et le droit humanitaire n'apportent que des réponses imparfaites et transitoires à cette situation. L'action humanitaire est apolitique (dans la mesure où elle ne porte pas en elle-même un projet de société et n'a pas la prétention de se substituer au pouvoir politique pour organiser la vie en société). En revanche, elle entretient avec le pouvoir politique des rapports de complémentarité, mais aussi de contestation. Elle constitue un moyen de contestation de l'ordre établi, en faisant la démonstration de ses carences. Elle est aussi de nature provisoire. Sa fonction est d'aider les individus exclus et les populations en danger à survivre jusqu'à ce qu'ils soient à nouveau parties prenantes de l'organisation sociale et politique. Cette action prend donc des formes diverses selon les contextes. Elle exprime une revendication pacifique des individus à défendre eux-mêmes les espaces d'humanité au sein de sociétés de plus en plus complexes. Elle manifeste la capacité et la responsabilité de chaque individu de réparer, à sa mesure, les injustices faites aux autres êtres humains. À travers l'acte de générosité, l'action humanitaire tente de restaurer des espaces de normalité dans des situations anormales et transitoires. Au-delà de l'aide matérielle, elle cherche à rétablir les individus dans un minimum de droits et de dignité humaine au sein d'une collectivité humaine. Ainsi, la crise actuelle de l'« État-providence », l'éclatement de certains États et la construction chaotique d'une société internationale sont autant de causes nouvelles du développement de l'action humanitaire. Épidémie, famine, conflit, exode, populations marginalisées ou abandonnées à l'intérieur d'un État, pays oubliés, en voie de désintégration ou d'effondrement, laissés-pour-compte de la société des nations, l'action humanitaire occupe la place laissée vacante ou non encore comblée par les pouvoirs organisés. Cette réalité a bouleversé non seulement les formes, mais aussi les moyens et le sens de l'action humanitaire. L'action humanitaire n'est plus seulement le fait d'individus contestant l'ordre établi en développant des formes alternatives de solidarité. Elle est aujourd'hui massivement portée par les plus grandes institutions de la communauté internationale. Service social de la mondialisation, elle exprime un mode de gouvernement minimal adopté par les organisations internationales telles que l'Organisation des Nations unies, l'Union européenne et certains États dont l'objectif est de maintenir l'ordre existant plutôt que de reconsidérer l'organisation de la société internationale. La distinction qui existait entre l'aide au développement, les actions de solidarité en cas de catastrophe et l'action humanitaire dans les périodes de conflit semble aujourd'hui effacée au profit d'une notion générale de crise chronique. L'action humanitaire d'urgence est présentée, dans ce contexte, comme l'unique forme d'expression politique disponible. La diversité des acteurs humanitaires et l'ampleur de ces actions donnent l'illusion d'un consensus et le spectacle rassurant de l'action, mais elles conduisent à une perte de signification du mot « humanitaire » doublée d'une disparition de l'espace politique où poser la question des choix collectifs. Le terme d'action humanitaire désigne, en principe, un geste qui n'a pas d'autre finalité que l'homme. Par nature, aucun pouvoir politique constitué au niveau national ou international ne peut se résumer à ce seul intérêt. Le droit humanitaire précise bien la différence entre les obligations qui incombent aux États et celles qui sont confiées aux organisations humanitaires impartiales, en tant qu'intermédiaires neutres dans les conflits.
Dès lors qu'elle est pratiquée par les États, ou les organisations internationales telles que l'ONU ou l'Union européenne, l'action humanitaire perd sa composante dynamique essentielle. Elle n'exprime plus une contestation sociale de l'ordre établi, mais constitue un aveu d'indigence politique concernant le sort des populations vulnérables. Quelles que soient les intentions des gouvernements dans ce domaine, leur action aboutit à une confusion dangereuse sur la nature des responsabilités qu'ils assument vis-à-vis des populations en danger. Cette confusion s'est accrue au cours des vingt dernières années du fait du renforcement progressif du rôle de l'Organisation des Nations unies dans la gestion des conflits. De la gestion des conflits à la sanction des crimes d'État La reconnaissance d'une situation de conflit est difficile pour une organisation dont le but est le maintien la paix et la coopération entre les États. Cette contrainte diplomatique continue toujours de peser sur les diverses institutions de l'ONU engagées dans des actions de secours humanitaires. Pendant quarante ans, la mission de maintien de la paix de l'ONU s'est limitée à servir de garant au respect d'accords de paix conclus entre les États. La fin de la guerre froide a mis fin à la paralysie du système de sécurité collective prévu par la charte de l'ONU en 1945. L'Organisation s'est retrouvée impliquée dans la gestion directe d'une multitude de conflits qui n'étaient plus régulés au sein de chaque bloc idéologique. Ce nouvel interventionnisme de l'ONU s'est appuyé sur une vaste palette de moyens d'action et de pression matériels, politiques, diplomatiques, économiques, militaires et finalement judiciaires. L'action humanitaire a joué un rôle central dans la justification et la légitimation des premières interventions militaires de l'ONU dans un certain nombre de conflits dès 1991. L'action humanitaire s'est ensuite trouvée intégrée dans des approches globales mises en place et coordonnées par l'ONU. Derrière l'objectif affiché de renforcer la coordination et l'efficacité des secours, ces mécanismes conduisaient avant tout à faire pression sur les belligérants pour stabiliser une situation militaire ou faciliter le retour à la paix. Ce faisant, l'action humanitaire est devenue un enjeu et une arme politiques de premier plan pour la communauté internationale. Placée au centre du rapport de forces international, l'action humanitaire a gagné en prestige. Elle a aussi perdu une partie de son efficacité, de sa capacité à atteindre les populations les plus en danger, et à être acceptée par les différents groupes armés. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le refus de certaines organisations humanitaires impartiales de participer à ces dispositifs humanitaires internationaux gérés par les États ou les organisations interétatiques. Ce débat a conduit à une clarification des modes d'action des différentes organisations privées autour de deux courants principaux qualifiés de « dunantistes » et « wilsoniens ». Le premier désigne les organisations qui défendent l'indépendance de l'action humanitaire par rapport à la poursuite d'autres objectifs tels que la paix, la stabilité ou le développement. Le second s'applique aux organisations privées qui inscrivent leur action en support de l'action politique plus large des institutions internationales. L'intérêt politique porté à l'action humanitaire par la communauté internationale s'est finalement traduit par un renforcement du cadre juridique de ces actions. Le droit humanitaire souffrait d'un handicap majeur en termes de crédibilité : la faiblesse de ses mécanismes de sanction, notamment l'absence de tribunal international capable de juger et condamner les auteurs de crimes de guerre. L'expérience du tribunal de Nuremberg fut suivie de cinquante années de silence judiciaire international. Les États vainqueurs qui ont
fondé à la même époque l'ONU se sont abstenus de doter la communauté internationale d'un tribunal pénal international permanent. En 1948, la convention contre le génocide prévoyait que de tels actes seraient punis par un tribunal international que les États refusèrent de créer. Pendant cinquante ans, le monde a vécu dans l'ombre de Nuremberg, tribunal symbolique dont l'efficacité pratique avait disparu. Au cadran de la charte de l'ONU, l'heure était au maintien de la paix, d'une paix à tout prix, y compris celui de l'injustice et de l'impunité face aux crimes de masse. C'est paradoxalement l'échec majeur de deux opérations de maintien de la paix, en ex- Yougoslavie et au Rwanda, qui a conduit l'Organisation à explorer une nouvelle dimension judiciaire des relations internationales. La création de tribunaux internationaux ad hoc a servi de laboratoire pour l'adoption par les États du statut de la Cour pénale internationale en 1998. Celle-ci a été chargée de juger, ou de garantir le jugement, des crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide. Ces crimes de masse exigent, en général, le soutien ou la complicité de l'appareil d'État et des différents organes du pouvoir. Leur sanction ne peut donc pas être laissée à la seule initiative nationale. En ex-Yougoslavie, les forces de maintien de la paix de l'ONU ont été confrontées aux massacres de civils, de blessés, aux déportations, et à toutes les autres armes de terreur de la guerre de purification ethnique. Les moyens classiques du maintien de la paix étaient impuissants face à cette situation. C'est pour répondre à ce constat que le Conseil de sécurité décida en 1993 de créer un tribunal qui punirait les crimes que les soldats de l'ONU présents sur place ne pouvaient qu'observer. Contrairement au tribunal de Nuremberg, la justice internationale que l'ONU établissait à travers son tribunal pour l'ex-Yougoslavie était plus une justice de vaincus que de vainqueurs. L'ONU espérait regagner sur le terrain du droit ce qu'elle avait perdu dans le rapport de forces. Ce tribunal a d'ailleurs fonctionné dans un premier temps comme une menace judiciaire destinée à favoriser la négociation d'accords de paix plutôt que comme un organe autonome. Un an plus tard, au Rwanda, l'ONU devait de nouveau affronter les conséquences de la passivité de ses forces armées pendant le génocide des Rwandais tutsis d'avril à juillet 1994. Là encore, le décalage entre les ambitions et les réalités onusiennes du maintien de la paix fut terrible et, sous la pression de l'opinion publique, le Conseil de sécurité de l'ONU décidait fin 1994 de créer un deuxième tribunal international ad hoc chargé de juger les auteurs du génocide. Le droit international en général et le droit humanitaire en particulier sont des droits imparfaits. L'adoption du statut de Cour pénale internationale à Rome le 17 juillet 1998 constitue une révolution politique. La mise en place de cette Cour ne permettra pas de réaliser le rêve d'une justice universelle, indépendante et s'imposant à tous les États du monde y compris les plus puissants. Les rapports de forces continueront d'exister mais la puissance militaire ne sera plus le déterminant ultime du juste et de l'injuste, du tolérable et du toléré. Au cours de ces quinze dernières années, le fonctionnement des tribunaux internationaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, mais aussi les tribunaux spéciaux mixtes créés pour juger les crimes commis en Sierra Leone ou au Timor-Oriental ont prouvé que la justice n'était plus incompatible avec la diplomatie. Le postulat selon lequel l'impunité était garante de stabilité dans les relations internationales s'est écroulé. Il serait naïf d'en déduire que la justice internationale va maintenant remplacer l'impunité comme règle du jeu politique. Mais les pouvoirs politiques et militaires doivent compter avec l'aléa judiciaire
international qui entoure désormais les crimes de masse qu'ils sont tentés de commettre dans la conquête du pouvoir ou le maintien de celui-ci. Pour ce qui est de la définition et de la sanction des crimes de masse, l'existence et le fonctionnement de la Cour pénale internationale ont l'effet de renforcer et d'harmoniser le droit pénal national de tous les pays. Le fonctionnement des tribunaux internationaux a également permis de développer la compréhension et les conditions d'application des règles du droit humanitaire dans les situations concrètes de violence et de conflit. La jurisprudence des tribunaux internationaux permet de dépasser l'affirmation de principes généraux, et d'éclairer le contenu de nombreuses notions juridiques dont la portée pratique n'avait pas été précisée. On pense par exemple au devoir de désobéissance aux ordres injustes mais aussi aux devoirs des commandants, à la définition de la torture et des mauvais traitements et à de nombreuses autres dispositions. Cet éclairage pratique facilite la référence et l'utilisation du droit humanitaire par les acteurs de terrain, dans le temps de l'action et de la négociation. Il est essentiel que chaque acteur prenne la mesure de sa responsabilité dans de telles circonstances. Car si le droit international est imparfait, c'est un droit en mouvement, en formation perpétuelle. L'action contribue ainsi à la création ou à la disparition de droits, à travers la formation de la « coutume » ou des « précédents ». L'action humanitaire, si elle s'éloigne des normes juridiques existantes, peut paradoxalement conduire à affaiblir le droit humanitaire et à mettre en plus grand danger les victimes. Les actions de secours et de résistance à l'inhumanité doivent donc être structurées juridiquement, intellectuellement et matériellement pour résister au terrible rapport de forces qui les entoure et atteindre leur objectif humanitaire. Les pages qui suivent espèrent faciliter et éclairer ces choix. Contrairement à de nombreuses richesses, le droit ne s'use et ne disparaît que si l'on ne s'en sert pas. Paris, mars 2006.
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