DU COLBERTISME EN AMÉRIQUE - Tony Corn - Revue des Deux Mondes

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DU COLBERTISME
        EN AMÉRIQUE
        › Tony Corn

     O                  bservateur incomparable de la démocratie améri-
                        caine, Alexis de Tocqueville n’avait en revanche
                        qu’une connaissance superficielle de la diplomatie
                        américaine et, comme tous les libéraux français,
                        exagérait l’importance de George Washington et
     de Thomas Jefferson dans ce domaine. Autrement plus réaliste était
     Talleyrand, qui durant ses deux années d’exil en Amérique s’était lié
     d’amitié avec Alexander Hamilton et, de retour en France, n’hésitait
     pas à déclarer :

        « Je considère Napoléon, Fox et Hamilton comme les
        trois plus grands hommes de notre époque et si je devais
        me prononcer entre les trois, je donnerais sans hésiter la
        première place à Hamilton. Il avait deviné l’Europe. (1) »

          Le père fondateur de la culture stratégique américaine, c’est bien
     Hamilton. Ce descendant de huguenots, qui fut l’aide de camp du
     général Washington avant de devenir le principal auteur des Federa-
     list Papers, était aussi le plus grand admirateur du « Great Colbert » au

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Nouveau Monde. Sitôt nommé secrétaire du Trésor par le président
George Washington en 1789, Hamilton s’empressa de mettre en œuvre
une politique toute colbertienne faite de tarifs douaniers élevés, de sou-
tien aux manufactures et de développement de la marine marchande
(2). En 1795, c’est encore Hamilton qui sera Tony Corn a enseigné les études
l’éminence grise derrière le Jay Treaty conclu européennes à l’U.S. Foreign Service
entre l’Amérique et l’Angleterre. L’année sui- Institute à Washington.
vante, c’est le même Hamilton qui sera le principal rédacteur du fameux
testament politique de Washington (longuement cité par Tocqueville)
mettant en garde les générations futures contre toute entangling alliance
– une recommandation scrupuleusement suivie jusqu’à cette revolution
of 1949 que constituera la création de l’Alliance atlantique (3).
    Tué en 1804 dans le plus fameux duel de l’histoire américaine,
Hamilton ne put montrer la pleine mesure de son talent. Mais son
influence continua de se faire sentir tout au long du XIXe siècle,
notamment à travers la promotion de l’American system par le séna-
teur Henry Clay, pour qui la politique prônée par les libre-échangistes
ne pouvait conduire qu’à « la recolonisation des États-Unis, sous la
domination commerciale de la Grande-Bretagne ». Tout à sa fasci-
nation pour la décentralisation administrative et le self-government,
Tocqueville – qui ne séjourna d’ailleurs que quinze jours à Washing-
ton – passera totalement à côté de ce « colbertisme à l’américaine » qui
passionnait pourtant son contemporain Friedrich List.
    Fait peu connu en France : jusqu’en 1914, la plupart des profes-
seurs d’économie américains seront formés non dans les universités
britanniques, où régnait le « manchestérisme », mais dans les uni-
versités allemandes, dominées par une école historique (Friedrich
List, Gustav von Schmoller, Werner Sombart, etc.) tout acquise au
« mercantilisme ». Sur les vingt-six premiers présidents de l’American
Economic Association fondée en 1885, vingt d’entre eux seront ainsi
formés en Allemagne.
    Tout cela pour dire que, durant la majeure partie de son histoire,
la culture économique américaine a été marquée par une philosophie
agonistique des relations économiques internationales. En première
et dernière instance, America’s business is business, comme le veut la

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     formule, et le business à l’américaine ressemble davantage à un sport
     de combat qu’au « doux commerce » rêvé par le gentil Montesquieu.
     Jusque dans le fameux manuel Makers of Modern Strategy publié en
     1943 (et qui constitue aujourd’hui encore le bréviaire stratégique des
     war colleges), Hamilton continuera d’être présenté fièrement comme
     « the American Colbert ». L’année suivante, sans surprise, le nouvel
     ordre « international » adopté à Bretton Woods sera conçu – au grand
     dam de la délégation britannique – de manière à maximiser l’intérêt
     national américain (4).
         Puis viendra le temps de la guerre froide. Devenus un peu mal-
     gré eux les « leaders du monde libre », les États-Unis n’auront d’autre
     choix que de se faire les champions du libre-échange, et Hamilton,
     désormais perçu comme « économiquement incorrect », disparaîtra
     de l’espace public (pour autant, les décideurs américains n’abandon-
     neront jamais leur approche stratégique des relations économiques,
     que ce soit dans le domaine des sanctions, des traités commerciaux,
     des investissements, etc.).
         Deux générations plus tard, le fond de l’air aux États-Unis est rede-
     venu distinctement « hamiltonien ». Dans la culture populaire, d’abord :
     en 2005, la biographie consacrée par Ron Chernow à ce personnage haut
     en couleur remporta un tel succès qu’en 2015, Hamilton devint le héros
     inattendu d’une comédie musicale à Broadway (qui récolta pas moins
     de onze Tony Awards). Dans la culture savante, ensuite : l’année 2016
     a vu le succès, tout aussi inattendu, de Concrete Economics: the Hamil-
     ton Approach to Economic Growth and Policy, un petit livre décapant
     rédigé par deux économistes ayant occupé des fonctions importantes
     dans l’administration Clinton. Salué aussi bien par Larry Summers que
     par Paul Krugman, cet ouvrage de Stephen Cohen et Bradford DeLong
     a déjà fait l’objet de traductions en chinois, en japonais et en coréen.
         Le retour du colbertisme en Amérique s’explique avant tout par
     la montée en puissance de la Chine. À la mort de Deng Xiaoping en
     1997, la presse américaine n’avait pas hésité à qualifier le successeur
     de Mao de « Chinese Colbert ». Mais ce n’est que depuis l’adhésion
     de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 que le
     « colbertisme à la chinoise » a véritablement déployé toutes ses poten-

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tialités offensives, au point de se confondre avec ce que les stratégistes
chinois eux-mêmes appellent la « guerre hors limites » (unrestricted
warfare) (5). D’où la réaction de Washington.

Le retour du colbertisme est bien antérieur à l’élection de
Donald Trump

    Sur le plan symbolique, on peut considérer le discours-fleuve de
la secrétaire d’État Hillary Clinton intitulé « Economic Statecraft »
(2011) comme marquant le retour officiel du colbertisme aux États-
Unis (6). Jusqu’alors, seuls les théoriciens de l’International Political
Economy (IPE) avait utilisé le concept d’economic statecraft qui per-
met de « coiffer » les trois types d’interaction possibles entre les États
(coopération, compétition, confrontation) et de fonctionner ainsi
comme une sorte de « rhéostat » couvrant toutes les nuances allant de
la diplomatie économique à la guerre économique, en passant par la
coercition économique brillamment théorisée par Thomas Schelling
(le plus atypique des Prix Nobel d’économie). Jadis réservé aux seuls
theory-builders, le concept a donc été « validé » par les policy-makers
eux-mêmes depuis 2011 (7).
    Seul changement depuis l’élection de Donald Trump en
novembre 2016 : ce n’est plus seulement la Chine, mais aussi l’Alle-
magne qui est désormais dans le collimateur de Washington (8). En
décembre 2017, la nouvelle National Security Strategy a d’ailleurs
laissé entendre que, dans le domaine économique, les « alliés » étaient
tout autant susceptibles d’être considérés comme des « rivaux » (voire
comme des « adversaires ») que comme des « partenaires » de l’Amé-
rique. Cela dit, même si – pour des raisons électoralistes évidentes – la
rhétorique émanant de la Maison-Blanche a parfois des accents « jack-
soniens » plutôt choquants, la pratique de l’administration Trump,
elle, s’inscrit très classiquement dans la tradition « hamiltonienne ».
    Durant la campagne présidentielle de 2016, Robert Blackwill
(un « poids lourd » de la diplomatie américaine) a publié dans
Foreign Affairs un article sur le thème « the lost art of economic

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     statecraft », rapidement transformé en un livre à succès au titre
     éloquent : «War by Other Means: Geoeconomics and Statecraft».
     Depuis lors, l’establishment n’a cessé d’encourager en sous-main
     un débat sur le Liberal International Order (LIO) avec notamment
     la publication d’une anthologie d’articles parus dans Foreign Affairs
     entre 1943 et 2017 intitulée de manière provocante « What was
     the Liberal Order ? »
         Début 2018, des intellectuels aussi médiatiques que Niall Fergu-
     son, l’historien iconoclaste de Harvard, et Fareed Zakaria, le géopoliti-
     cien-vedette de CNN, ont contribué à donner la plus grande visibilité
     à ce débat en publiant conjointement Is this the End of the Liberal
     International Order ?. À l’été 2018, Foreign Affairs a récidivé avec la
     publication d’un article sur « the myth of the liberal order » de Gra-
     ham Allison (un autre « poids lourd ») – ce qui n’a fait qu’amplifier
     le débat dans les revues de politique étrangère, ainsi que sur les sites
     Web « pointus » (Warontherocks.com, Lawfareblog.com, etc.) assidu-
     ment fréquentés par « tout ce qui grouille, grenouille et scribouille » à
     Washington. Le débat sur le LIO n’est pas près de disparaître, puisque
     vient de sortir The Great Delusion: Liberal Dreams and International
     Realities de John Mearsheimer, le représentant le plus influent du réa-
     lisme le plus « musclé ».
         Outre sa haute tenue intellectuelle, ce qui rend ce débat particuliè-
     rement intéressant, c’est qu’il n’oppose pas les démocrates aux républi-
     cains, mais les liberals de tous poils aux realists – et que la plupart de
     ces derniers (Bruce Jentleson, Christopher Preble, Stephen Walt, etc.)
     sont en fait des universitaires de sensibilité démocrate, n’ayant a priori
     aucune sympathie pour Donald Trump mais disposés à reconnaître qu’à
     défaut d’avoir toujours les bonnes réponses, ce dernier a du moins les
     bonnes questions.
         On l’aura compris : non seulement le retour du colbertisme est
     bien antérieur à l’élection de Donald Trump, mais les défenseurs du
     LIO sont aujourd’hui sur la défensive. Signe des temps : le président
     du Council on Foreign Relations (et, à ce titre, porte-parole de l’es-
     tablishment) Richard Haas, que l’on avait connu plus circonspect,
     n’hésite pas à déclarer aujourd’hui : « de même que, selon Voltaire,

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le Saint-Empire romain germanique n’était “ni saint, ni romain, ni
même un empire”, force est de reconnaître que le Liberal Interna-
tional Order n’était en fait ni libéral, ni international, ni même un
ordre. »
    Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, une victoire du Parti
démocrate en 2020 n’entraînera pas un retour au statu quo ante. S’il
est certes trop tôt pour voir dans le néocolbertisme actuel le nouvel
« horizon indépassable de notre temps », il est clair que, pour les élites
américaines, le Liberal International Order, instauré après 1945 dans
un contexte spécifique aujourd’hui disparu, a désormais atteint le seuil
des rendements décroissants.
    Au demeurant, comme le montre l’exemple de l’Alena, il s’agit
moins de détruire ce qui reste du LIO que de créer des situations of
strength permettant une renégociation des « termes de l’échange » dans
un sens plus favorable à l’Amérique. D’où le recours à la « diplomatie
coercitive », y compris à l’égard des alliés. Depuis plus d’un demi-
siècle, la culture stratégique européenne s’est atrophiée au point de
se réduire à la seule « diplomatie coopérative » (en vigueur au sein de
l’Union européenne), si bien que le retour de la « diplomatie coerci-
tive » est souvent perçu en Europe comme portant atteinte « à l’idée
même de diplomatie » (9). Rien de plus erroné pourtant. Depuis que
le monde est monde, comme le rappelait Thomas Schelling dans un
ouvrage classique, la diplomatie coercitive n’est pas moins légitime
que la diplomatie coopérative :

   « Il y a des fois où un pays a besoin de se libérer des
   règles, de choquer son adversaire, de le déstabiliser, de
   rompre le sens du contact diplomatique, etc. C’est tou-
   jours de la diplomatie : il y a des moments où il faut être
   malpoli, où il faut transgresser les règles, faire quelque
   chose d’imprévisible, choquer, étonner, prendre à
   contre-pied, se montrer agressif, que ce soit dans la
   diplomatie économique, la diplomatie militaire, ou
   dans d’autres sortes de diplomatie. Il peut arriver que,
   même si on préférerait se conformer à la tradition et

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          éviter l’imprévu, la tradition soit trop contraignante
          dans les choix qu’elle autorise, et que l’on doive aban-
          donner l’étiquette et la tradition, et prendre le risque
          de créer des malentendus… (10) »

        Il serait temps que les Français s’en souviennent : la diplomatie
     coercitive était déjà considérée comme la voie royale par Colbert lui-
     même, pour qui le commerce était « une guerre perpétuelle et paisible
     d’esprit et d’industrie entre toutes les nations » (11).
     1. Michel Poniatowski, Talleyrand aux États-Unis, 1794-1796, Perrin, 1976, p. 186.
     2. La montée en puissance de la marine militaire devra attendre trois générations et la venue de l’amiral
     Mahan (grand admirateur de Colbert) et de son compère Théodore Roosevelt (grand admirateur d’Alexan-
     der Hamilton).
     3. Sur Alexander Hamilton, on lira en particulier Peter McNamara, Political Economy and Statesmanship:
     Smith, Hamilton, and the Foundations of the Commercial Republic, Northern Illinois University Press,
     1998.
     4. Benn Steil, The Battle of Bretton Woods: John Maynard Keynes, Harry Dexter White, and the Making of
     a New World Order, Princeton University Press, 2013.
     5. Tony Corn, « Peaceful rise through unrestricted warfare: Grand strategy with Chinese characteristics »,
     Small Wars Journal, juin 2010.
     6. Hillary Clinton, « Economic Statecraft, » New York, 14 octobre 2011, https://2009-2017.state.gov/
     secretary/20092013clinton/rm/2011/10/175552.htm.
     7. Les fonctionnaires du Quai d’Orsay et de Bercy liront avec profit le rapport de Robert Pollard et Gregory
     Hicks, « Economic statecraft redux: improving the U.S. State Department’s effectiveness in international
     economic policy », Center for Strategic and International Studies, 2014.
     8. Sur Trump et la question allemande, voir Tony Corn, « Donald Trump et le retour de l’Histoire », Le
     Débat, janvier-février 2018.
     9. Jean-Yves Le Drian, discours de clôture, Conférence des ambassadeurs, Paris, 29 août 2018.
     10. Thomas Schelling, Arms and Influence, Yale University Press, 1966, p. 150-151.
     11. Voir l’article incisif de Moritz Isenmann, « Égalité, Réciprocité, Souveraineté: The role of economic trea-
     ties in Colbert’s economic policy », in Antonella Alimento et Koen Stapelbroeck (dir.), The Politics of Com-
     mercial Treaties in the Eighteenth Century: Balance of Power, Balance of Trade, Palgrave Macmillan, 2017.

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