ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question

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ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
N• 1 SEPTEMBRE 2021

                          À réaffirmions le « besoin d’éducation permanente pour
                              l’occasion des 40 ans de Cultures&Santé, nous

                         permettre à chacun de mieux connaître la société dans
                         laquelle on vit, pour pouvoir y participer et contribuer à la
                         rendre plus juste ». L’arrivée au sein de notre institution
                         d’un collègue originaire du Pérou a éveillé notre intérêt
                         sur son expérience en éducation populaire en Amérique
                         Latine. C’est ce qui a motivé le choix thématique de
                         ce numéro 1 de la revue Le 148. Ses pages sont donc
                         consacrées à l’éducation populaire et à l’éducation
                         permanente en questionnant leurs démarches. S’agit-il
                         de deux approches similaires ? Qu’ont-elles de différent ?
                         Au travers du récit de cette expérience personnelle,
                         certains défis auxquels les acteurs et actrices d’éducation
                         populaire sont confronté·es en Amérique Latine ont
                         été identifiés. Ce regard a également motivé, au sein
                         de Cultures&Santé, des réflexions sur les pratiques
                         et les défis pour le secteur d’éducation permanente
                         ici, en Belgique. Mais, nous ne voulions pas mener ces
                         réflexions uniquement en interne. Nous sommes donc
                         allé·es à la rencontre d’autres acteur·rices du secteur
                         pour enrichir notre point de vue. Nous espérons ainsi
                         insuffler une réflexion et une discussion sur l’éducation
                         permanente en Belgique francophone.

ÉDUCATIONS EN QUESTION
ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
NARRATION SUR L’ÉDUCATION POPULAIRE
                  Ce n’est pas parce que je faisais de l’alphabétisation,       personnes2 venues de différentes régions de
                         mais parce que l’alphabétisation que je faisais        Cuba et de différents pays Latino-Américains.
                      impliquait une compréhension critique du monde,           Cela m’a permis, non seulement, de remettre
                que j’ai été emprisonné et que j’ai passé 16 ans en exil.       en question les objectifs avec lesquels j’étais
                                                             Paulo Freire       arrivé mais aussi de faire une autocritique
                                                                                concernant des valeurs que je véhiculais

                             É populaire à Cuba et au Pérou fut l’occa-
                                crire sur mon expérience d’éducation            inconsciemment. Cet examen de conscience
                                                                                a peut-être été le plus grand enseignement
                            sion de réfléchir à un long chemin, inachevé,       de ce séjour, mais pas le seul !
                            d’appréhension critique du monde en vue de
                            sa transformation, un processus partagé par         Cette formation aura été également une
                            et avec des personnes de différentes régions        plongée historique dans l’histoire de
                            de l’Amérique Latine. Condensées de prati-          l’éducation populaire, née de luttes ayant
                            ques et de réflexions, ces quelques lignes ont      eu lieu au cours des années ’60. Plusieurs
                            pour but de poser un regard sur ce qui donne        mouvements ont participé à la façonner :
                            le courage et le pouvoir de changer la société.     les mouvements des mondes ouvrier et
                                                                                paysan, influencés par les idées anarchistes
                            Ma première rencontre avec l’éducation po-          et socialistes du début du XXe siècle ; les
                            pulaire a eu lieu lors d’un atelier en 2007,        mouvements religieux partisans de la
                            alors que j’étudiais à Cuba. Je me souviens         Théologie de la libération, visant à rendre
                            très bien avoir participé au jeu «Le peuple         dignité et espoir aux exclu·es ; enfin, le
                            demande». Deux groupes étaient formés, aux-         mouvement des étudiant·es et enseignant·es,
                            quels l’animatrice, incarnant « le peuple »,        qui voyait l’alphabétisation, et plus
                            demandait de lui fournir divers objets présents     largement l’éducation, comme un processus
                            dans la salle de l’atelier. Les sous-groupes        émancipateur des populations opprimées. Il
                            ont « naturellement » adopté une posture            est important de souligner que dans chacun
                            compétitive pour obtenir en premier l’objet         de ces mouvements, les femmes ont mené
                            convoité et ainsi satisfaire « le peuple ». À la    un double combat, à la fois interne et externe.
                            fin de l’exercice, la question suivante nous        Tant pour démocratiser les organisations
                            était posée : pourquoi être entré·e en compé-       dont elles faisaient partie que pour placer
1 HIJXS de Perú est        tition et ne pas avoir coopéré ? J’ai été fasciné   les revendications d’égalité entre les genres
 une organisation qui
 a vu le jour fin 2005,
                            par cette évidence et par tout ce que j’avais       au cœur des luttes.
 réunissant initialement    vécu ce jour-là.
 les enfants des
 personnes ayant                                                                L’éducation populaire, promue par le
 vécu la répression
 étatique (disparitions,
                            Quelques années plus tard, à La Havane, je          CMLK que je soutiens, est une conception
 assassinats,               participais à une formation sur la conception       politico-pédagogique, qui vise à encourager
 torture, exil et
 emprisonnement des         et la méthodologie de l’éducation populaire         les personnes à devenir actrices de la
 militant·es politiques     (développée par le CMLK, Centre Mémorial            construction de sociétés plus égalitaires.
 du MRTA - Mouvement
 Révolutionnaire            Dr Martin Luther King Jr). Mon intention, à         Elle est pédagogique puisqu’elle vise la
 Túpac Amaru). Cette
 organisation s’est
                            l’époque, était de me familiariser aux métho-       création de nouveaux savoirs ayant comme
 inspirée d’autres          des et aux techniques visant à améliorer l’ac-      point de départ les expériences et vécus
 collectifs présents
 en Amérique Latine         tion du collectif auquel j’appartenais, « HIJXS     des participant·es. Et, à travers l’analyse
 (Argentine, Chili) qui
 luttent également
                            de Perú1 ». D’une part, il s’agissait de promou-    critique de ces expériences, les personnes
 pour le devoir de          voir, en interne, la prise de décisions à partir    sont amenées à questionner les contextes
 mémoire et la justice.
                            du dialogue et de la participation, et d’autre      qui les ont produits en étant conscient·es
2 Toutes les personnes      part, en externe, de créer des liens avec d’au-     des inégalités et injustices. Elle est politique
qui ont participé à cette
formation faisaient
                            tres collectifs pour contribuer à la transfor-      parce qu’il ne suffit pas d’être conscient·e des
partie d’un mouvement       mation de la réalité, à mon retour au Pérou.        injustices et des discriminations. Il y a lieu
social et/ou faisaient
partie de processus                                                             de s’organiser pour transformer la réalité, et
locaux visant, entre        Ces six jours de vie commune ont permis             il n’y a pas de changements collectifs sans
autres, le renforcement
du pouvoir populaire.       de créer un climat de confiance entre des           transformations individuelles et vice versa.
ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
Revenu au Pérou en 2012, j’ai immédiatement         d’éviter que nous, en tant qu’animateurs et
cherché à appliquer tout ce que j’avais appris      animatrices, imposions nos idées. Néanmoins,
pendant mon séjour à Cuba. Toutefois, je            je me questionne : ai-je atteint mes objectifs ?
manquais d’humilité. Pour commencer, je             Repenser à ce parcours, m’a permis de
devais me familiariser à nouveau à la réalité       mettre en avant certains défis auxquels sont
d’un pays que j’avais quitté pendant six ans        confronté·es les éducateurs et éducatrices
et qui avait changé. L’ajustement structurel        en Amérique Latine. Si je devais ne lister que
imposé par la Banque mondiale et le FMI             les enjeux les plus importants, je dirais les
dans les années 1990, soutenu par les               budgets et les contraintes qu’ils impliquent,
différents gouvernements nationaux (jusqu’à         le temps disponible pour les processus et
aujourd’hui), encourage encore fortement un         la conscience collective génératrice de
système économique centré sur les activités         mobilisation sociale.
extractives –minières, agroexportatrices,
forestières, pétrolières– au détriment des          Les moyens dont nous disposons
besoins des populations péruviennes. Après          conditionnent la possibilité de développer
30 ans de néolibéralisme, les impacts au            des processus d’éducation populaire. Soit
niveau sociétal, culturel et environnemental        parce qu’ils imposent des thèmes et/ou
sont dévastateurs. La précarisation de la           des pratiques ; soit parce que le manque de
vie a poussé la majorité de la population à         moyens ne permet pas de les réaliser. Dans
concentrer ses efforts sur des problèmes de         ce contexte, comment générer des démarches
survie, essentiellement matériels et ce, de         autonomes, c’est-à-dire, comment choisir
manière individuelle.                               nous-même les sujets qui nous traversent,
                                                    en lien avec notre réalité et nos besoins ?
C’est précisément pour cette raison que mes
premières expériences, en tant qu’activiste,        De plus, la précarisation ne laisse souvent
se sont faites auprès de groupes de jeunes          pas la place pour penser aux autres : survivre
activistes environnementaux venant de               devient un objectif individuel. Faire partie d’un
différentes régions du pays. Deux freins            processus d’éducation populaire entre alors
principaux à notre travail avaient été              en concurrence avec les activités quotidiennes
identifiés : le peu de temps disponible des         de survie. C’est pourquoi en ce qui concerne
participant·es et le manque de budget               le(s) rôle(s) des éducateurs et éducatrices
consacré aux formations et à la mobilisation.       populaires, notre mission essentielle serait
                                                    plutôt d’encourager une réflexion critique
Par ailleurs, j’ai notamment pu me rendre           basée sur le dialogue et la participation,
compte, lorsque j’exerçais la fonction de           encourageant à tous·tes, participant·es
chargé de projets au sein de la coopération         et éducateur·trices, à œuvrer pour nous
internationale belge au développement, que          organiser afin d’affronter collectivement
les sujets traités n’éveillaient pas toujours       la vie quotidienne et construire une réalité
l’intérêt des participant·es. Avec un groupe        plus juste.
de paysan·nes péruvien·nes, nous devions
nous focaliser sur le changement climatique         Enfin, pour transformer cette réalité, il faut
et les politiques environnementales pour            s’organiser. Il ne suffit pas d’être conscient·e
atteindre les objectifs fixés par la coopération.   des injustices et des discriminations, même
Or, les participant·es étaient beaucoup plus        si c’est un point de départ nécessaire. Dès
préoccupé·es par le fait d’apprendre des            lors, comment encourager cette mobilisation
techniques concrètes pour améliorer leur            dans le contexte global qui nous pousse
production agricole.                                fortement vers l’individualisme ? Les mots de       3 Paulo Freire,
                                                    Paulo Freire sont plus que jamais d’actualité :     Pédagogie des
                                                                                                        opprimés, Montevideo,
Au cours de ces expériences, j’ai                   « Personne ne libère personne, personne             Tierra Nueva, 1970
toujours essayé de partir des pratiques             ne se libère seul, les personnes se libèrent        [Buenos Aires, Siglo
                                                                                                        XXI Argentina Editores,
et connaissances des participant·es et              ensemble par l’intermédiaire du Monde3 ».           1972].
ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
REGARDS CROISÉS SUR L’ICI ET L’AILLEURS
       ÉDUCATION POPULAIRE ET PERMANENTE

                          L’histoire de presque trente années d’appli-        tion permanente ici en Belgique mais ayant
                                 cation du décret de 1976 peut se lire        également une pratique et une réflexion sur
                          comme une hésitation permanente entre un            l’éducation populaire en Amérique Latine. Les
                          pôle intégration/promotion et un autre pôle         réflexions qui suivent sont le fruit de cette
                          émancipation/rupture sans plus pouvoir ou           rencontre.
                                            vouloir conjuguer les deux.
                          Jean-Pierre Nossent, président de l’IHOES           Le secteur de l’éducation permanente en Bel-
                                                                              gique est assez large. Le Service de l’Éduca-

                           L Amérique Latine d’un de nos collègues
                              ’expérience d’éducation populaire en            tion permanente Fédération Wallonie-Bruxel-
                                                                              les reconnaît quelque 278 associations en
4 Paulo Freire,           nous a encouragé à réfléchir aux similitu-          vertu d’un décret datant de 2003. Elles sont
Constructeur de           des et différences de celle-ci avec l’éduca-        rattachées à une diversité de portes d’en-
rêves, Compilation
d’entretiens. Instituto   tion permanente. Surtout tenant compte du           trée qui se caractérisent en termes d’enjeux
Mexicano de Desarrollo
Comunitario - IMDEC,
                          fait qu’en Belgique ces deux formulations           thématiques (droits humains, justice sociale,
février 2000.             sont souvent utilisées l’une pour l’autre.          développement durable, lutte contre le ra-
5 Par Jean-Luc Degée      « Appelons-la éducation populaire, alors !          cisme…), de valeurs (solidarité, égalité des
& Nancy Hardy,            Qu’y a-t-il de honteux à la nommer populaire        genres, liberté associative, esprit critique…) et
Éducation permanente,
parcours d’intégration    ? L’appellation, ce n’est pas neutre. L’éducation   de types d’action (action collective, éducation,
et/ou chemins             populaire serait donc définie en priorité par le    animation, pratiques créatives, sensibilisa-
d’émancipation ?
Agir par la culture,      public alors que l’éducation permanente par         tion, formation…).
magazine politique et
culturel, 2013.
                          sa temporalité ? », nous dit Chafik, membre
                          de l’équipe d’ITECO.                                Un premier point intéressant, relevé à travers
6 Oscar Jara,
                                                                              une brève analyse de l’histoire de l’éducation
Entretenu par Claudia
Korol : L’éducation       Pour contribuer à répondre à nos question-          permanente en Belgique, montre que cette
populaire, chemin
de libération, CEP -      nements et cerner les liens, ambiguïtés et          notion, émanant des réflexions de la Révo-
Centro de Estudios y      divergences entre ces deux éducations, nous         lution française, cherche à donner un sens
Publicaciones Alforja,
2016.                     avons rencontré des praticien·nes de l’éduca-       large aux actions qui en découlent. Le mot
ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
« permanente », renvoie au fait que l’éducation         politico-pédagogique visant l’émancipation
doit, pour que chaque individu puisse être su-          pour et par des sujets populaires eux-mêmes :
jet de sa destinée, l’accompagner tout au long          toute personne ayant vécu quotidiennement
de la vie et dans tous les espaces de sociali-          discriminations, exploitations, oppressions ou
sation. Cette démarche promue par Nicolas               exclusions. Elle est basée sur une méthodo-
de Condorcet devait embrasser l’ensemble                logie qui a comme point de départ les prati-
de la société.                                          ques et connaissances des gens. Il s’agit, par
                                                        exemple, pour Oscar Jara, de « générer des
C’est avec la naissance du mouvement ouvrier,           concepts à partir de la pratique. Et il ne suffit
que la dimension sociale dans et de l’éduca-            pas de rester dans la théorie. Il faut la remettre
tion devient prégnante. L’éducation, cette fois,        en pratique. C’est ainsi qu’est née la proposition
appelée « populaire », qui entend construire            de partir de la pratique, de la théoriser, et de
des savoirs en situation, devait faire contre-          revenir à la pratique pour la transformer6».
poids à une éducation considérée comme
reproductrice d’inégalités (l’école officielle          Les deux conceptions d’éducation, perma-
et institutionnelle). À cet égard, Paulo Freire,        nente et populaire, déclarent comme objectif
un des précurseurs de l’éducation populaire             fondamental l’émancipation des sujets par
en Amérique Latine, affirmait qu’« il était naïf        eux-mêmes. Malgré certaines nuances, il n’y a
de penser que les classes dominantes allaient           donc théoriquement pas ou peu de différences
développer une éducation qui permettrait aux            entre ces deux démarches. Ce sont plutôt les
classes dominées de percevoir de manière cri-           pratiques, les moyens pour les appliquer et
tique les injustices sociales4 ».                       le cadre institutionnel qui donnent une idée
                                                        plus fine des dissemblances, lesquelles nous
En Belgique, cette éducation s’institutionnalise        permettent aussi d’énoncer certains défis aux-
dans les politiques publiques, d’abord dans             quels le secteur de l’éducation permanente en
les années 1920, via le soutien aux « œuvres            Belgique francophone est confronté.
complémentaires à l’école » et ensuite,
avec l’apparition du vocable « éducation                Une première grande différence tient au fait
permanente », dans les textes légaux de                 qu’en Belgique l’éducation permanente est
soutien à l’action associative des années               organisée dans un cadre étatique. Si ce cadre
1970. Actuellement, le Décret relatif au sou-           offre un soutien économique aux associations
tien de l’action associative dans le champ de           leur permettant de déployer certains moyens
l’Education permanente de 2003, mis à jour              (notamment, celui de constituer des équipes),
en 2018, organise le soutien financier et le            il balise également son action à travers des
développement de l’action d’éducation per-              prescrits d’ordre quantitatif (un nombre d’heu-
manente dans le champ de la vie associative.            res d’animation, d’outils à réaliser par an…) et
Son premier article affirme que cette action            qualitatif (telle démarche est à suivre), avec
doit viser « l’analyse critique de la société, la       aussi des comptes à rendre (rapports, visite
stimulation d’initiatives démocratiques et col-         d’inspection…).
lectives, le développement de la citoyenneté
active et l’exercice des droits civils et politiques,   Le décret est unique en son genre. Sa for-
sociaux, économiques, culturels et environne-           mulation est si large que beaucoup d’actions
mentaux dans une perspective d’émancipation             peuvent y être reconnues et subventionnées.
individuelle et collective des publics en privilé-      Certes, le décret a engendré une forme d’insti-
giant la participation active des publics visés         tutionnalisation et de professionnalisation des
et l’expression culturelle ».                           pratiques militantes ; ce qui a pu, de ce fait,
                                                        entraîner parfois une forme d’« auto-censure »
Cet article se concrétise en Belgique franco-           de la part de professionnel·les amené·es à
phone dans un champ de pratiques « relati-              rendre des comptes chaque année aux pou-
vement contrasté : enseignement postscolaire,           voirs subsidiants. Mais, ce cadre permet la
formation professionnelle continuée, éducation          reconnaissance de l’utilité de l’action d’éduca-
populaire, activités socioculturelles… propres          tion permanente en tant que secteur alternatif
aux différents contextes où elles sont nées.            aux modèles classiques de l’éducation et de
Ceci n’est pas anodin dans la mesure où les             la culture, souvent (re)producteurs d’inégali-
distinctions qu’elles opèrent traduisent des            tés sociales.
choix de société différents5 ».
                                                        Si on analyse rapidement le cas de l’Amérique
De son côté, l’éducation populaire en Améri-            Latine, les démarches actuelles d’éducation
que Latine est définie comme une approche               populaire sont en majorité mises en œuvre par
ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
des mouvements sociaux et des organisations         subsistance des activités et les emplois qui y
non-gouvernementales (ONG). Au sein du pre-         sont associés pourraient en dépendre7.
mier groupe, les actions se font en général
dans une logique d’autogestion, c’est-à-dire        On peut aussi observer parfois une tendance
sans subventionnement étatique. Ce sont les         à privilégier les logiques intégratives dans les
membres du mouvement qui œuvrent de ma-             actions, notamment celles orientées vers des
nière indépendante. Si beaucoup de difficultés      populations précarisées, discriminées, margina-
sont liées à un manque de moyens financiers,        lisées... Il s’agit plus de les encourager et les ac-
le niveau d’autonomie est élevé vis-à-vis des       compagner à s’adapter à la société telle qu’elle
thématiques à traiter ou du temps qu’il est         se présente, que d’œuvrer collectivement pour
possible d’y consacrer. Au sein du second           transformer ce qu’elle produit d’injuste.
groupe, les ONG, les actions sont financées
par des bailleurs de fonds provenant sou-           Ce débat n’est pas nouveau, à la naissance
vent des pays du Nord avec des thématiques          du décret en 2003, des voix comme celle de
à privilégier.                                      la docteure en philosophie Majo Hansotte in-
                                                    sistait déjà sur cette question : « Un certain
Les ressources financières pour réaliser les        nombre d’organisations, en devenant des lieux
démarches d’éducation constituent un enjeu          d’intégration sociale, professionnelle et de ré-
majeur. Celui-ci est corrélé à l’indépendance       sorption du chômage, ont opéré un glissement
vis-à-vis de l’État financeur ou du bailleur de     de mission par rapport à l’exigence première de
fonds qui ne sont jamais des acteurs neutres        soutenir et de former des citoyens, de favoriser
et qui orientent, peu ou prou, les pratiques        leur structuration politique et collective8 ».
et réflexions. Quelle autonomie possèdent les
acteurs et actrices de l’éducation permanente       Une autre différence que nous soulignons ici
pour mener les actions qui leur paraissent es-      a trait au temps. Le contexte de société ac-
sentielles ? Si le cadre de l’éducation perma-      tuel exige de rendre compte de « résultats ».
nente en Belgique francophone est un cadre          Les associations sont obligées d’atteindre des
d’exception ouvrant un large spectre d’ac-          objectifs dans des temps impartis avec le meil-
tions possibles (il faut le souligner encore),      leur rapport qualité/ressources. Le temps con-
des courants politiques essaient de manière         sacré à l’élaboration et à la mise en œuvre
récurrente de brider cet espace d’autonomie,        des actions se réduit. Il en va de même pour
en vue aussi de dépolitiser certaines démar-        les populations accaparées souvent par les
ches venant titiller leurs intérêts.                contraintes et urgences du quotidien. Cela
                                                    leur laisse moins l’occasion de participer à des
Ce possible conditionnement institutionnel,         processus éducatifs longs. Cet aspect temps
par rapport aux sujets que l’on peut traiter        est fondamental car il détermine la possibilité
et au niveau de questionnement auquel on            de mener des processus de transformation à
peut aboutir, peut également être intériorisé       la fois individuels et collectifs.
par les acteurs associatifs. Par exemple, lors-
qu’on dépend d’un subventionnement, on est          L’éducation populaire met plus intensément
amené à réfléchir à la pertinence des mots          l’accent sur des processus longs basés sur le
choisis au sein des rapports ou aux risques liés    dialogue et la participation, sur la nécessité de
à une critique trop acerbe émise à l’encontre       « partir des expériences et vécus des partici-
de l’autorité lors de l’analyse d’une réalité. On   pant·es ». Le temps disponible rend alors pos-
se dit alors que la continuité des projets, la      sible l’écoute, la connaissance de l’autre et la
ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
construction collective de nouveaux savoirs.       Pour Jean-Pierre Nossent, à la naissance
Cette durée permet aussi aux animateur·tri-        de l’Éducation Permanente, l’aspect mo-
ces de mettre plus souvent en question leurs       bilisation était central : « dès 1976, des
pratiques et représentations, de les rendre        interprétations diverses coexistaient autour
plus perméables aux idées moins prévisibles.       d’un texte par lequel les initiateurs voulaient
Car, en principe, la fin d’un atelier ne marque    promouvoir l’émancipation individuelle et
pas la fin de la rencontre et de la réflexion.     collective ainsi que des espaces de mise en
                                                   œuvre d’une culture de résistance. Pour eux,
En Belgique, cela ne se passe pas souvent          la citoyenneté n’est pas une forme de suivisme
comme ça. Les ateliers se réalisent souvent        lucide mais bien coopération et révolte.
dans un format de 3h dans lequel le chemin         Et la seule « prise de conscience » critique
est anticipé : les caractéristiques du groupe,     sans action transformatrice n’est qu’illusion
les opinions qui pourraient voir le jour, les      d’émancipation10».
représentations et discours qui pourraient
émerger… La spontanéité a donc moins sa pla-       Le questionnement de la réalité et la prise de
ce et, un aspect plus problématique encore,        conscience ne constituent qu’une étape pour
la pratique de l’animateur·rice se verra moins     aboutir à une mobilisation sociale transfor-
impactée par les récits des participant·es.        matrice de la réalité. Cette mobilisation doit
                                                   être comprise largement : cela peut être une
Cependant et par la variété des actions re-        action directe en petit ou grand groupe, une
connues en éducation permanente, il existe         grève, un projet citoyen dans un quartier, me-
tout un champ de recherches et de pratiques        nant à un enrichissement des représentations
visant spécifiquement la posture de l’anima-       dans la société ou à un changement de loi.
teur·trice9. Ces réflexions s’ancrent dans les
principes (horizontalité et co-construction        L’éducation populaire en Amérique Latine et
des savoirs) qui fondent l’histoire et l’action    l’éducation permanente en Belgique ont des
de résistance propre à l’esprit de l’éducation     principes communs. Elles œuvrent toutes
permanente en Belgique et ce dans un con-          deux à l’émancipation de toutes et tous. Cela
texte d’État social actif. Avec les processus      nécessite des compétences, des moyens, du
de désinvestissement public de l’État et la        temps et une forme d’autonomie. Elles doi-
marche forcée vers un fonctionnement néo-li-       vent permettre de réelles expériences trans-
béral de la société, on observe de nombreuses      formatrices d’un point de vue individuel et
contraintes à l’affirmation de ces principes.      collectif. La première a influencé, et continue
                                                   d’influencer, des réflexions et des pratiques     7 Notons que le
Autre élément important et distinctif, les         sortant du seul cadre de l’éducation perma-       décret d’éducation
                                                                                                     permanente prévoit
temps informels sont, dans l’éducation             nente, ici en Belgique.                           des recours en
populaire en Amérique Latine, considérés                                                             cas de retrait de la
                                                                                                     reconnaissance par les
comme capitaux. Les moments utiles à la            À travers la rédaction de cet article, un ques-   autorités publiques.
                                                                                                     Ces recours sont
création d’un climat de confiance, à une meil-     tionnement reste à élucider et qui ne devrait     notamment traités
leure connaissance des un·es et des autres,        pas quitter tout·e praticien·ne de l’éducation    par une instance
                                                                                                     représentative des
rendront, en définitive, possibles les ques-       permanente : notre travail contribue-t-il réel-   acteurs et actrices
                                                                                                     du secteur à savoir
tionnements fondamentaux et le constant            lement à la création d’une société plus juste ?   le Conseil supérieur
aller-retour entre l’individu et le collectif,                                                       de l’éducation
                                                                                                     permanente.
aspect incontournable de la transformation
des réalités.                                      ASSociations Rencontrées                          8 Majo Hansotte,
                                                                                                     Les rendez-vous
                                                                                                     manqués de la
Les points développés ci-dessus nous amè-          ITECO, centre de formation pour le dévelop-       réforme de l’éducation
                                                                                                     permanente, La Libre,
nent à mettre brièvement en avant un troisiè-      pement et organisation d’éducation perma-         2003.
me défi qui se traduit différemment des deux       nente et d’éducation à la citoyenneté mon-        9 Nous pensons au
côtés de l’Atlantique : celui de la mobilisation   diale et solidaire.                               travail mené par les
sociale. En Amérique Latine, elle constitue la                                                       CEMEA ou encore
                                                                                                     les expériences
visée fondamentale des ateliers et actions         Le CFS, Collectif Formation Société, associa-     créées par et dans les
                                                                                                     Universités populaires
d’éducation populaire. En Belgique, l’accent       tion d’éducation permanente et organisme          (ATD-Quart Monde,
est plutôt mis sur la conscientisation (qui mè-    de formation.                                     l’université populaire
                                                                                                     d’Anderlecht…).
nerait à la mobilisation sociale) mais dans
beaucoup d’ateliers, elle n’est pas considérée     L’article a aussi bénéficié du regard de
                                                                                                     10 Jean-Pierre
                                                                                                     Nossent, L’éducation
comme une fin en soi.                              Myriam Azar, chargée de cours à l’IHECS           permanente : une
                                                                                                     définition qui se
                                                   sur l’éducation permanente.                       cherche ? Les Analyses
                                                                                                     de l’IHOES, 2007.
ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
POUR ALLER PLUS LOIN
                                 LECTURES

       ITECO, Paulo Freire, De la pédagogie
    de l’opprimé à la pédagogie de l’espoir,
   Antipodes – Outils pédagogiques n° 20 -
                                      2019

   Olivier Fourneau et Claire Scohier, Où en
  est l’éducation populaire ?, In : Bruxelles
     en mouvements, Inter-environnement
         Bruxelles, n°307, juillet/août 2020

    Marie Versele et Luc Carton, Éducation
  populaire, éducation permanente, toute
une histoire, Ligue de l’enseignement et de
                   l’éducation permanente.

      Namur Corral et Julia Petri, Nouveaux
        territoires de l’éducation populaire,
  Antipodes n° 180, ITECO, Belgique, 2008

        Majo Hansotte, Trois défis pour une
         éducation permanente en devenir,
  Antipodes n° 160, ITECO, Belgique, 2013

   Oscar Jara, Le défi politique d’apprendre
de nos pratiques, Antipodes n° 160, ITECO,
                              Belgique, 2012

  Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de
    l’Amérique latine, traduit de l’espagnol
 (Uruguay) par Claude Couffon, Paris, Plon,
                                       1971

Jean-Luc Degée & Nancy Hardy, Éducation
   permanente, parcours d’intégration et/
  ou chemins d’émancipation ?, Agir par la
            culture N°35, Belgique, 2013
CHANSON
Ideas Nuevas,
une chanson de Cultura Profética

Cultura Profética est un groupe de reggae
originaire de Porto Rico. À travers la
musique, il souhaite mettre au premier plan
les réalités socio-politiques et géopolitiques
de leur territoire natal et leurs implications
sur la population. Il appelle à la mobilisation
et prêche la liberté, l’égalité, la nature et
l’amour dans les paroles de leurs chansons.
En voici un extrait (les paroles ont été
traduites par nos soins) :

Hay que aprender a desaprender
Que no es contradicción, es enmendarse.
No todo lo que se ve es realidad,
No todo lo que se escucha es la verdad
Debemos aprender
Que no todo lo que se enseña nos hace
crecer.

Il faut apprendre à désapprendre
Ce n’est pas une contradiction, c’est se
corriger.
Tout ce qu’on voit n’est pas la réalité,
Tout ce qu’on entend n’est pas la vérité
Il faut apprendre
Que tout ce qui est enseigné ne nous fait
pas grandir.
LU POUR VOUS
La pédagogie de l’opprimé
                      Paulo Freire, Pédagogie           fondée sur la conciliation de leurs pôles, de
                      de l’opprimé, Montevideo,         telle sorte que tous deux deviennent simulta-
                      Tierra Nueva, 1970 [Bue-          nément éducateurs et apprenants.
                      nos Aires, Siglo XXI Ar-
                      gentina Editores, 1972].          Il n’est donc pas surprenant que dans cette
                                                        vision “bancaire” de l’éducation, les personnes
                       En 2021, nous commémo-           soient considérées comme des êtres d’adapta-
                       rons les cent ans de Paulo       tion, d’ajustement. Plus les apprenants s’exer-
                       Freire (1921-1997), édu-         cent à l’archivage des dépôts effectués pour
cateur et penseur brésilien, nordestino, l’un           eux, moins ils développeront en eux la cons-
des plus grands penseurs de l’histoire de la            cience critique qui aboutirait à leur insertion
pédagogie. Voici quelques mots issus d’un de            dans le monde, en tant que transformateurs
ces livres les plus célèbres : La pédagogie des         de celui-ci. En tant que sujets de celui-ci.
opprimés.
                                                        Dans la mesure où cette vision « bancaire »
« En vérité, comme nous le verrons plus loin, la        annule le pouvoir créatif des apprenants ou le
raison d’être de l’éducation libératrice réside         minimise, stimulant ainsi leur naïveté et non
dans son élan conciliateur initial. L’éducation         leur esprit critique, elle satisfait les intérêts
doit commencer par surmonter la contradic-              des oppresseurs. »
tion entre l’éducateur et l’élève. Elle doit être

Réalisation :                                           Éditeur responsable :
Cultures & Santé asbl                                   Denis Mannaerts
                                                        Rue d’Anderlecht 148
Alexia BRUMAGNE                                         1000 Bruxelles
Anaïs MAUZAT
Céline PRESCOTT                                         Revue semestrielle
Claire BERTHET                                          300 exemplaires
Daniel NOGUERO
Denis MANNAERTS                                         Elle peut être téléchargée sur notre site
Dominique DURIEUX                                       www.cultures-sante.be
Jeanne DUPUIS
Jérôme LEGROS                                           Le 148 peut être commandé
Laurence D’HOND                                         gratuitement auprès de notre centre
Maïté CUVELIER                                          de documentation
Najya SI M’HAMMED                                       cdoc@cultures-sante.be
Rabia BENAMAR                                           +32 (0)2 558 88 10
Rachida AZZOUZ
Rafael SALGADO OLIVERA
Roxane COMBELLES
Souad LAGHMICH
Valentin GORRIS
Xhemile BUZAKU

                                   Association d’éducation permanente,
                                                                                                            D/2021/4825/8

                              de promotion de la santé et de cohésion sociale.
                                             Avec le soutien de
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