ÉDUCATIONS EN QUESTION - éducations en question
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N• 1 SEPTEMBRE 2021 À réaffirmions le « besoin d’éducation permanente pour l’occasion des 40 ans de Cultures&Santé, nous permettre à chacun de mieux connaître la société dans laquelle on vit, pour pouvoir y participer et contribuer à la rendre plus juste ». L’arrivée au sein de notre institution d’un collègue originaire du Pérou a éveillé notre intérêt sur son expérience en éducation populaire en Amérique Latine. C’est ce qui a motivé le choix thématique de ce numéro 1 de la revue Le 148. Ses pages sont donc consacrées à l’éducation populaire et à l’éducation permanente en questionnant leurs démarches. S’agit-il de deux approches similaires ? Qu’ont-elles de différent ? Au travers du récit de cette expérience personnelle, certains défis auxquels les acteurs et actrices d’éducation populaire sont confronté·es en Amérique Latine ont été identifiés. Ce regard a également motivé, au sein de Cultures&Santé, des réflexions sur les pratiques et les défis pour le secteur d’éducation permanente ici, en Belgique. Mais, nous ne voulions pas mener ces réflexions uniquement en interne. Nous sommes donc allé·es à la rencontre d’autres acteur·rices du secteur pour enrichir notre point de vue. Nous espérons ainsi insuffler une réflexion et une discussion sur l’éducation permanente en Belgique francophone. ÉDUCATIONS EN QUESTION
NARRATION SUR L’ÉDUCATION POPULAIRE Ce n’est pas parce que je faisais de l’alphabétisation, personnes2 venues de différentes régions de mais parce que l’alphabétisation que je faisais Cuba et de différents pays Latino-Américains. impliquait une compréhension critique du monde, Cela m’a permis, non seulement, de remettre que j’ai été emprisonné et que j’ai passé 16 ans en exil. en question les objectifs avec lesquels j’étais Paulo Freire arrivé mais aussi de faire une autocritique concernant des valeurs que je véhiculais É populaire à Cuba et au Pérou fut l’occa- crire sur mon expérience d’éducation inconsciemment. Cet examen de conscience a peut-être été le plus grand enseignement sion de réfléchir à un long chemin, inachevé, de ce séjour, mais pas le seul ! d’appréhension critique du monde en vue de sa transformation, un processus partagé par Cette formation aura été également une et avec des personnes de différentes régions plongée historique dans l’histoire de de l’Amérique Latine. Condensées de prati- l’éducation populaire, née de luttes ayant ques et de réflexions, ces quelques lignes ont eu lieu au cours des années ’60. Plusieurs pour but de poser un regard sur ce qui donne mouvements ont participé à la façonner : le courage et le pouvoir de changer la société. les mouvements des mondes ouvrier et paysan, influencés par les idées anarchistes Ma première rencontre avec l’éducation po- et socialistes du début du XXe siècle ; les pulaire a eu lieu lors d’un atelier en 2007, mouvements religieux partisans de la alors que j’étudiais à Cuba. Je me souviens Théologie de la libération, visant à rendre très bien avoir participé au jeu «Le peuple dignité et espoir aux exclu·es ; enfin, le demande». Deux groupes étaient formés, aux- mouvement des étudiant·es et enseignant·es, quels l’animatrice, incarnant « le peuple », qui voyait l’alphabétisation, et plus demandait de lui fournir divers objets présents largement l’éducation, comme un processus dans la salle de l’atelier. Les sous-groupes émancipateur des populations opprimées. Il ont « naturellement » adopté une posture est important de souligner que dans chacun compétitive pour obtenir en premier l’objet de ces mouvements, les femmes ont mené convoité et ainsi satisfaire « le peuple ». À la un double combat, à la fois interne et externe. fin de l’exercice, la question suivante nous Tant pour démocratiser les organisations était posée : pourquoi être entré·e en compé- dont elles faisaient partie que pour placer 1 HIJXS de Perú est tition et ne pas avoir coopéré ? J’ai été fasciné les revendications d’égalité entre les genres une organisation qui a vu le jour fin 2005, par cette évidence et par tout ce que j’avais au cœur des luttes. réunissant initialement vécu ce jour-là. les enfants des personnes ayant L’éducation populaire, promue par le vécu la répression étatique (disparitions, Quelques années plus tard, à La Havane, je CMLK que je soutiens, est une conception assassinats, participais à une formation sur la conception politico-pédagogique, qui vise à encourager torture, exil et emprisonnement des et la méthodologie de l’éducation populaire les personnes à devenir actrices de la militant·es politiques (développée par le CMLK, Centre Mémorial construction de sociétés plus égalitaires. du MRTA - Mouvement Révolutionnaire Dr Martin Luther King Jr). Mon intention, à Elle est pédagogique puisqu’elle vise la Túpac Amaru). Cette organisation s’est l’époque, était de me familiariser aux métho- création de nouveaux savoirs ayant comme inspirée d’autres des et aux techniques visant à améliorer l’ac- point de départ les expériences et vécus collectifs présents en Amérique Latine tion du collectif auquel j’appartenais, « HIJXS des participant·es. Et, à travers l’analyse (Argentine, Chili) qui luttent également de Perú1 ». D’une part, il s’agissait de promou- critique de ces expériences, les personnes pour le devoir de voir, en interne, la prise de décisions à partir sont amenées à questionner les contextes mémoire et la justice. du dialogue et de la participation, et d’autre qui les ont produits en étant conscient·es 2 Toutes les personnes part, en externe, de créer des liens avec d’au- des inégalités et injustices. Elle est politique qui ont participé à cette formation faisaient tres collectifs pour contribuer à la transfor- parce qu’il ne suffit pas d’être conscient·e des partie d’un mouvement mation de la réalité, à mon retour au Pérou. injustices et des discriminations. Il y a lieu social et/ou faisaient partie de processus de s’organiser pour transformer la réalité, et locaux visant, entre Ces six jours de vie commune ont permis il n’y a pas de changements collectifs sans autres, le renforcement du pouvoir populaire. de créer un climat de confiance entre des transformations individuelles et vice versa.
Revenu au Pérou en 2012, j’ai immédiatement d’éviter que nous, en tant qu’animateurs et cherché à appliquer tout ce que j’avais appris animatrices, imposions nos idées. Néanmoins, pendant mon séjour à Cuba. Toutefois, je je me questionne : ai-je atteint mes objectifs ? manquais d’humilité. Pour commencer, je Repenser à ce parcours, m’a permis de devais me familiariser à nouveau à la réalité mettre en avant certains défis auxquels sont d’un pays que j’avais quitté pendant six ans confronté·es les éducateurs et éducatrices et qui avait changé. L’ajustement structurel en Amérique Latine. Si je devais ne lister que imposé par la Banque mondiale et le FMI les enjeux les plus importants, je dirais les dans les années 1990, soutenu par les budgets et les contraintes qu’ils impliquent, différents gouvernements nationaux (jusqu’à le temps disponible pour les processus et aujourd’hui), encourage encore fortement un la conscience collective génératrice de système économique centré sur les activités mobilisation sociale. extractives –minières, agroexportatrices, forestières, pétrolières– au détriment des Les moyens dont nous disposons besoins des populations péruviennes. Après conditionnent la possibilité de développer 30 ans de néolibéralisme, les impacts au des processus d’éducation populaire. Soit niveau sociétal, culturel et environnemental parce qu’ils imposent des thèmes et/ou sont dévastateurs. La précarisation de la des pratiques ; soit parce que le manque de vie a poussé la majorité de la population à moyens ne permet pas de les réaliser. Dans concentrer ses efforts sur des problèmes de ce contexte, comment générer des démarches survie, essentiellement matériels et ce, de autonomes, c’est-à-dire, comment choisir manière individuelle. nous-même les sujets qui nous traversent, en lien avec notre réalité et nos besoins ? C’est précisément pour cette raison que mes premières expériences, en tant qu’activiste, De plus, la précarisation ne laisse souvent se sont faites auprès de groupes de jeunes pas la place pour penser aux autres : survivre activistes environnementaux venant de devient un objectif individuel. Faire partie d’un différentes régions du pays. Deux freins processus d’éducation populaire entre alors principaux à notre travail avaient été en concurrence avec les activités quotidiennes identifiés : le peu de temps disponible des de survie. C’est pourquoi en ce qui concerne participant·es et le manque de budget le(s) rôle(s) des éducateurs et éducatrices consacré aux formations et à la mobilisation. populaires, notre mission essentielle serait plutôt d’encourager une réflexion critique Par ailleurs, j’ai notamment pu me rendre basée sur le dialogue et la participation, compte, lorsque j’exerçais la fonction de encourageant à tous·tes, participant·es chargé de projets au sein de la coopération et éducateur·trices, à œuvrer pour nous internationale belge au développement, que organiser afin d’affronter collectivement les sujets traités n’éveillaient pas toujours la vie quotidienne et construire une réalité l’intérêt des participant·es. Avec un groupe plus juste. de paysan·nes péruvien·nes, nous devions nous focaliser sur le changement climatique Enfin, pour transformer cette réalité, il faut et les politiques environnementales pour s’organiser. Il ne suffit pas d’être conscient·e atteindre les objectifs fixés par la coopération. des injustices et des discriminations, même Or, les participant·es étaient beaucoup plus si c’est un point de départ nécessaire. Dès préoccupé·es par le fait d’apprendre des lors, comment encourager cette mobilisation techniques concrètes pour améliorer leur dans le contexte global qui nous pousse production agricole. fortement vers l’individualisme ? Les mots de 3 Paulo Freire, Paulo Freire sont plus que jamais d’actualité : Pédagogie des opprimés, Montevideo, Au cours de ces expériences, j’ai « Personne ne libère personne, personne Tierra Nueva, 1970 toujours essayé de partir des pratiques ne se libère seul, les personnes se libèrent [Buenos Aires, Siglo XXI Argentina Editores, et connaissances des participant·es et ensemble par l’intermédiaire du Monde3 ». 1972].
REGARDS CROISÉS SUR L’ICI ET L’AILLEURS ÉDUCATION POPULAIRE ET PERMANENTE L’histoire de presque trente années d’appli- tion permanente ici en Belgique mais ayant cation du décret de 1976 peut se lire également une pratique et une réflexion sur comme une hésitation permanente entre un l’éducation populaire en Amérique Latine. Les pôle intégration/promotion et un autre pôle réflexions qui suivent sont le fruit de cette émancipation/rupture sans plus pouvoir ou rencontre. vouloir conjuguer les deux. Jean-Pierre Nossent, président de l’IHOES Le secteur de l’éducation permanente en Bel- gique est assez large. Le Service de l’Éduca- L Amérique Latine d’un de nos collègues ’expérience d’éducation populaire en tion permanente Fédération Wallonie-Bruxel- les reconnaît quelque 278 associations en 4 Paulo Freire, nous a encouragé à réfléchir aux similitu- vertu d’un décret datant de 2003. Elles sont Constructeur de des et différences de celle-ci avec l’éduca- rattachées à une diversité de portes d’en- rêves, Compilation d’entretiens. Instituto tion permanente. Surtout tenant compte du trée qui se caractérisent en termes d’enjeux Mexicano de Desarrollo Comunitario - IMDEC, fait qu’en Belgique ces deux formulations thématiques (droits humains, justice sociale, février 2000. sont souvent utilisées l’une pour l’autre. développement durable, lutte contre le ra- 5 Par Jean-Luc Degée « Appelons-la éducation populaire, alors ! cisme…), de valeurs (solidarité, égalité des & Nancy Hardy, Qu’y a-t-il de honteux à la nommer populaire genres, liberté associative, esprit critique…) et Éducation permanente, parcours d’intégration ? L’appellation, ce n’est pas neutre. L’éducation de types d’action (action collective, éducation, et/ou chemins populaire serait donc définie en priorité par le animation, pratiques créatives, sensibilisa- d’émancipation ? Agir par la culture, public alors que l’éducation permanente par tion, formation…). magazine politique et culturel, 2013. sa temporalité ? », nous dit Chafik, membre de l’équipe d’ITECO. Un premier point intéressant, relevé à travers 6 Oscar Jara, une brève analyse de l’histoire de l’éducation Entretenu par Claudia Korol : L’éducation Pour contribuer à répondre à nos question- permanente en Belgique, montre que cette populaire, chemin de libération, CEP - nements et cerner les liens, ambiguïtés et notion, émanant des réflexions de la Révo- Centro de Estudios y divergences entre ces deux éducations, nous lution française, cherche à donner un sens Publicaciones Alforja, 2016. avons rencontré des praticien·nes de l’éduca- large aux actions qui en découlent. Le mot
« permanente », renvoie au fait que l’éducation politico-pédagogique visant l’émancipation doit, pour que chaque individu puisse être su- pour et par des sujets populaires eux-mêmes : jet de sa destinée, l’accompagner tout au long toute personne ayant vécu quotidiennement de la vie et dans tous les espaces de sociali- discriminations, exploitations, oppressions ou sation. Cette démarche promue par Nicolas exclusions. Elle est basée sur une méthodo- de Condorcet devait embrasser l’ensemble logie qui a comme point de départ les prati- de la société. ques et connaissances des gens. Il s’agit, par exemple, pour Oscar Jara, de « générer des C’est avec la naissance du mouvement ouvrier, concepts à partir de la pratique. Et il ne suffit que la dimension sociale dans et de l’éduca- pas de rester dans la théorie. Il faut la remettre tion devient prégnante. L’éducation, cette fois, en pratique. C’est ainsi qu’est née la proposition appelée « populaire », qui entend construire de partir de la pratique, de la théoriser, et de des savoirs en situation, devait faire contre- revenir à la pratique pour la transformer6». poids à une éducation considérée comme reproductrice d’inégalités (l’école officielle Les deux conceptions d’éducation, perma- et institutionnelle). À cet égard, Paulo Freire, nente et populaire, déclarent comme objectif un des précurseurs de l’éducation populaire fondamental l’émancipation des sujets par en Amérique Latine, affirmait qu’« il était naïf eux-mêmes. Malgré certaines nuances, il n’y a de penser que les classes dominantes allaient donc théoriquement pas ou peu de différences développer une éducation qui permettrait aux entre ces deux démarches. Ce sont plutôt les classes dominées de percevoir de manière cri- pratiques, les moyens pour les appliquer et tique les injustices sociales4 ». le cadre institutionnel qui donnent une idée plus fine des dissemblances, lesquelles nous En Belgique, cette éducation s’institutionnalise permettent aussi d’énoncer certains défis aux- dans les politiques publiques, d’abord dans quels le secteur de l’éducation permanente en les années 1920, via le soutien aux « œuvres Belgique francophone est confronté. complémentaires à l’école » et ensuite, avec l’apparition du vocable « éducation Une première grande différence tient au fait permanente », dans les textes légaux de qu’en Belgique l’éducation permanente est soutien à l’action associative des années organisée dans un cadre étatique. Si ce cadre 1970. Actuellement, le Décret relatif au sou- offre un soutien économique aux associations tien de l’action associative dans le champ de leur permettant de déployer certains moyens l’Education permanente de 2003, mis à jour (notamment, celui de constituer des équipes), en 2018, organise le soutien financier et le il balise également son action à travers des développement de l’action d’éducation per- prescrits d’ordre quantitatif (un nombre d’heu- manente dans le champ de la vie associative. res d’animation, d’outils à réaliser par an…) et Son premier article affirme que cette action qualitatif (telle démarche est à suivre), avec doit viser « l’analyse critique de la société, la aussi des comptes à rendre (rapports, visite stimulation d’initiatives démocratiques et col- d’inspection…). lectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits civils et politiques, Le décret est unique en son genre. Sa for- sociaux, économiques, culturels et environne- mulation est si large que beaucoup d’actions mentaux dans une perspective d’émancipation peuvent y être reconnues et subventionnées. individuelle et collective des publics en privilé- Certes, le décret a engendré une forme d’insti- giant la participation active des publics visés tutionnalisation et de professionnalisation des et l’expression culturelle ». pratiques militantes ; ce qui a pu, de ce fait, entraîner parfois une forme d’« auto-censure » Cet article se concrétise en Belgique franco- de la part de professionnel·les amené·es à phone dans un champ de pratiques « relati- rendre des comptes chaque année aux pou- vement contrasté : enseignement postscolaire, voirs subsidiants. Mais, ce cadre permet la formation professionnelle continuée, éducation reconnaissance de l’utilité de l’action d’éduca- populaire, activités socioculturelles… propres tion permanente en tant que secteur alternatif aux différents contextes où elles sont nées. aux modèles classiques de l’éducation et de Ceci n’est pas anodin dans la mesure où les la culture, souvent (re)producteurs d’inégali- distinctions qu’elles opèrent traduisent des tés sociales. choix de société différents5 ». Si on analyse rapidement le cas de l’Amérique De son côté, l’éducation populaire en Améri- Latine, les démarches actuelles d’éducation que Latine est définie comme une approche populaire sont en majorité mises en œuvre par
des mouvements sociaux et des organisations subsistance des activités et les emplois qui y non-gouvernementales (ONG). Au sein du pre- sont associés pourraient en dépendre7. mier groupe, les actions se font en général dans une logique d’autogestion, c’est-à-dire On peut aussi observer parfois une tendance sans subventionnement étatique. Ce sont les à privilégier les logiques intégratives dans les membres du mouvement qui œuvrent de ma- actions, notamment celles orientées vers des nière indépendante. Si beaucoup de difficultés populations précarisées, discriminées, margina- sont liées à un manque de moyens financiers, lisées... Il s’agit plus de les encourager et les ac- le niveau d’autonomie est élevé vis-à-vis des compagner à s’adapter à la société telle qu’elle thématiques à traiter ou du temps qu’il est se présente, que d’œuvrer collectivement pour possible d’y consacrer. Au sein du second transformer ce qu’elle produit d’injuste. groupe, les ONG, les actions sont financées par des bailleurs de fonds provenant sou- Ce débat n’est pas nouveau, à la naissance vent des pays du Nord avec des thématiques du décret en 2003, des voix comme celle de à privilégier. la docteure en philosophie Majo Hansotte in- sistait déjà sur cette question : « Un certain Les ressources financières pour réaliser les nombre d’organisations, en devenant des lieux démarches d’éducation constituent un enjeu d’intégration sociale, professionnelle et de ré- majeur. Celui-ci est corrélé à l’indépendance sorption du chômage, ont opéré un glissement vis-à-vis de l’État financeur ou du bailleur de de mission par rapport à l’exigence première de fonds qui ne sont jamais des acteurs neutres soutenir et de former des citoyens, de favoriser et qui orientent, peu ou prou, les pratiques leur structuration politique et collective8 ». et réflexions. Quelle autonomie possèdent les acteurs et actrices de l’éducation permanente Une autre différence que nous soulignons ici pour mener les actions qui leur paraissent es- a trait au temps. Le contexte de société ac- sentielles ? Si le cadre de l’éducation perma- tuel exige de rendre compte de « résultats ». nente en Belgique francophone est un cadre Les associations sont obligées d’atteindre des d’exception ouvrant un large spectre d’ac- objectifs dans des temps impartis avec le meil- tions possibles (il faut le souligner encore), leur rapport qualité/ressources. Le temps con- des courants politiques essaient de manière sacré à l’élaboration et à la mise en œuvre récurrente de brider cet espace d’autonomie, des actions se réduit. Il en va de même pour en vue aussi de dépolitiser certaines démar- les populations accaparées souvent par les ches venant titiller leurs intérêts. contraintes et urgences du quotidien. Cela leur laisse moins l’occasion de participer à des Ce possible conditionnement institutionnel, processus éducatifs longs. Cet aspect temps par rapport aux sujets que l’on peut traiter est fondamental car il détermine la possibilité et au niveau de questionnement auquel on de mener des processus de transformation à peut aboutir, peut également être intériorisé la fois individuels et collectifs. par les acteurs associatifs. Par exemple, lors- qu’on dépend d’un subventionnement, on est L’éducation populaire met plus intensément amené à réfléchir à la pertinence des mots l’accent sur des processus longs basés sur le choisis au sein des rapports ou aux risques liés dialogue et la participation, sur la nécessité de à une critique trop acerbe émise à l’encontre « partir des expériences et vécus des partici- de l’autorité lors de l’analyse d’une réalité. On pant·es ». Le temps disponible rend alors pos- se dit alors que la continuité des projets, la sible l’écoute, la connaissance de l’autre et la
construction collective de nouveaux savoirs. Pour Jean-Pierre Nossent, à la naissance Cette durée permet aussi aux animateur·tri- de l’Éducation Permanente, l’aspect mo- ces de mettre plus souvent en question leurs bilisation était central : « dès 1976, des pratiques et représentations, de les rendre interprétations diverses coexistaient autour plus perméables aux idées moins prévisibles. d’un texte par lequel les initiateurs voulaient Car, en principe, la fin d’un atelier ne marque promouvoir l’émancipation individuelle et pas la fin de la rencontre et de la réflexion. collective ainsi que des espaces de mise en œuvre d’une culture de résistance. Pour eux, En Belgique, cela ne se passe pas souvent la citoyenneté n’est pas une forme de suivisme comme ça. Les ateliers se réalisent souvent lucide mais bien coopération et révolte. dans un format de 3h dans lequel le chemin Et la seule « prise de conscience » critique est anticipé : les caractéristiques du groupe, sans action transformatrice n’est qu’illusion les opinions qui pourraient voir le jour, les d’émancipation10». représentations et discours qui pourraient émerger… La spontanéité a donc moins sa pla- Le questionnement de la réalité et la prise de ce et, un aspect plus problématique encore, conscience ne constituent qu’une étape pour la pratique de l’animateur·rice se verra moins aboutir à une mobilisation sociale transfor- impactée par les récits des participant·es. matrice de la réalité. Cette mobilisation doit être comprise largement : cela peut être une Cependant et par la variété des actions re- action directe en petit ou grand groupe, une connues en éducation permanente, il existe grève, un projet citoyen dans un quartier, me- tout un champ de recherches et de pratiques nant à un enrichissement des représentations visant spécifiquement la posture de l’anima- dans la société ou à un changement de loi. teur·trice9. Ces réflexions s’ancrent dans les principes (horizontalité et co-construction L’éducation populaire en Amérique Latine et des savoirs) qui fondent l’histoire et l’action l’éducation permanente en Belgique ont des de résistance propre à l’esprit de l’éducation principes communs. Elles œuvrent toutes permanente en Belgique et ce dans un con- deux à l’émancipation de toutes et tous. Cela texte d’État social actif. Avec les processus nécessite des compétences, des moyens, du de désinvestissement public de l’État et la temps et une forme d’autonomie. Elles doi- marche forcée vers un fonctionnement néo-li- vent permettre de réelles expériences trans- béral de la société, on observe de nombreuses formatrices d’un point de vue individuel et contraintes à l’affirmation de ces principes. collectif. La première a influencé, et continue d’influencer, des réflexions et des pratiques 7 Notons que le Autre élément important et distinctif, les sortant du seul cadre de l’éducation perma- décret d’éducation permanente prévoit temps informels sont, dans l’éducation nente, ici en Belgique. des recours en populaire en Amérique Latine, considérés cas de retrait de la reconnaissance par les comme capitaux. Les moments utiles à la À travers la rédaction de cet article, un ques- autorités publiques. Ces recours sont création d’un climat de confiance, à une meil- tionnement reste à élucider et qui ne devrait notamment traités leure connaissance des un·es et des autres, pas quitter tout·e praticien·ne de l’éducation par une instance représentative des rendront, en définitive, possibles les ques- permanente : notre travail contribue-t-il réel- acteurs et actrices du secteur à savoir tionnements fondamentaux et le constant lement à la création d’une société plus juste ? le Conseil supérieur aller-retour entre l’individu et le collectif, de l’éducation permanente. aspect incontournable de la transformation des réalités. ASSociations Rencontrées 8 Majo Hansotte, Les rendez-vous manqués de la Les points développés ci-dessus nous amè- ITECO, centre de formation pour le dévelop- réforme de l’éducation permanente, La Libre, nent à mettre brièvement en avant un troisiè- pement et organisation d’éducation perma- 2003. me défi qui se traduit différemment des deux nente et d’éducation à la citoyenneté mon- 9 Nous pensons au côtés de l’Atlantique : celui de la mobilisation diale et solidaire. travail mené par les sociale. En Amérique Latine, elle constitue la CEMEA ou encore les expériences visée fondamentale des ateliers et actions Le CFS, Collectif Formation Société, associa- créées par et dans les Universités populaires d’éducation populaire. En Belgique, l’accent tion d’éducation permanente et organisme (ATD-Quart Monde, est plutôt mis sur la conscientisation (qui mè- de formation. l’université populaire d’Anderlecht…). nerait à la mobilisation sociale) mais dans beaucoup d’ateliers, elle n’est pas considérée L’article a aussi bénéficié du regard de 10 Jean-Pierre Nossent, L’éducation comme une fin en soi. Myriam Azar, chargée de cours à l’IHECS permanente : une définition qui se sur l’éducation permanente. cherche ? Les Analyses de l’IHOES, 2007.
POUR ALLER PLUS LOIN LECTURES ITECO, Paulo Freire, De la pédagogie de l’opprimé à la pédagogie de l’espoir, Antipodes – Outils pédagogiques n° 20 - 2019 Olivier Fourneau et Claire Scohier, Où en est l’éducation populaire ?, In : Bruxelles en mouvements, Inter-environnement Bruxelles, n°307, juillet/août 2020 Marie Versele et Luc Carton, Éducation populaire, éducation permanente, toute une histoire, Ligue de l’enseignement et de l’éducation permanente. Namur Corral et Julia Petri, Nouveaux territoires de l’éducation populaire, Antipodes n° 180, ITECO, Belgique, 2008 Majo Hansotte, Trois défis pour une éducation permanente en devenir, Antipodes n° 160, ITECO, Belgique, 2013 Oscar Jara, Le défi politique d’apprendre de nos pratiques, Antipodes n° 160, ITECO, Belgique, 2012 Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Claude Couffon, Paris, Plon, 1971 Jean-Luc Degée & Nancy Hardy, Éducation permanente, parcours d’intégration et/ ou chemins d’émancipation ?, Agir par la culture N°35, Belgique, 2013
CHANSON Ideas Nuevas, une chanson de Cultura Profética Cultura Profética est un groupe de reggae originaire de Porto Rico. À travers la musique, il souhaite mettre au premier plan les réalités socio-politiques et géopolitiques de leur territoire natal et leurs implications sur la population. Il appelle à la mobilisation et prêche la liberté, l’égalité, la nature et l’amour dans les paroles de leurs chansons. En voici un extrait (les paroles ont été traduites par nos soins) : Hay que aprender a desaprender Que no es contradicción, es enmendarse. No todo lo que se ve es realidad, No todo lo que se escucha es la verdad Debemos aprender Que no todo lo que se enseña nos hace crecer. Il faut apprendre à désapprendre Ce n’est pas une contradiction, c’est se corriger. Tout ce qu’on voit n’est pas la réalité, Tout ce qu’on entend n’est pas la vérité Il faut apprendre Que tout ce qui est enseigné ne nous fait pas grandir.
LU POUR VOUS La pédagogie de l’opprimé Paulo Freire, Pédagogie fondée sur la conciliation de leurs pôles, de de l’opprimé, Montevideo, telle sorte que tous deux deviennent simulta- Tierra Nueva, 1970 [Bue- nément éducateurs et apprenants. nos Aires, Siglo XXI Ar- gentina Editores, 1972]. Il n’est donc pas surprenant que dans cette vision “bancaire” de l’éducation, les personnes En 2021, nous commémo- soient considérées comme des êtres d’adapta- rons les cent ans de Paulo tion, d’ajustement. Plus les apprenants s’exer- Freire (1921-1997), édu- cent à l’archivage des dépôts effectués pour cateur et penseur brésilien, nordestino, l’un eux, moins ils développeront en eux la cons- des plus grands penseurs de l’histoire de la cience critique qui aboutirait à leur insertion pédagogie. Voici quelques mots issus d’un de dans le monde, en tant que transformateurs ces livres les plus célèbres : La pédagogie des de celui-ci. En tant que sujets de celui-ci. opprimés. Dans la mesure où cette vision « bancaire » « En vérité, comme nous le verrons plus loin, la annule le pouvoir créatif des apprenants ou le raison d’être de l’éducation libératrice réside minimise, stimulant ainsi leur naïveté et non dans son élan conciliateur initial. L’éducation leur esprit critique, elle satisfait les intérêts doit commencer par surmonter la contradic- des oppresseurs. » tion entre l’éducateur et l’élève. Elle doit être Réalisation : Éditeur responsable : Cultures & Santé asbl Denis Mannaerts Rue d’Anderlecht 148 Alexia BRUMAGNE 1000 Bruxelles Anaïs MAUZAT Céline PRESCOTT Revue semestrielle Claire BERTHET 300 exemplaires Daniel NOGUERO Denis MANNAERTS Elle peut être téléchargée sur notre site Dominique DURIEUX www.cultures-sante.be Jeanne DUPUIS Jérôme LEGROS Le 148 peut être commandé Laurence D’HOND gratuitement auprès de notre centre Maïté CUVELIER de documentation Najya SI M’HAMMED cdoc@cultures-sante.be Rabia BENAMAR +32 (0)2 558 88 10 Rachida AZZOUZ Rafael SALGADO OLIVERA Roxane COMBELLES Souad LAGHMICH Valentin GORRIS Xhemile BUZAKU Association d’éducation permanente, D/2021/4825/8 de promotion de la santé et de cohésion sociale. Avec le soutien de
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