Entre les dieux et les animaux: Salammbô et la bête humaine de Flaubert - Project MUSE

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Entre les dieux et les animaux: Salammbô et la bête
   humaine de Flaubert

   Göran Blix

   MLN, Volume 128, Number 4, September 2013 (French Issue), pp. 723-743
   (Article)

   Published by Johns Hopkins University Press
   DOI: https://doi.org/10.1353/mln.2013.0061

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Entre les dieux et les animaux :
    Salammbô et la bête humaine de
                Flaubert
                                      ❦

                              Göran Blix

Le lecteur de Madame Bovary est déjà au courant de l’idée grotesque
que Flaubert se fait de l’animal humain : comme les bêtes exhibées
aux comices agricoles et dont les beuglements constituent le fond
sonore, les hommes sont aussi des êtres lourds et stupides dont les lieux
communs n’arrivent pas à traduire l’expérience singulière. Quand on
sait quelle fascination la bêtise a exercée sur Flaubert, on est tenté de
croire que son premier mot sur ce sujet est aussi son dernier. Or, ce
n’est pas le cas, puisque l’imagerie animale qu’il déploie dans Salam-
mbô s’enrichit très largement et confère une richesse inattendue sur
le problème de la bête humaine : au lieu d’avoir affaire à des vaches
et à des moutons, on est tout de suite plongé dans une faune sauvage,
exotique, et violente où se côtoient lions, éléphants, hyènes, chacals,
ours, loups, autruches, chameaux, taureaux, léopards, porcs-épics,
hippopotames, serpents, et scorpions, mais aussi poissons, gazelles,
singes, colombes, paons, et perroquets, sans oublier, bien sûr, le bétail
domestique, toujours présent. L’homme n’est pas absent, évidemment,
mais il s’éclipse un peu au milieu de ce tourbillon vivant d’écailles, de
plumes et de crocs parmi lesquels il fait parfois figure de bête man-
quée et dégénérée. Je voudrais m’interroger ici sur l’usage immodéré
que Flaubert fait des animaux dans Salammbô et tenter de montrer
que cette imagerie dépasse un usage purement décoratif et figuratif,
c’est-à-dire, d’une part, la nécessité de la couleur locale exigée par le

     MLN 128 (2013): 723–743 © 2014 by The Johns Hopkins University Press
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cadre exotique, et d’autre part, les métaphores morales destinées à
illustrer les personnages.
   L’hypothèse est que les bêtes ne se réduisent pas simplement aux
ornements ni aux figures morales, mais qu’ils jouent un rôle capital
dans la vision globale que Flaubert offre ici de la Vie1. Par cette
notion vague de « la Vie, » il faut entendre ici la volonté commune
de durer qu’expriment, chacun à sa manière, tous les êtres désirants
et souffrants, cette vertu commune aux êtres vivants qui « faisait vivre
[les Barbares] » dans le défilé de la Hache : « l’amour de la vie. Ils
tendaient leur âme sur cette idée, exclusivement, – et se rattachaient
à l’existence – par un effort de volonté qui la prolongeait2. » Ce qui
est en jeu dans cette vision vitaliste publiée peu après l’ouvrage de
Darwin (en 1859) n’est peut-être pas seulement la fin de ce qu’on
a appelé « l’exception humaine » – ou la vision anthropocentrique
que la pensée occidentale a puisée dans la Bible–mais aussi de toute
une hiérarchie métaphysique qui prescrit aux êtres leurs places
dans l’univers3. On voit ici s’écrouler une économie symbolique très
répandue qui a permis à des civilisations nombreuses de situer les
hommes à mi-chemin entre les bêtes et les dieux, entre la terre et le
ciel, et de s’arroger le pouvoir de communiquer avec les dieux grâce
à la médiation même des bêtes refoulées sur la terre, que celles-ci
soient rituellement sacrifiées ou paisiblement adorées afin d’assurer
l’opération.
   Cet ordre symbolique – et la notion même de l’ordre – semble
s’écrouler dès la première page de Salammbô où le lecteur apprend
que « le maître était absent » (43). Cette phrase désigne bien sûr en
premier lieu l’absence d’Hamilcar, mais il faut peut-être aussi la lire
plus radicalement comme une déclaration d’anarchie métaphysique :
il n’y a pas, ou il n’y a plus, de maître ; le général est absent, mais il
n’y a pas d’autorité non plus ; le ciel est pour ainsi dire vide, même

   1
    Didier Philippot remarque ainsi que « la priorité donnée à la symbolique animale
a fait négliger la présence animale dans l’oeuvre. » Il souligne d’ailleurs que « l’ani-
malité » de Flaubert touche de très près au « panvitalisme » que l’écrivain avait pu
admirer chez Michelet: « est animal ce qui est animé, ce qui est vivant . . . l’animalité
est partout parce que tout est vivant » (« Le Rêve des bêtes: Flaubert et l’animalité »,
Revue Flaubert 10 [2010] : 2).
   2
    Nous citons ici l’édition récente de Salammbô préparée par Jacques Neefs (Paris:
Librairie Générale Française-Livre de poche, 2011) 387.
   3
    Sur la racine biblique de l’anthropocentrisme, voir l’article célèbre de Lynn White,
Jr., « The Historical Roots of Our Ecologic Crisis », repris dans The Ecocriticism Reader,
eds. Cheryll Glotfelty et Harold Fromm (Athens, GA: U of Georgia P, 1996) 3–14. Pour
une critique de l’anthropocentrisme qui gouverne la tradition philosophique, voir
Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine (Paris: Gallimard, 2007).
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si les hommes ne le savent pas toujours. Plus tard, dans le temple de
Tanit, l’ex-esclave incrédule Spendius répétera que « le temple est
vide » (138). Le roman entier sera en quelque sorte consacré à étudier
l’effort de remplir ce vide dans l’ordre cosmique et de rétablir en
même temps l’autorité politique, militaire, et religieuse de Carthage.
Malgré la réussite finale d’Hamilcar, l’ordre trompeur qui se rétablit
à la fin reste pour le lecteur une sorte d’illusion. Salammbô meurt
au lieu de consacrer cet ordre rétabli par son mariage, et l’exécution
de Mâtho, qui devait en quelque sorte marquer l’exclusion de la bête
sauvage de la cité humaine, reste une victoire assez ambiguë. Au
cours de sa « passion », quand on le sort de son cachot sur le sommet
de l’Acropole, Mâtho avait « l’air effaré des bêtes fauves quand on
les rend libres tout à coup » (426). Le mot clé que je souligne est
« libre » : cette bête captive huée par la foule carthaginoise affirme au
moment même de sa mise à mort une liberté irréductible, une vitalité
indemne, intouchable, et ingérable, qui ne saurait être supprimée,
sauf précisément par la mort, mais on dirait que l’exécution manque
ici son objet en supprimant seulement le support biologique de cette
vitalité sans l’atteindre. On se souviendra que Spendius s’émancipe
de la même manière sur la croix de sa « mentalité esclave », et que là
au dernier moment un « étrange courage lui était venu . . . [et qu’il]
méprisait la vie, par la certitude qu’il avait d’un affranchissement
presque immédiat et éternel » (405). La mise à mort de Mâtho serait
ainsi l’affirmation ironique de la liberté radicale qui appartient à la
bête sauvage, et, par extension, de la liberté potentielle qui sommeille
dans chaque bête. Au lieu de nommer une docilité stupide et uniforme,
une sociabilité pacifique et médiocre, comme dans Madame Bovary, la
bête, dans Salammbô, signifierait plutôt une inquiétude perpétuelle, un
désir inassouvi, une liberté inassimilable qui menace toujours la cité.

   Les animaux sont peut-être bons à penser, comme l’a dit Lévi-
Strauss, mais ils ne constituent pas pour autant des emblèmes trans-
parents chez Flaubert4. Ils se déplacent sans cesse et circulent entre
au moins trois systèmes distincts de signification : le premier, c’est
la fable, l’univers parallèle où les bêtes renvoient aux hommes leur
propre image ; le deuxième, c’est l’ordre sacrificiel, qui gouverne les
relations entre les dieux, les hommes, et les animaux, en assurant à
chacun sa place dans l’ordre symbolique ; le troisième, enfin, c’est
celui du vivant, dans lequel le sens symbolique des deux premiers

 4
  Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui (Paris: PUF, 1962).
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ordres s’efface aux dépens de la vitalité commune à tout ce qui vit et
où la hiérarchie des êtres (si on peut toujours en parler) se réduit à
leur plus ou moins de force, de santé, et de courage. J’aimerais tout
d’abord m’interroger sur les deux premiers systèmes, la fable littéraire
et l’ordre sacrificiel, pour montrer à quel point, face à la violence du
récit raconté, ils finissent par s’effondrer, avant de conclure sur la
vision d’une animalité sans frontières.
   En invoquant le régime de la fable, je ne veux pas suggérer que
Flaubert attribue des qualités humaines aux animaux-personnages ; la
fable désigne plutôt ici un glissement perpétuel d’attributs entre les
hommes et les bêtes qui va dans les deux sens, esquissant des paral-
lèles fugitifs, des comparaisons momentanées, et une identité toujours
possible ; surtout, l’usage de la fable dans Salammbô indique que les
bêtes accompagnent sans cesse l’action humaine pour souligner sa
violence. Les lions, les chacals, et les vautours qui rôdent autour du
champ de bataille sont là pour amplifier, ou illustrer, la furie sangui-
naire des hommes ; on peut même dire que s’il y a fable, c’est parce
que les hommes se sont déjà assez animalisés pour ressembler aux
bêtes, qui, elles, fournissent une sorte d’amplification rhétorique. Les
lions crucifiés sur la route de Sicca par les paysans carthaginois ne sont
qu’un emblème, dans cette optique, de la punition future promise
aux Barbares, parce que ceux-ci menacent de la même manière la
vie économique de Carthage : « c’étaient nos frères », se rappellera
plus tard Autharite au moment d’expirer lui-même sur la croix (406).
   Mais si les animaux réels abondent dans le roman, les comparaisons
animalières sont sans doute plus fréquentes encore : Mâtho ressemble
à un lion, Spendius à un serpent, Narr’Havas à un léopard, Autharite à
un ours. Ces métaphores sont d’ailleurs assez floues et changent selon
les exigences du récit ; ainsi Spendius, le rhéteur traître, s’assimile
souvent au serpent, mais ressemble plutôt à un « chacal » (246) au
moment où il contemple sa vengeance, tandis que Hannon devient tour
à tour bœuf, porc, vautour, et hippopotame. Souvent, au lieu d’une
assimilation figurative, il y a une appropriation directe, physique de
l’animal, comme quand Mâtho s’habille pour la bataille d’une peau
et d’un mufle de lion (352) – les peaux de bêtes étant d’ailleurs une
référence constante chez les Barbares. Les Nègres d’Autharite se
servent encore de « plumes d’oiseaux » et de « têtes de chacal » pour
construire des effigies humaines « effroyables » afin d’épouvanter
l’ennemi (161). Peu importe d’ailleurs si l’assimilation de l’animal
passe par une métaphore, par une appropriation physique, ou par
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sa présence réelle ; l’essentiel, c’est que les Barbares ressemblent en
bloc aux bêtes féroces qui menacent la civilisation humaine ; ainsi
« les Mercenaires furent chassés, repoussés, traqués comme des bêtes
féroces » par l’armée d’Hamilcar (408). Leurs « prunelles fauves »
(114) ou leurs « prunelles de chat-tigre » (256) luisant dans les buis-
sons guettent sans cesse les Carthaginois du fond d’une obscurité
impénétrable.
    Cette comparaison globale se double d’une autre : la cité menacée
par les bêtes paraît dans cette perspective comme un troupeau de bêtes
domestiques. Ainsi, « les hautes maisons » de Carthage « se tassaient »
sur la colline « telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend
des montagnes » (65) ; de la même manière, quand Mâtho se fraie
un chemin « en fauchant autour de lui les Carthaginois . . . il [les]
éventrait . . . comme un troupeau de brebis » (352). L’opposition
globale entre les herbivores domestiques et les carnivores sauvages se
calque donc sur la révolte des Barbares contre Carthage. C’est sans
doute la fable principale du roman, mais il serait aussi possible de
proposer d’autres découpages. À côté des bêtes fauves et domestiques,
il faudra encore noter la présence considérable d’animaux sacrés, tels
que les poissons de Salammbô, « les singes consacrés à la lune » (48),
les chevaux d’Eschmoûn (65), « les coqs blancs consacrés au Soleil »
(111), et le serpent noir de Salammbô, à la fois « le Génie de [sa]
maison » (59) et un « fétiche . . . national » pour les Carthaginois
(267). On pourrait ainsi établir une classification tripartite où serait
distinguées bêtes sacrées, bêtes domestiques, et bêtes sauvages, partage
qui, par la suite, pourrait s’assimiler à l’opposition entre les dieux,
les hommes, et les bêtes.
    Ce serait également possible d’y voir la figuration de l’ordre social
de la cité, composé d’un clergé, d’une élite citoyenne, et d’un peuple
opprimé. Si les prêtres ressemblent aux bêtes sacrées, les Riches de
Carthage sont « tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant et
mangeant en plein azur, comme des gros requins qui s’ébattent dans
la mer » (159). Le peuple et les esclaves, par contre, ressembleraient
plutôt aux bêtes de somme dont la seule fonction serait de nourrir
ces Riches carnivores. La campagne carthaginoise pullule ainsi « des
troupeaux d’hommes presque nus » qui sont « les débiteurs des riches
Carthaginois, contraints de labourer leurs terres » (86). Chez Hamilcar,
par exemple, on rencontre une « moisissure humaine qui végétait à
l’ombre du palais », une « populace en haillons », des « laboureurs,
vêtus de peaux de bêtes, traîn[ant] des chaînes rivées à leurs chevilles »
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(200)5. Mais ce clivage entre prédateurs et bêtes de somme, entre bêtes
sauvages et domestiquées, pourrait aussi s’étendre plus largement et
s’appliquer extra-muros, à l’humanité entière, puisqu’on retrouve cette
classe d’êtres humains subalternes dans le camp des Barbares ; on
pense aux femmes qui les accompagnent, « vendues par des matelots,
choisies dans les bouges, volées à des caravanes [etc.] » et qui finissent
par mourir « au bord des chemins, parmi les bagages, avec les bêtes
de somme abandonnées » (115 ; cf. 162) ; le sort des prisonniers jetés
dans la fosse aux immondices chez les Barbares est encore pire ; ceux-ci
ne servant à rien, « pourquoi donc, s’écrie Spendius, les épargner et
traîner toujours derrière soi ce bétail inutile ! » (315). De manière
plus floue, on pourrait tenter de distinguer des animaux masculins
et féminins, courageux et lâches, rusés et stupides, furieux et sereins,
ou encore des animaux marins, terrestres et volants. Ces découpages
divers sont à vrai dire plutôt esquissés qu’approfondis par Flaubert ;
une étude exhaustive devrait également se pencher sur les rapports
de la vie en bloc avec la matière inorganique (l’eau, le vent, le métal,
les pierres précieuses) et avec les machines de guerre (ces appareils
de siège qu’on appelle scorpions et onagres). L’essentiel ici n’est
pas d’épuiser ces correspondances ; il suffit d’établir que l’ordre des
animaux, avec toutes ses classifications possibles, constitue une sorte
de miroir du monde humain.
   Ce miroir rhétorique, fabuleux s’embrume pourtant assez vite, de
sorte que la taxonomie humaine qu’il contribue à dessiner sur un
plan parallèle s’estompe. Cette désorganisation s’accomplit par deux
opérations distinctes ; il y a d’abord une qualité mobile, glissante, dans
l’application des catégories qui rend impossible une distribution stable
des rôles. Le camp barbare, par exemple, « ressemblait [aussi] à une
ville » (115), observe Flaubert, avec tous ses vendeurs, ses femmes, et
ses rues, tandis que Carthage semble au contraire aux Barbares une
« tanière de renards » (339) où l’on voit surgir, au cours du siège,
« des buveurs de jusquiame [qui] dans leurs crises . . . se croyaient des
bêtes féroces et sautaient sur les passants » (341). Mais cet échange de
rôles entre civilisés et barbares, entre hommes et bêtes, qui semblerait
simplement reproduire le système à l’envers, opère en fait plutôt une
égalisation plus radicale rapprochant les deux camps de l’animalité.
L’ordre n’est pas tellement renversé qu’aboli : les bêtes sauvages
s’avèrent une classe en expansion qui finit par coloniser le système

  5
   Pour une lecture complémentaire, voir Corrinne Saminadayar-Perrin, « Animalité,
barbarie, civilisation: questions de frontière dans Salammbô » Revue Flaubert 10 (2010) : 4.
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entier. On apprend, par exemple, que « les bêtes domestiques » qui
ornaient le jardin d’Hamilcar redeviennent « sauvages » vers la fin du
roman, s’enfuyant « au moindre bruit » (399) ; de la même manière,
« les bêtes féroces, les lions surtout, depuis trois ans que la guerre
durait, s’étaient multipliés » (418). Les animaux retournent donc pro-
gressivement à l’état sauvage, à leur première vérité, pourrait-on dire,
grâce au dévoilement désabusé opéré par Flaubert, un peu comme le
fard trompeur « dégouttelait » sur le visage de Hannon pour y révéler
le « rhinocéros » (191) caché sous le « pourceau » (94). L’animalité
serait ainsi une qualité universelle, une vérité primitive, cachée tant
bien que mal par les hommes, qui se contentent de l’exposer sans
cesse chez l’ennemi.
   La fable s’écroule aussi pour une autre raison, plus profonde, et
qui est que la distance métaphorique entre l’homme et l’animal se
réduit à zéro. Le « comme » qui devrait marquer la comparaison
est toujours en train de se dissoudre dans une sorte d’identité, dans
laquelle l’illustration rhétorique cède la place à un véritable « deve-
nir-animal6. » On se souviendra du geste vampirique de Zarxas collant
sa bouche contre la gorge de sa victime en « pomp[ant] le sang à
pleine poitrine » (262). Si cet exemple spectaculaire reste unique, on
constate quand même qu’une sorte de gestuel bestiale–qu’on pourrait
appeler le langage physique de l’animalité–envahit plus largement
le comportement des acteurs. Il y a d’abord le motif insistant des
prunelles fauves, flamboyantes, et étincelantes qui marque presque
tous les acteurs, et qui semble exprimer, là où le langage humain a
fait échec, la passion véritable, indéniable du personnage, que ce soit
la haine, la convoitise, ou la fureur. Les narines sont un autre mar-
queur fréquent de l’animalité : quand Narr’Havas découvre pour la
première fois Salammbô au festin, il « écart[e] les narines comme un
léopard . . . accroupi dans les bambous » (61). On verra par la suite
les narines de Salammbô palpiter (59), Mâtho « ouvr[ir] les narines
pour mieux humer le parfum » de Salammbô (292), et les « narines
[d’Hannibal] . . . palpit[er] largement » pendant que ses prunelles
survolent l’espace (344). De la même manière, les « naseaux énormes
[de Moloch] se dilat[ent] » à l’approche du sacrifice.
   Ce jeu du visage où l’on voit la bête affleurer semble en même temps
envahir le corps entier qui finit par trahir son animalité au moment

  6
   L’expression (« devenir animal »), d’abord lancée par Deleuze et Guattari dans
Mille plateaux, est depuis longtemps consacrée dans les « animal studies » littéraires.
En 2011, David Abrams l’a choisie comme titre de son dernier essai (Becoming Animal :
An Earthly Cosmology [New York : Vintage, 2011]).
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de s’élancer dans l’action. Les actions de boire et de manger sont
peut-être les exemples les plus révélateurs ; déjà au festin, les barbares
« mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés
sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande . . . dans la
pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie » (46). Au bord
d’une rivière, ils « buvaient à plat ventre, tout au milieu des bêtes de
somme » (74). On soulignera en passant cette expression, « à plat
ventre », qui semble désigner la condition humble et terrestre des
animaux (leur proximité avec la terre) et qui revient avec une régula-
rité surprenante dans le roman ; c’est surtout le cas quand l’épreuve
de la faim et de la soif réduisent les acteurs à l’état de la « vie nue ».
Quand les Carthaginois assoiffés découvrent une source inconnue, ils
« s’étend[ent] à plat ventre » pour y boire (358) ; on se rappellera
aussi que l’esclave d’Hamilcar, celui dont le maître s’empare du fils,
se « rue » sur la viande et les fruits qu’on lui donne en consolation
(362). De la même manière, les dix ambassadeurs affamés du défilé
« se ruèrent à plat ventre » sur un « plat des courges » (391). Si le
geste alimentaire s’animalise, l’affect qui l’accompagne, lui aussi, se
réduit vite à un soulagement primitif : l’esclave et les ambassadeurs
versent des larmes sur la nourriture. Devant la nourriture, tous les
corps révèlent leur animalité commune ; les Barbares « couchés sur
le ventre » au festin communient avec le lion qui, à la fin du roman,
renverse leur dernier survivant « d’un seul coup de patte », et qui,
« étalé dessus à plat ventre, du bout de ses crocs, lentement . . . étirait
ses entrailles » (419). D’un festin à l’autre, du palais civilisé au défilé
cannibale, le lien symbolique du barbare et du lion finit par tisser
une identité somatique et affective.

   Quant au deuxième système, que j’appellerai ici le « système
sacrificiel », celui qui gouverne la hiérarchie séparant les dieux, les
hommes, et les bêtes, ce système s’articule de plusieurs façons. D’abord,
il y a évidemment le sacrifice au sens propre, les bœufs (111) et les
chameaux (265) égorgés dans les temples, mais aussi de façon plus
symbolique, les colombes qui s’envolent un soir vers la Sicile et qui
semblent s’engloutir, sur l’horizon rouge de la mer, « et tomb[er]
d’elles-mêmes dans la gueule du soleil » (277). Les animaux sont là
en quelque sorte pour permettre la communication avec les dieux ;
certains d’entre eux, les bêtes domestiques, doivent d’abord être
sacrifiés, mais d’autres peuvent franchir cet abîme à l’état vivant grâce
à leur caractère sacré. Ainsi, à Carthage, « on attendait la fête trois
fois sainte où, du haut d’un bûcher, un aigle s’envolait vers le ciel,
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symbole de la résurrection de l’année, message du peuple à son Baal
suprême, et qu’il considérait comme une sorte d’union, une manière
de se rattacher à la force du Soleil » (266). Les nombreux animaux
sacrés du roman participent évidemment à ce rapport privilégié aux
dieux, parfois même au point de se confondre avec les dieux, comme
ces « lions énormes » dans le temple de Moloch que l’on considère
comme des « symboles vivants du Soleil dévorateur » (186). Les dieux
répondent également aux hommes en leur envoyant des animaux
messagers : à l’occasion du massacre des Barbares captifs, par exemple,
« la sanction des Dieux ne . . . manqua pas ; car de tous les côtés du
ciel des corbeaux s’abattirent » sur les cadavres (252).
   Mais cet ordre tripartite dessiné par le sacrifice des bêtes profanes,
d’une part, et par le prestige accordé aux bêtes sacrées, d’autre part,
reste un système très fragile. La raison est sans doute d’abord que les
bêtes occupent une place ambiguë dans cet ordre ; situées au-dessous
de l’homme, sans langage et sans lois, elles sont dans un sens entière-
ment dépourvues de prestige ; c’est ce qu’on entend dans la malédic-
tion proférée par Giscon près de la tente, où il reproche à Salammbô
« la fureur de [son] impudicité » en la plaçant au-dessous des « bêtes
fauves qui se cachent [au moins] dans leurs accouplements » (300).
Sous le vêtement symbolique, pour ainsi dire, on reconnaît que l’ani-
mal reste un être inférieur et que les hommes se distinguent en bloc
du règne animal pour se rapprocher des dieux ; néanmoins, malgré
leur infériorité, qui reste nécessaire pour que l’homme puisse s’ima-
giner plus près des dieux, ces bêtes sont paradoxalement nécessaires
pour ouvrir la communication avec ces mêmes dieux. Sans l’animal
sacrificiel ou adoré, pas de contact ; les dieux sont aussi aphones et
obscurs que les bêtes, aussi impitoyables, imprévisibles, et muets. D’où
une contradiction symbolique bien attestée qui assimile les bêtes et les
dieux, le divin et le sauvage, comme des domaines complémentaires
situés tous les deux en dehors des lois humaines.
   La proximité inattendue des bêtes et des dieux ne menace pas forcé-
ment le système. Elle constitue même la condition du rôle médiateur
joué par les animaux. Il est donc parfaitement logique que Hannon
boive « un bouillon de vipère » afin que « la force des serpents, nés
du soleil, pénètre dans la moelle de [ses] os » (172). Quand le pontife
de Moloch demande aux Anciens de sacrifier leurs enfants, sa voix,
mi-bestiale, mi-divine, éclate « comme le rugissement d’un Génie au
fond d’une caverne » (357). Le caractère bestial de Moloch, le dieu
dévorateur, renforce cette proximité. La difficulté arrive quand ce sys-
tème se détraque par des transgressions catégorielles qui confondent
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la bonne articulation des trois ordres. C’est ce qui arrive quand on
cesse d’accomplir l’action appropriée à chaque ordre–quand on se
met, par exemple, à manger ou tuer les animaux sacrés qui méritent
le respect, qu’on sacrifie ou divinise les hommes, ou qu’on méconnaît
les dieux. Les Barbares transgressent évidemment l’ordre symbolique
à chaque page du roman, depuis le festin barbare où ils mangent les
poissons sacrés jusqu’aux repas cannibales du défilé de la Hache. Les
Carthaginois, eux aussi, mangent de la chair sacrée – « les Anciens
résolurent d’égorger, entre eux, les chevaux d’Eschmoûn » (346) — et
frôlent de très près le cannibalisme quand ils « suspend[ent] . . . chez
les marchands de viandes » des morceaux de chair humaine (93-94).
   Inutile de passer tous les exemples en revue ; on retiendra ici une
ou deux images particulièrement révélatrices. Tout d’abord, les lions
crucifiés sur la route de Sicca qui étonnent tellement les Barbares. Or,
ces lions, en tant que symboles du destin futur des Barbares, peuvent
sans doute être crucifiés ; ils représentent l’élément sauvage exclu
par la cité. Mais il se trouve que les lions sont en même temps des
emblèmes vivants du Soleil dévorateur, de Moloch, le dieu principal
de Carthage, et qu’on les garde et les nourrit dans son temple ; à la
fin, les lions, qui se sont multipliés pendant les années de guerre, sont
poussés vers le défilé de la Hache, où ils achèvent les Barbares. Ces
lions-là devraient bénéficier d’un tabou implicite, et puisque leur force
se confond avec la civilisation carthaginoise, quel sens y aurait-il à les
crucifier ? Dans cette perspective, la crucifixion des lions–symbole
double et ambigu de la cité et de son contraire–acquiert un tout autre
sens ; elle finit par confondre dans le vertige des symboles déformés
le dieu et la victime, le sacrifice et la justice, l’homme et l’animal.
L’élasticité de l’image finit par détruire l’ordre rituel qu’elle aurait
pu fonder ; ni la crucifixion des lions sur la route de Sicca (allégorie
des Barbares), ni la vengeance qu’ils accomplissent dans le défilé
(émissaires de Carthage) ne servent à bien dessiner une hiérarchie
cosmique. Du coup, le geste des paysans semble plus paradoxal : en
essayant d’exclure les « bêtes féroces » de la cité par « l’exemple »
terrifiant de la crucifixion, ne pourrait-on pas plutôt dire qu’ils les y
admettent–puisque la punition publique du criminel n’a pas de sens
à moins de lui reconnaître un statut juridique ?
   Le statut ambigu du lion fait voir la fragilité de l’ordre tripartite, et
montre que les transactions sacrificielles censées établir et bien circons-
crire les rôles (bêtes, hommes, dieux) peuvent également concourir
à sa dissolution. Le lion crucifié (pour reprendre cet exemple) : ne
pourrait-on pas voir en lui le dieu lui-même, le Soleil dévorateur,
Moloch, sacrifié ou plutôt se sacrifiant lui-même pour consacrer le
M LN                                        733

principe de la violence, ou pour répandre sur l’humanité un sang
tout autre que celui du Christ ? Il est en effet probable que Flaubert
tente de réécrire l’Évangile en substituant le Soleil dévorateur à Jésus-
Christ ; quand le soleil, au début du roman, se levait sur Carthage,
Flaubert avait déjà noté le caractère sacrificiel de la lumière qu’il
répandait sur la ville : « le Dieu, comme se déchirant, versait à pleins
rayons sur Carthage la pluie d’or de ses veines » (65). L’image n’a
d’abord rien d’étonnant ; il est sans doute logique que le dieu favorise
la ville en retour des sacrifices dont elle l’honore (suivant la logique
religieuse du do ut des) ; mais la forme que prend ce contre-don est
peut-être moins attendu : il semble en effet que le dieu se sacrifie
lui-même en retour des sacrifices sanguins des hommes ; du coup,
la transaction n’est plus simplement réciproque, mais spéculaire, et
le dieu abreuvé de sang repaie les hommes de son propre sang. Cet
échange quasi tautologique rapproche dangereusement Moloch des
hommes au lieu de construire deux pôles bien distincts ; on dirait que
la circulation sanguine reliant la terre et le ciel ne fait que masquer
une identité profonde.
   Moloch, en effet, n’est peut-être pas autre chose que le peuple
carthaginois. Il est vrai qu’on « considérait [les dieux] comme des
maîtres cruels » et que Moloch « se délectait dans les plus horribles
[douleurs] » (356-57), mais ce dieu ne fait peut-être que refléter
« la férocité du peuple . . . d’avance alléchée » (357) par le sacrifice
des enfants. Toute distance divine paraît s’abolir dans l’hécatombe
expiatoire des enfants où Moloch finit par s’incarner directement
dans le peuple qui le sert ; les Carthaginois se transforment par là en
un dieu autosacrificiel qui serait en même temps sa propre victime et
bénéficiaire. Cet état confus et double d’une transaction circulaire qui
se rétrécit sur un seul point explique bien les « hurlements [simulta-
nés] d’épouvante et de volupté mystique » (373). Flaubert souligne
en effet la réflexivité meurtrière de l’orgie sacrificielle en notant qu’à
la fin « on s’entr’égorgea », comme si le bénéfice mutuel attendu de
l’échange sacrificiel s’était réduit–une fois l’identité des partenaires
révélés–à une auto-destruction.
   L’identité cachée de Moloch et des Carthaginois pourrait sans doute
se réduire à un commentaire sociologique sur la religion ; Durkheim
n’est jamais loin7. Mais là où, chez Durkheim, la découverte de la source

  7
   Voir Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (Paris: Quadrige/PUF,
1994): « cette réalité, que les mythologies se sont représentées sous tant de formes
différentes, mais qui est la cause objective, universelle et éternelle de ces sensations
sui generis dont est faite l’expérience religieuse, c’est la société » (597).
734                                Göran Blix

sociale de la religion (qui n’est au fond qu’une projection fatale de
l’être social collectif) ne menace en rien sa fonction et sa puissance
(parce qu’il est impossible de s’y soustraire de toute façon), il semble
que chez Flaubert cette révélation opère une confusion catastro-
phique. On ne s’achemine pas ici vers une redéfinition républicaine
de la religion comme culte laïque de la patrie ; on voit plutôt surgir,
chez les êtres ambitieux, une tentative mi-sacrilège, mi-sceptique de
s’approprier le pouvoir divin et de s’y confondre, tentative qui com-
promet fatalement l’institution divine. Les protagonistes de ce drame
sacrilège, Mâtho et Salammbô, transgressent ainsi des tabous sévères
au cours de l’aventure amoureuse qui les transforme sous la tente en
incarnations de Moloch et de Tanit. Inutile de rappeler ici l’histoire du
« zaïmph » ou d’insister sur la force surhumaine qui envahit Mâtho à
plusieurs reprises pour en faire « plus qu’un homme » (141) et pour
le métamorphoser en un être « écras[ant] les hommes comme des
coquilles » (294)8. Il est plus intéressant d’observer comment cette
transformation en dieu s’opère. Or, l’orgueil et l’impiété paraissent y
jouer un rôle, puisque Mâtho s’empare du voile sacré pour s’appro-
prier le pouvoir de la déesse, mais il n’est pas vraiment incrédule, à la
manière de Spendius, étant donné qu’il croit au pouvoir qu’il offense
et ne s’en sert pas simplement comme d’un stratagème cynique. La
faveur de l’assimilation aux dieux doit en plus se payer à ses yeux
d’un sacrifice exorbitant ; n’est pas dieu qui le veut, apparemment :
il faut d’abord consentir à se perdre et se montrer prêt à se substi-
tuer à l’animal sacrificiel afin de franchir le seuil séparant les ordres.
Flaubert compare ainsi la « volonté superbe [qui] fulgurait dans ses
yeux », et qui l’élève au niveau des dieux, « à la flamme d’un sacri-
fice » (230). C’est un dieu qui s’affronte seul à l’ennemi à la fin et
qui, auréolé par son épée tournoyante, se lance superbement « dans
les piques » (416-17). Mâtho se sacrifie donc presque littéralement
pour obtenir l’objet énigmatique dont il rêve. Salammbô doit égale-
ment consentir à son propre sacrifice pour s’emparer du zaïmph ; sa
réaction au moment où Schahabarim la pousse dans cette aventure
est assez révélatrice : elle « s’affaiss[e] . . . comme une victime au pied
de l’autel » (274). Pour la gloire ou la volupté d’incarner brièvement
Tanit sous la tente il faut bien qu’elle consente à « se dévou[er] aux
Dieux » (277), dévotion qu’il faut interpréter ici comme don total de

  8
   « Le génie de Moloch l’envahissait » (255). On remarquera aussi qu’une qualité sur-
naturelle finit par s’attacher à lui au moment où il est enfin pris: « son épée tournoyait
[alors] si rapidement, qu’elle en faisait une auréole autour de lui » (416).
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sa vie. La divinisation des deux protagonistes se marque donc dans les
deux cas par l’assentiment tragique qu’ils donnent au sacrifice total
de leurs propres personnes.
   Qu’il s’agisse là d’un comportement transgressif qui menace l’ordre
n’est pas vraiment douteux : le roman marque bien la frontière (sans
prononcer de jugement, bien sûr) entre la dévotion pieuse et l’immola-
tion de soi, entre le don qui renforce la hiérarchie et celui qui la bou-
leverse. L’exemple du sacrifice collectif à Moloch est assez révélateur
à cet égard : les Carthaginois en détresse commencent par « lan[cer]
dans la flamme des perles, des vases d’or, des coupes, des flambeaux,
toutes leurs richesses » (371) ; cette progression dans l’ordre des biens
sacrifiés ne fait que mieux souligner quel seuil fatal est franchi par le
premier enfant poussé dans les mains de Moloch. Le texte marque
ainsi une différence très nette entre le don de ses richesses et le don
de sa propre vie ; le premier reste dans le cadre d’une négociation
rationnelle affirmant la place réciproque des hommes et des dieux,
tandis que le second efface radicalement cette distinction.
   Ce critère permet aussi de voir à quel point il faut ranger Hamilcar
parmi les transgresseurs qui s’emparent du pouvoir divin. Tout semble
d’abord opposer son génie pragmatique aux fureurs mélancoliques
de Mâtho et de Salammbô – son caractère rusé, souverain, incrédule
même – et il est vrai qu’il refuse de livrer son propre fils à l’occasion
du sacrifice collectif à Moloch. Pourtant, quand sa fille est accusée
dans le Conseil des Anciens « de prend[re] ses amants parmi les
Mercenaires », le Suffète furieux monte tout à coup sur l’autel de
Moloch et « march[e] dessus » (197) pour démentir cette rumeur. Le
moment est assez ambigu : s’emparer ainsi de l’autel de Moloch pour
proférer son serment, ne serait-ce pas là un geste sacrilège ? À moins
que, comme l’affirme Flaubert, cet acte extraordinaire qui écrase
l’accusation ne soit l’équivalent symbolique de « se vouer au Dieu,
[de] s’offrir en holocauste » (197) ? Peu importe, d’ailleurs, que le
geste soit sacrilège ou sacrificiel, l’essentiel est qu’Hamilcar finit lui
aussi par toucher de très près à la divinité. Peu après, en revenant au
palais, il « effrayait [sa fille] comme un Dieu » (203), et, plus tard,
aux yeux de Spendius, il a l’air de « quelqu’un d’immortel » (392).
Comme Mâtho et Salammbô, il s’est substitué à sa façon aux dieux
parce qu’il avoue se sentir « plus fort que les Baals et plein de mépris
pour eux » (364). Cette appropriation est évidemment marquée par
plus de cynisme, sinon il n’y aurait pas de « mépris » pour les Baals,
et c’est peut-être cette incrédulité pragmatique – cette absence d’ex-
périence subjective de l’extase divine chez Hamilcar – qui explique
736                               Göran Blix

que sa transgression ne soit pas punie au cours du récit. L’usurpation
chez lui reste spectaculaire, publicitaire, destinée en premier lieu aux
regards émerveillés d’un public crédule, plutôt qu’à produire chez lui
l’expérience de l’être divin. Mais même cette manipulation de l’image
chez Hamilcar contribue à défaire le système en effaçant les frontières.
   Le devenir-dieu de ces trois figures menace la distinction nette
entre l’homme et les dieux, bien sûr, mais aussi entre la soumission et
l’usurpation, entre le sacrifice et le sacrilège. Les Barbares, à leur façon,
mais de manière inverse, contribuent également à ébranler le système
par une forme de crédulité détraquée ; leur colère ébranle l’édifice
du panthéon officiel, mais cette contestation elle-même prend une
forme religieuse parce qu’ils « sentaient confusément qu’ils étaient les
desservants d’un dieu épandu dans les cœurs des opprimés, et comme
les pontifes de la vengeance universelle » (410). D’où une forme de
crédulité iconoclaste ou de mentalité superstitieuse qui ne cesse de
rêver « des sacrilèges . . . abominables » afin d’obtenir « l’abaissement
des Dieux puniques » (408). Flaubert note en effet qu’à « force d’avoir
pillé des temples . . . beaucoup finissaient par ne plus croire qu’au
destin et à la mort » (165). La formule souligne la dégénération de
leur piété, mais dans un sens tout contraire au mépris éprouvé par
Hamilcar ; une croyance minimale leur reste, après tout – la peur
précisément du destin et de la mort – qui continue à les différencier
nettement des dieux. La piété étrange d’Hamilcar, au contraire, bien
qu’il fasse aussi subir à sa manière une épuration au panthéon baroque
de Carthage9, sert plutôt à le rapprocher des immortels ; c’est en les
priant par terre qu’il « sentait pour la mort et pour tous les hasards
un dédain . . . savant . . . et intime » (181). L’opposition apparente
des attitudes – dédaigner la mort et le destin ou ne plus croire qu’à
cela – ne fait que masquer l’érosion commune qui frappe la religion
chez Hamilcar et les Barbares. Le premier en profite pour se diviniser ;
les seconds, plus malchanceux, se déshumanisent par leurs violences
iconoclastes et se rapprochent au contraire des bêtes : « chaque soir
ils s’endormaient dans la placidité des bêtes féroces » (165). Les
bêtes, on l’a déjà vu, sont nécessaires pour établir la communica-
tion avec les dieux, et les dieux sont en retour indispensables pour
éviter que l’homme ne se confonde avec les animaux. Les identités
dans cette triple économie se garantissent ainsi mutuellement. Mais

  9
   Le dédain des Baals s’appuie en partie chez Hamilcar sur une piété épurée qui
tente d’écarter les formes grossières des dieux reconnus : « Il s’efforçait à bannir de
sa pensée toutes les formes, tous les symboles et les appellations des Dieux, afin de
mieux saisir l’esprit immuable que les apparences dérobaient » (181).
M LN                                737

la transgression humaine des deux côtés – par l’animalisation (des
Barbares) et par la divinisation (des protagonistes) – homogénéise
et nivelle la hiérarchie identitaire, révélant à quel point le système
entier s’établit uniquement sur une dynamique interne d’oppositions
et de médiations. L’homme n’arrive pas à se distinguer de l’animal
sans l’invention des dieux, trouvaille qui lui permet d’occuper un
espace mitoyen entre les deux et de postuler une essence propre à
l’humanité – de définir celle-ci comme un être unique et à part dans
la création. Or, cette singularité, que la théorie darwinienne venait
d’ébranler par la preuve d’une continuité biologique, le roman de
Flaubert la conteste à sa façon en déréglant de l’intérieur l’économie
triple et en montrant à quel point les bêtes, les hommes, et les dieux
(positions distinctes créées par la logique sacrificielle) se confondent
dans une vitalité commune.
    On peut même dire que la dissolution de l’ordre sacrificiel est
déjà implicite dans l’économie qui produit celui-ci. Ce qui circule,
après tout, dans cette économie, c’est une seule substance homo-
gène : le sang. Peu importe que ce soit le sang des bêtes sacrifiées,
des hommes vengés, ou du dieu solaire ouvrant ses « veines d’or » ;
un sang homogène anime cet univers et y joue le rôle d’un équiva-
lent universel qui peut assurer toutes les transactions. Le conflit des
Barbares et des Carthaginois prend en effet sa source dans une dette
sanguine ; en combattant pour Carthage, les Barbares ont versé leur
propre sang et ils se révoltent pour réclamer « la solde de leur sang »
(49). L’ombre du capitalisme moderne et de l’argent incolore pèse
sans doute sur l’économie sanguine tracée par Flaubert, mais le sang
ne se réduit pas à une métaphore pittoresque de l’argent au service
d’une allégorie anachronique. L’analyse de Flaubert diffère de celle
de Marx. Le sang est une substance plus fondamentale (l’argent reste
détachable et inanimé) qui se confond avec la personne même et
constitue sa vitalité ; même versé, il n’est pas tout à fait aliéné et ne
peut pas se réduire à une simple abstraction sociale sans rapport aux
personnes. « La douleur », dira Spendius à Mâtho, « s’apaise avec du
sang » (112) : aurait-il pu l’affirmer de l’argent ? Symbole de la vie,
le sang possède des propriétés magiques ; il peut tour à tour guérir,
soulager, compenser, et animer les hommes : Hannon se frotte avec
le sang de ses captifs assassinés (174), Salammbô s’applique le sang
d’un chien avant sa mission, et les Barbares couvrent leurs soldats
incendiés des « manteaux trempés de sang » (337). Le sang d’une
brebis égorgée scelle l’alliance entre Mâtho et Narr’Havas (153). L’ef-
fusion abondante du sang ne serait ainsi que la marque du rythme
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effréné de l’échange, d’une économie vitale surchauffée par la vio-
lence guerrière ; mais l’abondance et la vitesse de cette circulation,
à Carthage, auraient l’effet paradoxal de démystifier le mécanisme
de cet équivalent universel, et ainsi à montrer qu’au fond les bêtes,
les dieux, et les hommes se valent en participant d’une même vie.
Cette consanguinité générale de tous les êtres serait en même temps
la révélation de leur animalité commune.

   Mais en quoi consiste donc cette animalité universelle dont le roman
semble dessiner le profil ? On pourrait dire que dans Salammbô une
vision à la fois sadienne et exaltée de ce que Agamben, après Benjamin,
appelait la « vie nue » – c’est-à-dire la vie dépourvue de toute valeur
politique, juridique, ou civique conférée par l’appartenance sociale
– remplace la hiérarchie des êtres. Ce qui produit cette vie nue n’est
pas, comme chez Agamben, un appareil juridique déclarant un être en
dehors de la protection des lois (homo sacer), mais tout simplement le
jeu violent des forces qui s’affrontent ; la guerre « inexpiable » écarte
tout de suite la question du droit pour faire place à la loi du plus fort.
La vie nue apparaît dès lors vite dans le cadre des épreuves brutales
subies par les Barbares, par Giscon, et par les autres captifs ; l’exécution
des Barbares captifs, par exemple, bien que décrétée par les Anciens,
suscite chez les Carthaginois une furie meurtrière qui déshumanise
complètement les condamnés, tués lentement à coups de flèche par
« des marchands, de goujats de cuisine . . . [et] des paralytiques, »
c’est-à-dire par des bourreaux lâches qui transforment la loi en une
vengeance bestiale (251). La fureur des bourreaux, d’une part, et l’ab-
jection des victimes, d’autre part, font de toutes ces scènes de « justice »
un pur choc de forces vitales où le seul souci serait de prolonger son
existence aux dépens de l’ennemi. « Hamilcar avait recommandé de
faire des captifs ; mais les Carthaginois lui obéissaient avec rancune,
tant ils sentaient de plaisir à enfoncer leurs glaives dans les corps des
Barbares » (243). Plaisir de vengeance, bien sûr, mais la vengeance
elle-même surgit d’une terreur née de la crainte aveugle et hystérique
provoquée par l’ennemi ; l’ennemi même n’est pas nécessaire pour
susciter cette furie sanguinaire : les Barbares affamés qui s’adonnent
au cannibalisme dans le défilé et qui achèvent les captifs, les blessés,
et les malades finissent par « tu[er] encore par férocité, sans besoin,
pour assouvir leur fureur » (386). Le sang, on l’a vu, se présente ici
comme une valeur primordiale dont la vie menacée semble vouloir
s’abreuver presque magiquement. Faire jaillir furieusement du sang,
s’en frotter, en boire, y patauger, tous ces excès relèvent de la peur et
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