Equilibre des institutions et jeu des affects dans un modèle de gestion de crise
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Equilibre des institutions et jeu des affects dans un modèle de gestion de crise Eric Barbay Ministère de la transition écologique Résumé a donné lieu à des développements conceptuels Cet article a pour contexte la gestion des crises dans le cadre du projet SANCTUM. au sein des services de l’Etat. Le centre de crise L’entité de base du modèle SANCTUM est une du ministère de la transition écologique est doté organisation en crise, qui peut être un ministère, d’une fonction anticipation, qui a pour charge un ou plusieurs établissements publics, une de produire des projections, sous forme de entreprise, etc. dotés de valeurs, dont les objectifs scénarios d’évolution de la situation de crise en sont contrariés ; l’analyse des risques appliquée cours ; ceux-ci constituent des éléments d’aide à aux différents niveaux concernés vise à élaborer la la décision pour la direction de crise. stratégie de réponse. Dans ce cadre, le service du haut fonctionnaire de défense et de sécurité a développé une Dans cet article, nous proposons d’élargir ce méthode d’anticipation basée sur l’analyse des propos. risques. Au cours d’une crise, nous considérerons que Dans cet article, nous chercherons à compléter l’organisation en crise est en réalité l’Etat, à cette méthode en construisant un modèle considérer comme un système dont les institutions susceptible de représenter de façon simplifiée sont touchées successivement. Il s’agit alors l’Etat et d’élucider la dynamique de crise. Le but d’élucider la dynamique de crise, pour ensuite est d’identifier les grandes institutions qui appliquer l’analyse des risques au niveau des seront, au fil de la crise, concernées, et donc sur institutions qui seront mobilisées par la crise, en lesquelles il serait pertinent d’appliquer gardant un œil sur l’ensemble du système. l’analyse des risques. L’objet de l’article est de proposer l’ébauche d’un Ce modèle sera fondé sur les écrits politiques de tel modèle de l’Etat. Spinoza. Nous justifierons ce choix et nous Ce modèle simplifié sera fondé sur la pensée de présenterons les grandes lignes de sa pensée B. de Spinoza, donc sur le jeu des affects plus que (essentiellement l’Ethique et le Traité politique) sur les valeurs. Au préalable, nous justifierons le nécessaires à la conception du modèle. choix de ce philosophe, et nous présenterons les Finalement, nous analyserons des crises grandes lignes de sa pensée, en essayant de récentes à l’aune de cet outil, dans une dépasser les raccourcis séduisants, fréquents chez perspective d’anticipation. ses vulgarisateurs – noter que cela nous amènera tout au long de l’article à utiliser un vocabulaire assez inhabituel dans les travaux scientifiques. 1- Position du problème : Nous chercherons à appliquer le modèle à des crises récentes afin d’en vérifier la pertinence. Cet article a pour contexte la gestion des crises au Cela signifie décrire les phénomènes en jeu, en sein des services de l’Etat. montrant que leur enchaînement répond à une logique qu’il est possible d’anticiper, à des fins Le centre de crise du ministère de la transition d’aide à la décision. Pour éviter toute confusion, écologique est doté d’une fonction anticipation ; précisons que notre démarche ne relève pas du celle-ci produit des projections, sous forme de retour d’expérience où on chercherait en premier scénarios d’évolution de la situation de crise en lieu à analyser les actions des acteurs. cours, qui constituent des éléments d’aide à la décision pour la direction de crise. 2- Construire un modèle d’Etat : pourquoi Dans ce cadre, le service du haut fonctionnaire de Spinoza ? défense et de sécurité du ministère de la transition écologique a développé une méthode Le modèle doit s’appliquer à des crises d’anticipation basée sur l’analyse des risques. Elle susceptibles d’induire un désordre social et une réponse politique. Postuler son existence, c’est
considérer qu’on peut représenter le laquelle nous retrouvons, plusieurs siècles avant fonctionnement du système, c’est-à-dire l’Etat au René Girard, le phénomène d’imitation des sens de l’ensemble de la société et ses institutions affects. Il intègre aussi les effets de coopération (soit l’Etat dans un sens élargi), en identifiant ses qui peuvent naître des interactions des acteurs. lois d’évolution. Au-delà de notre étude, il est susceptible d’une Sur quelles bases théoriques s’appuyer pour approche quantitative. décrire ainsi la dynamique du système ‘Etat’ ? Les modèles les plus aboutis pour représenter la 3- La théorie des passions chez Spinoza dynamique globale des sociétés sont les modèles économiques. L’ouvrage de base pour comprendre la vision de Leur échelle de travail et leur domaine l’être humain (EH) chez Spinoza est l’Ethique d’application ne correspondent pas aux crises qui (Eth., [3]). nous intéressent, mais ils possèdent deux Nous en donnons dans ce chapitre les principaux caractéristiques devant retenir notre attention : éléments utiles pour construire notre modèle - un modèle anthropologique simplifié, celui d’Etat. d’individus séparés et régis par une rationalité instrumentale, Conception du monde et puissance source - des propriétés d’autorégulation : ils sont régis par des lois qui permettent l’équilibrage autonome Pour Spinoza, toute chose est un assemblage du système. complexe d’éléments plus simples, ‘traversé’ par une puissance, c’est-à-dire une force ou une Cependant, la défaillance des prévisions énergie immanente – qui lui vient de l’intérieur - économiques en situation réelle et la survenue qui assure sa cohésion formelle et lui permet de effective des crises conduit à des interventions des continuer d’exister. L’EH est simplement un corps gouvernements qui échappent à la modélisation. d’une très grande complexité ; son esprit est par définition « l’idée du corps ». Fondamentalement, l’une des faiblesses des modèles économiques semble être leur modèle La source ultime, radicale de puissance est Dieu, anthropologique. au sens que Spinoza lui donne : Jean-Pierre Dupuy [1] défend néanmoins la « Deus sive natura »ii, souvent traduite par « Dieu, possibilité d’une autorégulation du système en c’est-à-dire la nature », qui signifie l’équivalence s’inspirant des théories de René Girard et en les entre Dieu et la nature. C’est une puissance rapprochant des thèses d’Adam Smith : nous exclusivement positive : elle produit, et laisse les pouvons trouver un équilibre collectif en choses évoluer jusqu’à leur destruction et leur supposant les individus animés par le désir renouvellement. mimétique, malgré la charge de violence Dieu exprime sa puissance à travers des attributs, passionnelle que celui-ci renferme. en nombre infini, dont deux sont accessibles à Afin de mieux représenter les passions humaines, l’EH : l’Etendue (ou univers matériel) et la il est également intéressant de faire un détour par Pensée, composée d’idées. la philosophiei. Ainsi, pour nous, ‘Dieu’ est une nature qui pense, Le modèle politique de Spinoza, tel qu’on peut le ou bien une pensée accessible à notre dégager du Traité politique (TP, [2]), présente entendement. cette même capacité d’autorégulation par le seul Nous désignerons dans la suite par D. la source de jeu des passions, mais avec une représentation des puissance, mais il s’agit de bien garder en tête passions qui nous semble plus aboutie que chez l’absence totale de transcendance attachée à ce Girard ou Smith. concept. Par celui-ci, Spinoza contourne les pièges du matérialisme comme de l’idéalisme, Ce modèle reprend les résultats de son ouvrage tout en plaçant l’EH dans une sorte d’espace majeur L’Ethique, notamment une généalogie des intelligible dont il participe. passions fondée sur le désir, très rigoureuse, dans Il vient que l’univers peut être vu, si on se place i Comme d’autres ont pu le faire avant nous ; voir dans le second attribut, comme une dynamique de notamment l’ouvrage collectif, dirigé par Yves Citton, la Pensée. Frédéric Lordon : « Spinoza et les sciences sociales, de ii la puissance de la multitude à l'économie des affects », Expression qui apparaît quatre fois dans Ethique, IVe 2010. partie. 9è édition des Entretiens du Risque 2 16 et 17 novembre 2021 à Paris
variation de puissance (on nomme cette idée S’agissant des choses (ou modes) produit(e)s par « affect »), et les images des choses extérieures D., dont les EH, nous parlerons : rencontrées au même moment ou bien l’idée de - dans l’Etendue, de corps dotés d’une puissance soi. d’agir ; - dans la Pensée, d’esprits habités d’une puissance Spinoza montre, en redéfinissant tout un de penser, mais il faut rester attentif à ce qu’il vocabulaire affectif analogue aux mots du langage s’agit de la même puissance, exprimées dans deux commun, que tous les affects dérivent de trois modalités différentes. affects fondamentaux : - le désir, qui est en fait, à la racine, le désir de la De cette conception de D. il découle qu’il n’existe puissance de vie, pas d’interaction entre le corps et l’esprit, ni de - la joie, qui est augmentation de puissance, libre arbitre qui supposerait de voir l‘EH comme - la tristesse, ou diminution de puissance. une sorte d’extériorité par rapport à la Natureiii. Le Tous les autres affects en dérivent en ce qu’ils corps est entièrement déterminé par les lois de sont une joie ou une tristesse rattachée à un objet l’Etendue (physique, chimie, etc.) et l’esprit (idée ou à des situations particulières. Par exemple : du corps) consiste en une idée de ce qui se passe L’amour est une joie qu’accompagne dans l’Etendue à partir de la conscience qu’il a l’idée d’une cause extérieure, des affections (i.e. des transformations) du corps, Et la haine est une tristesse y compris les perceptions sensorielles. qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. Spinoza parle de passion (ou affect passif) lorsque Spinoza insiste sur le fait que les idées ne sont pas l’affect est généré passivement par une cause « des peintures muettes sur un tableau » (cela, ce extérieure – en quelque sorte il nous vient et on le sont des images), mais qu’elles procèdent de subit. l’activité de la Pensée, ce sont des constructions de la Pensée, qui s’affirment d’elles-mêmes dans La théorie des passions s’appuie sur quelques les esprits. Définir adéquatement une idée, c’est principes : donc être capable de la produire mentalement, à - principe de plaisirv : l’EH poursuit les objets partir de ses causes, avec toutes ses propriétés – supposés sources de joie et tend à neutraliser celle-ci étant ainsi présente de toute éternité en D. l’effet des objets supposés sources de tristesse Ex : idée adéquate de la sphère : demi- (par la colère par exemple), cercle en rotation autour de son centre. - habitude (mémoire) : l’EH fait effort pour retrouver et stabiliser les conditions où la joie a De là, il est possible de penser le monde de façon été expérimentée, déterministe, ou plutôt d’accéder à la façon dont - imitation des affects : « […] de ce que nous D. le conçoit dans l’attribut Pensée, à partir imaginons une chose semblable à nous affectée d’idées adéquates. d’un certain affect, nous sommes affectés avec elle d’un affect semblable » Eth . III Spinoza démontrera à la fin de l’Eth. que Décrivant les fluctuations permanentes d’un affect l’entendement de D. – tel qu’il l’a conçu par la à l’autre et leurs interactions, Spinoza explique raison - n’est rien d’autre que la somme des l’ensemble des comportements humains entendements humains iv . couramment observés. Les passions humaines Le fonctionnement passif de type [affect // idée d’une cause extérieure] pose problème. D’une part L’EH pour Spinoza est un animal social : il vit en l’idée de l’objet accompagnant l’affect est basée société parmi les autres EH, recherche son utile sur des perceptions, des images à deux propre et il est exposé à des rencontres multiples dimensions et ne permet pas d’accéder à sa nature. avec les choses extérieures. Lors de celles-ci, fruit D’autre part, l’association de l’affect et de l’idée du hasard, il est naturellement affecté. de l’objet est fortuite ; on peut par exemple être Dans ce même contexte, l’esprit humain affecté de tristesse au moment de rencontrer une fonctionne en associant causalement l’idée de personne et développer par la suite une idée l’affection du corps, là où il y perçoit une négative de celle-ci. Enfin, nous mémorisons des enchaînements d’idées accidentels. iii Spinoza propose une autre conception de la liberté, que nous présenterons plus loin. v L’expression, à consonance freudienne, est de iv Voir Eth. V, 40, sc. Laurent Bove [5] et non de Spinoza 9è édition des Entretiens du Risque 3 16 et 17 novembre 2021 à Paris
Les EH sont ainsi amenés à développer des réorganisation globale de la pensée de tous, et à visions du monde contradictoires et conflictuelles. l’émergence d’une base commune (-> notions Ce n’est pas un donné pour l’EH que d’accéder à communes) à partir de laquelle les idées toute la puissance possible. s’affirment d’une façon adéquate. Cela n’est possible que s’il y a durant la délibération La quête de puissance i.e. de raison maintien du désir de penser, de vivre ensemble et recherche de l’utile commun. De façon pratique, Spinoza montre que le bonheur Une telle délibération peut également prendre ou le malheur dépendent de la nature des objets place dans l’esprit d’un seul EH en qui la fluidité sur lesquels se porte notre amourvi. de la pensée est maintenue. En général, les EH recherchent en priorité les biens suivants : plaisirs, honneurs, richesses. En variant les rencontres, tout en nous appuyant Ce sont des biens que nul ne peut posséder sur la raison, nous pouvons former de plus en plus entièrement, et que presque tous recherchent, si de notions communes. En partant d’idées bien que (imitation des désirs) ils sont comme adéquates, nous pouvons par le raisonnement en désignés par l’opinion et ne conviennent pas construire d’autres et les enchaîner comme la complètement avec notre nature. Nature le fait elle-même, et être de plus en plus gouverné par la raison plutôt que par les passions. Le problème se pose lorsqu’ils sont excessivement désirés, c’est-à-dire désirés comme Lorsqu’ils sont conduits par la raison, les EH en des fins et non comme des moyens. Ils fixent la quête de leur utile propre s’accordent (ou pensée, fascinée, qui fait des efforts pour les « conviennent »). acquérir, et ils empêchent de penser à autre chose. Nécessairement, ils s’appuient sur les affects, qui Ils finissent par se révéler contraires à notre désir : expriment les lois de notre nature commune. La - l’excès de plaisir conduit à la tristesse et au plupart du temps, nous les subissons comme des dégoût. contraintes, et alors ils nous asservissent, mais - les honneurs et les richesses apparaissent comme nous pouvons aussi les comprendre – « Un affect des parcelles de la puissance (comme nous le qui est une passion cesse d’être une passion sitôt verrons mieux dans la présentation du TP). Le que nous en formons une idée claire et distincte » désir de leur accumulation peut être sans limite et (Eth. V, prop. 3) – et apprendre à les ordonner en leur possession est incertaine ; elle conduit à la nous. La véritable puissance, celle de la sagesse, frustration, à la discorde entre les EH. consiste à faire jouer les lois de la Nature, dont nous sommes parties, tout en prenant place dans Spinoza cherche un autre type de bien, une joie ce monde dans le sens à augmenter notre plus profonde. puissance d’agir et de penser, i.e. notre joie. On ne peut pas échapper au déterminisme des La cause profonde de l’augmentation de puissance affects, et il n’est pas recommandé de chercher à est dans la synergie qui s’opère entre les EH, et se passer totalement des biens ordinaires. Le entre les EH et le monde. A partir de cet intérêt plaisir est bon, l’argent est nécessaire pour bien compris, ils développent naturellement des satisfaire ses besoins en société, l’ambition est un vertus de fermeté (fidélité à soi et à son désir) et aiguillon puissant vers la vertu ; mais il convient de générosité (développer l’amitié) et connaissent de les poursuivre comme des moyens pour la joie la plus forte. accéder à la vraie puissance et non comme des fins. La liberté Pour trouver le bien recherché, il s’agit, sans se retirer du monde, de tourner l’attention au-dedans La liberté chez Spinoza consiste à concevoir [du de soi. dedans] nos déterminismes (esprit), à les accompagner (corps) – en participant de la Rappelons-nous : l’entendement de D. est la dynamique commune de la nature. somme des entendements humains. En effet, chacun reçoit la réalité selon une perspective Spinoza reconnaît que peu de personnes peuvent particulière, un peu comme quand nous percevons parcourir le chemin qu’il a ouvert dans l’Ethique : chacun une façade différente d’un même « […] Si la voie que j'ai montré qui y conduit, immeuble. Le partage des pensées, le maintien paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on dans l’esprit des contradictions conduit à une entrer. […] Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare. » (Dernière phrase de l’Eth.). vi Voir notamment Eth. V, prop. 20, scolie. 9è édition des Entretiens du Risque 4 16 et 17 novembre 2021 à Paris
« Le sage », chez qui la raison domine, se conçoit - ses analyses antérieures, essentiellement l’Eth., par comparaison à « l’ignorant » (de la vérité), dont il considère qu’elles saisissent l’EH dans sa pour l’essentiel soumis à ses passions. vérité intemporelle (idées adéquates). Pourtant, préserver la possibilité de ce processus Spinoza retient trois régimes politiques d’émancipation (pour quelques-uns) et (pour tous) fondamentaux : monarchie, aristocratie, se laisser porter par son souffle sera au coeur de démocratie, qu’il cherche à stabiliser au mieux. sa réflexion sur l’Etat. L’étude de la démocratie a seulement pu être 4- Conception de l’Etat chez Spinoza initiée, mais celle des autres régimes est effectuée en cherchant à les équilibrer de sorte à ouvrir un L’ouvrage de base est cette fois le Traité politique processus de libération de la multitude, dont (TP). Spinoza y reprend les concepts développés l’esprit démocratique est le souffle. Nous verrons dans l’Eth. et, partiellement, ceux du Traité que nous pouvons inclure nos démocraties théologico-politique (TTP, [4]) pour les appliquer représentatives dans ces analyses. La démocratie à L’Etat. Nous en extrayons dans ce chapitre les véritable, aboutissant à la disparition de l’Etat, en principaux éléments utiles pour construire notre serait en quelque sorte l’achèvement. modèle d’Etat. Le transfert réversible de puissance, de la Les êtres humains (EH) comme ils sont multitude à la souveraineté (Ŝ) Au moment où il écrit le TP, Spinoza, bouleversé L’Etat est un ensemble d’individus qui se par la violence de la foule lors du renversement de rassemblent parce qu’ils se sentent trop faibles la République des Provinces-Unies (Pays-Bas), pour vivre seuls, pour se protéger et pourvoir à constate que le vrai pouvoir réside dans le tous leurs besoins. Les passions comme la raison rassemblement des puissances individuelles, qu’il conduisent les EH, animaux sociaux, à cette nomme « multitude ». Ce terme décrit une masse solution. fluide d’individus, qui n’est ni une foule ni un ensemble de personnes autonomes, susceptible de Cependant, la vie collective dans l’état de nature, se rassembler et de se diviser sous différentes entre des EH pour l’essentiel soumis aux passions, formes. Elle est composée d’EH et, en tant que tourne vite à la lutte de tous contre tous. tels, soumis aux passions décrites dans l’Eth. et C’est pourquoi la multitude consent à céder une mus par le désir d’augmenter leur puissance. part de sa puissance à une souveraineté (Ŝ) (monarque, familles d’aristocrates, représentants Spinoza insiste sur le fait qu’il s’intéresse aux EH élus) en échange de son gouvernement. comme ils sont, et non comme on voudrait qu’ils Ce qu’elle délègue à Ŝ, c’est ce qu’elle ne soient. parvient pas à accomplir directement : décider, Il s’oppose par là aux philosophes idéalistes, qui expédier rapidement les affaires communes. conçoivent des utopies impossibles à mettre en pratique ; leur cité idéale, supposant généralement Finalement, elle attend de cette organisation des EH rationnels et dénués d’affects, peut satisfaction de ses besoins et sécurité, et plus seulement être imposée par la violence, et conduit fondamentalement augmentation de sa puissance. aux tyrannies. A l’inverse, les politiques disposant de Spinoza réfute la théorie du contrat social, par l’expérience du pouvoir, ont une vision souvent laquelle la multitude cèderait entièrement sa pessimiste de la multitude. Ils la craignent ses souveraineté sur la base d’un contrat à passions et cherchent à la soumettre, ce qui respecterviii. D’une part, cela supposerait des conduit à l’asservir « comme du bétail » - et citoyens libres et rationnels et d’autre part un finalement à la rendre encore plus dangereuse. souverain attaché à sa parole, ce qui n’est pas vérifié par l’expérience. La méthode de Spinoza consiste à s’appuyer sur : - les expériences passées, dont il pense qu’elles Chez Spinoza, la puissance de l’Etat réside dans ont « déjà indiqué toutes les formes d’État les affects communs, si bien que le transfert de capables de faire vivre les hommes en bon accord souveraineté n’est jamais définitif ni total. et tous les moyens propres à diriger la multitude ou à la contenir en certaines limites »vii, Il s’agit d’une évolution importante de la pensée de viii vii TP, Ch I, 3 Spinoza, entre le TTP et le TP. 9è édition des Entretiens du Risque 5 16 et 17 novembre 2021 à Paris
Chacun, et tous ensemble, conservent leur etc. La superstition puis la religion en découle : puissance d’agir, de se conserver, de faire les ‘signes de la parole divine’ deviennent alliance, et donc de renverser le pouvoir en place croyances et mythes ; l’incertitude des lorsque celui-ci ne leur offre plus les avantages interprétations est compensée par la rigidité du attendus. S’il existe un pacte social, il est écrit en culte et des rites. « droit naturel » et mouvant comme les passions Lorsque la multitude est gagnée par la crainte, elle communes. tend, dans son égarement, à chercher un homme fort capable de la rassurer. Des tyrans profitent L’algèbre des passions collectives (Annexe 1) ainsi des climats de terreur pour asservir la La grande majorité de la multitude est gouvernée multitude. La crainte est alimentée par la par les affects plutôt que par la raison. Ce qui unit désignation d’ennemis extérieurs et une les EH mus par les passions, plutôt que la raison, organisation guerrière. ce sont les passions communes. Dans ce climat affectif, le rapport à la loi est basé Par affect commun, il faut entendre deux sur la crainte du châtiment. La liberté de parole dimensions partagées : l’imitation de l’affect entre est réprimée. La puissance véritable des hommes, les EH, et son association à une cause extérieure, objet de crainte réciproque de la part du pouvoir, présentée à tous. Les passions communes amènent est étouffée. les individus à se conduire face aux dirigeants Pour Spinoza, une telle cité « […] où la paix « comme un seul homme », mais aussi à s’opposer [entre deux guerres] n’a d’autre base que l’inertie à d’autres groupes (division de l’Etat). des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce Spinoza retient essentiellement trois passions n’est plus une cité, c’est une solitude ». TP, V, 4 communes : - la crainte, définie comme une « tristesse Espoir inconstante née de l’idée d’une chose future ou La crainte et l’espoir, associés à des événements passée de l’issue de laquelle nous doutons en incertains, sont liés : qui craint un événement a quelque mesure » ix toujours espoir qu’il n’arrive pas, et inversement – - l’espoir : « joie inconstante née de l’idée d’une les deux affects sont réversibles. chose future ou passée de l’issue de laquelle nous Le basculement de la crainte vers l’espoir suppose doutons en quelque mesure »x le dégel des relations entre l’EH et son - le désir de se venger d’un préjudice ; l’affect environnement, entre la multitude et la Ŝ – commun en jeu est l’indignation. . également un espoir de capter une part de la A chaque passion dominante, correspond un puissance telle que la multitude l’imagine, c’est-à- ‘climat social’. dire de participer à la puissance de l’Etat (au sens large), à celle de D. Il est important de rappeler que lorsque Spinoza Les citoyens peuvent se lancer dans la poursuite parle d’affects, il parle de puissance (cf. déf. de la des honneurs, des statuts, des richesses. La joie et de la tristesse, §3). Si l’on parvient à rester multitude peut espérer, en retour de sa jusqu’au bout dans son formalisme, l’algèbre des collaboration à la vie de la cité, des bienfaits. passions est une algèbre des puissances – ce qui autoriserait une analyse quantitative plus poussée Frédéric Lordon [6], à partir du TP, propose une que nous ne pourrons la faire ici. genèse de l’Etat en trois couches : 1) sous l’effet de la crainte commune, mise en Crainte place d’un ordre théologique, dont les institutions La crainte semble le premier affect suscitant majeures sont les Eglises, l’union des EH. 2) prise du pouvoir par un roi se réclamant de la Ils s’unissent par crainte de la solitude et des puissance divine et instauration de nouvelles agressions du monde extérieur. institutions, elles-mêmes engendrant de nouveaux Exposé aux éléments et aux groupes, l’individu affects – crainte pour assurer le maintien de tend à voir les êtres qui l’entourent sous l’aspect d’ordre, et/puis espoir, pour libérer les puissances du danger ; chez les EH, il voit en premier lieu individuelles, « les vices ». 3) apparition de la monnaie comme symbole Il imagine la puissance de D. dans les sautes unifié de la richesse, d’abord frappée à l’effigie du d’humeur de la Nature : tempêtes, séismes, fléaux, roi, puis s’émancipant de l’image de celui-ci, et intensification des échanges. Cela suppose au ix Ethique III, définition des affects, 13 préalable des institutions assurant une sécurité x Ethique III, définition des affects, 12 9è édition des Entretiens du Risque 6 16 et 17 novembre 2021 à Paris
minimale ; les institutions monétaires peuvent puissance. Mais dans sa forme collective, au apparaître. moment du soulèvement, il convient d’en revoir le Finalement, un réseau complexe d’institutions sens : la multitude reprend possession de la (Eglises, Ecoles, famille, …) est tissé, où les puissance qu’en fait elle a toujours eu et par relations – parents/enfants, professeurs/élèves, etc. laquelle elle reconstitue le lien social – elle peut - sont gouvernées par les affects. être vue comme une force positive, et non fondamentalement désir de détruire. L’affect d’espoir est entretenu par les échanges La Ŝ, sauf aveuglement, sait bien que entre les citoyens ; il est dominant dans le cas l’indignation est une épée de Damoclès d’une société marchande où on laisse les désirs constamment présente et elle la craint. s’exprimer et où on cherche la satisfaction du plus Cependant, Spinoza met en garde contre la grand nombre. violence collective : le tyran renversé laisse place L’individu tend à voir les individus qui à un autre tyran, appelé aux commandes par un l’entourent via leur potentiel d’amitié. Des peuple désemparé, plus dur encore, et la multitude réunions, des projets communs s’organisent. retombe dans la servitude – cela tant que les L’obéissance à la loi tend à favoriser la phénomènes ne sont pas compris. récompense, par rapport à la crainte du châtiment, en particulier continuer à bénéficier des bienfaits Tout l’art du pouvoir est de capter les affects de la vie commune, et l’activité est motivée par communs, où réside la seule vraie puissance, et de l’espoir de gain. La religion s’assouplit. les diriger à son profit : « Je dis qu’un homme en a un autre sous son Pour autant, la société marchande organisée pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui autour de l’affect commun d’espoir n’est pas a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de stable. Elle est basée sur les passions humaines. s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la La poursuite mimétique des honneurs, de l’argent, crainte, ou enfin quand il se l’est tellement des plaisirs conduit à des inégalités majeures : attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir domination, tendance à l’oisiveté et aux plaisirs aux volontés de son bienfaiteur de préférence aux fastueux des uns, asservissement et misère des siennes propres et vivre à son gré plutôt qu’au autres, si bien que les EH sont vus sous l’aspect sien.[…] ces sentiments disparus, l’esclave des « vices des temps de paix ». Des lois visant à redevient son maître. » TP, Chap II, 10 la répression de ces vices conduisent à les exciter Tant que la multitude croit que sa puissance réside davantage en suscitant le désir de transgression – dans des éléments extérieurs qui la fascinent cf. lois somptuaires ou, plus près de nous, période (divinité transcendante, honneurs, argent en tant de la prohibition - et finalement un régime que parcelles du pouvoir à accumuler), elle vit sur autoritaire fondé sur la crainte tend à se mettre en un imaginaire et son indignation elle-même est place (voir Annexe 1). manipulable. L’ancrage dans la raison seul permet de sortir de Indignation cet enfermement. L’affect d’indignation est défini par Spinoza par : « Haine pour une personne qui fait du mal à une La régulation des passions collectives par la autre ». Eth. III, déf. des affects, 20 raison (Annexe 2) Elle procède de l’imitation de l’affect de tristesse de la victime. La raison n’élimine pas les affects, mais elle les comprend (cf. Eth.). Nous pouvons encore Tant que les méfaits du souverain sont limités ou illustrer cela en observant les relations discrets, chacun éprouve la haine du pouvoir dans interpersonnelles : les distances entre les EH se l’impuissance de sa solitude. Mais lorsqu’ils règlent à partir de la crainte, à travers laquelle on deviennent nombreux et hantent les conversations, cherche à se protéger, de l’espoir, basé qu’une la crainte commune se change en indignation joie qui nous rapproche, et par l’indignation, par collective : chacun réalise qu’il n’est pas seul en laquelle on affirme son espace privé. face du pouvoir et une résistance s’organise [7]. Ce qui permet de maîtriser la logique passionnelle, ce n’est pas la répression des affects L’indignation collective s’étend lorsqu’il y a mais leur accompagnement et la possibilité d’un faillite du pouvoir qui conduit à la misère du retour à un état moyen de fluidité, où la raison peuple ou à sa maltraitance. peut s’exercer. Cela se fait en allant chercher la Dans l’Eth., Spinoza définit l’indignation comme puissance au-dedans de soi, en comprenant les une haine, c’est-à-dire une tristesse, une perte de passions comme des propriétés de notre nature 9è édition des Entretiens du Risque 7 16 et 17 novembre 2021 à Paris
commune (et non des vices) et en cultivant, à un climat de crainte ; entre deux guerres, le naturellement, l’amitié avec les autres individus. calme social n’est pas une paix que la multitude affirmerait mais « une absence de guerre ». La raison de l’Etat, ce sont ses institutions. Celles- Afin d’orienter le mode de gouvernement vers le ci doivent être conçues pour permettre à l’Etat de maintien de la paix, Spinoza recommande de développer sa puissance, et lorsque celle-ci rendre la guerre défavorable aux dirigeants: s’exprime au travers des passions communes, de conditionner la possibilité de s’enrichir à la les ramener vers l’équilibre. poursuite des affaires, et celle d’accéder aux En rassemblant les éléments disséminés dans honneurs à la construction d’une carrière dans la l’œuvre de Spinoza, essentiellement dans le TP, durée (par opposition à la gloire militaire rapide), nous pouvons tenter d’identifier les propriétés veiller à ce que l’interdépendance des échanges régulatrices dont l’Etat doit être doté : rende solidaires les membres des assemblées dirigeantes, empêcher l’enrichissement par la 1) cultiver le terreau de la puissance de la guerre (en jouant sur le statut et la rémunération multitude : l’amour du vivre ensemble (ou des militaires). « amour de la patrie »). Le climat fondamental de « joie partagée » (même Mais ces digues, efficaces en temps normal, incertaine comme dans l’espoir) est très important peuvent céder en cas d’événement très grave pour favoriser les interactions entre les citoyens, provoquant la terreur de la population : ennemi pour maintenir le désir de dialogue et de aux portes du pays et autres « crises extrêmes de consensus en cas de conflit d’intérêt, pour susciter l’Etat » TP, X-10. La multitude, en proie à la dans la multitude le sentiment de sa puissance. panique, n’est plus gouvernable par les menaces Ce climat de joie partagée est soutenu par la et tend à se jeter dans les bras d’un tyran confiance. charismatique, en particulier par ses faits de La confiance est un affect commun qui naît guerre, capable de capter et d’alimenter les lorsque l’interaction entre la multitude et la Ŝ passions à son profit. répond, d’expérience, aux attendus – ce qui Spinoza pointe la nécessité d’anticiper ces suppose un Etat efficace - et permet de sortir (en situations de crise, afin de les prévenir et partie) de l’incertitude qui caractérise l’espoir et la d’immuniser les institutions contre le risque de crainte et de s’engager davantage dans des projets prise de pouvoir par une faction non communs. Elle favorise l’appropriation de représentative de l’ensemble de la multitude, en mesures politiques difficiles, par lesquelles nous activant des contre-pouvoirs. devons renoncer à des biens par anticipation d’un bien plus grand, et plus généralement la vision de 4) représenter la multitude dans sa diversité par un long terme. jeu de contre-pouvoirs Il faut limiter la possibilité qu’un EH ou un 2) respecter les équilibres durables : coutumes, groupe minoritaire dans la balance des opinions habitudes. puisse accéder au pouvoir et gouverner, car elle Spinoza insiste sur la nécessité de prendre acte entraîne la tyrannie. des coutumes et habitudes, tissées de passions, inhérentes aux peuples et de les intégrer dans la Pour Spinoza, les EH relèvent tous d’une égale conception de l’Etat, car elles assurent la cohésion nature, tous soumis aux passions, et il faut les de la société. réunir. Cependant, il s’agit de comportements durables et Un EH seul ne peut pas prétendre détenir la raison non éternels. Il convient donc de les faire évoluer, à plein temps, quand bien même il serait un roi ou lorsque les opportunités se présentent, dans le réputé être un sage. Les membres de la plèbe sens de la raison, en ordonnant mieux les affects – peuvent accéder aux charges de l’Etat aussi bien plutôt que se tourner vers d’autres peuples pour en que les gens de savoir ou de culture, imprégnés de faire des modèles. vanité et d’orgueil, à condition de posséder une certaine maîtrise des passions et la compétence 3) Inverser la tendance au glissement de l’espoir dans leur domaine d’aptitude. vers la crainte La raison, dans sa continuité, naît du nombre, du Une condition forte posée par Spinoza est mélange des opinions, au cœur des conflits d’imposer comme fin au régime le désir de paix. d’intérêt, et cela d’autant mieux que toutes les Le climat de paix est favorable aux réalisations tendances sont représentées et qu’est maintenu le humaines : production des réponses à nos besoins, désir de vivre ensemble : vie de l’esprit. Au contraire, la guerre est associée 9è édition des Entretiens du Risque 8 16 et 17 novembre 2021 à Paris
« […]en délibérant, en écoutant et en discutant, sorte que « l’esprit du vulgaire associe à toute […] ils finissent par trouver ce qui remporte joie l’idée de l’argent pour cause » xi . l’approbation de tous et auquel personne n’avait Considérant que le plus grand nombre ne sera pensé auparavant. » TP, IX, 14 jamais gouverné directement par la raison, et donc La solution retenue (décision, réforme, projet de que ‘ces phares’ continueront de briller, Spinoza loi, ..) n’appartient à personne, personne ne peut recommande de donner aux passions « utiles au s’en revendiquer l’auteur ; l’Etat s’auto-organise bien public » un débouché au sein de l’Etat ; il par le fait de sa puissance rassemblée. s’agit de favoriser l’amour de la liberté, compris par tous comme désir de vivre « selon sa Les pare-feux à la personnalisation ou à la complexion » (fut-elle passionnelle), l’amour de captation minoritaire du pouvoir sont de deux l’argent, en faisant accéder aux honneurs celui qui catégories : accroît honnêtement sa fortune et en maintenant, - la Ṡ est composée d’assemblées suffisamment chez tous les EH capables, par des assemblées nombreuses et représentatives, dirigeantes assez nombreuses, l’espoir d’accéder - chaque partie de la Ṡ est contrôlée par une autre aux charges les plus prestigieuses de l’Etat . susceptible de neutraliser les séditieux. Par contre, Spinoza proscrit le fait d’attribuer à un EH des honneurs extraordinaires, durant sa vie ou 5) neutraliser les sources de puissance extérieure après sa mort (statues) afin de ne pas en faire une qui fascinent la multitude et ramener les passions sorte d’icône exploitable par ses descendants de vers le bien public façon non productive, et de maintenir l’égalité La multitude fascinée par l’illusion de puissances entre les EH. qui rayonneraient du dehors (transcendance) se Le comportement asymptotique, c’est faire notre détourne de sa propre puissance (immanente). devoir parce que nous le voulons, et non parce Les sources de puissance extériorisées le sont par que la Ŝ, par décret, confirmerait et l’imagination, ce sont des idées inadéquates de la récompenserait notre vertu. puissance réelle, naturelle, des croyances qui tirent leur pouvoir d’un consensus d’opinion, Ainsi cadrée, la poursuite des symboles de comme des phares fixant l’attention et canalisant puissance, parcelles de la puissance imaginée, les désirs – via des affects de crainte (d’être stimule l’activité productive et vient alimenter la détruit) ou d’espoir (de capter tout ou partie de puissance de l’Etat, de sorte que c’est bien la cette puissance). puissance de la multitude qui globalement, par le jeu des passions et de la raison, s’accroît de façon La première illusion transcendante est la immanente. superstition, surtout quand elle devient religion. Spinoza, dans le TTP, cherche à limiter le champ 6) limiter les excès des passions par des lois de la superstition, par une analyse historique des raisonnables et par la correction des inégalités textes sacrés (Bible). Quelle que soit le climat affectif du régime, il est Il défend l’utilité de la religion pour régler les cadré par les lois. conduites humaines en démontrant que le message Les lois sont, fondamentalement, une opposition universel des prophètes tient essentiellement dans de la multitude à des comportements individuels la pratique de la justice et de la charité ; il nuisant à autrui, déléguée à la police –mais la reconnaît dans le message du Christ d’amour du multitude est toujours derrière la police. prochain, dépouillé de ses miracles, une vérité première. Cependant, chez l’ignorant, la loi est d’abord Cependant, il ajoute que ces mêmes vérités sont l’expression de la force publique, elle est perçue accessibles par la raison, par l’effort de la pensée. comme limitante, et il obéit à cette contrainte par Il cherche dans le TP à subordonner toute pratique crainte des sanctions, ou dans l’espoir d’un gain religieuse à la concorde et l’amour de la patrie et de puissance indirect (par ex. reconnaissance de pose des limites strictes à celles qui auraient une son honnêteté et accès aux bienfaits de la vie emprise sur l’espace public. commune) ; mais la crainte peut facilement se changer en indignation, et conduire à l’instabilité Les objets extérieurs symbolisant la puissance du régime (voir infra). sont les honneurs et les richesses – surtout l’argent, « véritable abrégé de toutes choses », de Le sage obéit aux lois par la raison, en les intériorisant comme une expression de la majorité. xi Eth. IV, appendice, chap. 28, 9è édition des Entretiens du Risque 9 16 et 17 novembre 2021 à Paris
Il sait que la puissance dont il dispose et dont il richesses (par la fiscalité ou autre retombée vers la jouit, c’est d’abord la puissance permise par la loi multitude). (droit commun) – très supérieure à celle qu’il La fine pointe de la multitude indignée, ce sont les aurait sans elle (dans la solitude ou le chaos). Elle sages, des citoyens émancipés du conformisme et est sa règle de vie en société. du suivisme ambiants, qui sont les premiers à Cependant, le cas échéant, il exprime son subir les effets de la répression de la libre désaccord par la parole, dans le cadre du débat expression de tous, et qui la dénoncent souvent au démocratique, participant à l’évolution des lois ; risque de leur vie, puisque pour eux la vie tient au Spinoza défend la liberté d’expression. processus d’émancipation de l’esprit. C’est d’abord pour ces quelques EH libres, capables de Pour tous, les lois doivent laisser ouverte la comprendre sa philosophie, comptant sur leur possibilité de leur interprétation rationnelle, de effet d’entraînement, que Spinoza écrit. leur intériorisation – ce qui est impossible si elles choquent par leur brutalité ou par leur arbitraire. 8) permettre l’expression et le développement de Au contraire, la loi doit être un guide : en la sagesse (de la raison) s’appuyant sur les connaissances et en cherchant à L’accès à la sagesse, c’est l’accès à sa véritable les accorder avec les aptitudes propres des puissance : puissance d’agir et de produire, personnes, elle vise à rendre chacun responsable. puissance de penser. Il suppose le rapprochement Une société d’EH raisonnables est une société où des EH, le retournement de l’attention vers le la complexité des interactions et la puissance de dedans de soi et s’accommode mieux d’un climat l’Etat sont les plus grandes, et où la loi est inutile. d’espoir que de crainte. L’exercice de la raison renforce et ancre ce climat de joie dans Quant aux passions canalisées par la puissance l’immanence : joie de produire (ressentie) et publique (amour de l’argent, …), elles ne le sont satisfaction de soixii sont la récompense naturelle que partiellement ; il faut en corriger les de notre activité. débordements, en particulier le creusement des inégalités de richesse et de statut, car ils divisent Les institutions doivent être conçues de façon à la multitude et alimentent l’indignation. favoriser ce retournement vers le dedans, vers la compréhension des causes véritables de la 7) faire évoluer l’indignation vers l’esprit de puissance jusqu’à « relever de son propre droit », résistance ce qui est le propre de l’EH libre. L’indignation est ambivalente. « La foule est Il en est ainsi de la loi, à laquelle le sage obéit par terrible quand elle est sans crainte » Eth.IV, 54, amour du vivre ensemble, et non mené par la sc. Cependant, c’est par elle que la multitude crainte ou l’espoir. Chez le délinquant ou le reprend contact avec sa puissance lors des criminel, la sanction doit être considérée comme soulèvements collectifs. la possibilité d’un retour vers le dedans, vers la C’est pourquoi Spinoza souhaite prévenir les compréhension de ses actes. explosions de violence en canalisant mieux L’indignation elle-même, quand elle est mobilisée l’indignation. comme une force de résistance positive aux abus D’une part en veillant à ce que l’Etat soit de pouvoir et surtout à la dépossession de soi, est gouverné par la raison, et donc que les dirigeants une expression de la raison, face obscure de la comprennent que leur puissance est celle de la parole du sage quand celle-ci est étouffée. multitude. D’autre part, en infusant dans la Sur ce chemin, il importe que la multitude ne voit population l’amour de la paix, de la sécurité, de la pas les institutions d’en haut, comme une liberté de sorte à associer ces valeurs, ces images puissance extérieure, mais comme l’émanation de de la vraie puissance à son indignation le moment sa propre puissance. venu. Enfin, en armant la multitude, de sorte qu’elle soit rapidement apte à réagir aux excès du Pour cela, l’Etat doit être guidé par la raison ; en pouvoir. particulier, sa vision de l’avenir, afin de donner L’indignation ainsi agit comme un contre-pouvoir tout leur poids dans le processus de décision aux de la Ŝ, qui dispose celle-ci à l’écoute vigilante de événements futurs devant nécessairement arriver – la multitude. Celle-ci se traduit par des mesures visant à corriger les déséquilibres qui se manifestent du fait des rapports de pouvoir dans la Par définition : « Joie née de ce que l’homme se xii société : réformes des institutions visant à considère lui-même et sa puissance d’agir ». Eth. III, revaloriser tel ou tel groupe, redistribution des déf. des affects, 25., qui est la plus haute forme de joie. 9è édition des Entretiens du Risque 10 16 et 17 novembre 2021 à Paris
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