Equilibre des institutions et jeu des affects dans un modèle de gestion de crise

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Equilibre des institutions et jeu des affects dans un modèle de gestion de crise
Equilibre des institutions et jeu des affects dans
           un modèle de gestion de crise
                                                 Eric Barbay
                                     Ministère de la transition écologique

Résumé                                                     a donné lieu à des développements conceptuels
Cet article a pour contexte la gestion des crises          dans le cadre du projet SANCTUM.
au sein des services de l’Etat. Le centre de crise         L’entité de base du modèle SANCTUM est une
du ministère de la transition écologique est doté          organisation en crise, qui peut être un ministère,
d’une fonction anticipation, qui a pour charge             un ou plusieurs établissements publics, une
de produire des projections, sous forme de                 entreprise, etc. dotés de valeurs, dont les objectifs
scénarios d’évolution de la situation de crise en          sont contrariés ; l’analyse des risques appliquée
cours ; ceux-ci constituent des éléments d’aide à          aux différents niveaux concernés vise à élaborer la
la décision pour la direction de crise.                    stratégie de réponse.
Dans ce cadre, le service du haut fonctionnaire
de défense et de sécurité a développé une                  Dans cet article, nous proposons d’élargir ce
méthode d’anticipation basée sur l’analyse des             propos.
risques.                                                   Au cours d’une crise, nous considérerons que
Dans cet article, nous chercherons à compléter             l’organisation en crise est en réalité l’Etat, à
cette méthode en construisant un modèle                    considérer comme un système dont les institutions
susceptible de représenter de façon simplifiée             sont touchées successivement. Il s’agit alors
l’Etat et d’élucider la dynamique de crise. Le but         d’élucider la dynamique de crise, pour ensuite
est d’identifier les grandes institutions qui              appliquer l’analyse des risques au niveau des
seront, au fil de la crise, concernées, et donc sur        institutions qui seront mobilisées par la crise, en
lesquelles il serait pertinent d’appliquer                 gardant un œil sur l’ensemble du système.
l’analyse des risques.                                     L’objet de l’article est de proposer l’ébauche d’un
Ce modèle sera fondé sur les écrits politiques de          tel modèle de l’Etat.
Spinoza. Nous justifierons ce choix et nous                Ce modèle simplifié sera fondé sur la pensée de
présenterons les grandes lignes de sa pensée               B. de Spinoza, donc sur le jeu des affects plus que
(essentiellement l’Ethique et le Traité politique)         sur les valeurs. Au préalable, nous justifierons le
nécessaires à la conception du modèle.                     choix de ce philosophe, et nous présenterons les
Finalement, nous analyserons des crises                    grandes lignes de sa pensée, en essayant de
récentes à l’aune de cet outil, dans une                   dépasser les raccourcis séduisants, fréquents chez
perspective d’anticipation.                                ses vulgarisateurs – noter que cela nous amènera
                                                           tout au long de l’article à utiliser un vocabulaire
                                                           assez inhabituel dans les travaux scientifiques.
1- Position du problème :                                  Nous chercherons à appliquer le modèle à des
                                                           crises récentes afin d’en vérifier la pertinence.
Cet article a pour contexte la gestion des crises au       Cela signifie décrire les phénomènes en jeu, en
sein des services de l’Etat.                               montrant que leur enchaînement répond à une
                                                           logique qu’il est possible d’anticiper, à des fins
Le centre de crise du ministère de la transition           d’aide à la décision. Pour éviter toute confusion,
écologique est doté d’une fonction anticipation ;          précisons que notre démarche ne relève pas du
celle-ci produit des projections, sous forme de            retour d’expérience où on chercherait en premier
scénarios d’évolution de la situation de crise en          lieu à analyser les actions des acteurs.
cours, qui constituent des éléments d’aide à la
décision pour la direction de crise.                       2- Construire un modèle d’Etat : pourquoi
Dans ce cadre, le service du haut fonctionnaire de         Spinoza ?
défense et de sécurité du ministère de la transition
écologique     a     développé      une    méthode         Le modèle doit s’appliquer à des crises
d’anticipation basée sur l’analyse des risques. Elle       susceptibles d’induire un désordre social et une
                                                           réponse politique. Postuler son existence, c’est
considérer      qu’on    peut      représenter     le          laquelle nous retrouvons, plusieurs siècles avant
fonctionnement du système, c’est-à-dire l’Etat au              René Girard, le phénomène d’imitation des
sens de l’ensemble de la société et ses institutions           affects. Il intègre aussi les effets de coopération
(soit l’Etat dans un sens élargi), en identifiant ses          qui peuvent naître des interactions des acteurs.
lois d’évolution.                                              Au-delà de notre étude, il est susceptible d’une
Sur quelles bases théoriques s’appuyer pour                    approche quantitative.
décrire ainsi la dynamique du système ‘Etat’ ?

Les modèles les plus aboutis pour représenter la               3- La théorie des passions chez Spinoza
dynamique globale des sociétés sont les modèles
économiques.                                                   L’ouvrage de base pour comprendre la vision de
Leur échelle de travail et leur domaine                        l’être humain (EH) chez Spinoza est l’Ethique
d’application ne correspondent pas aux crises qui              (Eth., [3]).
nous intéressent, mais ils possèdent deux                      Nous en donnons dans ce chapitre les principaux
caractéristiques devant retenir notre attention :              éléments utiles pour construire notre modèle
- un modèle anthropologique simplifié, celui                   d’Etat.
d’individus séparés et régis par une rationalité
instrumentale,                                                 Conception du monde et puissance source
- des propriétés d’autorégulation : ils sont régis
par des lois qui permettent l’équilibrage autonome             Pour Spinoza, toute chose est un assemblage
du système.                                                    complexe d’éléments plus simples, ‘traversé’ par
                                                               une puissance, c’est-à-dire une force ou une
Cependant, la défaillance des prévisions                       énergie immanente – qui lui vient de l’intérieur -
économiques en situation réelle et la survenue                 qui assure sa cohésion formelle et lui permet de
effective des crises conduit à des interventions des           continuer d’exister. L’EH est simplement un corps
gouvernements qui échappent à la modélisation.                 d’une très grande complexité ; son esprit est par
                                                               définition « l’idée du corps ».
Fondamentalement, l’une des faiblesses des
modèles économiques semble être leur modèle                    La source ultime, radicale de puissance est Dieu,
anthropologique.                                               au sens que Spinoza lui donne :
Jean-Pierre Dupuy [1] défend néanmoins la                      « Deus sive natura »ii, souvent traduite par « Dieu,
possibilité d’une autorégulation du système en                 c’est-à-dire la nature », qui signifie l’équivalence
s’inspirant des théories de René Girard et en les              entre Dieu et la nature. C’est une puissance
rapprochant des thèses d’Adam Smith : nous                     exclusivement positive : elle produit, et laisse les
pouvons trouver un équilibre collectif en                      choses évoluer jusqu’à leur destruction et leur
supposant les individus animés par le désir                    renouvellement.
mimétique, malgré la charge de violence                        Dieu exprime sa puissance à travers des attributs,
passionnelle que celui-ci renferme.                            en nombre infini, dont deux sont accessibles à
Afin de mieux représenter les passions humaines,               l’EH : l’Etendue (ou univers matériel) et la
il est également intéressant de faire un détour par            Pensée, composée d’idées.
la philosophiei.                                               Ainsi, pour nous, ‘Dieu’ est une nature qui pense,
Le modèle politique de Spinoza, tel qu’on peut le              ou bien une pensée accessible à notre
dégager du Traité politique (TP, [2]), présente                entendement.
cette même capacité d’autorégulation par le seul               Nous désignerons dans la suite par D. la source de
jeu des passions, mais avec une représentation des             puissance, mais il s’agit de bien garder en tête
passions qui nous semble plus aboutie que chez                 l’absence totale de transcendance attachée à ce
Girard ou Smith.                                               concept. Par celui-ci, Spinoza contourne les
                                                               pièges du matérialisme comme de l’idéalisme,
Ce modèle reprend les résultats de son ouvrage                 tout en plaçant l’EH dans une sorte d’espace
majeur L’Ethique, notamment une généalogie des                 intelligible dont il participe.
passions fondée sur le désir, très rigoureuse, dans
                                                               Il vient que l’univers peut être vu, si on se place
i
 Comme d’autres ont pu le faire avant nous ; voir
                                                               dans le second attribut, comme une dynamique de
notamment l’ouvrage collectif, dirigé par Yves Citton,         la Pensée.
Frédéric Lordon : « Spinoza et les sciences sociales, de
                                                               ii
la puissance de la multitude à l'économie des affects »,        Expression qui apparaît quatre fois dans Ethique, IVe
2010.                                                          partie.
9è édition des Entretiens du Risque                        2                      16 et 17 novembre 2021 à Paris
variation de puissance (on nomme cette idée
S’agissant des choses (ou modes) produit(e)s par             « affect »), et les images des choses extérieures
D., dont les EH, nous parlerons :                            rencontrées au même moment ou bien l’idée de
- dans l’Etendue, de corps dotés d’une puissance             soi.
d’agir ;
- dans la Pensée, d’esprits habités d’une puissance          Spinoza montre, en redéfinissant tout un
de penser, mais il faut rester attentif à ce qu’il           vocabulaire affectif analogue aux mots du langage
s’agit de la même puissance, exprimées dans deux             commun, que tous les affects dérivent de trois
modalités différentes.                                       affects fondamentaux :
                                                             - le désir, qui est en fait, à la racine, le désir de la
De cette conception de D. il découle qu’il n’existe          puissance de vie,
pas d’interaction entre le corps et l’esprit, ni de          - la joie, qui est augmentation de puissance,
libre arbitre qui supposerait de voir l‘EH comme             - la tristesse, ou diminution de puissance.
une sorte d’extériorité par rapport à la Natureiii. Le       Tous les autres affects en dérivent en ce qu’ils
corps est entièrement déterminé par les lois de              sont une joie ou une tristesse rattachée à un objet
l’Etendue (physique, chimie, etc.) et l’esprit (idée         ou à des situations particulières. Par exemple :
du corps) consiste en une idée de ce qui se passe                      L’amour est une joie qu’accompagne
dans l’Etendue à partir de la conscience qu’il a             l’idée d’une cause extérieure,
des affections (i.e. des transformations) du corps,                    Et la haine est une tristesse
y compris les perceptions sensorielles.                      qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure.
                                                             Spinoza parle de passion (ou affect passif) lorsque
Spinoza insiste sur le fait que les idées ne sont pas        l’affect est généré passivement par une cause
« des peintures muettes sur un tableau » (cela, ce           extérieure – en quelque sorte il nous vient et on le
sont des images), mais qu’elles procèdent de                 subit.
l’activité de la Pensée, ce sont des constructions
de la Pensée, qui s’affirment d’elles-mêmes dans             La théorie des passions s’appuie sur quelques
les esprits. Définir adéquatement une idée, c’est            principes :
donc être capable de la produire mentalement, à              - principe de plaisirv : l’EH poursuit les objets
partir de ses causes, avec toutes ses propriétés –           supposés sources de joie et tend à neutraliser
celle-ci étant ainsi présente de toute éternité en D.        l’effet des objets supposés sources de tristesse
       Ex : idée adéquate de la sphère : demi-               (par la colère par exemple),
       cercle en rotation autour de son centre.              - habitude (mémoire) : l’EH fait effort pour
                                                             retrouver et stabiliser les conditions où la joie a
De là, il est possible de penser le monde de façon           été expérimentée,
déterministe, ou plutôt d’accéder à la façon dont            - imitation des affects : « […] de ce que nous
D. le conçoit dans l’attribut Pensée, à partir               imaginons une chose semblable à nous affectée
d’idées adéquates.                                           d’un certain affect, nous sommes affectés avec
                                                             elle d’un affect semblable » Eth . III
Spinoza démontrera à la fin de l’Eth. que                    Décrivant les fluctuations permanentes d’un affect
l’entendement de D. – tel qu’il l’a conçu par la             à l’autre et leurs interactions, Spinoza explique
raison - n’est rien d’autre que la somme des                 l’ensemble      des     comportements     humains
entendements humains iv .                                    couramment observés.

Les passions humaines                                        Le fonctionnement passif de type [affect // idée
                                                             d’une cause extérieure] pose problème. D’une part
L’EH pour Spinoza est un animal social : il vit en           l’idée de l’objet accompagnant l’affect est basée
société parmi les autres EH, recherche son utile             sur des perceptions, des images à deux
propre et il est exposé à des rencontres multiples           dimensions et ne permet pas d’accéder à sa nature.
avec les choses extérieures. Lors de celles-ci, fruit        D’autre part, l’association de l’affect et de l’idée
du hasard, il est naturellement affecté.                     de l’objet est fortuite ; on peut par exemple être
Dans ce même contexte, l’esprit humain                       affecté de tristesse au moment de rencontrer une
fonctionne en associant causalement l’idée de                personne et développer par la suite une idée
l’affection du corps, là où il y perçoit une                 négative de celle-ci. Enfin, nous mémorisons des
                                                             enchaînements d’idées accidentels.
iii
   Spinoza propose une autre conception de la liberté,
que nous présenterons plus loin.                             v
                                                              L’expression, à consonance freudienne, est de
iv
   Voir Eth. V, 40, sc.                                      Laurent Bove [5] et non de Spinoza
9è édition des Entretiens du Risque                      3                       16 et 17 novembre 2021 à Paris
Les EH sont ainsi amenés à développer des                     réorganisation globale de la pensée de tous, et à
visions du monde contradictoires et conflictuelles.           l’émergence d’une base commune (-> notions
Ce n’est pas un donné pour l’EH que d’accéder à               communes) à partir de laquelle les idées
toute la puissance possible.                                  s’affirment d’une façon adéquate. Cela n’est
                                                              possible que s’il y a durant la délibération
La quête de puissance i.e. de raison                          maintien du désir de penser, de vivre ensemble et
                                                              recherche de l’utile commun.
De façon pratique, Spinoza montre que le bonheur              Une telle délibération peut également prendre
ou le malheur dépendent de la nature des objets               place dans l’esprit d’un seul EH en qui la fluidité
sur lesquels se porte notre amourvi.                          de la pensée est maintenue.
En général, les EH recherchent en priorité les
biens suivants : plaisirs, honneurs, richesses.               En variant les rencontres, tout en nous appuyant
Ce sont des biens que nul ne peut posséder                    sur la raison, nous pouvons former de plus en plus
entièrement, et que presque tous recherchent, si              de notions communes.          En partant d’idées
bien que (imitation des désirs) ils sont comme                adéquates, nous pouvons par le raisonnement en
désignés par l’opinion et ne conviennent pas                  construire d’autres et les enchaîner comme la
complètement avec notre nature.                               Nature le fait elle-même, et être de plus en plus
                                                              gouverné par la raison plutôt que par les passions.
Le problème se pose lorsqu’ils sont
excessivement désirés, c’est-à-dire désirés comme             Lorsqu’ils sont conduits par la raison, les EH en
des fins et non comme des moyens. Ils fixent la               quête de leur utile propre s’accordent (ou
pensée, fascinée, qui fait des efforts pour les               « conviennent »).
acquérir, et ils empêchent de penser à autre chose.           Nécessairement, ils s’appuient sur les affects, qui
Ils finissent par se révéler contraires à notre désir :       expriment les lois de notre nature commune. La
- l’excès de plaisir conduit à la tristesse et au             plupart du temps, nous les subissons comme des
dégoût.                                                       contraintes, et alors ils nous asservissent, mais
- les honneurs et les richesses apparaissent comme            nous pouvons aussi les comprendre – « Un affect
des parcelles de la puissance (comme nous le                  qui est une passion cesse d’être une passion sitôt
verrons mieux dans la présentation du TP). Le                 que nous en formons une idée claire et distincte »
désir de leur accumulation peut être sans limite et           (Eth. V, prop. 3) – et apprendre à les ordonner en
leur possession est incertaine ; elle conduit à la            nous. La véritable puissance, celle de la sagesse,
frustration, à la discorde entre les EH.                      consiste à faire jouer les lois de la Nature, dont
                                                              nous sommes parties, tout en prenant place dans
Spinoza cherche un autre type de bien, une joie               ce monde dans le sens à augmenter notre
plus profonde.                                                puissance d’agir et de penser, i.e. notre joie.
On ne peut pas échapper au déterminisme des                   La cause profonde de l’augmentation de puissance
affects, et il n’est pas recommandé de chercher à             est dans la synergie qui s’opère entre les EH, et
se passer totalement des biens ordinaires. Le                 entre les EH et le monde. A partir de cet intérêt
plaisir est bon, l’argent est nécessaire pour                 bien compris, ils développent naturellement des
satisfaire ses besoins en société, l’ambition est un          vertus de fermeté (fidélité à soi et à son désir) et
aiguillon puissant vers la vertu ; mais il convient           de générosité (développer l’amitié) et connaissent
de les poursuivre comme des moyens pour                       la joie la plus forte.
accéder à la vraie puissance et non comme des
fins.                                                         La liberté
Pour trouver le bien recherché, il s’agit, sans se
retirer du monde, de tourner l’attention au-dedans            La liberté chez Spinoza consiste à concevoir [du
de soi.                                                       dedans] nos déterminismes (esprit), à les
                                                              accompagner (corps) – en participant de la
Rappelons-nous : l’entendement de D. est la                   dynamique commune de la nature.
somme des entendements humains. En effet,
chacun reçoit la réalité selon une perspective                Spinoza reconnaît que peu de personnes peuvent
particulière, un peu comme quand nous percevons               parcourir le chemin qu’il a ouvert dans l’Ethique :
chacun une façade différente d’un même                        « […] Si la voie que j'ai montré qui y conduit,
immeuble. Le partage des pensées, le maintien                 paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on
dans l’esprit des contradictions conduit à une                entrer. […] Mais tout ce qui est beau est difficile
                                                              autant que rare. » (Dernière phrase de l’Eth.).
vi
     Voir notamment Eth. V, prop. 20, scolie.
9è édition des Entretiens du Risque                       4                     16 et 17 novembre 2021 à Paris
« Le sage », chez qui la raison domine, se conçoit         - ses analyses antérieures, essentiellement l’Eth.,
par comparaison à « l’ignorant » (de la vérité),           dont il considère qu’elles saisissent l’EH dans sa
pour l’essentiel soumis à ses passions.                    vérité intemporelle (idées adéquates).

Pourtant, préserver la possibilité de ce processus         Spinoza retient trois régimes politiques
d’émancipation (pour quelques-uns) et (pour tous)          fondamentaux :         monarchie,        aristocratie,
se laisser porter par son souffle sera au coeur de         démocratie, qu’il cherche à stabiliser au mieux.
sa réflexion sur l’Etat.                                   L’étude de la démocratie a seulement pu être
4- Conception de l’Etat chez Spinoza                       initiée, mais celle des autres régimes est effectuée
                                                           en cherchant à les équilibrer de sorte à ouvrir un
L’ouvrage de base est cette fois le Traité politique       processus de libération de la multitude, dont
(TP). Spinoza y reprend les concepts développés            l’esprit démocratique est le souffle. Nous verrons
dans l’Eth. et, partiellement, ceux du Traité              que nous pouvons inclure nos démocraties
théologico-politique (TTP, [4]) pour les appliquer         représentatives dans ces analyses. La démocratie
à L’Etat. Nous en extrayons dans ce chapitre les           véritable, aboutissant à la disparition de l’Etat, en
principaux éléments utiles pour construire notre           serait en quelque sorte l’achèvement.
modèle d’Etat.
                                                           Le transfert réversible de puissance, de la
Les êtres humains (EH) comme ils sont                      multitude à la souveraineté (Ŝ)

Au moment où il écrit le TP, Spinoza, bouleversé           L’Etat est un ensemble d’individus qui se
par la violence de la foule lors du renversement de        rassemblent parce qu’ils se sentent trop faibles
la République des Provinces-Unies (Pays-Bas),              pour vivre seuls, pour se protéger et pourvoir à
constate que le vrai pouvoir réside dans le                tous leurs besoins. Les passions comme la raison
rassemblement des puissances individuelles, qu’il          conduisent les EH, animaux sociaux, à cette
nomme « multitude ». Ce terme décrit une masse             solution.
fluide d’individus, qui n’est ni une foule ni un
ensemble de personnes autonomes, susceptible de            Cependant, la vie collective dans l’état de nature,
se rassembler et de se diviser sous différentes            entre des EH pour l’essentiel soumis aux passions,
formes. Elle est composée d’EH et, en tant que             tourne vite à la lutte de tous contre tous.
tels, soumis aux passions décrites dans l’Eth. et          C’est pourquoi la multitude consent à céder une
mus par le désir d’augmenter leur puissance.               part de sa puissance à une souveraineté (Ŝ)
                                                           (monarque, familles d’aristocrates, représentants
Spinoza insiste sur le fait qu’il s’intéresse aux EH       élus) en échange de son gouvernement.
comme ils sont, et non comme on voudrait qu’ils            Ce qu’elle délègue à Ŝ, c’est ce qu’elle ne
soient.                                                    parvient pas à accomplir directement : décider,
Il s’oppose par là aux philosophes idéalistes, qui         expédier rapidement les affaires communes.
conçoivent des utopies impossibles à mettre en
pratique ; leur cité idéale, supposant généralement        Finalement, elle attend de cette organisation
des EH rationnels et dénués d’affects, peut                satisfaction de ses besoins et sécurité, et plus
seulement être imposée par la violence, et conduit         fondamentalement augmentation de sa puissance.
aux tyrannies.
A l’inverse, les politiques disposant de                   Spinoza réfute la théorie du contrat social, par
l’expérience du pouvoir, ont une vision souvent            laquelle la multitude cèderait entièrement sa
pessimiste de la multitude. Ils la craignent ses           souveraineté sur la base d’un contrat à
passions et cherchent à la soumettre, ce qui               respecterviii. D’une part, cela supposerait des
conduit à l’asservir « comme du bétail » - et              citoyens libres et rationnels et d’autre part un
finalement à la rendre encore plus dangereuse.             souverain attaché à sa parole, ce qui n’est pas
                                                           vérifié par l’expérience.
La méthode de Spinoza consiste à s’appuyer sur :
- les expériences passées, dont il pense qu’elles          Chez Spinoza, la puissance de l’Etat réside dans
ont « déjà indiqué toutes les formes d’État                les affects communs, si bien que le transfert de
capables de faire vivre les hommes en bon accord           souveraineté n’est jamais définitif ni total.
et tous les moyens propres à diriger la multitude
ou à la contenir en certaines limites »vii,
                                                             Il s’agit d’une évolution importante de la pensée de
                                                           viii
vii
      TP, Ch I, 3                                          Spinoza, entre le TTP et le TP.
9è édition des Entretiens du Risque                    5                       16 et 17 novembre 2021 à Paris
Chacun, et tous ensemble, conservent leur                     etc. La superstition puis la religion en découle :
puissance d’agir, de se conserver, de faire                   les ‘signes de la parole divine’ deviennent
alliance, et donc de renverser le pouvoir en place            croyances et mythes ; l’incertitude des
lorsque celui-ci ne leur offre plus les avantages             interprétations est compensée par la rigidité du
attendus. S’il existe un pacte social, il est écrit en        culte et des rites.
« droit naturel » et mouvant comme les passions               Lorsque la multitude est gagnée par la crainte, elle
communes.                                                     tend, dans son égarement, à chercher un homme
                                                              fort capable de la rassurer. Des tyrans profitent
L’algèbre des passions collectives (Annexe 1)                 ainsi des climats de terreur pour asservir la
La grande majorité de la multitude est gouvernée              multitude. La crainte est alimentée par la
par les affects plutôt que par la raison. Ce qui unit         désignation d’ennemis extérieurs et une
les EH mus par les passions, plutôt que la raison,            organisation guerrière.
ce sont les passions communes.                                Dans ce climat affectif, le rapport à la loi est basé
Par affect commun, il faut entendre deux                      sur la crainte du châtiment. La liberté de parole
dimensions partagées : l’imitation de l’affect entre          est réprimée. La puissance véritable des hommes,
les EH, et son association à une cause extérieure,            objet de crainte réciproque de la part du pouvoir,
présentée à tous. Les passions communes amènent               est étouffée.
les individus à se conduire face aux dirigeants               Pour Spinoza, une telle cité « […] où la paix
« comme un seul homme », mais aussi à s’opposer               [entre deux guerres] n’a d’autre base que l’inertie
à d’autres groupes (division de l’Etat).                      des sujets, lesquels se laissent conduire comme un
                                                              troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce
Spinoza retient essentiellement trois passions                n’est plus une cité, c’est une solitude ». TP, V, 4
communes :
- la crainte, définie comme une « tristesse                   Espoir
inconstante née de l’idée d’une chose future ou               La crainte et l’espoir, associés à des événements
passée de l’issue de laquelle nous doutons en                 incertains, sont liés : qui craint un événement a
quelque mesure » ix                                           toujours espoir qu’il n’arrive pas, et inversement –
- l’espoir : « joie inconstante née de l’idée d’une           les deux affects sont réversibles.
chose future ou passée de l’issue de laquelle nous            Le basculement de la crainte vers l’espoir suppose
doutons en quelque mesure »x                                  le dégel des relations entre l’EH et son
- le désir de se venger d’un préjudice ; l’affect             environnement, entre la multitude et la Ŝ –
commun en jeu est l’indignation. .                            également un espoir de capter une part de la
A chaque passion dominante, correspond un                     puissance telle que la multitude l’imagine, c’est-à-
‘climat social’.                                              dire de participer à la puissance de l’Etat (au sens
                                                              large), à celle de D.
Il est important de rappeler que lorsque Spinoza              Les citoyens peuvent se lancer dans la poursuite
parle d’affects, il parle de puissance (cf. déf. de la        des honneurs, des statuts, des richesses. La
joie et de la tristesse, §3). Si l’on parvient à rester       multitude peut espérer, en retour de sa
jusqu’au bout dans son formalisme, l’algèbre des              collaboration à la vie de la cité, des bienfaits.
passions est une algèbre des puissances – ce qui
autoriserait une analyse quantitative plus poussée            Frédéric Lordon [6], à partir du TP, propose une
que nous ne pourrons la faire ici.                            genèse de l’Etat en trois couches :
                                                              1) sous l’effet de la crainte commune, mise en
Crainte                                                       place d’un ordre théologique, dont les institutions
La crainte semble le premier affect suscitant                 majeures sont les Eglises,
l’union des EH.                                               2) prise du pouvoir par un roi se réclamant de la
Ils s’unissent par crainte de la solitude et des              puissance divine et instauration de nouvelles
agressions du monde extérieur.                                institutions, elles-mêmes engendrant de nouveaux
Exposé aux éléments et aux groupes, l’individu                affects – crainte pour assurer le maintien de
tend à voir les êtres qui l’entourent sous l’aspect           d’ordre, et/puis espoir, pour libérer les puissances
du danger ; chez les EH, il voit en premier lieu              individuelles,
« les vices ».                                                3) apparition de la monnaie comme symbole
Il imagine la puissance de D. dans les sautes                 unifié de la richesse, d’abord frappée à l’effigie du
d’humeur de la Nature : tempêtes, séismes, fléaux,            roi, puis s’émancipant de l’image de celui-ci, et
                                                              intensification des échanges. Cela suppose au
ix
     Ethique III, définition des affects, 13                  préalable des institutions assurant une sécurité
x
     Ethique III, définition des affects, 12
9è édition des Entretiens du Risque                       6                      16 et 17 novembre 2021 à Paris
minimale ; les institutions monétaires peuvent              puissance. Mais dans sa forme collective, au
apparaître.                                                 moment du soulèvement, il convient d’en revoir le
Finalement, un réseau complexe d’institutions               sens : la multitude reprend possession de la
(Eglises, Ecoles, famille, …) est tissé, où les             puissance qu’en fait elle a toujours eu et par
relations – parents/enfants, professeurs/élèves, etc.       laquelle elle reconstitue le lien social – elle peut
- sont gouvernées par les affects.                          être vue comme une force positive, et non
                                                            fondamentalement désir de détruire.
L’affect d’espoir est entretenu par les échanges            La Ŝ, sauf aveuglement, sait bien que
entre les citoyens ; il est dominant dans le cas            l’indignation est une épée de Damoclès
d’une société marchande où on laisse les désirs             constamment présente et elle la craint.
s’exprimer et où on cherche la satisfaction du plus         Cependant, Spinoza met en garde contre la
grand nombre.                                               violence collective : le tyran renversé laisse place
L’individu tend à voir les individus qui                    à un autre tyran, appelé aux commandes par un
l’entourent via leur potentiel d’amitié. Des                peuple désemparé, plus dur encore, et la multitude
réunions, des projets communs s’organisent.                 retombe dans la servitude – cela tant que les
L’obéissance à la loi tend à favoriser la                   phénomènes ne sont pas compris.
récompense, par rapport à la crainte du châtiment,
en particulier continuer à bénéficier des bienfaits         Tout l’art du pouvoir est de capter les affects
de la vie commune, et l’activité est motivée par            communs, où réside la seule vraie puissance, et de
l’espoir de gain. La religion s’assouplit.                  les diriger à son profit :
                                                            « Je dis qu’un homme en a un autre sous son
Pour autant, la société marchande organisée                 pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui
autour de l’affect commun d’espoir n’est pas                a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de
stable. Elle est basée sur les passions humaines.           s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la
La poursuite mimétique des honneurs, de l’argent,           crainte, ou enfin quand il se l’est tellement
des plaisirs conduit à des inégalités majeures :            attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir
domination, tendance à l’oisiveté et aux plaisirs           aux volontés de son bienfaiteur de préférence aux
fastueux des uns, asservissement et misère des              siennes propres et vivre à son gré plutôt qu’au
autres, si bien que les EH sont vus sous l’aspect           sien.[…] ces sentiments disparus, l’esclave
des « vices des temps de paix ». Des lois visant à          redevient son maître. » TP, Chap II, 10
la répression de ces vices conduisent à les exciter         Tant que la multitude croit que sa puissance réside
davantage en suscitant le désir de transgression –          dans des éléments extérieurs qui la fascinent
cf. lois somptuaires ou, plus près de nous, période         (divinité transcendante, honneurs, argent en tant
de la prohibition - et finalement un régime                 que parcelles du pouvoir à accumuler), elle vit sur
autoritaire fondé sur la crainte tend à se mettre en        un imaginaire et son indignation elle-même est
place (voir Annexe 1).                                      manipulable.
                                                            L’ancrage dans la raison seul permet de sortir de
Indignation                                                 cet enfermement.
L’affect d’indignation est défini par Spinoza par :
« Haine pour une personne qui fait du mal à une             La régulation des passions collectives par la
autre ». Eth. III, déf. des affects, 20                     raison (Annexe 2)
Elle procède de l’imitation de l’affect de tristesse
de la victime.                                              La raison n’élimine pas les affects, mais elle les
                                                            comprend (cf. Eth.). Nous pouvons encore
Tant que les méfaits du souverain sont limités ou           illustrer cela en observant les relations
discrets, chacun éprouve la haine du pouvoir dans           interpersonnelles : les distances entre les EH se
l’impuissance de sa solitude. Mais lorsqu’ils               règlent à partir de la crainte, à travers laquelle on
deviennent nombreux et hantent les conversations,           cherche à se protéger, de l’espoir, basé qu’une
la crainte commune se change en indignation                 joie qui nous rapproche, et par l’indignation, par
collective : chacun réalise qu’il n’est pas seul en         laquelle on affirme son espace privé.
face du pouvoir et une résistance s’organise [7].           Ce qui permet de maîtriser la logique
                                                            passionnelle, ce n’est pas la répression des affects
L’indignation collective s’étend lorsqu’il y a              mais leur accompagnement et la possibilité d’un
faillite du pouvoir qui conduit à la misère du              retour à un état moyen de fluidité, où la raison
peuple ou à sa maltraitance.                                peut s’exercer. Cela se fait en allant chercher la
Dans l’Eth., Spinoza définit l’indignation comme            puissance au-dedans de soi, en comprenant les
une haine, c’est-à-dire une tristesse, une perte de         passions comme des propriétés de notre nature
9è édition des Entretiens du Risque                     7                      16 et 17 novembre 2021 à Paris
commune (et non des vices) et en cultivant,                   à un climat de crainte ; entre deux guerres, le
naturellement, l’amitié avec les autres individus.            calme social n’est pas une paix que la multitude
                                                              affirmerait mais « une absence de guerre ».
La raison de l’Etat, ce sont ses institutions. Celles-        Afin d’orienter le mode de gouvernement vers le
ci doivent être conçues pour permettre à l’Etat de            maintien de la paix, Spinoza recommande de
développer sa puissance, et lorsque celle-ci                  rendre la guerre défavorable aux dirigeants:
s’exprime au travers des passions communes, de                conditionner la possibilité de s’enrichir à la
les ramener vers l’équilibre.                                 poursuite des affaires, et celle d’accéder aux
En rassemblant les éléments disséminés dans                   honneurs à la construction d’une carrière dans la
l’œuvre de Spinoza, essentiellement dans le TP,               durée (par opposition à la gloire militaire rapide),
nous pouvons tenter d’identifier les propriétés               veiller à ce que l’interdépendance des échanges
régulatrices dont l’Etat doit être doté :                     rende solidaires les membres des assemblées
                                                              dirigeantes, empêcher l’enrichissement par la
1) cultiver le terreau de la puissance de la                  guerre (en jouant sur le statut et la rémunération
multitude : l’amour du vivre ensemble (ou                     des militaires).
« amour de la patrie »).
Le climat fondamental de « joie partagée » (même              Mais ces digues, efficaces en temps normal,
incertaine comme dans l’espoir) est très important            peuvent céder en cas d’événement très grave
pour favoriser les interactions entre les citoyens,           provoquant la terreur de la population : ennemi
pour maintenir le désir de dialogue et de                     aux portes du pays et autres « crises extrêmes de
consensus en cas de conflit d’intérêt, pour susciter          l’Etat » TP, X-10. La multitude, en proie à la
dans la multitude le sentiment de sa puissance.               panique, n’est plus gouvernable par les menaces
Ce climat de joie partagée est soutenu par la                 et tend à se jeter dans les bras d’un tyran
confiance.                                                    charismatique, en particulier par ses faits de
La confiance est un affect commun qui naît                    guerre, capable de capter et d’alimenter les
lorsque l’interaction entre la multitude et la Ŝ              passions à son profit.
répond, d’expérience, aux attendus – ce qui                   Spinoza pointe la nécessité d’anticiper ces
suppose un Etat efficace - et permet de sortir (en            situations de crise, afin de les prévenir et
partie) de l’incertitude qui caractérise l’espoir et la       d’immuniser les institutions contre le risque de
crainte et de s’engager davantage dans des projets            prise de pouvoir par une faction non
communs. Elle favorise l’appropriation de                     représentative de l’ensemble de la multitude, en
mesures politiques difficiles, par lesquelles nous            activant des contre-pouvoirs.
devons renoncer à des biens par anticipation d’un
bien plus grand, et plus généralement la vision de            4) représenter la multitude dans sa diversité par un
long terme.                                                   jeu de contre-pouvoirs
                                                              Il faut limiter la possibilité qu’un EH ou un
2) respecter les équilibres durables : coutumes,              groupe minoritaire dans la balance des opinions
habitudes.                                                    puisse accéder au pouvoir et gouverner, car elle
Spinoza insiste sur la nécessité de prendre acte              entraîne la tyrannie.
des coutumes et habitudes, tissées de passions,
inhérentes aux peuples et de les intégrer dans la             Pour Spinoza, les EH relèvent tous d’une égale
conception de l’Etat, car elles assurent la cohésion          nature, tous soumis aux passions, et il faut les
de la société.                                                réunir.
Cependant, il s’agit de comportements durables et             Un EH seul ne peut pas prétendre détenir la raison
non éternels. Il convient donc de les faire évoluer,          à plein temps, quand bien même il serait un roi ou
lorsque les opportunités se présentent, dans le               réputé être un sage. Les membres de la plèbe
sens de la raison, en ordonnant mieux les affects –           peuvent accéder aux charges de l’Etat aussi bien
plutôt que se tourner vers d’autres peuples pour en           que les gens de savoir ou de culture, imprégnés de
faire des modèles.                                            vanité et d’orgueil, à condition de posséder une
                                                              certaine maîtrise des passions et la compétence
3) Inverser la tendance au glissement de l’espoir             dans leur domaine d’aptitude.
vers la crainte                                               La raison, dans sa continuité, naît du nombre, du
Une condition forte posée par Spinoza est                     mélange des opinions, au cœur des conflits
d’imposer comme fin au régime le désir de paix.               d’intérêt, et cela d’autant mieux que toutes les
Le climat de paix est favorable aux réalisations              tendances sont représentées et qu’est maintenu le
humaines : production des réponses à nos besoins,             désir de vivre ensemble :
vie de l’esprit. Au contraire, la guerre est associée
9è édition des Entretiens du Risque                       8                     16 et 17 novembre 2021 à Paris
« […]en délibérant, en écoutant et en discutant,            sorte que « l’esprit du vulgaire associe à toute
[…] ils finissent par trouver ce qui remporte               joie l’idée de l’argent pour cause » xi .
l’approbation de tous et auquel personne n’avait            Considérant que le plus grand nombre ne sera
pensé auparavant. » TP, IX, 14                              jamais gouverné directement par la raison, et donc
La solution retenue (décision, réforme, projet de           que ‘ces phares’ continueront de briller, Spinoza
loi, ..) n’appartient à personne, personne ne peut          recommande de donner aux passions « utiles au
s’en revendiquer l’auteur ; l’Etat s’auto-organise          bien public » un débouché au sein de l’Etat ; il
par le fait de sa puissance rassemblée.                     s’agit de favoriser l’amour de la liberté, compris
                                                            par tous comme désir de vivre « selon sa
Les pare-feux à la personnalisation ou à la                 complexion » (fut-elle passionnelle), l’amour de
captation minoritaire du pouvoir sont de deux               l’argent, en faisant accéder aux honneurs celui qui
catégories :                                                accroît honnêtement sa fortune et en maintenant,
- la Ṡ est composée d’assemblées suffisamment               chez tous les EH capables, par des assemblées
nombreuses et représentatives,                              dirigeantes assez nombreuses, l’espoir d’accéder
- chaque partie de la Ṡ est contrôlée par une autre         aux charges les plus prestigieuses de l’Etat .
susceptible de neutraliser les séditieux.                   Par contre, Spinoza proscrit le fait d’attribuer à un
                                                            EH des honneurs extraordinaires, durant sa vie ou
5) neutraliser les sources de puissance extérieure          après sa mort (statues) afin de ne pas en faire une
qui fascinent la multitude et ramener les passions          sorte d’icône exploitable par ses descendants de
vers le bien public                                         façon non productive, et de maintenir l’égalité
La multitude fascinée par l’illusion de puissances          entre les EH.
qui rayonneraient du dehors (transcendance) se              Le comportement asymptotique, c’est faire notre
détourne de sa propre puissance (immanente).                devoir parce que nous le voulons, et non parce
Les sources de puissance extériorisées le sont par          que la Ŝ, par décret, confirmerait et
l’imagination, ce sont des idées inadéquates de la          récompenserait notre vertu.
puissance réelle, naturelle, des croyances qui
tirent leur pouvoir d’un consensus d’opinion,               Ainsi cadrée, la poursuite des symboles de
comme des phares fixant l’attention et canalisant           puissance, parcelles de la puissance imaginée,
les désirs – via des affects de crainte (d’être             stimule l’activité productive et vient alimenter la
détruit) ou d’espoir (de capter tout ou partie de           puissance de l’Etat, de sorte que c’est bien la
cette puissance).                                           puissance de la multitude qui globalement, par le
                                                            jeu des passions et de la raison, s’accroît de façon
La première illusion transcendante est la                   immanente.
superstition, surtout quand elle devient religion.
Spinoza, dans le TTP, cherche à limiter le champ            6) limiter les excès des passions par des lois
de la superstition, par une analyse historique des          raisonnables et par la correction des inégalités
textes sacrés (Bible).                                      Quelle que soit le climat affectif du régime, il est
Il défend l’utilité de la religion pour régler les          cadré par les lois.
conduites humaines en démontrant que le message             Les lois sont, fondamentalement, une opposition
universel des prophètes tient essentiellement dans          de la multitude à des comportements individuels
la pratique de la justice et de la charité ; il             nuisant à autrui, déléguée à la police –mais la
reconnaît dans le message du Christ d’amour du              multitude est toujours derrière la police.
prochain, dépouillé de ses miracles, une vérité
première.                                                   Cependant, chez l’ignorant, la loi est d’abord
Cependant, il ajoute que ces mêmes vérités sont             l’expression de la force publique, elle est perçue
accessibles par la raison, par l’effort de la pensée.       comme limitante, et il obéit à cette contrainte par
Il cherche dans le TP à subordonner toute pratique          crainte des sanctions, ou dans l’espoir d’un gain
religieuse à la concorde et l’amour de la patrie et         de puissance indirect (par ex. reconnaissance de
pose des limites strictes à celles qui auraient une         son honnêteté et accès aux bienfaits de la vie
emprise sur l’espace public.                                commune) ; mais la crainte peut facilement se
                                                            changer en indignation, et conduire à l’instabilité
Les objets extérieurs symbolisant la puissance              du régime (voir infra).
sont les honneurs et les richesses – surtout
l’argent, « véritable abrégé de toutes choses », de         Le sage obéit aux lois par la raison, en les
                                                            intériorisant comme une expression de la majorité.

                                                            xi
                                                                 Eth. IV, appendice, chap. 28,
9è édition des Entretiens du Risque                     9                          16 et 17 novembre 2021 à Paris
Il sait que la puissance dont il dispose et dont il            richesses (par la fiscalité ou autre retombée vers la
jouit, c’est d’abord la puissance permise par la loi           multitude).
(droit commun) – très supérieure à celle qu’il                 La fine pointe de la multitude indignée, ce sont les
aurait sans elle (dans la solitude ou le chaos). Elle          sages, des citoyens émancipés du conformisme et
est sa règle de vie en société.                                du suivisme ambiants, qui sont les premiers à
Cependant, le cas échéant, il exprime son                      subir les effets de la répression de la libre
désaccord par la parole, dans le cadre du débat                expression de tous, et qui la dénoncent souvent au
démocratique, participant à l’évolution des lois ;             risque de leur vie, puisque pour eux la vie tient au
Spinoza défend la liberté d’expression.                        processus d’émancipation de l’esprit. C’est
                                                               d’abord pour ces quelques EH libres, capables de
Pour tous, les lois doivent laisser ouverte la                 comprendre sa philosophie, comptant sur leur
possibilité de leur interprétation rationnelle, de             effet d’entraînement, que Spinoza écrit.
leur intériorisation – ce qui est impossible si elles
choquent par leur brutalité ou par leur arbitraire.            8) permettre l’expression et le développement de
Au contraire, la loi doit être un guide : en                   la sagesse (de la raison)
s’appuyant sur les connaissances et en cherchant à             L’accès à la sagesse, c’est l’accès à sa véritable
les accorder avec les aptitudes propres des                    puissance : puissance d’agir et de produire,
personnes, elle vise à rendre chacun responsable.              puissance de penser. Il suppose le rapprochement
Une société d’EH raisonnables est une société où               des EH, le retournement de l’attention vers le
la complexité des interactions et la puissance de              dedans de soi et s’accommode mieux d’un climat
l’Etat sont les plus grandes, et où la loi est inutile.        d’espoir que de crainte. L’exercice de la raison
                                                               renforce et ancre ce climat de joie dans
Quant aux passions canalisées par la puissance                 l’immanence : joie de produire (ressentie) et
publique (amour de l’argent, …), elles ne le sont              satisfaction de soixii sont la récompense naturelle
que partiellement ; il faut en corriger les                    de notre activité.
débordements, en particulier le creusement des
inégalités de richesse et de statut, car ils divisent          Les institutions doivent être conçues de façon à
la multitude et alimentent l’indignation.                      favoriser ce retournement vers le dedans, vers la
                                                               compréhension des causes véritables de la
7) faire évoluer l’indignation vers l’esprit de                puissance jusqu’à « relever de son propre droit »,
résistance                                                     ce qui est le propre de l’EH libre.
L’indignation est ambivalente. « La foule est                  Il en est ainsi de la loi, à laquelle le sage obéit par
terrible quand elle est sans crainte » Eth.IV, 54,             amour du vivre ensemble, et non mené par la
sc. Cependant, c’est par elle que la multitude                 crainte ou l’espoir. Chez le délinquant ou le
reprend contact avec sa puissance lors des                     criminel, la sanction doit être considérée comme
soulèvements collectifs.                                       la possibilité d’un retour vers le dedans, vers la
C’est pourquoi Spinoza souhaite prévenir les                   compréhension de ses actes.
explosions de violence en canalisant mieux                     L’indignation elle-même, quand elle est mobilisée
l’indignation.                                                 comme une force de résistance positive aux abus
D’une part en veillant à ce que l’Etat soit                    de pouvoir et surtout à la dépossession de soi, est
gouverné par la raison, et donc que les dirigeants             une expression de la raison, face obscure de la
comprennent que leur puissance est celle de la                 parole du sage quand celle-ci est étouffée.
multitude. D’autre part, en infusant dans la                   Sur ce chemin, il importe que la multitude ne voit
population l’amour de la paix, de la sécurité, de la           pas les institutions d’en haut, comme une
liberté de sorte à associer ces valeurs, ces images            puissance extérieure, mais comme l’émanation de
de la vraie puissance à son indignation le moment              sa propre puissance.
venu. Enfin, en armant la multitude, de sorte
qu’elle soit rapidement apte à réagir aux excès du             Pour cela, l’Etat doit être guidé par la raison ; en
pouvoir.                                                       particulier, sa vision de l’avenir, afin de donner
L’indignation ainsi agit comme un contre-pouvoir               tout leur poids dans le processus de décision aux
de la Ŝ, qui dispose celle-ci à l’écoute vigilante de          événements futurs devant nécessairement arriver –
la multitude. Celle-ci se traduit par des mesures
visant à corriger les déséquilibres qui se
manifestent du fait des rapports de pouvoir dans la              Par définition : « Joie née de ce que l’homme se
                                                               xii

société : réformes des institutions visant à                   considère lui-même et sa puissance d’agir ». Eth. III,
revaloriser tel ou tel groupe, redistribution des              déf. des affects, 25., qui est la plus haute forme de joie.

9è édition des Entretiens du Risque                       10                        16 et 17 novembre 2021 à Paris
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