Guide d'exposition Départ sans destination. Annemarie Schwarzenbach, photographe - Zentrum Paul Klee

La page est créée Bernard Fabre
 
CONTINUER À LIRE
Guide d’exposition
                                      Fondée par
                    Maurice E. et Martha Müller
                    et les héritiers de Paul Klee

Départ sans destination.
Annemarie Schwarzenbach,
photographe
18.09.20–03.01.21
Sommaire
1   « L’amour de l’Europe »     7

2   « Petites rencontres »     12

3   Une « nouvelle terre »     15

4   « Au-delà de New York »    21

5   « Entre les continents »   28

6   « La vallée heureuse »     31

    Biographie                 36

                                    3
Plan de la salle

             3
                     4

                             5
            LOUNGE
    2

                         6

        1

4
Écrivaine, journaliste, photographe, voyageuse : Annemarie
Schwarzenbach est l’une des figures les plus brillantes et les plus
contradictoires de l’histoire culturelle moderne en Suisse.

Schwarzenbach se considérait avant tout comme une écrivaine. Mais
dans son pays, elle était aussi une pionnière de la photographie de
reportage. Quelque 300 textes d’elle sont parus, de son vivant, dans
des revues et des journaux suisses. À partir de 1933, ces textes sont
de plus en plus souvent accompagnés de ses propres photos. Mais
comme la plupart de ses photographies est restée inédite, la qualité
et l’étendue de son travail de photographe sont encore peu connues.

La grande majorité de ces photographies ont été prises lors de
voyages qui ont conduit Schwarzenbach au Proche-Orient et en Asie
centrale, aux USA, en Europe, en Afrique centrale et en Afrique du
Nord, entre 1933 et 1942. Ayant une activité de journaliste, et étant
par ailleurs issue de la haute bourgeoisie et femme de diplomate,
elle a bénéficié d’une liberté, exceptionnelle pour l’époque, dans ses
déplacements jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.

Ses images et ses textes sont étroitement liés et documentent les
violents bouleversements, tensions et conflits de son temps, avant
la Seconde Guerre mondiale : répercussions de la crise économique
de 1929, espoirs mis dans le progrès social, conséquences de la
modernisation et de l’industrialisation, menace du fascisme et fasci-
nation de l’Europe pour l’« Orient ».

Dans ces images se reflètent aussi des thèmes plus personnels,
tels que le déracinement, la vie en exil, l’homosexualité ou la rup-
ture avec les rôles traditionnels des sexes. Mais ces photos révèlent
également la passion jamais démentie de Schwarzenbach pour les

                                                                      5
voyages eux-mêmes, ainsi que sa quête de l’inconnu – le « départ
sans destination » comme expérience existentielle.

Cette exposition a été réalisée à partir de la succession d’Annemarie
Schwarzenbach, qui compte environ 7000 photographies ; conser-
vés aux Archives littéraires suisses à Berne, les documents de cette
succession sont accessibles au public.

Dans le guide de l’exposition vous trouverez également une biogra-
phie d’Annemarie Schwarzenbach ainsi que des citations et des pas-
sages extraits du texte de l’exposition.

6
1 « L’amour de l’Europe »
C’est en 1933 qu’Annemarie Schwarzenbach commence à travailler
comme photojournaliste itinérante dans le cadre d’un voyage
en Espagne. Sa compagne, la photographe allemande Marianne
Breslauer, est chargée des photos, tandis que Schwarzenbach se
voit confier l’écriture des articles. Cette année-là cependant, la prise
de pouvoir des nationaux-socialistes empêche rapidement Marianne
Breslauer, journaliste juive, de poursuivre son travail. Par la suite,
Schwarzenbach assume elle-même le double rôle de photographe
et de journaliste.

Contrairement à l’esprit nationalist de son temps, Annemarie
Schwarzenbach se conçoit comme Européenne et cosmopolite. Face
au nationalisme rampant, elle craint pour l’héritage culturel et intel-
lectuel du continent : liberté, humanisme et tolérance spirituelle. Et
pourtant les photographies des voyages de Schwarzenbach à travers
l’Europe – en particulier celles de la Scandinavie, mais aussi celles
de la Suisse – offrent une image étonnamment paisible de l’époque.

Le contraste entre les images idylliques de l’Europe et les menaces
politiques présentes en arrière-plan révèlent le dilemme auquel
Schwarzenbach est confrontée en tant qu’écrivaine : d’une part elle
cherche, en écrivant, à résister au fascisme. De l’autre, en tant que
Suisse et non-juive, elle jouit de privilèges qui lui permettent de
continuer à circuler librement en Europe et d’échapper aux menaces
immédiates.

                                                                       7
1.1 « Et puis, enfin, la Suisse, les amis, le pays natal, Sils. Vous
    n’imaginez pas à quel point j’aspire à retrouver tout cela, après tant
    d’ailleurs et d’inconnu, au sens extérieur du terme. »
    Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Annigna Godly, 24 avril 1942

1.2 « Nous y étions déjà habitués : cela faisait le troisième jour qu’il
    pleuvait. En ville, cela n’avait aucune importance ; dans les mon-
    tagnes, avec de la bonne volonté, cela pouvait rendre notre situation
    plus romantique. Et quelles montagnes ! Nous nous trouvions dans
    les Pyrénées occidentales, à l’écart du monde – ni village ni station
    essence, ni aucune autre voiture. La route [...] s’écoulait sous nos
    roues, argileuse et jaunâtre. […] Après avoir roulé plusieurs heures
    dans le gris du brouillard, nous étions à bout de patience et prêts à
    prendre des initiatives. Nous avons alors vu un village. […] Et c’est
    là qu’une petite fille, une fleur dans la bouche, nous a découverts ;
    et les maisons étrangement mortes, les murets en ruine et les
    portes qui s’écroulent, les cours pleines de bric-à-brac et les
    fenêtres vides se sont révélées habitées. »
    Extrait de : «Fremdlinge dringen in ein Pyrenäendorf» (Des étrangers
    pénètrent dans un village des Pyrénées), 1933

1.3 Au cours de l’année 1933, lorsque les nationaux-socialistes
    prennent le pouvoir en Allemagne, toute la presse est « mise au
    pas » et « aryanisée ». On interdit aux journalistes juifs comme
    Marianne Breslauer d’exercer leur profession. L’agence photogra-
    phique allemande « Akademia », qui a envoyé Breslauer en Espagne
    en 1933, l’informe à son retour que ses photos ne pourront plus
    être publiées que sous le nom d’« Annelise Brauer », pseudonyme à
    consonance aryenne. Au dos de ces photos est imprimé le nom de
    « M. Brauer », qui a été corrigé à la main en « M. Breslauer », – très
    certainement par Marianne Breslauer elle-même.

8
1.4 « Je me demande seulement – et cela devient chaque jour plus
    pressant – si les gens se rendent vraiment compte de la gravité
    des événements – à savoir qu’ici, non seulement une tendance
    détestable prend temporairement le dessus, mais aussi que tout
    un peuple, pourtant très talentueux, un peuple que l’on ne saurait
    rayer de l’histoire culturelle de l’Europe […] s’engage pour plusieurs
    années dans cette voie. […] Se détourner reviendrait à renoncer à
    ses convictions et à se suicider. Nous devons continuer à vivre,
    nous qui appartenons à la culture allemande. […] S’opposer, ce
    ne serait donc ni fuir ni renoncer […], mais continuer à cultiver les
    valeurs spirituelles auxquelles on croit, jusqu’à ce que viennent
    des jours meilleurs. »
    Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Klaus Mann, 8 avril 1933

1.5 « Le château de Gripsholm a fêté ses quatre cents ans. Et en juin,
    ‹ mois du solstice d’été ›, les Suédois […] ont su organiser à
    Gripsholm tout ce que l’on est en droit d’attendre d’un gigantesque
    jubilé populaire. […] Les étrangers qui ont assisté à la fête ont été
    surpris de la voir se dérouler dans une atmosphère aussi paisible
    et unanime, sans aucune dissonance – de constater que les
    sociaux-démocrates suédois ont vraiment l’esprit patriote, que le
    roi ne craint pas d’être entouré de syndicalistes rouges, sans garde
    du corps ni agent de renseignement, que les fanfares des régiments
    sont extrêmement populaires et que la mentalité, qui s’exprime
    dans les textes du festival, est résolument pacifiste. Bref, qu’en
    Suède tous les antagonismes qui sont aujourd’hui, partout, source
    d’âpres querelles et de vives divisions semblent surmontés de la
    façon la plus naturelle […]. »
    Extrait de : «Vierhundertjähriges Jubiläum in Gripsholm» (Le quatre
    centième anniversaire de Gripsholm), 1937 (typoscript non publié)

                                                                         9
Citations
 Vous savez que je n’aime pas le national-socialisme ; en
 revanche, j’aime cette culture qui est commune à tous les Euro-
 péens. Où peut-on encore la trouver aujourd’hui, si ce n’est dans
 ses fondements ?
 Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Claude Bourdet, Potsdam,
 4 juillet 1932

 Chaque fois que je faisais mes adieux à l’Europe, cela me sem-
 blait être un moment crucial et, d’une manière ou d’une autre,
 décisif. Parfois, je fêtais un nouveau départ ; j’étais décidée à tout
 laisser derrière moi […]. Parfois, je vivais un cauchemar.
 «Nach Westen» (Vers l’Ouest), 1940 (publié à titre posthume)

 Et je ne voulais rien savoir de la guerre, mais cela ne m’avançait
 guère : les choses se sont passées ainsi ; nous, notre monde,
 avons été mis devant le fait accompli, nous n’avons pas d’autre
 alternative. Et tant qu’il en sera ainsi, mon âme ne pourra trouver
 le repos, même au Tibet […].
 Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Arnold Kübler, Nantucket Island,
 16 septembre 1940

 Je veux comprendre les racines profondes de notre crise euro-
 péenne et chercher la source de la force dont nous aurons
 vraiment besoin, pendant et après cette guerre terrible, pour
 développer en chacune de nos âmes la capacité à résister non
 seulement contre le fascisme, mais aussi contre tous les démons

10
et toutes les formes de « vie mauvaise » qui l’ont provoqué.
Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Ella Maillart, à bord du
SS « Quanza », 18 mars 1942

En Europe, les sanatoriums traitant les maladies nerveuses sont
surpeuplés.
Les militaires sont armés. La jeunesse est disciplinée. Les
machines fonctionnent. Le progrès est en marche. Et des peuples
entiers sont atteints de psychoses. Il y en a certains que l’on
soigne grâce à une « thérapie par le travail » et que l’on parvient à
ramener à la vie normale. La vie normale … jusqu’où plonge-t-elle
encore ses racines ? À quelles sources se nourrit-elle ?
«Das glückliche Tal» (La vallée heureuse), 1940

                                                                    11
2 « Petites rencontres »
Le fonds photographique d’Annemarie Schwarzenbach contient de
nombreux portraits. Ils révèlent les qualités dont elle fait preuve
pour approcher les gens, nouer des relations avec eux et gagner
leur confiance. Elle photographie des amis et des membres de sa
famille, mais aussi des paysans, des mineurs, des étudiants, des
vendeurs, hommes et femmes, rencontrés sur les marchés, des
artistes de cirque, des voyageurs et de nombreux enfants.

En tant que journaliste, Schwarzenbach ne s’intéresse pas seule-
ment à l’image des individus mais aussi à leurs histoires. Dans les
années 1930, ses reportages se basent sur un principe auquel elle a
souvent recours : ils prennent la forme de « petites rencontres » avec
des gens ayant des expériences et des visions du monde très diffé-
rentes. Les points de vue souvent contradictoires portés sur les évé-
nements dévoilent les profonds conflits de l’époque.

Si, en Europe et aux États-Unis, Schwarzenbach réalise surtout des
portraits photographiques d’individus isolés, au Proche-Orient et en
Asie centrale, elle photographie principalement des groupes de per-
sonnes. Cela est sans doute dû, pour l’essentiel, aux barrières lin-
guistiques et culturelles. Le regard qu’elle porte avec son appareil
sur ses amies, comme Erika Mann et Barbara Hamilton-Wright par
exemple, n’en est que plus personnel. Ses photos dessinent l’image
voluptueuse d’une féminité moderne et sûre d’elle-même. Dans
certaines d’entre elles, on perçoit un homoérotisme latent plus ou
moins visible.

12
2.1 « (‹Sharecropper›) [Les métayers] reçoivent du propriétaire de la
    plantation une parcelle de terre, une mule, des outils, une hutte et
    un crédit pour leur magasin. La moitié de la récolte est censée leur
    revenir. Mais ils n’obtiennent presque jamais rien. […] Un ‹ Share-
    cropper › – surtout s’il est noir –, qui se permettrait de contrôler son
    compte, serait chassé de la plantation ou arrêté par la police sous
    n’importe quel prétexte – à moins qu’il ne soit tout simplement
    lynché. Ce système […] est un moyen trouvé par la classe dirigeante
    des aristocrates anglo-saxons pour remplacer l’esclavage après la
    défaite de la guerre civile. »
    Extrait de : «…um die Ehre der amerikanischen Südstaaten»
    (… pour l’honneur du Sud américain), 1938

2.2 « Mary […] doit passer en justice lundi matin. Elle est accusée
    d’avoir blessé un policier avec un rasoir. Mary est une petite fille
    tranquille, qui répond à chaque regard par un gentil sourire. Son
    amie Aline, qui doit comparaître au procès comme témoin,
    m’explique amèrement : ‹ […] Je sais comment ils font. Ils achètent
    des témoins. Et ils me demanderont : ‹ Pouvez-vous jurer que Mary
    D. n’avait pas caché de rasoir dans sa chaussure ? › – Si je réponds :
    ‹ Oui, je le jure ›, ils diront : ‹ Est-ce que vous vous êtes penchée,
    dans la rue, pendant la bagarre, pour voir si votre amie Mary cachait
    un rasoir dans sa chaussure ? › – Et si je réponds : ‹ Je ne peux pas
    le jurer […] ›, alors ils diront : ‹ Vous admettez donc qu’il est possible
    que Mary ait utilisé un rasoir […]. › »
    Extrait de : «Holzfäller, Bergarbeiter, Bauern und ein Farmhaus in den
    Bergen von Tennessee» (Bûcherons, mineurs, paysans et une ferme
    dans les montagnes du Tennessee), 1937

                                                                           13
2.3 « Les gens de Petschur […] ont rarement l’occasion de se dis-
    traire : en semaine, le bar ‹ zum schwarzen Kater › (Au chat noir) ;
    le dimanche, la messe […]. Et une fois par an, la venue du cirque
    ambulant qui monte […] sa tente de toile légère ; pas besoin d’éclai-
    rage, les nuits d’été sont claires ici, dans le nord ; le gars qui a
    conduit le camion toute la journée joue une marche sur son accor-
    déon ; le clown qui, il y a un instant, enfonçait les piquets et ten-
    dait les cordes, est assis à la caisse avec un maquillage coloré – la
    fête peut commencer. Il n’y a pas de sièges pour les spectateurs,
    […] et la femme serpent se promène, portant comme un effroyable
    ornement l’élu de son cœur enroulé autour des épaules […]. Puis la
    musique s’arrête, le grand moment est arrivé, la sensation de toute
    la soirée : les lions sont lâchés ... Le lendemain matin, les ‹ Dra-
    kooni › ont disparu. Mais à Petschur les gens continueront encore
    longtemps à parler des lions, des singes, du serpent venimeux et
    des artistes intrépides aux noms exotiques […]. »
    Extrait de : «Die ‹Drakooni› kommen nach Petschur!» (Les ‹ Drakooni ›
    arrivent à Petschur !), 1937

14
3 Une « nouvelle terre »
La relation entre nature et culture dans le contexte de la mécani-
sation et de l’industrialisation est un motif que l’on retrouve fré-
quemment dans les photographies d’Annemarie Schwarzenbach.
Aux États-Unis, en Union soviétique, en Turquie ou en Iran,
Schwarzenbach est témoin de gigantesques projets de moderni-
sation, d’industrialisation, d’urbanisme et d’infrastructure, dont elle
rend compte dans ses reportages.

Le concept de « nouvelle terre » fait référence à un film du docu-
mentariste néerlandais Joris Ivens. Les images dramatiques de son
film Nieuwe Gronden (Nouvelle Terre, 1933) montrent comment l’on
en vient à assécher certaines parties de la mer des Wadden pour
récupérer des terres. À l’automne 1934, Schwarzenbach se rend au
congrès des écrivains soviétiques à Moscou et assiste à la projection
du film. Le projet visionnaire et l’impact politique des images l’im-
pressionnent vivement.

Schwarzenbach se situe dans un rapport ambivalent vis-à-vis du
progrès technique. D’une part, elle est fascinée par les possibili-
tés qu’il offre d’améliorer la vie des gens. De l’autre, elle critique la
foi dans le progrès telle qu’elle est répandue aux USA ou en Union
soviétique, le manque de respect fréquent des modes de vie tra-
ditionnels et l’exploitation illimitée des ressources naturelles. Des
photographies d’épaves de voitures, de paysages défigurés par
l’extraction du charbon ou des territoires désolés de cités ouvrières,
hostiles à l’homme, la font douter d’un progrès respectant l’humain.

                                                                       15
3.1 « Mais là où finissent les villes, les usines, les lignes aériennes,
    commence l’étendue désolée d’une terre morte, corrompue, maré-
    cageuse, couverte de ferraille. Quelque part de jeunes chômeurs
    se sont mis à défricher et à nettoyer, à assainir le sol et à planter de
    l’herbe ou des arbres ; un projet gouvernemental, plus désespéré
    que ce qu’imaginaient les Grecs : nettoyer des écuries, rouler un
    rocher au sommet d’une montagne ou décapiter un monstre. »
    Extrait de: «Jenseits von New York» (Loin de New York), 1937

3.2 « Cette terre est une plaine, un bassin peu profond, un champ de
    ruines. La couleur est celle de du fer et de la fumée, d’un gris et
    d’un noir bleuté ; ici et là de l’eau, marécage ou inondation, flaques
    sombres, réfléchissantes, putrides. On voit apparaître les batte-
    ries de cheminées d’usines, des gerbes d’étincelles monter et des-
    cendre comme des étoiles filantes, des traînées de fumée former
    des nuages et se déplacer avec le vent. Mais entre les cheminées et
    l’eau stagnante il y a des zones habitées, des baraques noircies,
    des rangées de logements ouvriers, une façade en bois délavée, des
    fenêtres aveugles ; derrière, des cours enserrées de murs en
    briques ou de palissades. Du linge y est suspendu, des pots de
    plantes chétives y sont posés, des enfants jouent là. Où pourraient-
    ils jouer sinon ? »
    Extrait de : «Jenseits von New York» (Loin de New York), 1937

3.3 « Il faut se rendre dans les districts miniers et les zones indus-
    trielles de Suède pour connaître le secret de la prospérité sué-
    doise. Ce ne sont pas des colonies minières, des villes industrielles
    au sens habituel du terme ; ces territoires font presque penser aux
    terres des paysans, tant les mineurs suédois sont enracinés dans
    le terroir, établis là depuis des siècles et exerçant le même métier
    de génération en génération. […] Dans les anciens districts miniers

16
du centre de la Suède, dans la région de Norberg, Dannemura et
    Falun, où l’on extrait le minerai depuis des siècles selon une tradi-
    tion ininterrompue, il arrive de tomber sur une hutte ou sur l’entrée
    d’une mine abandonnée, dans la forêt – tandis que, non loin de là,
    retentit le grondement d’une nouvelle fonderie. »
    Première partie : «Erz aus Schweden» (Minerai suédois), 1937
    (typoscript non publié)
    Deuxième partie : Inscription au dos de la photo « Mine de Dannemora
    près d’Uppsala, Suède », 1937 (A-5-17/217)

3.4 « Vue de l’extérieur, la relocalisation du gouvernement à Ankara
    représente déjà une admirable victoire sur cette autre Turquie que
    le Ghazi [Mustafa Kemal Atatürk] est bien décidé à réformer radi-
    calement. Si l’on emprunte les voies du chemin de fer anatolien, il
    faut dix-huit heures pour arriver là-haut après avoir traversé des
    terres stériles et aussi désertiques que la steppe. Au milieu des col-
    lines se déploie la nouvelle capitale, réfutation la plus forte et la
    plus objective de l’idée même d’impassibilité orientale. Avec ses
    anciennes tours et ses murs, le château seljuk couronne toujours la
    colline de la ville ; à ses pieds quelques vieilles ruelles, semblables
    à celle d’un village, et le quartier du temple d’Auguste. Mais à côté,
    la nouvelle ville se développe, conquérant le site : dans les rues on
    creuse d’énormes tranchées, on pose des rails, de nouvelles zones
    résidentielles voient le jour, des banques, des bâtiments commer-
    ciaux, des rues entières qui s’animent comme en Europe. Partout
    on entrevoit encore des parcelles non construites, partout, comme
    des langues de terre qui s’étirent, lambeaux du sol pauvre et aride
    de l’Anatolie. »
    Extrait de : «Türkei: zwei Hauptstädte: Ankara und Istanbul»
    (Turquie : deux capitales : Ankara et Istanbul), 1933 (typoscript non
    publié)

                                                                        17
3.5 « Ces derniers jours, on nous a […] montré de nouveaux films. Ivens,
    un jeune réalisateur néerlandais, a projeté son film ‹ Nouvelle
    Terre › […]. Il s’agit d’un documentaire sur l’assèchement du Zuider-
    see. Les prises de vue sont d’une grande beauté. Ce travail défend
    l’idée qu’il est bon d’aimer la technique quand elle réalise de tels
    ouvrages. Une fois la mer domptée, on voit la ‹ nouvelle terre ›,
    encore lourde et humide, encore stérile, comme si elle avait émergé
    de la mer primitive. Le premier homme marche au crépuscule sur
    les mottes de terre qui s’enfoncent. Au bout de dix ans de travail,
    on rentre la première récolte ; des maisons s’élèvent en bordure de
    champs sans limites. On entasse des gerbes, de larges moisson-
    neuses passent à travers les céréales qui bruissent. »
    Notes d’Annemarie Schwarzenbach pour le premier congrès de l’Union
    des écrivains soviétiques, Moscou, 1934

3.6 « Aujourd’hui, on sent à chaque pas un sol nouveau, partout on est
    frappé par ce qui vient d’être créé ; mais il manque encore l’environ-
    nement, le cadre voulus, on serait tenté de se croire dans un uni-
    vers cinématographique où, du jour au lendemain, apparaissent des
    façades extraordinaires, des rues aux vitrines luxueuses, asphal-
    tées sur quelques centaines de mètres et formant de larges et
    magnifiques artères pour finir soudain en terrain désertique. »
    Extrait de : «Gegensätze: vier Bilder aus Anatolien» (Contrastes : quatre
    images de l’Anatolie), 1933

18
Citations
[…] En Amérique j’ai appris avec horreur ce que nous, Euro-
péens, pouvons faire d’une belle terre, quand les possibilités qui
s’offrent à nous n’ont pas de limites. En Amérique il ne m’a pas
fallu tout réapprendre ; j’ai simplement ressenti de la tristesse,
comme un adulte qui songe à l’innocence de l’enfance.
«Nach Westen» (Vers l’Ouest), 1940 (publié à titre posthume)

Là, ce n’est plus l’homme qui recherche du charbon, c’est le
charbon qui a pris le contrôle de l’homme et de la région. Les
terrils dominent un horizon plat, le vent est chargé d’une odeur
de charbon et de soufre, et le ciel porte un voile de poussière de
carbone.
«Reise nach Pittsburgh» (Voyage à Pittsburgh), 1937

L’Amérique était un vaste territoire vierge, inhabité, comme aban-
donné. Au sud, il semblait que la fertilité du sol soit inépuisable,
personne ne prit la peine de le préserver. Le nord possédait de
gigantesques forêts, personne ne se souciait d’en augmenter
la surface. Les vastes plaines du Midwest semblaient offrir suffi-
samment de pâturages et de terres arables pour de nombreuses
générations. Quel que soit l’endroit où l’on commençait à les
exploiter, les ressources du sol, les puits de pétrole, les gise-
ments de charbon et de fer, ainsi que l’or faisaient la fortune
d’aventuriers entreprenants qui devenaient millionnaires.
«Amerika kämpft um den Bestand der Demokratie» L’Amérique lutte
pour préserver la démocratie), non daté (typoscript non publié)

                                                                     19
Le jeune optimisme des Soviétiques, qui a quelque chose de
 beau et d’admirable, me rend triste. Ils construisent un monde
 nouveau et, surtout, ils éduquent des hommes nouveaux, ce
 qui importe bien plus. […] C’est la seule chose, aujourd’hui, qui
 occupe l’esprit de l’écrivain. Quant à moi, ce monde me fait peur,
 et je crois que l’écrivain ne peut que s’opposer à la face lumi-
 neuse de la réalité […].
 Notes d’Annemarie Schwarzenbach pour le Congrès des écrivains,
 Moscou, 25 août 1934

 Le spectacle était époustouflant : […] coke, pierre calcaire et
 fonte brute cuisent dans des fours ouverts, ce mélange est puri-
 fié par de l’air comprimé envoyé par jets successifs qui projettent
 de puissantes gerbes d’étincelles dans toute la salle. Puis le four
 bascule, et l’acier liquide jaillit dans un énorme chaudron sous la
 forme d’un jet clair comme de l’eau.
 «Reise nach Pittsburgh» (Voyage à Pittsburgh), 1937

20
4 « Au-delà de New York »
Invitée par la photographe américaine Barbara Hamilton-Wright,
Annemarie Schwarzenbach se rend pour la première fois aux États-
Unis en 1936. Elle y découvre, un peu partout, une société encore
marquée par la crise économique de 1929. Le chômage y est lar-
gement répandu et la population rurale, en particulier, souffre des
conséquences des sécheresses et du déclin de l’industrie du coton.

À Washington, Schwarzenbach s’intéresse aux archives de la Farm
Security Administration. Depuis 1935 les autorités chargent des
photographes de documenter l’impact social de la crise. Ces images
sont censées contribuer à renforcer de manière significative le
soutien de la population à la politique sociale du gouvernement.
Schwarzenbach s’identifie à cette mission politique.

Schwarzenbach espère que ses voyages à travers les États-Unis
lui permettront de concilier son engagement politique avec son
travail d’écrivain et de photographe. Elle porte son attention sur
les preuves vivantes du déclin économique : chômeurs, enfants des
rues, sans-abri et autres laissés-pour-compte du système.
Schwarzenbach met en évidence les différences spectaculaires
entre riches et pauvres, mais aussi entre blancs et noirs. Elle
montre que la promesse de liberté faite par l’Amérique est illusoire ;
elle attribue la prospérité à l’exploitation impitoyable de l’homme et
de la nature.

                                                                    21
4.1 « New York sombre : vision d’une gigantesque Babylone, dont les
    tours poussent hors de la mer. Ce n’est pas un hasard si des ferries
    fantomatiques, glissant lentement dans la brume de l’Hudson, ou
    le tunnel sous-marin nous en font sortir et passer au-delà ; ce n’est
    pas un hasard si tout cela évoque une atmosphère de rêve plus ou
    moins diffuse – ce n’est pas là-bas, à Jersey, Hoboken et Newark,
    que New York prend fin, et la sortie n’est pas une libération : de
    l’autre côté se trouvent les coulisses, la ceinture, l’épouvantable
    réalité de cette vision d’une ‹ ville surhumaine ›, celle que l’on peut
    avoir de New York si l’on décide de la considérer sous un angle
    esthétique. »
    De : «Jenseits von New York» (Loin de New York), 1937

4.2 « La petite ville dans laquelle nous arrivons, tard dans la soirée,
    s’appelle – ironiquement – ‹ Mount Pleasant ›. […] Mount Pleasant se
    trouve au beau milieu de la riche zone d’extraction du charbon de
    Westmoreland – région particulièrement touchée par la crise. […]
    Lorsque certaines mines ont dû être fermées, en 1932, les ouvriers
    n’ont pas eu à quitter leur logement et on leur a accordé des prêts
    […]. Depuis, la crise […] a été surmontée – mais la Frick Company
    est partie s’installer dans le sud-ouest, où de nouvelles mines ont
    été ouvertes, à la fois moins coûteuses et plus faciles à exploiter.
    L’entreprise a transféré une petite partie des travailleurs vers les
    nouveaux sites, mais un bon nombre de gens est resté sur place.
    Ces dernières années, le terrible sort de ces ‹ mineurs abandonnés ›
    a interpellé les autorités de Washington. »
    Extrait de : «Die Reise nach Pittsburgh» (Le voyage à Pittsburgh), 1937

4.3 « La vision d’une vie meilleure, ce rêve américain auquel on a si
    longtemps cru, s’assombrit au fur et à mesure que l’on descend
    vers le sud. Le pays est desséché par la chaleur de l’été et rouille
    dans la bruine de soixante-dix ans de pauvreté. Dans la large vallée

22
du Tennessee resplendit en automne le feuillage rouge des arbres,
    accrochés aux collines, et la terre rouge se détache des profondes
    crevasses que le vent et l’eau ont creusées dans les versants. Les
    forêts qui protégeaient autrefois la région ont disparu ; des souches
    d’arbre noires et des pierres blanches sont éparpillées dans la
    terre aride et maigre des champs qui ont donné un peu de maïs, de
    pommes de terre et de canne à sucre – trop peu pour nourrir le
    fermier et sa famille. La rivière s’écoule lentement vers la plaine
    de l’Ohio ; le long de ses rives, on suit les traces des destructions
    causées à la saison des pluies et des inondations : murs de fermes
    comprimés, cadres de fenêtres vides, poteaux enfoncés, clôtures
    cassées et pâturages transformés en friches. »
    De : «Auf der Schattenseite von Knoxville» (La face sombre de
    Knoxville), 1937

4.4 « Ces derniers temps, en Amérique, j’avais vu beaucoup de pri-
    sons […]. J’avais assisté à la révolte de prisonniers désespérés et
    entendu leurs cris qui ne tardaient pas à s’étouffer, parce qu’ils
    résonnaient en vain et violaient les règles, entraînant de nouvelles
    représailles et de nouveaux tourments. J’avais pu constater que,
    subissant un tel malheur, privés de toute dignité et de toute res-
    ponsabilité, les hommes, les femmes et même les enfants avaient
    perdu tout élan du cœur et tout désir d’amour. Je les avais vus,
    méfiants, se terrer dans leur coin, chacun pour soi, et s’endurcir
    pour finalement ignorer les cris et les larmes de leur frère, à côté
    d’eux […]. »
    Extrait de : «Die weissen Ebenen» (Les plaines blanches), 1941

4.5 « Pate frappa à la porte. Madame Jacobs ouvrit, ses bras libérèrent
    soudain une demi-douzaine d’enfants aux cheveux ébouriffés,
    vêtus d’étranges guenilles. Rien que des filles. Pendant que Mrs.
    Jacobs nous parlait, elles s’accroupirent dans l’escalier, faisant des

                                                                        23
remarques impertinentes qui mettaient leur mère mal à l’aise, mais
     elles se laissaient patiemment photographier. […] Elle ne se plai-
     gnait pas. Semblait ne pas savoir qu’elle et ses enfants étaient
     condamnés à végéter comme des animaux – ni pourquoi. […] Nous
     prenions des photos, c’était gênant d’utiliser toute cette misère
     comme ‹ sujet ›. Mais Pate expliqua à Mrs. J.: ‹ They do it for the
     right purpose, it’s going to help. › La ‹ photographie documentaire ›
     c’est comme ça que ça s’appelle, réalité, preuve – mais quel sens
     cela a-t-il si les gens eux-mêmes n’ont pas conscience de leur
     situation ? »
     Extrait de : «Lumberton», 1937

4.6 Dorothea Lange et Walker Evans sont deux photographes qui, dans
    le cadre du «New Deal», ont été chargés par le gouvernement amé-
    ricain de documenter, par la photo, la vie de la population rurale
    américaine appauvrie. L’agence, qui leur a confié cette mission pho-
    tographique, s’appelait Farm Security Administration (Administra-
    tion de la sécurité agricole). Elle fut fondée après la grave crise éco-
    nomique des années 1930 et aujourd’hui elle est surtout connue
    pour son patrimoine photographique.

4.7 « Quand je suis […] arrivée en Amérique pour la première fois et que
    j’ai […] essayé de découvrir quelque chose comme une ‹ vision du
    monde › américaine, cela m’a semblé relativement simple. On m’a
    dit […] que les Américains étaient foncièrement optimistes et que
    cette qualité, chez eux, était […] innée. […] C’était une croyance
    traditionnelle, une croyance issue de l’expérience historique. Car
    l’Histoire de l’Amérique est l’histoire […] d’une exploitation sans
    précédent des richesses existantes, des terres et des forêts, qui
    semblaient inépuisables, des mines d’or, des gisements miniers,
    des industries en pleine expansion, et donc de la main-d’œuvre. […]
    tout le monde avait sa chance, […] son ‹ opportunity › […] – il suffisait

24
de faire du bon travail, de ne pas être trop scrupuleux et, bien sûr,
    d’être optimiste. […] mais aujourd’hui, on a […] exploité le marché
    et l’industrie n’est plus en mesure d’employer tous les demandeurs
    d’emploi, qui ont eux-mêmes peu de chances de devenir million-
    naires ou même de gravir le prochain échelon de l’échelle sociale. »
    Extrait de : «Das Ende des amerikanischen Optimismus» (La fin de
    l’optimisme américain), 1936

4.8 « Depuis des générations, tous les efforts politiques de la classe
    blanche dirigeante visent à préserver la suprématie des blancs sur
    les noirs. De ce fait, c’est maintenant un prolétariat dégénéré qui vit
    sur les champs détruits, dans les zones industrielles pauvres, et qui
    va être exploité une seconde fois par la vague d’industrialisation. »
    Extrait de : «…um die Ehre der amerikanischen Südstaaten»
    (... pour l‘honneur du Sud américain), 1938

                                                                         25
Citations
 La vision d’une vie meilleure, ce rêve américain auquel on a
 cru si longtemps, s’assombrit au fur et à mesure que les routes
 descendent vers le sud.
 «Auf der Schattenseite von Knoxville» (La face sombre de Knoxville),
 1937

 Sur le versant escarpé il y a des maisons sans lumière et sans
 vie, comme un décor, des cheminées sans feu, des portes fer-
 mées. Personne n’habite ici, pourrait-on penser – personne ne
 peut habiter ici. Mais entretemps on a découvert que les rues de
 cette ville lumineuse, Knoxville, […] ne font que se métamorpho-
 ser, qu’elles deviennent grises et sombres, ne sont plus ni pla-
 nes ni goudronnées, et qu’ainsi, honteusement voilées pour ainsi
 dire, elles mènent en pente abrupte dans l’obscurité humide de
 la rivière.
 «Auf der Schattenseite von Knoxville» (La face sombre de Knoxville),
 1937

 Et pourtant, on dit que l’Amérique est un nouveau territoire et un
 pays d’avenir, comparée à une Europe ancestrale, devenue
 sceptique. Je ne pense pas que les choses soient aussi simples.
 «Nach Westen» (Vers l’Ouest), 1940 (publié à titre posthume)

 « Portez des vêtements discrets. Ne gardez pas sans arrêt le
 viseur de votre Leica collé à l’œil. Ne faites pas laver votre Ford
 trop souvent ! » – Voilà les dernières instructions que j’ai reçues à

26
Washington avant de partir pour […] l’immense centre sidér-
urgique des États-Unis, la « cité de fer » de Pittsburgh.
«Die eiserne Stadt» (La cité de fer), 1937 (typoscript non publié)

Un homme marchait sur la voie ferrée, un sac sur le dos. Quand
il est passé devant moi, je l’ai pris en photo. Il s’est arrêté, a
regardé mon appareil et a demandé : « Si je comprends bien,
vous venez de me photographier ? » « Oui », ai-je dit, « j’ai pris
une photo. » « La prochaine fois que vous voudrez prendre mon
visage en photo, il se pourrait bien que votre appareil se casse »,
a déclaré l’homme en poursuivant son chemin.
«Reise nach Pittsburgh» (Voyage à Pittsburgh), 1937

                                                                      27
5 « Entre les continents »
Heimatlosigkeit – absence de port d’attache, déracinement, départ
et quête d’espoir à l’étranger sont des motifs qui traversent l’œuvre
d’Annemarie Schwarzenbach comme un fil rouge et la relient à la
tradition littéraire moderne. Cette thématique permet également
d’établir un lien entre ses textes journalistiques et littéraires et ses
photographies.

Bon nombre de ses photos reflètent de manières diverses les joies
et les épisodes éprouvants d’une vie passée sur les routes. Ces
images fixent des moments et des lieux situés dans l’intervalle entre
départ et arrivée. Elles reflètent la nostalgie d’un monde lointain et
d’une rencontre avec l’Étranger. Des lieux intermédiaires tels que
les rues, les ports ou le pont d’un bateau deviennent les lieux d’une
communauté passagère – aussi pour les êtres qui ont perdu leur
pays natal en raison de circonstances historiques et politiques. Ce
sont également des endroits où se jouent de douloureuses scènes
d’adieux ou de nouveaux départs porteurs d’espoir.

La vie même de Schwarzenbach est marquée par une forme extra-
ordinaire de vagabondage. Pour elle, l’expérience du voyage est véri-
tablement une image concentrée de l’existence – une école de vie,
attrayante et romantique, mais souvent impitoyable et douloureuse.
Il lui faudra se rendre à l’évidence : ses voyages, qui s’apparentent à
une fuite, ne lui permettent pas de laisser ses problèmes derrière
elle.

28
5.1 « Sur une jetée du vieux port de Lisbonne, un chien est couché
    devant le paquebot américain ‹ Siboney › et surveille le hublot d’une
    cabine derrière lequel le visage de son maître a disparu. »
    Extrait de : «Keinen Platz für Tyras» (Pas de place pour Tyras), 1942

5.2 « Aujourd’hui, personne ne voyage pour son plaisir, et il est rare de
    trouver des aventuriers parmi les passagers, mais quand on écoute
    l’histoire de chacun, on se demande si on se trouve sur un bateau
    fantôme ou si la somme des destins, ici, peut donner une image
    fidèle du destin qui a mis définitivement fin à la vie d’autrefois en
    Europe, ce vieux monde civilisé et réglementé, qui nous était fami-
    lier, destin qui a aboli toutes les lois, détruit toute certitude. »
    Extrait de : «Eine Stunde vor Funchal» (À une heure de Funchal), 1941

                                                                        29
Citations
Qu’est-ce qui me pousse à repartir sans cesse ? Qu’est-ce que
je cherche à savoir ? Quelque chose d’essentiel.
Brief von Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Anita Forrer,
Yverdon, Clinique Bellevue, 4 décembre 1938

Nous avons roulé très longtemps. Finalement, j’ai demandé
à Sibylle où elle voulait aller. « Où donc ? » a-t-elle dit.
« Je ne le sais pas non plus. Pourquoi avons-nous besoin de le
savoir ? »
«Lyrische Novelle» (Nouvelle lyrique), 1933

« Notre vie ressemble à un voyage …» par conséquent, le
voyage me semble être moins une aventure et une incursion
dans des espaces insolites qu’une image concentrée de notre
existence […].
«Die Steppe» (La steppe), 1939

Voyager, c’est partir sans destination, on ne peut saisir tout un
village, toute une vallée que d’un regard fugace, et ce que l’on
aime le plus, on l’aime déjà avec la douleur de la séparation.
«Ankunft in Mallorca» (Arrivée à Majorque), 1936

Pourquoi quittons-nous le plus beau pays du monde ?
Note manuscrite au dos de la photo « Jeune fille aux fleurs,
col du Simplon, Suisse », 1940

Quels sont les gens qui ont encore un passeport, aujourd’hui ?
– Quels sont les gens qui peuvent encore voyager, – partir,
faire leurs adieux, revenir quand bon leur plaît ? – Et quels
sont les gens qui en ont encore envie ?
«Ein Artikel über die Schweiz» (Un article sur la Suisse), 1940
6 « La vallée heureuse »
Aujourd’hui Annemarie Schwarzenbach est surtout connue pour ses
voyages en voiture au Proche et au Moyen-Orient. Dans les années
1930, elle voyage à quatre reprises à travers la Turquie, la Pales-
tine et la Syrie, l’Irak, l’Iran et, pour finir, en Afghanistan et en Inde,
empruntant à chaque fois des itinéraires différents. Elle cherche
refuge dans cet Orient réputé féerique pour y trouver un monde qui
se situerait à l’opposé d’une Europe secouée par les crises.

La façon dont Schwarzenbach représente la région à travers ses
photos et ses écrits donne une image du Proche-Orient qui évoque
un paysage intemporel de portée biblique. Cette représentation
aux connotations romantiques correspond pour une bonne part aux
conventions de son époque. Mais Schwarzenbach cherche aussi à
témoigner d’une perception différenciée des lieux. Ses photogra-
phies révèlent également l’entrée de la Turquie dans la modernité
ou la vie urbaine à Bagdad. En 1939, lors du dernier voyage en Asie,
qu’elle entreprend avec la photojournaliste et ethnographe gene-
voise Ella Maillart, c’est finalement la vie de la population locale qui
est mise en lumière.

Elle écrit en Iran son œuvre littéraire sans doute la plus connue :
Das glückliche Tal (La vallée heureuse, 1940). Le paysage aride des
hauts plateaux iraniens y devient un lieu où s’expriment questions et
abîmes existentiels. Ce livre est le reflet de la profonde crise qu’elle
traverse : l’espoir d’une vie meilleure loin de son pays natal ne se
réalise pas ; sa solitude et sa dépendance aux drogues ne font que
s’aggraver.

                                                                         31
6.1 « Baalbek fait partie de ces noms héroïques, qu’on ne prononce pas
    à la légère – des évocations, des invocations dans le désert de nos
    doutes. […] J’avais, comme tout le monde, vu des photographies de
    Baalbek. Mais on ne peut pas photographier les dimensions et l’on
    ne peut que transmettre imparfaitement les expériences de beauté
    et de perfection.»
    Extrait de : «Winter in Vorderasien» (Hiver au Proche-Orient), 1934

6.2 « Il me reste peu de temps. L’été touche à sa fin et, à ces hauteurs,
    cela implique un départ irrévocable. Maintenant, le niveau dʼeau de
    notre rivière est si bas que nous ne pouvons plus pêcher que de tout
    petits poissons. Les traînées blanches sur le cône du Demawend
    sont minces et usées, la terre volcanique brûlée menace de
    s’étendre. Mais bientôt la neige tombera et la pyramide se présen-
    tera de nouveau dans son vêtement à l’éclat surnaturel, et nous,
    dépassés par ce spectacle grandiose, en comprendrons le signe. »
    De : «Tod in Persien» (La mort en Perse), 1935 (publié à titre posthume)

6.3 « Nous appelons parfois cette vallée ‹ fin du monde ›, car elle est
    située très haut au-dessus des plateaux du monde et ne peut guère
    mener plus haut, si ce n’est dans le supraterrestre, sphère
    inhumaine qui touche le ciel – si ce n’est jusqu’au cône lisse du
    géant. Il bloque la sortie de la vallée, mais quand on se rapproche
    de lui et de ses traînées de neige, c’est un spectacle magnifique,
    bien qu’aussi éloigné que la lune. »
    De : «Tod in Persien» (La mort en Perse), 1935 (publié à titre posthume)

6.4 Ce film a été reconstruit à partir de matériel filmique d’Ella
    Maillart (1903–1997). Ella Maillart était une sportive suisse origi-
    naire de Genève, également écrivaine voyageuse, ethnographe et
    photographe. En 1939 elle entreprend avec Annemarie Schwarzen-

32
bach un voyage en Afghanistan. La narration du film contient
des extraits des lettres de Maillart et de son livre Der bittere Weg
(La Voie cruelle, 1952).

                                                                       33
Citations
 Mais qui sait vraiment où mènent les routes, et qui connaît les
 noms des villes – ancestrales, englouties, ressuscitées ?
 «Winter in Vorderasien» (Hiver au Proche-Orient), 1934

 Ici, la nature a une telle force qu’elle vous anéantit. Il faudrait
 cesser d’être un humain, déterminé par sa condition d’humain. Il
 faudrait pouvoir devenir un morceau de désert et un morceau de
 montagne, et une bande de ciel nocturne. Il faudrait se confier à
 la terre et s’y dissoudre.
 «Fast dasselbe Leiden» (Presque la même souffrance), non daté
 (publié à titre posthume)

 Le lointain n’existe pas ; car nous ne pouvons nous élever plus
 haut, pas assez haut pour porter notre regard au-delà de la
 vallée et au-delà des rochers et des éboulis qui la bordent.
 «Das glückliche Tal» (La vallée heureuse), 1940

 Tous les chemins que j’ai pu parcourir, ou ceux que j’ai pu éviter,
 se sont terminés ici, dans cette « vallée heureuse » d’où il n’y pas
 d’issue, et qui doit donc déjà ressembler au lieu où l’on meurt.
 «Tod in Persien» (La mort en Perse), 1935/36 (publié à titre posthume)

 Ici, le paysage se révèle d’un dénuement tout asiatique, d’une
 grandeur tout asiatique. Un paysage de steppe, vallonné, mono-
 tone, avec de la pierre grise, un sol jaune, sans arbre, fouetté par
 le vent, aux contours purs, découpant leur silhouette à perte de

34
vue. Chez nous, en haute montagne, à une heure très matinale,
on ressent parfois la pureté austère de ces contours baignés de
lumière.
«Gegensätze: vier Bilder aus Anatolien» (Contrastes : quatre images
de l’Anatolie), 1933

                                                                      35
Biographie
1908    Annemarie Schwarzenbach naît le 23 mai dans une riche
        famille d’industriels zurichois. Elle est le troisième enfant
        du fabriquant de textiles Alfred Emil Schwarzenbach et
        de Renée Schwarzenbach-Wille, fille du Général Ulrich
        Wille.

1927–   Étudie l’histoire, la philosophie et la psychologie à Zurich
1931    et Paris. Soutient une thèse sur L’histoire de la Haute-
        Engadine au Moyen Âge et au début de l’ère moderne en
        avril 1931, à l’âge de 23 ans.

1931    Déménage à Berlin et rejoint la Bohème littéraire, notam-
        ment le cercle de Klaus et Erika Mann. Publie son pre-
        mier roman Freunde um Bernhard (Les amis de Bernhard).
        Schwarzenbach participe activement à la vie nocturne
        de Berlin et entre pour la première fois en contact avec
        les drogues.

1933    Effectue son premier voyage en tant que journaliste : part
        en Espagne avec la photographe Marianne Breslauer.
        Cette année-là, Annemarie Schwarzenbach entreprend
        un voyage en voiture et passe par la Turquie pour se
        rendre en Syrie, en Irak et finalement en Iran, où elle par-
        ticipe à des fouilles archéologiques et travaille pour la
        première fois comme photographe. Publication de son
        livre Lyrische Novelle (Nouvelle lyrique).

36
1934   En raison de sa participation financière à Die Sammlung
       (La collection), revue littéraire d’émigration fondée par
       Klaus Mann, le gouvernement national-socialiste inter-
       dit à Schwarzenbach tout séjour en Allemagne. Elle a
       désormais pour résidence permanente une maison à
       Sils-Baseglia. En août, se rend à Moscou au congrès de
       l’Union des écrivains soviétiques, avec Klaus Mann. Puis
       poursuit son voyage dans le sud de la Russie jusqu’à
       Téhéran.

1935   Deuxième voyage en Iran au mois de mai. Schwarzenbach
       épouse le diplomate français Claude Clarac et passe l’été
       dans une haute vallée près de Téhéran. La maladie et la
       consommation de drogues contraignent Schwarzenbach à
       rentrer en Suisse à l’automne.

1936   Voyage aux États-Unis. À Washington, Schwarzenbach
       visite les archives de la Farm Security Administration.
       Elle parcourt les zones industrielles de Pennsylvanie
       entre Washington et Pittsburgh en compagnie de la pho-
       tographe américaine Barbara Hamilton-Wright.

1937   Rentre des États-Unis. Durant l’été, Annemarie Schwar-
       zenbach traverse le Reich allemand, la Prusse orientale
       et les États baltes et va jusqu’à Moscou. En septembre,
       voyage aux USA. Traverse les zones rurales de Virginie,
       de Caroline du Nord et du Sud, de Géorgie, du Tennessee
       et de l’Ohio avec Barbara Hamilton-Wright.

                                                               37
1938   Annemarie Schwarzenbach passe par l’Autriche pour se
       rendre à Prague, où elle assiste directement à la poli-
       tique d’expansion nationale-socialiste, qu’elle documente.
       Parution de son livre qui aura le plus de succès : Lorenz
       Saladin, ein Leben für die Berge (Lorenz Saladin, une vie
       pour les montagnes). Cet ouvrage est basé sur les docu-
       ments légués par l’alpiniste suisse, décédé peu de temps
       auparavant dans un accident.

1939   Accompagnée d’Ella Maillart, sportive, ethnographe et
       écrivaine genevoise, Annemarie Schwarzenbach voyage
       à travers les Balkans, la Turquie, l’Iran et l’Afghanistan –
       jusqu’en Inde. Le voyage est assombri par les problèmes
       de drogue de Schwarzenbach. Leurs chemins se séparent
       à Kaboul.

1940   Nouveau voyage aux États-Unis. Annemarie Schwarzen-
       bach fait la connaissance de l’écrivaine Carson McCullers
       à New York. Publication du roman Das glückliche Tal (La
       Vallée heureuse). Après une dépression nerveuse Anne-
       marie Schwarzenbach est admise dans une clinique.

1941   Sortie de la clinique et retour en Suisse. Départ via
       Lisbonne pour le Congo belge où elle séjourne sur la
       plantation suisse de « Molanda », dans le bassin du Congo.
       Elle écrit le roman Das Wunder des Baums (Le miracle de
       l’arbre), qui n’est publié qu’à titre posthume.

38
1942   Séjours au Maroc et au Portugal. En septembre, suite à
       un accident de vélo à Sils dans l’Engadin, Schwarzen-
       bach est gravement blessée à la tête. Elle meurt le 15
       novembre dans des conditions qui n’ont jamais été totale-
       ment éclaircies.

                                                              39
Führungen und Begleitprogramm
Platzzahl beschränkt. Programmänderungen und Einschränkungen
vorbehalten (siehe www.zpk.org)

Sonntags 12:00
Öffentliche Führungen

Dienstags 12:30 – 13:00
Kunst am Mittag

Fremdsprachige Führungen
Französisch, Englisch, Italienisch
siehe www.zpk.org

Sonntag 15:00
11. Oktober / 22. November / 06. Dezember 2020 / 03. Januar 2021
Literarische Führung
Michaela Wendt liest Texte von Annemarie Schwarzenbach und
weiteren Autorinnen und Autoren.

Mittwoch 14. Oktober 2020 13:30
Einführung für Lehrpersonen
Mit Dominik Imhof, Leiter Kunstvermittlung ZPK

Sonntag 01. November 2020 15:00
Kunst und Religion im Dialog
Martin Waldmeier, Kurator ZPK, im Dialog mit Michael Braunschweig
(Reformierte Kirchen Bern-Jura-Solothurn)

40
Freitag 13. November 2020 16:00
Fotografin und Fotografierte
Dialogische Führung durch die Ausstellung mit Alexis Schwarzen-
bach, Historiker und Kurator, und Martin Waldmeier, Kurator ZPK

Donnerstag 19. November 2020 18:00
Freunde ZPK
Führung für die Freunde ZPK mit dem Kurator Martin Waldmeier
und Expertinnen und Experten des Hauses

Sonntag 29. November 2020 15:00
Kontext Schweizer Pressefotografie
Dialogische Führung durch die Ausstellung mit Nora Mathys,
Kuratorin am Musée de l‘Elysée und ehemalige Leiterin des Ringier-
Pressearchivs, und Martin Waldmeier, Kurator ZPK

Samstag 05. Dezember 2020 11:00
Annemarie Schwarzenbach im Kongo
Dr. Henri-Michel Yéré, Historiker, Franziska Jenni, Kuratorin, und
Michèle Magema, Künstlerin, kommentieren Schwarzenbachs
Fotografien von den schweizerischen Plantagen im Belgisch-Kongo.

Samstag 19. Dezember 2020 13:00
Sinn-Reich
Eine alle Sinne ansprechende Führung für Gäste mit und ohne
Behinderung. Mit Gebärdendolmetscherin und induktiver Höranlage

                                                                  41
Kunstvermittlung für Familien
06.09.20 – 24.01.21
Interaktive Ausstellung «Fernweh»
Kreativer Brückenschlag von den Ateliers des Kindermuseum
Creaviva in die Ausstellungen des ZPK

Dienstag bis Freitag 14:00 / 16:00
Samstag und Sonntag 12:00 / 14:00 / 16:00
Offenes Atelier im Kindermuseum Creaviva
Stündige Workshops zu einem monatlich wechselnden Thema
in Verbindung zu den Ausstellungen im ZPK

Sonntags 10:30 – 11:45
Familienmorgen
In der Ausstellung und im Atelier des Kindermuseum Creaviva
für die ganze Familie

Samstags 09:30 – 11:45
Kinderforum
Der Creaviva-Kinderclub ab 7 Jahren zum Thema «Unterwegs
mit Freunden»

42
43
Avec le soutien de

                     RUTH & ARTHUR SCHERBARTH STIFTUNG

Le Zentrum Paul Klee est accessible à tous
et propose des manifestations inclusives.

Zentrum Paul Klee
Monument im Fruchtland 3
3006 Bern
Tel +41 (0)31 359 01 01
info@zpk.org
www.zpk.org

Horaires dʼouverture
Mardi – Dimanche 10:00 –17:00

Vous nous trouvez aussi sur
                                                     Fondée par
                                                     Maurice E. et Martha Müller
                                                     et les héritiers de Paul Klee
Vous pouvez aussi lire