L'héritage insoupçonné d'Alfred Dumont (1828-1894) - Avec une proposition de Benoît Billotte
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L’héritage insoupçonné d’Alfred Dumont (1828–1894) Catalogue d’exposition sous la direction de Frédéric Hueber et de Sylvain Wenger Avec une proposition de Benoît Billotte avec la contribution de Petra Krausz 2 3
L’héritage insoupçonné d’Alfred Dumont (1828-1894) Avec une proposition de Benoît Billotte Société des Arts de Genève, Palais de l’Athénée du 13 septembre au 11 novembre 2018 Commissariat scientifique Scénographie et montage Frédéric Hueber et Sylvain Wenger Raphaèle Gygi Serafin Brandenberger Comité scientifique et d’organisation Marc Vallon Caroline Guignard Jean-Marie Marquis Graphisme Frédéric Elsig Pascal Bolle, La Fonderie – Atelier Etienne Lachat Suivi éditorial Commissariat pour la partie Anthony Chenevard contemporaine Petra Krausz Relecture Nord Compo Établissements prêteurs Vincent Chenal Archives d’État de Genève Bibliothèque de Genève Cette exposition et son catalogue s'inscrivent Cabinet d’arts graphiques des Musées d’art dans le cadre du projet de valorisation et d’histoire de Genève patrimoniale de la Société des Arts qui Centre d’iconographie bénéficie du généreux soutien de : de la Bibliothèque de Genève Collections particulières Une fondation privée genevoise Département des beaux-arts et art ancien des Musées d’art et d’histoire de Genève Département des manuscrits et des archives privées de la Bibliothèque de Genève Musée Ariana, Genève Musée Jenisch Vevey 4 5
Préface Après son exposition Lumière ! Incursions Fruit d’un extraordinaire travail de consul- lectures qui se proposent de mettre en valeur dans les collections de la Société des Arts tation et de dépouillement à la fois des la Société des Arts, son histoire, le Palais présentée en 2016, qui permit une réflexion archives, de la presse et de la littérature de l’Athénée et ses collections historiques. transversale sur sa contribution au dévelop- secondaire, ainsi que de l’examen des inven- Un accent est mis sur l’accueil du jeune pement des arts, des sciences et des tech- taires et de l’étude d’exponats provenant public, en collaboration avec le service École niques à Genève, la Société des Arts se de la collection Dumont, au sein de diverses & Culture du département de l'instruction réjouit de lever le voile sur son rôle détermi- institutions, environ 4000 objets ont pu être publique, de la formation et de la jeunesse. nant dans le développement des beaux-arts. rattachés à la figure d’Alfred Dumont. Enfin, en collaboration avec la Commission Dans le contexte du projet patrimonial Intitulée L’héritage insoupçonné des expositions de la Classe des Beaux-Arts, entrepris en 2016, visant à pérenniser ses d’Alfred Dumont (1828-1894), cette l’artiste Benoît Billotte est invité à dévelop- ressources historiques au travers de la valo- exposition historique présentée au public per un projet inédit, donnant lieu à la pro- risation et de la conservation de ses collec- entre le 13 septembre et le 11 novembre duction de pièces nouvelles. Son travail, qui tions (inventaire et traitement des archives, 2018 dresse ainsi un inventaire et une dialogue avec et s’insère dans une collection mise à consultation physique et en ligne documentation détaillée relative à la vie, préexistante, nous questionne et permet à de ses ressources historiques uniques), à l’œuvre et aux collections de cette figure l’artiste de traduire sa perception, mettant la Société des Arts livre aujourd’hui l’un oubliée de l’historiographie et membre en valeur les formidables synergies entre des premiers volets culturels associé à ce important de la Société des Arts. projet patrimonial et démarche contempo- projet et met en lumière les résultats de raine. l’étude consacrée au peintre et collection- Cette rétrospective s’inscrit également neur Alfred Dumont. dans le paysage culturel régional grâce à de Nous ne pouvons que nous réjouir de cette multiples partenariats avec des institutions d ynamique positive et de ces nouveaux Le fonds de dessins d’Alfred Dumont, de renom et vient souligner cette année projets en devenir qui soulignent l’incroyable qui avait fait l’objet d’un premier inventaire 2018 si particulière où la seconde moitié du richesse et le toujours subtil équilibre entre dans les années 1980 par Lydie de La Roche- xixe siècle est à l’honneur : les expositions tradition et innovation qui émanent de la foucauld, sous la direction d’Anne de Herdt, consacrées à Ferdinand Hodler (aux Musées Société des Arts. a été entièrement inventorié, photographié d’art et d’histoire), à Barthélemy Menn (au puis versé dans les inventaires numériques Cabinet d’arts graphiques des Musées d’art Nathalie Hardyn des Musées d’art et d’histoire de Genève et d’histoire) ou encore à Gustave Revilliod Présidente de la Société des Arts qui ont pu être, à cette occasion, mis à jour. (au Musée Ariana) font ainsi écho à la Or, en étudiant les inventaires anciens démarche de la Société des Arts. de la Classe des Beaux-Arts, il s’est avéré qu’Alfred Dumont avait donné bien plus Durant l’exposition sont organisés des évé- que ses albums de dessins. nements ponctuels tels que des visites et des 6 7
Remerciements Ce catalogue d’exposition est issu du projet l’Université de Genève dont l’expérience, la en qualité de photographe, Vincent Chenal de valorisation des collections historiques disponibilité et la bienveillance ont permis et Petra Krausz, pour leurs renseignements, de la Société des Arts, entrepris en 2016 sous de mener à bien ce projet sous les meilleurs leurs observations et leur relecture, ainsi que la direction d’Etienne Lachat, secrétaire auspices. tous les auteurs du présent catalogue et général, et Sylvain Wenger, docteur en toutes les personnes qui ont contribué à sa histoire économique et sociale. Il se propose Benoît Billotte et Petra Krausz tiennent réalisation : Stanislas Anthonioz, Béatrice de faire le point sur un pan des archives et à remercier tout particulièrement Garance Aubert-Lecoultre, Pierre-Alain Baudat, des objets, pour la plupart uniques et Chabert, directrice de la Villa du Parc, Ursula Baume Cousam, Ameur Benkara, inédits, conservés au Palais de l’Athénée, centre d’art contemporain d’Annemasse, Therese Bhattacharya-Stettler, Jan Blanc, et éclairant l’histoire des beaux-arts, Caroline Dorion-Peyronnet, directrice du Catherine Blandenier, Sylvain Bernasconi, des techniques et des sciences à Genève, Musée des Antiquités de Rouen, Joanne Maryline Billod, Gaël Bonzon, Marc Borloz, du xviiie siècle à nos jours. Il se fait aussi Snrech, conservatrice au Musée des Beaux- Christina Bourgeois, Lionel Breitmeyer, le témoin du projet développé par l’artiste Arts de Rouen, Claude-Hubert Tatot, histo- Regina Bühlmann, Laurent Bussat, Benoît Billotte à l’occasion de cette exposi- rien de l’art, enseignant à la Haute École D anielle Buyssens, Nelly Cauliez, tion, perpétuant ainsi l’attention que porte d’art et de design (HEAD), Genève, et l’en- Tamara Chanal, Sarah Chapalay, la Société des Arts aux pratiques artistiques semble de la Commission des expositions : Noëlle Corboz, Jean-Christophe Curtet, contemporaines et prospectives. Sylvia Alberton, Madeleine Amsler, Josse Bailly, Cécile Dobler, Bénédicte De Donker, Jo Cecconi, Christian Floquet, François Frey, Alain Dubois, Thierry Dubois, Carine Durand, Formulée à partir d’une impulsion de Séverine Fromaigeat, Nelson López, Julie Eggel, Céline Eidenbenz, Stéphan Etcharry, Lydie de La Rochefoucauld, cette étude Ursula Mumenthaler, Myriam Poiatti. Grégoire Extermann, Christine Falcombello, sur Alfred Dumont a obtenu le soutien de Clara Fivaz, Pierre Flückiger, Claudia Gaggetta, Nathalie Hardyn, présidente de la Société Nos remerciements vont également aux Monica Gallina, Susana Garcia, Maria des Arts, et des membres du Bureau. Elle institutions suivantes qui ont collaboré et Dolores García-Aznar, Alexandra Gauthier, a également reçu l’appui de la Commission contribué à cette exposition et au catalogue Lucia Girardin, Lucas Girod, Anne Golay, des archives, composée d’Olivier Fatio, qui l’accompagne : les Archives d’État de Véronique Goncerut, Grégoire Gonin, de Barbara Roth, de Jean-Daniel Candaux, Genève, les Archives de la Ville de Genève, Anouk Dunant Gonzenbach, Isabelle Graesslé, de Dominique Zumkeller, de Fabia Christen la Bibliothèque d’art et d’archéologie de Caroline Guignard, Coraline Guyot, Koch et d’Etienne Lachat. Nous remercions Genève, la Bibliothèque de Genève, le Centre Martine Hart, Paule Hochuli Dubuis, chaleureusement toutes ces personnes qui d’iconographie, les Musées d’art et d’histoire, Léa Jaurégui, Michel Jordan, Philippe Junod, n’ont cessé de nourrir le projet par leur le Musée Ariana, le Musée Jenisch Vevey et Philippe Kaenel, Carole Laubscher, confiance, leur soutien et leur aide. les collectionneurs privés qui ont bien voulu Gabriella Lini, Guy-Michel Leproux, mettre à notre disposition leurs œuvres. Victor Lopes, Daniel Maggetti, Nuria Marti, Ce travail a été conçu dans une perspective Nos remerciements vont bien naturellement Valérie Marty Zen-Ruffinen, Katia Meazza, collective. Il est le fruit d’une collaboration à leurs conservateurs respectifs, pour leurs Brigitte Monti, Andreas Münch, Isabelle Naef entre la Société des Arts, l’Université de conseils et leur collaboration : Pierre Flückiger, Galuba, Audrey Nassieu Maupas, Mauro Natale, Genève et les Musées d’art et d’histoire de Didier Grange, Véronique Goncerut, Philippe A. F. Neeser, Thibault de Noblet, Genève. Nous tenons à remercier sincère- Carine Bachmann, Nicolas Schätti, David Oester, Stéphane Pecorini, Barbara Prout, ment les membres du Comité scientifique, Jean‑Yves Marin, Christian Rümelin, David Ripoll, Liliane Regamey, Laura Salamin, à savoir Caroline Guignard, assistante Lada Umstätter, Anne-Claire Schumacher et Nicolas Schätti, Matthias Schmid, Anne- conservatrice au Cabinet d’arts graphiques Emmanuelle Neukomm. Claire Schumacher, Ann-Kathrin Seyffer, des Musées d’art et d’histoire de Genève, Federica Tamarozzi, Pierre Vaisse, Daniela Vaj, Jean-Marie Marquis, conservateur des collec- Enfin, nous tenons également à remercier Sil- Ariane Varela Braga, Silvia Zuccherini tions de la Société des Arts, et Frédéric Elsig, via Zuccherini Martello, pour son travail d’in- Martello. professeur ordinaire d’histoire de l’art à ventaire, Greg Clément, pour sa disponibilité 8 9
Abréviations Catalogue/Liste des auteurs ACV_________________ Archives cantonales vaudoises Le catalogue comprend soixante numéros Béatrice Aubert-Lecoultre (B.A.-L.) AEG_________________ Archives d’État de Genève répartis en quatre chapitres. Chaque notice Therese Bhattacharya-Stettler (T.B.-S.) ap.___________________ après inclut un descriptif technique, un historique Jan Blanc ( J.B.) av.___________________ avant et une bibliographie raisonnée. L’orthographe Danielle Buyssens (D.B.) AVG_________________ Archives de la Ville de Genève des transcriptions a été modernisée. La table Tamara Chanal (T.C.) BAA_________________ Bibliothèque d’art et d’archéologie de Genève des abréviations figure au début du catalogue Vincent Chenal (V.C.) BCUL_______________ Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et les références bibliographiques complètes Julie Eggel ( J.E.) BGE_________________ Bibliothèque de Genève dans la bibliographie générale située à la fin Frédéric Elsig (F.E.) BPUN_______________ Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel du catalogue. Grégoire Extermann (G.E.) cat.__________________ catalogue Claudia Gaggetta (C.G.) CBA_________________ Classe des Beaux-Arts de la Société des Arts Maria Dolores García-Aznar (M.D.G.A.) CdAG_______________ Cabinet d’arts graphiques des Musées d’art et d’histoire de Genève Caroline Guignard (C.Gui.) CIBGE______________ Centre d’iconographie de la Bibliothèque de Genève Coraline Guyot (C.Guy.) CIG__________________ Anciennement Centre d’iconographie genevoise, voir CIBGE Frédéric Hueber (F.H.) D.____________________ Diamètre Martine Hart (M.H.) cm___________________ centimètre Philippe Junod (P.J.) dir.___________________ direction Brigitte Monti (B.M.) Dum.________________ Dumont Philippe A. F. Neeser (Ph.A.F.N.) exp._________________ exposition Nicolas Schätti (N.S.) fig.___________________ figure Anne-Claire Schumacher (A.-C.S.) fo(s)__________________ folio(s) Pierre Vaisse (P.V.) H.____________________ Hauteur Sylvain Wenger (S.W.) ill.____________________ illustration Silvia Zuccherini Martello (S.Z.M.) inv.___________________ numéro d’inventaire L.____________________ Largeur L. [ suivi d’un n° ]___ marque de collection Frits Lugt L.a.s.________________ Lettre avec signature L.s.s.________________ Lettre sans signature MAH________________ Musées d’art et d’histoire de Genève Mss_________________ Département des manuscrits et des archives privées de la Bibliothèque de Genève no___________________ numéro p.____________________ page P.____________________ Profondeur pl.____________________ planche s.l.___________________ sans lieu s.n.__________________ sans nom SdA_________________ Société des Arts de Genève v._____________________ vers 10 11
Sommaire 15 Une figure oubliée de l’histoire culturelle genevoise et suisse Introduction, Frédéric Hueber et Sylvain Wenger 23 Le regard contrarié Petra Krausz 25 L’académicien et le peintre Chapitre I, Frédéric Hueber 49 L’engagement artistique d’Alfred Dumont Chapitre II, Frédéric Hueber 87 Le dilettante, le collectionneur et le connaisseur Chapitre III, Frédéric Hueber 123 Le globe-trotter Chapitre IV, Frédéric Hueber 145 « C’est dans la marge d’erreur qu’il y a le plus à faire » Entretien avec Benoît Billotte et Garance Chabert, Petra Krausz 165 Les derniers hommages Épilogue, Frédéric Hueber 167 « Ceux qui ont fouillé ses cartons disent qu’une exposition de leur contenu serait pour notre public une vraie révélation » Conclusion, Frédéric Hueber et Sylvain Wenger 172 Sources manuscrites 174 Sources imprimées 176 Bibliographie 186 Index des noms 190 Index des lieux 195 Crédits photographiques 12 13
Introduction Le regard contrarié Petra Krausz Le désir de mettre en valeur une position La valorisation des archives et des collec- celle interne à son propre travail : c’est ainsi contemporaine en regard de l'héritage tions de la Société des Arts, sous la forme que se dévoilent des trames inattendues, des d'Alfred Dumont est un axe particulier. de la mise en lumière d’Alfred Dumont, était parallèles, des éclairages parmi des œuvres Il participe de l'orientation de l'exposition ainsi une excellente occasion de faire appel qui s’apprivoisent et coexistent, c’est ainsi et du présent catalogue, également consa- au regard d’une ou d'un plasticien d’au- que le regard contrarié se renouvelle et se crés au travail de Benoît Billotte. Le jeune jourd’hui. Le travail de Benoît Billotte – questionne. artiste a été sollicité pour élaborer un projet repéré depuis quelques temps par la Com- dans ce cadre, une invitation qui perpétue mission des expositions – a été retenu pour Ce catalogue comprend un entretien avec une mission essentielle de la Société des ce projet qui demandait l’intervention d’un Benoît Billotte et Garance Chabert, critique Arts : favoriser la création. artiste au bénéfice d’une expérience tangible d’art et directrice de la Villa du Parc, institution de l’exposition et de la production. Billotte active sur la scène artistique du Grand Genève. Cette vocation est aujourd’hui portée pouvait non seulement tisser des liens sans Le choix d’interlocuteur s’est porté sur la – en ce qui concerne l’art contemporain – desservir son propos ou celui de la mise responsable du centre d’art contemporain par la Commission des expositions de la à jour des archives Dumont, mais il avait d’Annemasse d’une part car elle avait déjà Classe des Beaux-Arts, sous forme de soutien auparavant mis sa pratique à l’épreuve dans travaillé avec Billotte, et d’autre part pour sa à la production et aux jeunes artistes. un contexte d’exposition comparable. grande expérience des pratiques actuelles de La dimension prospective s’avère détermi- Le Musée des Antiquités de Rouen l’a en effet l’exposition. Illustré d’un choix d’images, nante dans les choix de la Commission qui récemment invité pour intervenir dans sa l’échange élucide la démarche de l’artiste sélectionne chaque année, depuis 1970, collection permanente gallo-romaine, défi et témoigne de la dynamique ayant préludé quatre à cinq jeunes artistes prometteurs en qu’il a relevé avec habileté. à l’élaboration de ses œuvres. Le catalogue vue d’une exposition personnelle à la Salle présente enfin une série d’inserts sous la Crosnier du Palais de l'Athénée, accompagnée À l’occasion de la présente exposition, il a forme de gravures du xixe siècle retravaillées d’un cahier d’artiste. En outre, elle attribue fallu identifier ensemble les marges de par Benoît Billotte : autant d’engrammes ou des bourses d’aide à la production tous les manœuvre d’une opération contemporaine de palimpsestes qui révèlent les interlignes deux ans et accompagne très étroitement le au sein d’un projet préexistant afin d’affiner de sa pratique et ouvrent le champ des pos- prix d’art bisannuel de la Société des Arts. les articulations et les résonances perçues sibles pour le visiteur contemporain pl. I-VIII. Composée d’artistes, d’architectes, d’historiens par l’artiste. La proposition de Benoît Billotte et critiques d’art, de journalistes, d’enseignants, dans la Salle Crosnier se lit en filigrane au de collectionneurs, la Commission travaille travers des sections consacrées au profil de ainsi à révéler les talents qui façonnent la Dumont. Le maître mot semble avoir été scène artistique genevoise de demain en lui celui d’une certaine discrétion matérielle se garantissant un espace d’expression et des révélant indispensable à une réelle prégnance moyens de production. visuelle. Dès lors, le jeune artiste tisse ses motifs sans chercher de cohérence autre que 22 23
Entretien avec Benoît Billotte et Garance Chabert « C’est dans la marge d’erreur qu’il y a le plus à faire » Petra Krausz Faire appel à Benoît Billotte pour travailler très convaincante la manière de poser ton de Rome en 2012-2013 fig. 1, 2 et 3. dans le contexte d’une exposition remettant regard sur des objets antiques et leur mode Le jeu consistait à initier un dialogue entre en lumière un artiste oublié du xixe siècle de présentation. la collection et mes travaux, à s’éclairer m’est apparu comme une évidence suite m utuellement. L’Antiquité, la culture étrusque à une visite de son atelier à l’hiver 2017- Benoît Billotte (BB) : font partie de mes domaines de recherche, 2018, en compagnie de la Commission des Le projet de Rouen était situé dans le Musée et c’est tout naturellement que des pièces expositions. J’y avais vu les images de son des Antiquités, où j’avais intégré – le temps telle une série d’urnes funéraires réalisée projet au Musée des Antiquités de Rouen, où d’une exposition temporaire – les collections en 2015, reprenant en maquette la forme il avait infiltré la collection permanente avec permanentes. La salle gallo-romaine, avec de mausolées célèbres, a trouvé sa place à grande sensibilité, élucidant le mystère une grande mosaïque et une coursive ponc- Rouen fig. 4. Que mes travaux soient affiliés d’un objet, épaississant celui d’un autre, tuée de vitrines, a été le lieu où m’immiscer à une référence antique ou pas, qu’ils soient pour mieux permettre au regardeur une dans les collections avec des pièces que j’avais immédiatement visibles ou très discrets, les appropriation tangible des choses. Comment réalisées auparavant et qui, pour la plupart, jeux de temporalité et l’anachronisme ont travailler en tant qu’artiste contemporain était liées à ma résidence à l’Institut suisse été le moteur principal de Notabile Mirabile. avec, et dans une collection préexistante ? Quelle approche privilégier pour faire sens, dans le temps comme dans l’espace de cette exposition, et donner une place claire à une proposition contemporaine ? L’exercice est délicat : Benoît Billotte a relevé le défi de ne desservir ni son propre travail, ni de porter préjudice à la figure d’Alfred Dumont. Cette balance s’est mise en place au fil des discus- sions desquelles participe l’entretien ci-après, mené avec Benoît et Garance Chabert, d irectrice de la Villa du Parc, centre d’art contemporain d’Annemasse. Petra Krausz (PK) : Voir les images de ton exposition à Rouen, Notabile Mirabile, a été déterminant dans notre projet de travail conjoint pour l’élabo- fig. 1 – Benoît Billotte, Patterns Paternes, découpe sur hostie, 13 cm ration de cette exposition double, sorte de de diamètre, vue de l’exposition Notabile Mirabile, dans le cadre de point de rencontre contingent. J’avais trouvé La Ronde, Musée des Antiquités, Rouen, 2018 144 145
de montrer qu’on pouvait parler d’une œuvre de cette ampleur auparavant, en tous cas avec des éléments plus partiels, indiciels. elle n’était pas du tout institutionnalisée. Cette situation d’exposition change totalement En revanche, l’usage de documents est présent de la pratique du white cube, où la proposition de longue date dans les pratiques artistiques. est pleine, totalement personnelle, alors qu’il Je me suis intéressée aux usages artistiques s’agissait là de m’immiscer. Suite à cela, je de l’image existante, et tout le xxe siècle en savais vouloir refaire ce type de travail. est pétri. Il y a donc deux choses en réalité : d’une part le travail d’artistes qui manient Garance Chabert (GC) : l’anachronisme, mettent en regard des images Si je comprends bien, il n’y avait pas de ou des objets qui n’ont rien à voir l’une avec production nouvelle pensée en regard d’objets l’autre, et l’intervalle permet de regarder de antiques exposés dans le projet rouennais. Qu’en manière nouvelle les images. D’autre part, est-il du processus de travail autour de Dumont ? nous avons des pratiques de l’exposition où, dans le sillage de ces mêmes pratiques artis- BB : tiques, on incite les artistes de travailler avec Vu les délais et le budget, ce n’était alors pas des collections déjà établies. possible de tenir une production. Pour l’expo- sition A lfred Dumont, ce sera tout l’inverse, ce PK : n’est que de la production. Aussi, je découvre Pour le projet Dumont-Billotte, les deux fraîchement le travail de Dumont, tandis que strates que vous décrivez se rencontrent. la période gallo-romaine fait partie intégrante La réflexion sur l’anachronisme fait partie de mes domaines de recherche. à l’origine du travail de Benoît et sera ren- forcée par la situation même de l’exposition. PK : C’est aussi une manière de faire de l’histoire, Ces nouvelles propositions seront forcément par immersion dans la mémoire des choses. fig. 2 – Benoît Billotte, Somnia Forma fig. 4 – Benoît Billotte, Thaumasia ou La dynamique de l’oubli, céramique, dimensions variables, vue de l’exposition Notabile dans un rapport anachronique et dans des Mirabile, dans le cadre de La Ronde, Musée des Antiquités, Rouen, 2018 Urbis, sérigraphie sur papier, 65 × 50 cm, vue de l’exposition Notabile Mirabile, jeux temporels. Il s’agit d’un terreau riche GC : dans le cadre de La Ronde, Musée des pour l’art contemporain. En tant que com- J’ai l’impression qu’il s’agit d’une manière GC : rapport des éléments ! En tant qu’artiste, pouvoir intégrer ce format-là ? Là est le Antiquités, Rouen, 2018 missaire d’exposition, avez-vous exploré plus relativement récente de faire de l’histoire. Aby Warburg, comme Walter Benjamin on a le luxe de prendre une référence, citer, double enjeu, et le double plaisir du projet. particulièrement la thématique de l’ana- C’est compliqué de penser à quel moment d’ailleurs, travaillait hors des sentiers battus s’approprier une collection ou l’intégrer à fig. 3 – Benoît Billotte, Pioneer (version chronisme, de la stratification du temps ? les choses démarrent réellement, mais je de la pratique historique. Or, cette manière son propre travail en creusant des sillages PK : bêta), plaque en plomb moulée, 23 × 17 cm, vue de l’exposition Notabile Mirabile, crois que cela commence dans les années de penser la constellation, le carambolage, subjectifs et des formes d’amateurisme, sans Un des points importants est certainement dans le cadre de La Ronde, Musée GC : 1990, avec un renouveau d’intérêt pour l’anachronisme, comment mêler les temps, prendre la place de l’académicien. La lecture le profil de collectionneur de Dumont, qui des Antiquités, Rouen, 2018 La question m’intéresse beaucoup, mais des figures comme Aby Warburg, étudié est devenue tout de même l’histoire dominante ouverte de Warburg, son indépendance, est s’intéressait à des objets très variés. Comme sous un angle un peu indirect. En effet, par exemple par Georges Didi-Huberman aujourd’hui. Par ailleurs, Didi-Huberman un positionnement qui m’intéresse énormé- le montrent l’exposition et le catalogue, il je dirige un centre d’art contemporain en France. explique que la bibliothèque Mnémosyne ment. Ses grands tableaux portant des as- a légué à son entourage et aux institutions Des cartels développés permettaient au visiteur qui n’a pas de collection propre, donc je de Warburg est en soi un dispositif artistique. semblages d’images rappellent d’ailleurs toutes sortes d’artéfacts et d’œuvres d’art, de se repérer, mais son regard n’en était pas ne travaille pas au quotidien sur cette partie PK : Le rapport entre les artistes et cette pensée formellement la planche encyclopédique. de ses contemporains comme de ses prédé- moins déstabilisé. Une partie des pièces que de l’art contemporain qui, depuis vingt-cinq C’était là mes lectures pour préparer cet non-académique s’y trouvait déjà en germe. Si l’on revient à notre projet, j’y vois un cesseurs, aux côtés de sa propre production. j’y présentais étaient des restes, des éléments ans environ, est extrêmement féconde sur le entretien, Giorgio Agamben sur Warburg, parallèle avec les codes de l’exposition : En s’y plongeant, il m’est apparu non pas d’autres projets artistiques ou des prototypes, rapport des artistes aux collections et aux Devant le temps de Didi-Huberman, où il BB : Dumont se prépare comme une exposition tant comme un créateur exceptionnel, mais telle une série de pièces en verre. Un musée archives. Il y a là un vrai sujet, contemporain. parle de Walter Benjamin et de Carl Einstein, Cela m’a également beaucoup questionné. classique mais l’enjeu est tant le travail et comme un bon musicien d’orchestre. des Antiquités est surtout une collection de Il me semble que cette manière qu’ont les penseurs subversifs du xxe siècle. Warburg avait une telle liberté dans l’utilisation les collections d’Alfred Dumont que la manière restes et de fragments. Cela m’intéressait artistes d’infiltrer les collections n’était pas des codes de représentation et les mises en de les présenter. Ma question est : comment 146 147
fig. 5 – Œuvres de Linder Sterling, fig. 6 – De gauche à droite œuvres Barbara Breitenfellner, Clément d’Alexandra Leykauf, Benoît Maire et Rodzielski, Véronique Portal, vue de Sara VanDerBeek, vue de l’exposition l’exposition Des collages, saison Les images constellantes, saison iconographe à la Villa du Parc, centre d’art iconographe à la Villa du Parc, centre contemporain, Annemasse, 2014 d’art contemporain, Annemasse, 2015 BB : un piédestal en tant que génie, ni uniquement p rodigieux car on était habitué à appréhender s ’approprie les éléments au travers de ses Sa personnalité dévoile un réseau et s’inscrit présenté à partir de son statut mineur, mais l’art dans les musées de manière chronolo- propres intérêts, certains détails, des données dans une famille, une zone géographique on fait de lui un acteur de l’histoire culturelle gique ! À partir de questions thématiques, affectives, ce qui n’est pas le cas du scientifique. et un engagement sociétal : voilà ce qui de Genève. Cela me paraît marquer incon- on mêlait des tableaux et des objets qui fig. 7 – Au premier plan Oriol Vilanova, au fond Christian Boltanski, vue de l’exposition Par transfert, le visiteur s’approprie mieux Le Monde entier jusqu’à aujourd’hui, saison iconographe à la Villa du Parc, centre d’art m’intéresse en tant qu’artiste. On ne montre testablement les manières actuelles de faire n’avaient, d’un point de vue classique, l’objet, qui est quand même souvent très contemporain, Annemasse, 2015 pas qu’un travail individuel, mais tout un de l’histoire. On regarde l’artiste dans son temps rien à voir : on retrouvait l’esprit des cabi- éloigné de lui. univers, et c’est là que je peux entrer. Le jeu en examinant son impact sur les réseaux, sur le nets de curiosité. Il me semble que beau- qui se passe. C’est un peu cela, montrer un BB : de sphères et de références, reconstitué en développement culturel de la ville, et en même coup d’artistes travaillaient là-dessus, tout document ancien et une œuvre récente qui Oui ! Et il y a à gagner des deux côtés. PK : partie par Dumont dans son propre travail, temps, un artiste contemporain se mêle et réagit comme sur la question de l’archive. Le milieu lui fait écho, c’est une démarche iconographe, Comme un enfant qui s’amuse avec un bout Comment empêcher que l’œuvre de l’artiste croise d’autres sphères que j’explore dans à tout cela. artistique, celui de la création, l’avait en fait qui parle de l’anachronisme, de comment le de bois et un tissu et les intègre dans d’autres vivant devienne une couche de vernis dans mon travail. Mes références et mes centres déjà anticipé bien avant : en peinture, passé traverse le présent, et vice versa. Benoît champs de manière libérée. La liberté de jouer ces processus, comment éviter l’écueil de d’intérêts se retrouvent ainsi dans un réseau. BB : Gerhard Richter constituant son atlas, – qui travaille avec tous types de documents – avec des pièces différentes signifie aussi com- l’illustration ? Si l’on ne montrait par exemple que les ta- On décloisonne et montre que le travail Christian Boltanski travaillant sur les albums en parle lorsqu’il évoque la salle gallo-romaine mencer à raconter sa propre histoire. bleaux de Dumont, j’aurais moins de prise, d’un artiste peut s’appréhender à travers sa de famille, Hanne Darboven recopiant des du musée de Rouen éclairant ses œuvres. BB : moins de clés d’accès, moins de plaisir aussi. bibliothèque, ses voyages et son réseau. textes, etc. Les historiens d’art devaient trouver GC : Il faut avoir le temps de s’approprier les pièces, Cette lecture pluridisciplinaire et décomplexée des outils théoriques pour parler de ces intérêts. BB : La question de la dé-hiérarchisation est au il faut que les œuvres se plaisent, qu’il y ait GC : n’est pas nouvelle, et elle est de plus en plus En règle générale, j’aime ce qui perturbe cœur du problème. Effectivement l’enfant une marge de manœuvre suffisante avec le Finalement, faire une exposition comme fréquente dans des expositions de tout type. À la Villa du Parc, j’ai monté en 2014-2015 les repères, et ce principe peut devenir très le fait très bien, sans préjugés ni à priori, propos scientifique et curatorial. Que l’artiste celle-ci est assez représentatif à notre époque. L’une de celles m’ayant marqué à ce propos une saison d’expositions sur ceux que stimulant dans ce genre d’expositions. et il est vrai que les musées sont souvent trouve sa place juste. En ce moment, nous D’une part, il y a d’emblée l’idée d’inviter est 1917, présenté au Centre Pompidou-Metz j’appelle « les artistes iconographes » 424, On n’a envie de caresser dans le sens du des espaces de contrôle et d’idéologie, même réfléchissons précisément à ces questions. un artiste contemporain, alors même qu’en en 2012. Il y avait des pièces incroyables, de qui travaillent à partir de documents existants poil ni la manière d’exposer, ni le public, si les choses changent. Il est assez rare que Comment présenter cette exposition ? Comment général, c’est pour faire revivre des collections toutes sortes : des obus ciselés en pots de fleurs fig. 5, 6 et 7. Chez les collagistes par exemple, et en changeant les repères, la ligne tempo- toute une muséographie soit pensée en amont en parler ? Comment citer les deux noms, celui inventoriées ou exposées que l’on invite des par des soldats de la Première Guerre mon- l’anachronisme se dessine non pas dans relle, les rapports formels de l’accrochage, avec des artistes vivants (ce fut le cas par de Dumont et le mien, tant dans le catalogue artistes, qui y posent un regard neuf. Là, cela diale côtoyaient Parade, l’une des œuvres le sens temporel, mais en termes visuels : le on ouvre le prisme de lecture. Un objet qui exemple au Museum Kunstpalast à Düsseldorf, que lors de l’exposition ? se passe avant même que la collection soit monumentales de Picasso. Cette déclinaison maximum d’écart crée le maximum de choc. se retrouve là où l’on ne l’attend pas se voit où Jean-Hubert Martin, grand novateur dans mise à jour, puisqu’elle n’a pas pour vocation me paraissait très juste, elle parlait avant Aujourd’hui, la question se dirige davantage élucidé par ces jeux de croisement, et la lecture le domaine de l’exposition, pensa au début GC : d’être présentée en permanence. Elle n’est tout d’aura. sur des constellations d’images d’époques d’une œuvre d’art dite contemporaine, qui des années 2000 tout l’accrochage de la Certes, le travail d’Alfred Dumont est élargi pas encore mise en récit. Benoît travaille différentes, d’usages différents, et comment joue déjà de ces pertes de repères, s’enrichit collection avec des artistes). C’est d’ailleurs à son contexte, à ses collections, etc., mais ainsi en parallèle, ce qui est très intéressant. GC : on les met côte-à-côte, dans l’idée de voir ce de ces perturbations. intéressant d’interroger les enjeux qui s’y le sujet est préalablement biographique. D’autre part, on remet en lumière un artiste De nombreux musées ont aujourd’hui adopté calquent : est-ce juste histoire de divertir, On ne peut pas faire comme s’il n’y avait plutôt secondaire dans le contexte suisse, cette attitude, mais ces approches ont constitué PK : ou parce qu’on imagine sincèrement que pas d’auteur, ce qui complique à priori bien que Dumont semble avoir été un per- un vrai changement de paradigme au tour- 424 Garance Chabert et Aurélien Mole (dir.), Au final, la subversion et l’effet de surprise la démarche permettra de renouveler l’ap- considérablement les choses. La circulation, sonnage incontournable à son époque : nant des années 2000. Les accrochages thé- Les Artistes iconographes, Annemasse, concerne autant les œuvres de Dumont que proche de l’œuvre, d’affûter la curiosité envers elle, est d’autant plus facile que les images Paris, Villa du Parc – centre d’art contemporain, l’artiste n’est en fin de compte ni mis sur matiques de la Tate étaient par exemple Empire Books, 2018. tes œuvres, n’est-ce pas ? les pièces ? L’enjeu est en fait là : l’artiste et les documents sont flottants ou ne sont 148 149
souks et les marchés. Il aurait pu être ou ne Je pars dans quelques jours au Maroc pour GC : Par ailleurs, la manière dont tu projettes pas être le témoin réel des scènes, l’image une résidence de trois semaines et vais y travail- Bien-sûr, la question de l’appropriation est d’utiliser les tissus dans cette exposition, existe déjà. ler sur les savoir-faire des artisans locaux, vaste. Depuis le début des années 2000, nous la forme que tu souhaites leur donner, plus particulièrement les techniques de tein- assistons à une deuxième vague d’appropria- semble être une espèce de cliché de la maison GC : ture et de traitement du cuir. Une constellation tionnisme, rendue possible entre autres par endormie depuis de nombreuses années, Je pense que ton travail porte beaucoup sur ces d’intérêts dont le tissu fait partie. Il est par l’immense mise à disposition de ressources via ellipse cinématographique par excellence questions. Tu ne fais pas tellement d’emprunts exemple très intéressant de visiter des ateliers internet, les nouvelles technologies, la mondia- pour figurer en une image que le temps est à l’histoire de l’art, mais t’intéresses plutôt à la avec des groupes de touristes : souvent, on lisation d’artéfacts de toutes parts, etc. Et donc passé. Cette installation de tissus que tu science, à la géographie, à des normes qui sont entre, les gens s’affairent autour d’un produit effectivement, qu’ils l’expriment clairement projettes de réaliser, recouvrant des meubles posées comme objectives à un moment donné. considéré typique, mais dès que le groupe part, ou pas, beaucoup d’artistes sont dans l’idée qui ne sont pas là, a la capacité de rendre chacun retourne à son affaire et travaille sur que ce n’est pas forcément la peine d’ajouter l’anachronisme vivant, et on se retrouve fig. 8 – Benoît Billotte, Framework for Trade, impression sur soie, 90 × 90 cm, vue de BB : d’autres produits qui les concernent réellement. des nouvelles formes au monde. Ils retravaillent dans un récit cinématographique ou litté- l’exposition Swiss Art Awards, prix Kiefer Hablitzel, Bâle, 2010 Il s’agit surtout d’une marge de manœuvre l’appropriation de manière plus horizontale, raire. Les maisons qui s’endorment, puis se que je m’octroie, je ne vérifie pas la projection L’un de mes projets pour cette exposition moins liée à la culture mainstream de l’art réveillent, sont une métaphore poétique pas rattachés à une vie, à un propriétaire, BB : que je fais d’une image par exemple. Je peux est de faire une installation en utilisant contemporain. La question n’est plus celle du temps qui passe. Je trouve qu’il y a un à un auteur. Là, il y a sans doute beaucoup Oui, et dans ma pratique, je ne me réfère pas me tromper, ou, au contraire, être dans le des étoffes issues de certaines zones géogra- de l’auteur, mais du flux, de la circulation, peu cette idée ici, puisqu’Alfred Dumont d’aspects personnels révélés. Comment à des figures fortes, tutélaires, je préfère le côté mille. En règle générale, je n’ai pas de support phiques que Dumont a visitées, mais aussi des emprunts de part et d’autre. Ce qui me a été président de la Classe des Beaux-Arts, envisages-tu cet aspect biographique ? anonyme. Au cœur de ce projet d’exposition, ou de médium de prédilection. J’aime toucher du tissu traditionnel suisse. Ces draps vien- semble intéressant dans l’histoire du tissu est très impliqué dans la Société des Arts, et l’on dans la masse d’objets anonymes, il y a bien-sûr à tout et chercher le support qui est le plus draient dissimuler un ensemble d’objets, de qu’il est multiusage et multiforme, quotidien, réveille l’esprit lié à ce lieu, son genius loci. BB : eu le filtre Dumont, qui agit en intermédiaire. à propos du sujet que je veux traiter. Il y a meubles, d’œuvres peut-être, sans que nous il parle de sa propre circulation. D’ailleurs, je J’aime cette espèce d’embrayeur de fiction, C’est un des points qui me travaille. Nous vraiment à chaque fois une recherche spéci- sachions exactement ce qu’ils recouvrent. pensais à ce propos à l’un des plus beaux en- où certains composants sont dévoilés, d’autres pouvons par exemple relever l’engagement PK : fique dans ce sens-là. Mon intérêt pour le tissu Nous parlions tout à l’heure de représentations droits où j’ai eu l’occasion de voir des exposi- restent dormants, latents. C’est un élément politique fort de Dumont, mais ce n’est pas Cet aspect désincarné pointe vers la question est double : d’une part il porte la possibilité des lieux, et nous avons là un élément indiciel tions d’art contemporain : le Palazzo Fortuny fort de ton travail. là où je prends du plaisir et ce n’est pas ce des emprunts culturels et du motif ethno- d’imprimer un motif et de le répéter. J’avais d’un lieu et d’une époque, mais aussi d’un à Venise. Ce palais appartenait à Mariano qui m’intéresse dans sa figure en tant que graphique, considéré anonyme. Le typique, fait en 2010 une série de foulards, des carrés stéréotype de représentation d’un territoire, Fortuny, a rtiste et créateur de mode et de textiles BB : tel. Je suis bien plus attiré par son profil de le sujet folklorique, est tout à fait présent de soie, qui reprenaient des mappemondes voire d’une culture. C’est très important. d’origine espagnole. Aujourd’hui, ce palais Tu parles de choses dormantes, que l’on collectionneur, qui amasse des objets suisses, dans le travail et les collections de Dumont. avec des données graphiques illustrant les Plus qu’autre chose, j’explore le jeu de un peu décati et laissé dans son jus domes- réveille, et la question est aussi comment par ses voyages ou par son obsession pour Benoît, tu t’intéresses également à un certain échanges mondiaux, les principales places représentations que Dumont dévoile dans tique du début du xxe siècle abrite à chaque les susciter ou les ressusciter. Ce sont les les paysages lacustres et les glaciers. Tout nombre de motifs, qu’ils soient issus de l’univers marchandes, ou encore les flux migratoires ses carnets, où il croque un marché chinois biennale de Venise une très belle exposition, éléments indiciels qui vont permettre cela. cela me fascine et pourtant, je n’ai pas cher- des tissus ou de la céramique. fig. 8. La question devenait ainsi : comment avec ses commerçants, une vallée suisse avec inactuelle, intempestive, où styles et époques Le terme de cliché me convient parfaitement, ché à savoir s’il étudiait précisément la géo- transcrit-on une donnée qui devient motif dé- ses paysans, et j’ai le sentiment d’avoir le motif sont mélangés dans un accrochage proche car c’en est effectivement un. Il pose la question graphie des glaciers et lacs suisses ! J’ai envie BB : coratif et qu’on peut porter ? Ce décalage me en amont : j’ai déjà les images en tête. C’est du cabinet de curiosités. C’est symptomatique suivante : pourquoi ressort-on ces collections, de garder cette petite part d’interprétation et Ce qui m’intéresse est comment on repré- plaisait énormément. D’autre part, outre le en vertu de leurs qualités indicielles que j’uti- je trouve qu’on utilise cette maison ayant pourquoi fait-on cette sélection ? de mystère, j’ai plus de liberté ainsi pour me sente, comment on transcrit quelque chose. pattern, c’est directement l’objet tissu qui lise les draps, grâce auxquels je parle aussi appartenu à un artiste qui travaillait le tissu, l’approprier et l’interpréter. Là est ma force : Les croquis de Dumont enregistrent et créent m’intéresse, le savoir-faire qu’il charrie, son de mon propre travail et m’exprime sur le s’en servant tant pour habiller les femmes PK : c’est dans la marge d’erreur qu’il y a le plus une représentation d’un lieu par exemple. ancrage culturel, identitaire ou simplement pouvoir que les objets ont. Voilà ce qui est que l’intérieur de son palais vénitien. Les objets Nous sommes en plein montage et tu de choses à faire. On filtre des informations, on les retranscrit territorial. Lorsque j’étais en résidence à en train de me nourrir. passent d’un domaine à l’autre, d’un usage soulignes ici la dimension active de ton d’une manière représentative de la pensée Shanghai, j’ai pris beaucoup de plaisir à sillon- à l’autre, et en ce sens-là, Fortuny est précurseur travail : les objets que tu choisis, les œuvres PK : d’une époque. Ces codes nourrissent un ner les marchés de tissus, en m’interrogeant PK : de ce qui se passe en ce moment chez les ar- que tu auras pensées, produites et placées Ainsi, le côté désincarné, les images ano- point de vue et sont selon moi des outils de sur les destinataires des différents produits : La circulation des motifs et les emprunts tistes, de cette manière de travailler l’artisanat, dans l’exposition agissent sur le lieu, nymes te permettent de prendre pied dans propagande. Ce n’est pas anodin, ces images pour qui sont-ils fabriqués ? D’où viennent ont toujours été des outils essentiels des ar- la mode, etc. Fortuny, qui s’inspirait énor- réveillent des lignes de force. Les pièces l’exposition. Au final, que les œuvres soient véhiculées, conservées, partagées. Dumont les motifs, comment sont-ils utilisés, à qui les tistes, que cela ait lieu à l’intérieur de l’art mément de l’Antiquité était quelqu’un de post- reconfigurent les rapports entre passé, pré- signées Dumont ou quelqu’un d’autre n’a dessine souvent les moyens de déplacement, vend-on ? Quels jeux de transferts, de réap- contemporain ou élargi à un patrimoine moderne au moment où se mettait en place sent et futur, au delà des idées de transmis- que peu d’importance. une pirogue, une charrue, ou croque les propriation, de négociation sont les leurs ? folklorique, ethnographique… la modernité la plus radicale en Europe. sion et de savoir factuel. 150 151
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